Les travailleurs domestiques philippins : lutte entre justice

Transcription

Les travailleurs domestiques philippins : lutte entre justice
Médias et droits sociaux 2010
Troisième édition du prix journalistique CIF-OIT
Article vainqueur
Les travailleurs domestiques philippins :
lutte entre justice et survie
par Nina Corpuz
Nina Corpuz est journaliste pour la
plus grande chaîne de télévision
des Philippines, ABS-CBN
Broadcasting Corporation.
Reporter depuis 9 ans, elle s'est
spécialisée dans les questions qui
ont trait au travail, à l'éducation, à
la santé et à la politique. Elle
présente également une émission
d'actualité intitulée " Balitang
Europe " (Nouvelles d'Europe), qui
se penche sur les problèmes des
travailleurs philippins en Europe.
Nina anime aussi une émission de
radio d'intérêt public avec le
Vice-Président des Philippines,
Noli de Castro, sur la station
d'ABS-CBN, DZMM, première
radio du pays. L'émission, " Para sa yo Bayan " (Pour le pays) discute des
enjeux nationaux qui concernent les Philippines, dont la situation des
travailleurs philippins à l'étranger. Toujours à la radio, elle anime également
un talk-show, " Magandang Gabi Doc " (Bonsoir docteur), qui aborde des
questions de santé avec d'éminents médecins philippins. Nina participe aussi
au site d'actualité en ligne d'ABS-CBN, www.abs-cbnews.com. Dernièrement,
elle a rejoint l'équipe de journalistes qui a couvert les premières élections
présidentielles nationales par vote électronique.
www.itcilo.org
Les travailleurs domestiques
philippins : lutte entre justice et survie
Nécessité d'une plus grande protection
sociale face à la recrudescence de la traite
des êtres humains et de la multiplication
des abus
Maria (nom fictif) boitait quand elle est descendue de l'avion qui la
ramenait d'Arabie Saoudite à Manille. Maria fait partie des
dénommés " Overseas Filipino Workers " (OFW - travailleurs philippins
à l'étranger), et se trouvait parmi le contingent de 80 femmes
rapatriées du Moyen-Orient par le gouvernement philippin en août
2009. Toutes y travaillaient en tant que domestiques et avaient été
victimes d'abus divers de la part de leur employeur ou de l'agence de
recrutement.
Maria s'était cassé la jambe en tombant dans les escaliers, poussée
par le fils de son employeur pour avoir refusé de lui passer ses quatre
volontés. Elle dormait sous l'escalier et n'avait droit qu'à un seul
repas par jour. Mais le plus difficile, c'était les viols. " Mon employeur
me touchait, m'embrassait et me forçait à coucher avec lui. Je ne
pouvais pas me défendre " explique-t-elle.
Son calvaire a commencé quand elle a été recrutée de manière
illégale par une agence de Riyad l'année dernière. On lui promettait
un salaire de 400 USD par mois. Au final, elle n'en touchait que la
moitié, alors que ses horaires étaient interminables et ses corvées,
extrêmement nombreuses. " On nous traitait comme des animaux, on
nous laissait à peine dormir " se souvient Maria.
La Visayan Forum Foundation (VFFI) est une organisation non
gouvernementale qui vient en aide aux OFW. Selon sa présidente,
Cecilia Flores Oebanda, le nombre de personnes victimes de la traite
à des fins de travail domestique a augmenté de 20% : elles étaient
539 en 2008, et 697 en 2009. " Il faut savoir que la traite des êtres
humains peut recouvrir de nombreuses formes, comme le travail
forcé, le trafic d'organes, la traite des enfants… mais ce qui nous
alarme le plus, c'est que cette année, nous assistons à une
augmentation du travail forcé parmi les domestiques " indique-t-elle.
" Beaucoup de nos domestiques se voient promettre de bons salaires,
mais une fois sur place, elles n'en perçoivent que la moitié, ce qui
signifie qu'il y eût remplacement de contrat. Beaucoup se font
berner. L'employeur leur confisque leurs papiers et leurs passeports,
et on leur interdit de sortir. La plupart de ces femmes se retrouvent
enfermées entre quatre murs et sont victimes de diverses sortes
d'abus " ajoute Cecilia Flores Oebanda.
En 2003, les Philippines ont adopté la loi n°9208, également
connue sous le nom de " loi contre la traite des êtres humains ".
Celle-ci instaure des mesures de prévention, ainsi que des
dispositions de réinsertion et d'intégration des victimes de la traite.
On entend par traite le recrutement, le transport, le transfert et
l'accueil de personnes par-delà les frontières nationales sous la
menace, par la force, par enlèvement et par duperie, à des fins
d'exploitation comme la prostitution, le travail forcé et le prélèvement
ou la vente d'organes.
L'Organisation internationale du travail (OIT), agence des Nations
Unies, a attiré l'attention des Philippines sur le travail forcé. La
Commission d'experts pour l'application des conventions et
recommandations de l'OIT a demandé au gouvernement philippin de
fournir des données sur l'application concrète de la loi n°9208,
notamment des informations sur les mesures de prévention et de
protection, dont des copies de rapports, d'études et d'enquêtes, ainsi
que les statistiques existantes.
Pour coordonner et contrôler l'application de la loi contre la traite des
êtres humains, le gouvernement a créé un conseil inter-agence qui a
présenté son rapport au Département philippin du Travail et de
l'Emploi (DOLE). " Ce rapport sera soumis à l'OIT ", a déclaré Jay
Julian, directeur du Département en question.
Deana Perez, procureur de la République, indique qu'il y a eu 16
condamnations depuis 2005. Sur les 577 affaires portées devant les
tribunaux depuis l'adoption de la loi en 2003, seules 242 sont en
attente de jugement, les autres ayant été rejetées, classées ou
réglées. " Bon nombre de ces affaires sont classées car la victime
décide d'accepter un arrangement financier, ou parce qu'elle est
repartie travailler à l'étranger au lieu d'attendre le jugement. C'est
très triste, mais c'est une question d'impératif économique. Entre la
justice et la survie, les victimes choisissent la survie " explique Deana
Perez.
Les Philippines possèdent également une Agence pour l'emploi à
l'étranger (Overseas Employment Agency - POEA) qui organise des
séminaires d'orientation en partenariat avec les agences
gouvernementales locales pour prévenir le recrutement illégal. " La
traite des êtres humains commence par le recrutement illégal. Il n'y a
pas de traite s'il n'y a pas de recrutement illégal " explique Hans
Cacdac, administrateur adjoint de la POEA. Lors de ces séminaires,
du personnel formé sensibilise les participants aux aspects positifs et
négatifs de l'emploi à l'étranger, aux risques qu'il comporte et à la
vulnérabilité et aux situations vécues par les OFW. " Nous leur
conseillons d'être prudents, en particulier si l'emploi proposé
implique du travail salissant, dangereux et dégradant, comme c'est le
cas de la domesticité à l'étranger. Ils doivent vérifier si le recruteur
est autorisé et homologué par la POEA. L'employeur étranger doit lui
aussi être enregistré auprès de la POEA. " indique Cacdac.
L'OIT s'intéresse au travail domestique depuis longtemps déjà. En
1948, elle a adopté une résolution sur les conditions de travail des
domestiques. En 1965, elle en a adopté une autre appelant à des
actions normatives en la matière, et en 1970, elle a mené la toute
première enquête jamais réalisée sur le statut des domestiques dans
le monde. En mars 2008, le Conseil d'administration de l'OIT a
décidé d'inscrire un point consacré au travail décent des domestiques
à l'ordre du jour de la 99ème session de la Conférence internationale
du travail de 2010, en vue d'une procédure de double discussion sur
la fixation de normes.
L'OIT soutient la campagne des Philippines en faveur du travail
décent des domestiques, qui vise à présenter une position concertée
à la Conférence et à exercer des pressions continues pour l'adoption
d'une loi nationale.
L'un des 10 points de ce programme porte sur l'adoption immédiate
du projet de loi " Batas Kasambahay ", qui vise à améliorer les
normes qui protégeront les droits des domestiques. En filipino, "
Kasambahay " signifie " qui fait parti du foyer ". C'est ainsi que l'on
appelle les domestiques. Leur emploi n'est pas professionnalisé et
ces femmes sont souvent, si pas toujours, sous-payées. Alors que le
salaire minimum est de 8000 pesos par mois, les domestiques ne
touchent qu'entre 2000 et 3000 pesos, soit entre 42 et 63 USD. Les
employeurs font valoir qu'elles sont logées et nourries. Par ailleurs,
les domestiques n'ont pas d'assurance ou de couverture santé,
contrairement à d'autres emplois. La plupart doivent aussi s'acquitter
de tâches très nombreuses : cuisine, lessive, ménage et garde des
enfants. Les domestiques n'ont pas d'horaire régulier huit heures par
jour, et doivent être disponibles à tout moment de la journée. Il n'y a
pas d'âge minimum. Beaucoup sont des jeunes filles mineures qui
proviennent généralement de régions rurales. Au lieu d'aller à l'école,
elles travaillent comme domestiques et envoient une grande partie de
leur salaire à leur famille. Cette main-d'œuvre est si bon marché que
même la petite classe moyenne ne s'en prive pas. Les plus
chanceuses sont traitées comme des membres de la famille. Certains
employeurs bienveillants les envoient même, ou leurs enfants, à
l'école, et prennent en charge leurs dépenses médicales ou autres
besoins urgents. Mais la relation maître-serviteur perdure. Certaines
filles choisissent de rester parce qu'au moins, elles sont logées et
nourries.
Pourtant, les OFW contribuent grandement à l'économie du pays. Les
statistiques officielles révèlent qu'en 2008, les versements des
travailleurs non qualifiés ont représenté 19,8 milliards de pesos
(environ 430 millions d'USD), dont près de 80% envoyés par des
femmes.
Selon Cecilia Oebanda, si les domestiques sont la première
exportation des Philippines, le marché local constitue cependant
toujours leur premier employeur. D'après les données de la VFFI, on
dénombre plus d'un million de domestiques philippines dans le
monde, et 1,7 million dans le pays même. Cecilia Oebanda estime
que les Philippines doivent balayer devant leur propre porte si elles
veulent que les autres pays se penchent sur la question de ses
ressortissantes employées dans la domesticité. La VFFI espère
cependant qu'une fois que des normes internationales auront été
mises en place, des pays comme les Philippines se sentiront obligés
de les respecter.
En attendant, des personnes comme Maria continuent de subir les
affres de la traite et du travail forcé. Elle affirme que jamais, elle ne
retournera travailler à l'étranger. " Je suis partie avec l'espoir de
pouvoir offrir à mes enfants un avenir meilleur, mais je suis revenue
les mains vides. Pire, j'ai perdu ma dignité et l'estime de moi-même.
Cela me poursuivra toute ma vie. " Maria espère que les millions
d'autres OFW n'auront pas à connaître les mêmes souffrances.
Nina Corpuz
Pour plus d' informations, veuillez contacter:
Centre international de formation de l'OIT
Programme des normes et des principes et
droits fondamentaux au travail
Viale Maestri del Lavoro 10
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