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Organiser sans organisations
Note de lecture sur Clay Shirky
Une révolution dans l’organisation sociale a commencé, et Clay Shirky en est assurément l’un des
plus brillants chroniqueurs. Avec Here Comes Everybody: The Power of Organizing Without
Organizations (Penguin Press HC, 2008), il a donné un ouvrage de référence pour tous ceux qui
tentent de comprendre la façon dont réseaux et nouvelles technologies reconfigurent les structures
sociales.
Enseignant à New York University, Shirky est très actif dans les communautés spécialisées,
académiques ou technophiles, mais aussi dans le débat public. Il publie régulièrement des
tribunes dans la grande presse (New York Times, Wall Street Journal, Times de Londres, Harvard
Business Review) et son livre peut se lire comme un ouvrage de vulgarisation.
Il s’appuie en effet sur des études de cas, racontant le monde nouveau dans lequel nous vivons
afin d’en comprendre le vocabulaire et surtout la grammaire. Car ce sont bien les liens sociaux
qui se réinventent aujourd’hui, et plus largement l’articulation entre les personnes et les
institutions (celles du savoir et du pouvoir en particulier). De nouveaux modes de coopération et
de production apparaissent, dont il donne quelques exemples : le vol d’un téléphone portable
aboutit à la coalition d’une communauté locale éphémère qui finit par localiser l’objet et
contraindre la police à agir ; des amateurs de cerfs-volants de tous les coins du monde mettent
au point ensemble l’amélioration la plus radicale de leur hobby depuis des décennies ; ou encore
quelques personnes lancent une encyclopédie en ligne, à l’échelle mondiale, à laquelle chacun est
invité à participer – et ça marche.
Efficacité accrue pour d’anciennes collaborations, nouvelles possibilités : le monde des nouvelles
technologies révolutionne l’art de faire vivre des collectifs, longtemps pétrifié dans des formes
institutionnelles hiérarchiques telles que l’entreprise ou le parti. Parmi les interactions qui
définissent la vie humaine, collaboration et coopération acquièrent depuis une quinzaine
d’années une vitalité sans précédent, notamment avec le web 2.0 qui accroît sensiblement la
participation des internautes.
Échanger, faire ensemble, communiquer son savoir : si aux débuts d’Internet on pouvait nourrir
quelques doutes sur sa capacité à ouvrir les espaces sociaux, il est évident aujourd’hui que la
part virtuelle de notre existence est de plus en plus impactée par ces nouvelles formes
d’échange. Clay Shirky met en évidence la puissance de transformation associée à ces
phénomènes. Si un Jannis Kallinikos s’intéresse aux effets sur l’identité (évolution du rapport au
temps, à l’espace, de la mémoire, de l’organisation de la pensée, des masques sociaux, cf.
l’entretien qu’il nous a accordé dans ce dossier), Clay Shirky s’intéresse surtout à ce que nous
faisons. D’autres l’ont précédé (on pense à Lawrence Lessig étudiant l’effet des nouvelles
technologies sur les régimes de la création culturelle), mais son approche est plus générale. Il
interroge en fait la nature de ce qu’est aujourd’hui un groupe, la façon dont se tissent les liens
qui le structurent et qui fondent son identité de groupe : ouverture/fermeture, durée, corps de
doctrine ou croyances partagées, procédures, modes de constitution, de décision et de
reconnaissance.
La principale leçon, observable dans le monde économique et désormais dans la politique et la
géopolitique, est le défi porté aux anciennes institutions. Car la révolution de l’information et de
la connaissance ne se joue pas simplement sur le domaine du savoir, mais constitue bien une
révolution de l’ordre social. Comment ? En définissant un nouveau modèle d’action collective,
marqué par le partage systématique des ressources et un moindre intérêt pour l’exclusion (la
propriété, le pouvoir exclusif sur un champ), plus de capacités à l’inclusion et au partage. Ce qui
confère aux collectifs ainsi formés une capacité d’action, une « force de frappe » sans précédent,
car en partie du fait de la réactivité des réseaux, en partie grâce à la souplesse de leur
fonctionnement, ils s’affranchissent des contraintes temporelles.
Les effets de cette révolution sur les modèles institués sont déjà sensibles, et touchent à ce qui
fait depuis les origines le fond du pouvoir hiérarchique : la possession, la rétention, la
distribution de l’information. Après avoir étudié ces effets dans la vie économique et sociale,
Clay Shirky a été début 2011 un observateur attentif des révolutions arabes, dans lesquelles il
voit une confirmation de son intuition : « la diffusion des téléphones portables et de la
connectivité va reconfigurer la vie civique, en faisant évoluer la façon dont les citoyens
interagissent les uns avec les autres ».