Pourquoi la clairance de la créatinine doit
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Pourquoi la clairance de la créatinine doit
53es JOURNÉES DE BIOLOGIE CLINIQUE NECKER THÉMATIQUE – INSTITUT PASTEUR À TAPER Pourquoi la clairance de la créatinine doit-elle céder la place aux formules d’estimation du débit de filtration glomérulaire ? Mélanie Rolanda a, Elsa Guiarda a, Alexandre Karrasa a, Christian Jacquota a,* 1. Introduction En France, 60 000 individus environ souffrent d’insuffisance rénale terminale (IRT) dont 35 000 dépendent d’une méthode d’épuration extra-rénale. Les conséquences de la maladie rénale chronique (MRC) sur la mortalité, la morbidité cardiovasculaire, le risque d’hospitalisation, la qualité de vie personnelle, familiale et socioprofessionnelle sont considérables. La part de la seule épuration extra-rénale (EER) dans les dépenses de santé est estimée à 2 %. L’insuffisance rénale restant silencieuse jusqu’à un stade avancé, elle n’est encore trop souvent découverte qu’au stade préterminal à quelques mois de l’EER ; mais cela n’avait autrefois que peu de conséquences pratiques. La situation a radicalement changé ces dernières années, la prévention de l’IRT et de ses conséquences notamment cardiovasculaires ayant fait des progrès considérables à condition d’être mise en œuvre précocement alors que la MRC est encore asymptomatique. C’est la raison pour laquelle elle est devenue un objectif prioritaire de santé publique. La cible de cette prévention est large puisque 4,7 % de la population adulte est atteinte d’insuffisance rénale chronique (IRC) en Europe du Nord [1]. 2. Mesure du débit de filtration glomérulaire(DFG) par traceurs exogènes Les fonctions du rein sont multiples et complexes, mais on considère que le débit de filtration glomérulaire est le meilleur témoin de l’ensemble de celles-ci. Les MRC ont été classées en 5 stades (tableau I) selon le degré de réduction du DFG [2] et des recommandations de prise en charge propres à chaque stade ont été établies (K/DOQI, CKD). Une détermination aussi précise que possible du DFG occupe donc une place primordiale dans cette prise en charge, Service de néphrologie (Pr Christian Jacquot) Hôpital Européen Georges Pompidou 20, rue Leblanc 75908 Paris cedex 15 a * Correspondance [email protected] © 2011 – Elsevier Masson SAS – Tous droits réservés. la mesure du débit de protéinurie étant également indispensable pour guider le traitement et en suivre les effets. Le DFG est la clairance d’une substance x dont la caractéristique est de n’être éliminée que par le rein et, dans le rein, de n’être que filtrée par le glomérule et non sécrétée ni réabsorbée par le tubule par unité de temps. La clairance est le volume de plasma totalement épuré de cette substance par unité de temps : ➊ clairance de x (ml/mn) = Ux (mmol/ml) X V (ml/mn) Px (mmol/ml) où U x est la concentration urinaire de x, P x sa concentration plasmatique et V = débit urinaire. Le résultat doit être ramené à une surface corporelle de 1,73 m2 et s’exprime donc en ml/mn/1,73 m2. La mesure de la clairance nécessite un recueil complet des urines pendant 24 heures. Le « gold standard » pour la détermination du DFG est sa mesure directe. Elle exige l’utilisation d’un traceur exogène ayant les caractéristiques de x. En pratique trois traceurs sont utilisés : l’inuline, l’iothalamate froid ou marqué et le Cr EDTA. L’inuline, difficile à manipuler et à doser, est de moins en moins utilisée. En France, le Cr EDTA est préféré par les laboratoires habilités à administrer des produits radioactifs à l’homme et l’iothalamate froid ou l’inuline par les autres. Pour être fiables, ces méthodes nécessitent de nombreux prélèvements de sang et/ou d’urines qui accaparent un personnel spécialisé pendant plusieurs heures, et un grand nombre de dosages, onéreux pour certains traceurs ; elles ne peuvent être mises en œuvre pour d’autres que dans des laboratoires autorisés. En raison de sa lourdeur, la mesure directe du DFG est donc réservée à des indications particulières : amyotrophie massive par para- ou tétraplégie ou par myopathie, dénutrition grave ou obésité morbide, régime végétarien, gigantisme ou nanisme, don de rein... 3. Mesure du DFG par traceurs exogènes : les clairances de l’urée et de la créatinine Devant les obstacles à la mesure du DFG par des traceurs exogènes, des alternatives ont été développées qui utilisent des traceurs endogènes. L’urée est historiquement le premier et la mesure de la clairance de l’urée a servi en routine pour étudier la fonction rénale jusqu’ aux années REVUE FRANCOPHONE DES LABORATOIRES - FÉVRIER 2011 - SUPPLÉMENT AU N°429 // 9 Dossier scientifique Figures 1 – Relation entre le DFG mesuré par la clairance du 51Cr-EDTA et la créatinine sérique. DFG (mL/min/1,73m2) Créatine Adapté de [4]. 1960. Mais le taux de l’urée sanguine dépend de nombreux facteurs dont les apports protidiques et l’hydratation. De plus, l’urée subit une réabsorption tubulaire importante dont l’intensité varie dans le temps en fonction de nombreux paramètres. L’interprétation de la clairance de l’urée est donc extrêmement difficile. Elle a été totalement abandonnée. La créatinine est produite par l’organisme à un taux relativement constant en situation stable. Lorsque la fonction rénale est normale, elle est excrétée presqu’exclusivement par le rein et à 90 % par filtration glomérulaire. Elle reste le biomarqueur le plus utilisé et le plus fiable pour l’estimation du DFG [3]. La mesure de la clairance de la créatinine est utilisée en routine depuis plus de 40 ans et a été longtemps assimilée, à tort, à celle du DFG. Elle surestime systématiquement le DFG quelle que soit la valeur de la fonction rénale. De plus, elle est tributaire de la qualité du recueil d’urine. Effectuée dans les meilleures conditions, elle conduit à méconnaitre environ 30 % des insuffisances rénales [4]. Elle doit être abandonnée au profit de l’estimation du DFG à partir de la créatinine sérique. Tableau I – Classification des maladies rénales chroniques. Stade Définitions DFG (ml/min/1,73 m2) 1 Maladie rénale chronique* ≥ 90 2 Insuffisance rénale légère 60 - 90 3 Insuffisance rénale modérée 30 - 59 4 Insuffisance rénale sévère 15 - 29 5 Insuffisance rénale terminale < 15 *anomalies rénales biologiques et/ou histologiques et/ou morphologiques. 10 4. Estimation du DFG à partir de la créatinine sérique L’équation ➊ montre que, lorsque le DFG diminue lentement, si la production de x par l’organisme est stable, Px est proportionnel à l’inverse du DFG et augmente progressivement. Px permet donc d’estimer le DFG et la pente de la courbe 1/Px permet de mesurer en routine la vitesse de progression d’une insuffisance rénale. Mais la créatinine sérique est un marqueur imparfait du DFG : si à fonction rénale normale la part tubulaire de son excrétion est faible (de l’ordre de 10 %) ; elle dépasse 50 % au stade terminal de l’insuffisance rénale terminale, ce qui signifie que la clairance de la créatinine peut être le double du DFG réel. A l’opposé, certains médicaments inhibent sa sécrétion tubulaire (le triméthoprime et la cimétidine) alors que d’autres augmentent sa production (les fibrates et l’hormone de croissance). Elle est aussi corrélée au volume des masses musculaires et aux apports alimentaires en viande. Par ailleurs la figure 1 montre qu’une créatinine sérique de 120 µmol/l, limite supérieure de la normale, peut indiquer un DFG normal de 90 ml/min/1,73 m2 aussi bien qu’une insuffisance rénale chronique avancée au stade 4 avec un DFG < 30 ml/min/1,73 m2 et qu’ une créatinine dans les valeurs moyennes de la normale à 80 µmol/l indique un DFG compris entre 50 et 120 ml/min/1,73 m2 chez les moins de 65 ans et entre 40 et 95 ml/min/1,73 m2 chez les plus de 65 ans. C’est pour ces raisons que les néphrologues ont élaboré des formules prédictives qui cherchent à estimer le DFG à partir de la seule concentration plasmatique de la créatinine et de différentes données phénotypiques des individus, assorties pour certaines de données biologiques accessoires. Deux formules sont le plus souvent proposées, celle de CockcroftGault (CG) qui prend en compte l’âge, le sexe et le poids d’emploi facile [5] et utilisée préférentiellement en France et celle du Modification of diet in renal diseases (MDRD) qui, dans sa version simplifiée prend en compte l’âge, le sexe, un facteur ethnique et, dans sa version originale, l’urée sanguine et l’albumine sérique [6]. L’estimation du DFG par la formule MDRD nécessite l’emploi d’un calculateur en accès libre sur Internet ou de calculettes individuelles. La formule CG a été publiée en 1976 et établie à partir de l’étude d’une cohorte de 236 malades canadiens de sexe masculin. La mesure de référence était une mesure de la clairance urinaire de la créatinine. Celle du MDRD a été publiée en 1999 et établie à partir d’une population de 1 628 malades caucasiens et afro-américains résidant aux Etats-Unis dont l’âge moyen était de 50,6 ± 12,7 ans. Les valeurs de référence étaient des mesures de DFG par clairance urinaire du 125I-iothalamate. Les DFG estimés par les formules CG et MDRD ont été comparés aux DFG mesurés par la clairance du 51Cr-EDTA sur une cohorte de 2 095 adultes caucasiens européens [7]. La corrélation est très étroite. En moyenne, la formule CG surestime le DFG de 1,94 ml/min/1,73 m2 et la formule MDRD le sous-estime de 0,99 mml/min/1,73 m2. Mais les déviations standard sont importantes : 15,1 ml/min/1,73 m2 pour la formule CG et 13,5 ml/min/1,73 m2 pour la formule MDRD. Cette imprécision concerne particulièrement certains sous-groupes. La formule MDRD surestime le DFG si le BMI est inférieur // REVUE FRANCOPHONE DES LABORATOIRES - FÉVRIER 2011 - SUPPLÉMENT AU N°429 53es JOURNÉES DE BIOLOGIE CLINIQUE NECKER – INSTITUT PASTEUR à 18,5 et le sous-estime chez les femmes âgées de moins de 65 ans. La formule CG surestime le DFG des individus âgés de moins de 65 ans ou dont le BMI est supérieur à 30 ou inférieur à 18,5, et le sous-estime largement si l’âge est supérieur à 65 ans. Dans la plupart des situations, la formule MDRD a une meilleure précision que la formule CG. L’imprécision des formules a des conséquences médicoéconomiques potentiellement importantes : les formules CG et MDRD aboutissent à une classification erronée dans les stades de MRC respectivement 32,4 % et 29 % des patients. Or la prise en charge médicale de ces patients est établie selon leur classification dans ces stades. Cela est particulièrement crucial chez les sujets âgés qui sont très souvent les victimes de la formule CG et crédités d’une IRC qui n’existe pas. Ils risquent d’être soumis à des explorations voire des traitements onéreux et inutiles. La formule MDRD permet une estimation nettement plus fiable du DFG dans cette population. A l’opposé, la formule MDRD sous-estime régulièrement le DFG des sujets à faible risque d’insuffisance rénale (donneurs de rein) ou diabétiques depuis peu dont la créatinine sérique est dans les valeurs hautes de la normale ou légèrement supérieure à celle-ci. Pour tenter d’atténuer les imperfections des formules CG et MDRD, une troisième a été publiée en 2009, la CKD-EPI qui utilise les mêmes variables que la formule MDRD [8]. La performance de la formule CKD-EPI est significativement meilleure que celle de la formule MDRD. Mais les populations à partir desquelles ces formules ont été élaborées ne recouvrent pas la totalité des variables susceptibles de modifier la relation entre le taux de la créatinine sérique et le DFG (DFG normal ou augmenté ou très altéré, diabète, grand âge, greffe rénale, origine ethnique, importance des masses musculaires, etc.) et il est raisonnable de considérer qu’aucune formule ne permet d’estimer à coup sur le DFG de façon précise dans toutes les situations cliniques. 5. Importance de la calibration du dosage de la créatinine La créatinine sérique est la variable déterminante dans les formules CG, MDRD et CKD-EPI. Le dosage de la créatinine sérique revêt donc une importance primordiale. Dans le travail de Froissart et coll., la précision du dosage a été optimisée par une calibration utilisant du plasma enrichi avec de l’hydrochloride de créatinine et par la vérification à intervalles réguliers de l’absence de dérive. La plupart des autres méthodes de calibration surestiment en moyenne de 13 % la créatinine sérique. Dans la routine, il existe de grandes différences de calibration entre les laboratoires d’analyses et, à l’intérieur d’un même laboratoire, le coefficient de variation de la créatinine sérique est de l’ordre de 8 %. Les conséquences des défauts de calibration sont importantes. Une étude effectuée sur des données de population générale nord-américaine (NHANES III) utilisant la formule MDRD montre qu’une surestimation de 20 µmol/l de la créatinine sérique dans une population de 1 670 individus de la tranche d’âge 60-69 ans augmente la prévalence de la MRC stade 3 de 7,6 à 32,7 % [9]. La calibration du dosage a fait l’objet de recommandations récentes [10]. Des standards de référence internationaux calibrés sur la spectrométrie de masse par dilution isotopique (IDMS) sont désormais disponibles et devraient permettre, avec les techniques de mesure enzymatique de la créatinine, de fiabiliser enfin les résultats. Dans les faits, on observe encore une différence de 15 % entre la créatinine sérique mesurée par méthode enzymatique dans un laboratoire d’explorations fonctionnelles rénales et celle mesurée dans le laboratoire de biochimie du même établissement... 6. Conclusion Le DFG doit être estimé par la formule MDRD ou la formule CKD-EPI [11]. La fiabilité de ces formules repose sur celle du dosage de la créatinine. Celui-ci doit être calibré de façon optimale en suivant les recommandations, ce qui, trop souvent, n’est pas le cas. Mais les résultats fournis par ces formules doivent être interprétés en fonction du contexte clinique. Toutefois les règles d’adaptation de la posologie des médicaments à élimination rénale faisant toujours référence au DFG estimé par la formule CG, celleci doit être utilisée dans cette indication. La mesure de clairance de la créatinine n’a plus d’intérêt. Dans la routine quotidienne, les variations de la créatinine sérique suffisent pour suivre l’évolution de la fonction rénale. En revanche, la mesure du DFG par traceur exogène est indispensable dans quelques situations peu fréquentes. L’estimation du DFG à partir du taux sérique de la cystatine C qui a fait l’objet de nombreux travaux dans des situations cliniques particulières n’est pas encore validée. La créatinine reste donc le principal biomarqueur de la fonction rénale [3, 12]. REVUE FRANCOPHONE DES LABORATOIRES - FÉVRIER 2011 - SUPPLÉMENT AU N°429 // 11 Dossier scientifique Références [1] Hallan SI, Dahl K, Oien CM, Grootendorst DC, Aasberg A, Holmen J, et al. 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