Recherche-action et conception évolutive des systèmes d

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Recherche-action et conception évolutive des systèmes d
1995.02
Recherche-action et conception évolutive des systèmes
d’information : deux aspects d’une même démarche
Jean-Claude Courbon
Professeur à l’INT (Institut National des Télécommunications) et au DEA d’Organisation appliquée de l’IAE de Paris
Résumé : La recherche-action constitue une méthodologie de recherche qui fournit souvent
des résultats pertinents bien que difficilement généralisables, et elle constitue un complément
fructueux d’autres recherches théoriques ou hypothético-déductives. Parallèlement, on voit se
généraliser des approches dites évolutives (prototypages, maquettages, etc.) pour la conception
des systèmes d’information. Leur point commun se situe au niveau de l’activité essentiellement
créative de conception au sein de systèmes complexes. On montre dans cet article les liens très
forts entre ces deux approches dont les finalités sont en fait différentes. En s’appuyant sur un
exemple de recherche-action dans le domaine hospitalier, on s’efforce donc de voir dans quelle
mesure les méthodes suivies dans ces deux cas peuvent s’enrichir l’une l’autre.
Mots-clés : conception, systèmes d’information, méthodologie de recherche, recherche
action, approche évolutive.
Abstract: Action-research is a research methodology which leads to relevant findings,although difficult to generalize, and it stands as a valuable complement to other theoretical
or hypothetico-deductive researches. In parallel, one can observe the development of so-called
adaptive information systems design methodologies (prototyping, RAD, ...). There is a common
ground for these two approaches which resides in the fact that they both represent an essentially
creative activity for the design of complex systems. This article deals with the strong links
between action-research and adaptive design whose purpose is actually different. Using the
example of an action-research in the hospital context, we try to investigate the way in which
each approach can enrich the other.
Key-words: design, information systems, research methodology, action research, adaptive
design.
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La recherche-action : un objectif d’innovation organisationnelle.
La recherche-action se caractérise essentiellement par le rôle joué par le chercheur dans la
génération des informations sur lesquelles il va fonder sa contribution. Par rapport aux autres
types de méthodologies où le chercheur est essentiellement l’observateur extérieur d’une réalité,
la recherche-action fait de lui un acteur d’un processus de changement organisationnel. En effet,
c’est à travers son action insérée dans un processus organisationnel que le chercheur va
observer, recueillir et interpréter une information qui constitue sa contribution scientifique.
Cette manière de présenter la recherche-action pose donc immédiatement le problème de la
différencier d’une mission de conseil conventionnelle dans laquelle le consultant extérieur est
habituellement un acteur. Ce point est essentiel car le chercheur, qui a l’obligation d’aboutir à
une valeur ajoutée de caractère scientifique, court bien évidemment le risque de voir son travail
dilué dans une valeur ajoutée strictement limitée au contexte dans lequel il intervient et au seul
profit de l’organisation qui l’a hébergé. Ce qui doit donc caractériser la recherche-action par
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rapport à l’action de conseil se situe dans les trois phases d’initialisation, de réalisation et de
valorisation de l’intervention.
Au niveau de l’initialisation de la recherche, ce n’est pas a priori le savoir-faire du chercheur
qui est mis en avant — encore qu’il soit aussi un pré requis —, mais la nouveauté des fondements théoriques et méthodologiques qui sous-tendent sa proposition d’intervention. Il s’agit
alors de mettre sur pied un projet de recherche qui précise le cadre théorique dans lequel une
expérimentation originale s’avère utile et nécessaire pour valider un certain nombre
d’hypothèses sur une démarche qui se veut novatrice. Toutefois, le chercheur, qui tend vers cet
objectif d’innovation, vise la confrontation de ses idées avec la réalité et sait que potentiellement
des faits dignes d’intérêt apparaîtront au cours de l’intervention. Et donc, à côté du cadre
conceptuel de sa recherche, il ménage une place à l’irruption de «découvertes» au cours de son
travail de réalisation. En ce sens, la recherche-action constitue un cadre plus ouvert que d’autres
méthodologies qui, testant des hypothèses, les confirment, les infirment ou les spécifient tout en
restant le plus souvent confinées à leurs seules prémisses.
Pour que la recherche-action garde son caractère scientifique, c’est aussi au niveau de l’intervention elle-même que le travail du chercheur se différencie de celui du consultant. A chaque
instant en effet, il doit garder une distance avec le travail qu’il réalise afin d’observer le
processus dans lequel son action s’insère. Cette observation doit être méthodique puisque c’est
sur cette base qu’il argumentera, dans la thèse, la contribution de sa recherche. Ceci suppose que
dans le projet de recherche figurent la stratégie et les modalités de l’observation au cours de
l’action susceptibles de valider les résultats de la recherche. On pourrait argumenter que le
consultant se livre lui aussi à une telle observation de son propre travail. Mais s’il le fait, c’est
souvent de manière implicite et à son seul profit pour améliorer son propre savoir-faire, tandis
que le chercheur a pour mission de faire partager le résultat de sa recherche à la communauté
scientifique. Cette notion de validation et de publication des résultats fait donc du chercheur un
acteur fondamentalement différent du consultant.
On pourrait d’ailleurs remarquer dans cette ligne d’argumentation que la recherche en
gestion des organisations est en principe du ressort de la communauté scientifique. En réalité,
force est de constater que nombre d’innovations trouvent leur source dans les entreprises ellesmêmes et au sein des sociétés de service. Les plus intéressantes de ces contributions n’accèdent
que tardivement à la connaissance de tous pour de simples raisons de confidentialité ou de
préservation d’avantages compétitifs. Seul un engagement actif des chercheurs dans des recherches de type recherche-action permet à ceux-là de se maintenir sur le front de l’innovation
organisationnelle.
On voit bien l’intérêt de la recherche-action : c’est celui de sa pertinence dans la mesure où
elle tend à créer de la nouveauté, de l’innovation ; elle débouche donc un peu sur la notion de
«découverte» dans les sciences dites «dures». Cette pertinence découle d’une vision systémique
car le témoignage du chercheur sur son action est forcément mis dans la perspective du contexte
global de l’organisation où il est intervenu. On ne court plus le risque d’une prescription séduisante a priori mais dont la mise en œuvre s’avère inapplicable, ou sujette à bien des avatars.
Cette caractéristique principale de forte validité interne constitue donc une base de réflexion
solide et fiable pour des recherches ultérieures. La contrepartie est évidemment dans sa faible
validité externe, c’est-à-dire dans ses limitations en matière de généralisation des résultats mis
en évidence. Cette limitation de la portée de la recherche-action ne doit pas être considérée
comme une lacune. En effet, il y a une complémentarité entre ce type de recherche et les diverses
autres méthodologies, notamment celles que l’on peut regrouper sous le vocable
«d’hypothético-déductives». La figure qui suit montre la différence dans les approches. Le cycle
hypothético-déductif est bien connu, il s’ancre dans l’observation. Par contre, le cycle de la
recherche-action trouve sa source dans un problème concret se posant dans un contexte donné.
C’est un cycle essentiellement de conception passant par des phases initiales de diagnostic
débouchant sur un plan d’action. L’intervention innovatrice est alors la base d’une évaluation
sur les conditions de réussite de l’innovation. Au cours de son travail, le chercheur peut
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d’ailleurs itérer plusieurs fois ce cycle, en fonction des situations rencontrées et de l’adaptation
nécessaire qui peut en découler.
La figure 1 montre essentiellement que c’est l’accumulation de recherches-action innovatrices sur une palette de problèmes individuels et localisés qui, potentiellement, devient la
matière première des observations que des recherches hypothético-déductives vont analyser.
C’est cette collaboration qui constitue le moteur de la création de théories.
Figure 1 : La recherche-action alimente les autres types de recherche.
Evaluation
Evaluation
Intervention
Observation
Test
Problème
Plan
Déduction
Diagnostic
Induction
Une autre manière de situer la recherche-action trouve sa source dans une définition de la
recherche en systèmes d’information proposée par J.-L. Peaucelle. Il déclare qu’en la matière il
s’agit d’étudier comment :
«Tel(s) système(s) d’information fonctionne(nt) de telle façon dans telle(s) organisation(s)»
La validité externe de la recherche est ainsi fonction de l’étendue des pluriels dans cette
phrase. D’une certaine façon, la recherche-action prend cette phrase au singulier et met l’accent
sur la qualité du témoignage en terme de pertinence de l’observation du fonctionnement. De
plus, elle se démarque par l’originalité du système d’information objet de la recherche, ou des
outils employés et méthodes suivies pour le mettre sur pied.
2
Un exemple de recherche-action dans le domaine hospitalier.
On illustrera ce qui vient d’être dit par la description d’une recherche-action réalisée à
l’Hôpital Cantonal Universitaire de Genève (Esaki [6], Courbon et Esaki [4]). Il s’agissait de
mettre en place un système d’aide à la confection des plannings d’infirmier(e)s dans les divers
services et cliniques de l’hôpital. Il y avait une demande, très vaguement formulée, de mettre
sur pied un SIAD (Système Interactif d’Aide à la Décision) à l’attention des infirmières-chef
chargées de construire et de mettre à jour les plannings sur quatre semaines d’emploi des
personnels infirmiers sur les différents postes de jour et de nuit satisfaisant les obligations de
service aux malades.
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Face à ce problème, on se rend vite compte au niveau du diagnostic que les approches de type
Recherche Opérationnelle n’ont pratiquement jamais débouché sur des réalisations satisfaisantes. En effet, les contraintes et règles administratives sont extrêmement variables d’un
service à un autre, d’un hôpital à un autre ainsi que, à un endroit donné, d’une période à une
autre de l’année. Qui plus est, la définition d’un «bon» planning, et donc celle d’une fonction
objective, est très difficile à déterminer. Pourtant la tâche de constitution, et d’adaptation
ultérieure, d’un planning est complexe tout en étant bon an mal an assurée, même laborieusement, par les personnes en place.
La recherche-action proposée en réponse à cette demande partait d’un certain nombre
d’acquis méthodologiques en matière de conception de SIAD, tout en essayant d’y apporter des
caractéristiques plus novatrices. Les idées de départ étaient ainsi les suivantes :
- Suivre une approche évolutive dans la conception et la mise en œuvre du futur SIAD. Sur
ce point, on verra plus loin les principes méthodologiques.
- Avoir recours à un environnement de développement orienté objet. Le choix s’est porté
sur le langage Smalltalk, un des tout premiers langages objet qui ont été à l’origine de
développements considérables. L’idée était de s’appuyer sur les apports de tels environnements en matière de réusabilité et d’adaptabilité pour faciliter l’approche évolutive
suivie qui demande une rapidité de développement et une capacité d’adaptation difficiles
à atteindre avec des environnements logiciels plus conventionnels. Il s’agissait de voir
dans quelle mesure les avantages avancés pour l’approche objet se vérifiaient bien dans la
réalité.
- Initialiser l’intervention en mettant l’accent sur une représentation visuelle du planning
proche de celle utilisée par les infirmières-chef. Il convenait de rendre la manipulation de
ce planning aussi aisée que possible.
- Déboucher sur un apport en matière d’aide à la construction de l’horaire en ajoutant
progressivement au système de la connaissance qui puisse manipuler les règles administratives diverses afin de soulager le travail de l’utilisateur.
Il est intéressant de noter que prises individuellement, les idées de départ n’étaient pas
neuves. Par contre, il y avait une innovation potentielle dans une intervention qui les mêlaient à
l’occasion de la résolution du problème posé. Qui plus est, dans chacun de ces domaines, la
contribution de la recherche n’était pas de faire avancer la science de l’un ou de l’autre de ces
domaines. Par contre, chacun d’eux avaient l’occasion de trouver au sein de cette recherche une
confirmation supplémentaire de leur pertinence dans un contexte nouveau, ou, à tout le moins,
une précision des conditions de leur utilisation applicables dans la situation particulière.
Le déroulement d’une recherche-action est l’occasion d’observer des processus qui, par leur
potentiel de surprise, la font évoluer dans des directions fécondes qui n’étaient pas forcément
envisagées au départ. C’est le rôle du chercheur que d’être en éveil et de toujours garder du recul
par rapport à son travail d’intervention. C’est ainsi que le chercheur, intéressé par le développement d’un SIAD à base de connaissances, a pu faire émerger des natures de connaissances particulières et des problèmes spécifiques liés à leur mise en œuvre. C’est ainsi qu’est apparue une
place toute particulière pour ce qu’il faut appeler une «connaissance privée» dont l’opportunité
et la légitimité de la représenter posent problème. Que faire, par exemple, de l’observation d’une
modification de planning par l’infirmière-chef expliquée par une phrase telle que «Monique m’a
déjà fait faux bond à Noël et au Jour de l’An, elle n’y coupera pas pour Pâques...» ou «Marie et
Bernadette sont en froid en ce moment, il faut éviter de les mettre sur le même poste...».
Ce n’est pas ici la place pour rentrer dans le détail de cette recherche, mais il est bon de voir
en quoi elle se démarque d’une simple action de consultation. Du point de vue de hôpital,
confronté à un problème n’admettant pas de solution évidente, il n’était guère envisageable d’en
faire un projet classique, avec des spécifications précises et de le soumettre à une société de
service. Le développer en interne mobilisait des ressources humaines pour un résultat aléatoire.
L’acceptation d’être le terrain d’une recherche-action avait donc l’avantage de tester une innovation avec un risque d’échec non nul mais dont la responsabilité pouvait être aisément reportée
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sur le chercheur. Compte tenu du succès de l’intervention, il a alors été possible d’envisager
l’institutionnalisation du système développé en lui appliquant des méthodes de développement
plus habituelles sur des bases plus fiables et en harmonie avec l’informatique hospitalière.
3
La conception évolutive : une orientation «solution de
problème»
Il y a une quinzaine d’années déjà que les premiers travaux ont été faits pour montrer l’intérêt
d’une démarche incrémentale dans la conception et la mise en œuvre de systèmes d’information
(Courbon et al. [2], [3], Keen [7]). C’est dans le domaine des SIAD qu’une telle approche a vu
le jour. Elle se fondait sur quelques principes simples :
- Commencer par le problème «crucial». Il s’agit d’initialiser le dialogue avec l’utilisateur
au plus tôt en s’efforçant d’apporter une aide rapide sur la question la plus importante (ou
supposée telle) pour le décideur. Ce principe se démarque des approches habituelles de
type «top-down» qui visent à analyser méticuleusement le système à mettre en place en
vue d’aboutir à une vision globale et structurée de l’ensemble du futur système. On a pu
parler à ce sujet d’une approche «middle-out».
- Raccourcir au maximum le cycle de vie du projet. L’approche évolutive prône un développement rapide afin d’aboutir au plus vite à une utilisation en vraie grandeur par l’utilisateur potentiel en vue d’une évaluation.
- Itérer à travers de nombreux cycles. L’impossibilité dans un temps court de développer
des fonctionnalités nombreuses, ou sophistiquées, ou efficientes, amènent à envisager le
développement en considérant que la conception et le développement se font de manière
incrémentale.
- Evaluer constamment. Chaque cycle de développement se termine par une phase d’évaluation qui est très importante. Elle sert en effet à l’évolution du système vers des fonctionnalités bien adaptées à une attente qu’il est très souvent difficile de spécifier au départ.
Si cette approche a montré son efficacité dans le domaine des SIAD, elle est de plus en plus
prônée dans une plus large palette de systèmes. C’est ainsi que sont apparues les techniques de
Rapid Application Development (RAD) ainsi que de prototypages ou de maquettages pour des
applications plus conventionnelles. Des méthodologies comme OSSAD (Dumas et al., [5])
mettent en avant cette approche incrémentale et son corollaire, les évaluations fréquentes du
système — dans ce cas l’automatisation des activités administratives. L’évolution actuelle vers
les architectures client-serveur et la disponibilité croissante d’outils efficaces de développement
d’interfaces utilisateur rendent cette approche de plus en plus pertinente.
La raison fondamentale qui se trouve derrière une telle évolution est la reconnaissance de
deux réalités de plus en plus incontournables. D’une part, les concepteurs sont bien souvent
confrontés à des situations dans lesquelles les utilisateurs sachant mal ce qu’ils souhaitent, il est
alors périlleux de fonder le développement d’un système sur un cahier des charges précis.
D’autre part, l’accès à l’information partagée au sein d’un système informatique devient le fait
de pratiquement tout le monde au sein d’une organisation. Ceci multiplie les interfaces à créer,
et bien souvent à adapter, pour des besoins très divers qui trouvent mal leur place dans un plan
global pré défini.
4
Recherche-action et épistémologie de la recherche en gestion.
Le Moigne [8] met fortement en doute la scientificité des sciences de gestion quand on les
place dans le paradigme positiviste. Il nous met en garde contre l’idée de valider, et ensuite
d’enseigner, des énoncés scientifiques qui tireraient leur légitimité de l’application des méthodes héritées des sciences «dures». Par contre, la gestion appartenant au domaine des sciences
de l’action, il nous invite à en tirer toutes les conséquences, et notamment à s’inscrire délibéré-
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ment dans un courant épistémologique moderne issu de la pensée systémique. Plus précisément,
c’est dans le cadre des paradigmes constructivistes qu’il nous propose de fonder la démarche
propre à la recherche en sciences de gestion. A cet effet, il fait une référence exemplaire à M.
Blondel [1] quand ce dernier nous dit : «De la pensée à la pratique et de la pratique à la pensée,
le cercle doit être fermé parce qu’il l’est dans la vie. Par là même se trouve déterminé (...) ce
double rapport de la connaissance et de l’action».
Manifestement, notre plaidoyer en faveur de la recherche-action se situe dans un tel courant.
En effet, cette méthodologie équilibre un devoir d’observation dans la confrontation de la
théorie à la réalité avec une intervention active dans la réalité génératrice de théories émergentes. Qui plus est, le reproche de faible validité externe doit être relativisé tant dans le contexte
systémique dans lequel on s’inscrit qu’au regard de la véritable portée de la recherche en
gestion. Car la volonté à tout prix de généraliser débouche bien souvent sur des prescriptions à
l’attention des gestionnaires dans leur activité de tous les jours. Or, nombre de ces énoncés plus
ou moins péremptoires s’avèrent fragiles à l’usage. Combien de leitmotivs sont pris à contrepied quelques années seulement après qu’ils aient donné lieu à un véritable phénomène de mode
? L’observateur critique de ces recettes de gestion qui se succèdent et se contredisent ne peut
s’empêcher de se poser la question d’un bilan qui, loin de rejeter leurs acquis successifs,
s’attacherait plutôt aux conditions contingentes d’insertion des approches préconisées et aux
processus d’apprentissage organisationnel auxquels ils donnent lieu (ou pas...).
On évoquera à ce sujet une notion rarement abordée en recherche, celle de perversion. On
entend par là les divers phénomènes parasites qui accompagnent l’introduction de nouvelles
approches et qui aboutissent au détournement voire la négation des principes qui sous-tendent
ces approches. Cette perversion est parfois néfaste, et le résultat d’une méconnaissance du
système d’objectifs sous-jacents. Mais parfois, la perversion est le passage éventuellement
nécessaire pour tirer pleinement profit de la théorie mise en œuvre, au risque de l’abâtardir.
Seule une recherche de type recherche-action peut mettre en évidence des phénomènes qui se
révèlent souvent déterminants et féconds pour le domaine de recherche.
Figure 2 : Similarité de la recherche-action et de la conception évolutive.
Evaluation
Evaluation
Intervention
Implémentation
Problème
Conception
Analyse
Plan
Diagnostic
Si l’on fait maintenant le parallèle entre recherche-action et conception évolutive des
systèmes d’information, on peut mettre en évidence des similitudes dans les idées de base qui
les animent. La figure 2 synthétise cette ressemblance. Dans les deux cas, il y a une volonté de
fonder la réflexion sur un processus organisationnel concret en cours de déroulement pour ne
pas rester au niveau de la seule image que l’on se fait a priori de ce processus. Ancrer tant la
recherche que la tâche de conception dans la viscosité du quotidien devient alors le moyen de
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mettre en œuvre une action et une réflexion pertinentes. En fait, le paradigme qui anime ces deux
démarches est celui de l’apprentissage tel que le propose J. Piaget ([9] et [10]). Il s’agit d’un
double mécanisme d’acquisition de connaissances d’une part empirique — l’équilibration, issue
de l’interaction avec le monde réel —, d’autre part conceptuel — l’abstraction réfléchissante,
c’est-à-dire la reconstruction à un niveau d’abstraction supérieur les schèmes élaborés
empiriquement. C’est dans ce contexte que l’on se propose de voir pour terminer comment ces
deux démarches peuvent se conforter mutuellement.
5
Enrichissement mutuel de la recherche-action et de la
conception évolutive.
Les enseignements en matière de conception évolutive de systèmes d’information peuvent
guider les chercheurs vers plus de pertinence. La conception évolutive permet de faire émerger
et de spécifier des besoins et des désirs difficiles voire impossibles à déterminer a priori. La
recherche-action doit donc, de la même façon, laisser une place à l’émergence de faits non
anticipés et être préparée à les rencontrer, c’est-à-dire à les observer puis les analyser. Par
ailleurs, la recherche-action doit moins chercher à prouver le bien-fondé de la théorie, de la
méthode ou des outils employés dans l’intervention qu’à analyser les conditions de leur insertion. A cet égard, l’analyse du contexte global en termes par exemple de styles personnels des
acteurs, de culture de l’organisation hôte, de systèmes de finalisation explicites et implicites doit
trouver une place majeure. C’est à ce prix que la communauté scientifique et professionnelle
pourra apprendre sur le diagnostic des solutions envisageables face à un type de situation
rencontrée. En effet, cette communauté manque moins de solutions — elles sont en fait foisonnantes — que de capacité à déterminer celles qui sont susceptibles de s’appliquer et dans quelles
conditions. Dans ce contexte, les précautions mises en avant de ne pas confondre actions de
conseil et recherche-action doivent être atténuées. Le chercheur peut profiter des interventions
de conseil qui lui sont proposées pour autant qu’il sache en faire son miel en termes de contribution scientifique ultérieure.
On remarquera enfin, pour en terminer avec cet aspect que si l’on s’en tient aux quelques
préceptes énoncés plus haut qui guident la conception évolutive, force est de dire qu’ils restent
généraux et guère opérationnels. C’est probablement une tâche importante de la recherche
d’aller au delà de ces quelques idées de base pour aborder des questions de pilotage de projet
ou de conception concourante par exemple.
Symétriquement, les concepteurs qui suivent une démarche de conception évolutive peuvent,
eux aussi, profiter de la démarche du chercheur. Tout d’abord en s’inspirant de la rigueur du
chercheur qui intervient avec un énoncé explicite des idées force auquel il se réfère. Le concepteur, lui aussi, se doit d’agir en référence à un cadre d’intervention clair. Ensuite, l’application
à observer et à réfléchir du chercheur doit aussi guider le concepteur. Ce dernier n’est pas un
simple exécutant, il est l’expression d’un savoir faire tant personnel que collectif. Il doit aller
au-delà d’une simple accumulation de projets entrepris et réalisés qui constituent autant
d’expériences plus ou moins réussies. Il y a une obligation du concepteur et de l’organisation de
formaliser et enrichir la connaissance acquise qui ne peut se faire que par une observation méticuleuse — comme le fait le chercheur — et une réflexion globale ultérieure et souvent collective. C’est dans ces conditions que peut s’élaborer un apprentissage organisationnel nécessaire
pour une efficacité à long terme. Cet intérêt de l’organisation recoupe d’ailleurs les intérêts
personnels des concepteurs qui, à l’occasion d’un tel effort, enrichissent tant leur travail que leur
expertise.
Cette vigilance dans l’observation doit aussi s’exercer pour déceler la perversion telle qu’on
l’a évoquée plus haut, afin de la traquer quand nécessaire et l’exploiter quand cela s’avère
judicieux. Dans le même ordre d’idée, une organisation doit ménager en son sein la place pour
des actions plus spéculatives en promouvant des expériences locales et limitées comme bancs
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d’essai de pratiques à valider. Elle peut le faire d’ailleurs en faisant partiellement appel à des
institutions de recherche ouvertes à des méthodes de recherche-action.
Figure 3 : De la conception évolutive à la recherche : des boucles d’apprentissage
Evaluation
Evaluation
Evaluation
Intervention
Test
Implémentation
Observation
Problème
Conception
Analyse
Plan
Déduction
Diagnostic
Induction
6
Conclusion.
Si l’on considère la figure 3, on s’aperçoit comme conséquence de ce qui vient d’être dit sur
les liens entre recherche-action et conception évolutive que l’on se trouve devant plusieurs
niveaux d’apprentissage et d’élaboration de connaissances. En fait, la conception évolutive,
pour le domaine des systèmes d’information, n’est qu’un cycle particulier d’apprentissage face
à un problème donné. Elle s’insère au sein du cycle de la recherche-action qui s’adresse à une
classe de problèmes. Et comme on la dit, la recherche-action constitue la matière première d’une
recherche plus théorique et plus généralisante. Mais, en conclusion, c’est la noblesse de la
recherche-action que de fournir un matériau sans lequel la recherche théorique a de bonnes
chances de tourner à vide.
7
Bibliographie.
[1]
M. Blondel, L’action, essai d’une critique de la vie et d’une science de la pratique, 1893,
réédition PUF, Paris, 1950
[2]
J.-C. Courbon, J. Grajew, J. Tolovi, «L’approche évolutive dans la conception et la mise
en œuvre des Systèmes Interactifs d’Aide à la Décision», Informatique et Gestion,
Janvier-Février 1979.
[3]
J.-C. Courbon, M. Bourgeois, «L’approche systémique et la conception évolutive»,
Informatique et Gestion, Janvier-Février 1981.
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9
[4]
J.-C. Courbon, J.-C. Esaki, «User-driven Functional Specifications for Decision Support
Systems : the Case of a Nurse-Scheduling DSS», Actes du Congrès CEMIT/CECOIA3,
Economics/Management of Information Technology, Tokyo, Septembre 92.
[5]
P. Dumas, G. Charbonnel et F. Calmes, «La méthode OSSAD - Pour maîtriser les technologies de l’information», Editions d’organisation, 1990.
[6]
J.-C. Esaki «Un Système Interactif d’Aide à la Décision orienté objet pour la gestion d’un
planning infirmier», Revue des Système de Décision, Vol. 1, N°1, 1992.
[7]
P.G.W. Keen «Adaptive design for Decision Support Systems», Data Base, Automne
1980.
[8]
J.-L. Le Moigne, «Sur «l’incongruité épistémologique» des sciences de gestion», Revue
Française de Gestion, N° 96, Novembre-Décembre 1993.
[9]
J. Piaget, «L’équilibration des structures cognitives», PUF, 1972.
[10] J. Piaget, «Recherches sur l’abstraction réfléchissante», PUF, 1974.
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Recherche-action et conception évolutive des
systèmes d’information : deux aspects d’une
même démarche
Jean-Claude Courbon
Les papiers de recherche du GREGOR sont accessibles
sur INTERNET à l’adresse suivante :
http://www.univ-paris1.fr/GREGOR/
Secrétariat du GREGOR : Claudine DUCOURTIEUX ([email protected])

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