Danse, théâtre et théâtralité chez Sidi Larbi Cherkaoui

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Danse, théâtre et théâtralité chez Sidi Larbi Cherkaoui
DANSE, THÉÂTRE et CORPS chez Sidi Larbi Cherkaoui
Foi (2003), In Memoriam (2004) et Sutra (2007)
Jeune chorégraphe flamand d’origine marocaine, Sidi Labi Cherkaoui place le
métissage, la rencontre et l’échange au cœur de son travail. Sur le plan de sa démarche de
création tout d’abord, il collabore très fréquemment avec d’autres chorégraphes (Akram Khan,
Nienke Reehorst, Damien Jalet par exemple). Il affirme ainsi en parlant de ces liens entre
chorégraphes mais aussi de ceux qu’il tisse avec ses interprètes : « La collaboration me
passionne car je sais que j’apprendrais beaucoup moins si j’étais seul »1. En outre, il réunit sur
le plateau des danseurs et acteurs de formations et d’horizons très divers. Sur le plan de son
esthétique, ses mises en scènes tendent vers une sorte d’art total, tissant des liens entre danse,
théâtre, musique et chant, mais aussi entre différents styles de danse, entre différents registres
de jeu, entre différentes langues, entre différents espace-temps, et enfin entre différents corps.
Ce qu’on pourrait donc appeler « une esthétique de la rencontre » chez Sidi Larbi
Cherkaoui se manifeste donc à plusieurs niveaux dans ses spectacles. Il nous a toutefois
semblé intéressant de resserrer notre étude sur la dimension interdisciplinaire de ces œuvres
en approfondissant plus particulièrement la question de l’interdisciplinarité dans ces
chorégraphies. Les trois spectacles qui feront l’objet de notre étude, conçus chacun dans des
contextes différents et sans lien apparent, permettent de questionner la manière avec laquelle
le chorégraphe entrelace les arts selon des modalités très diverses. Foi, conçu en 2003 tend
fortement vers le théâtre. Il rassemble dix-huit interprètes - danseurs, chanteurs, musiciens qui, sur la base d'improvisations, racontent une histoire commune, même s'ils viennent tous de
milieux culturels différents. Foisonnant d’images évoquant la violence de désastres
atemporels ou contemporains, ce spectacle s’interroge sur la possibilité du dialogue entre
cultures et religions, entre mythe et croyance. In memoriam créé un an plus tard en
collaboration avec les Ballets de Monte-Carlo, diffère de Foi par la forte présence de la danse
classique bien sûr, mais aussi par son caractère fortement épuré, bien moins narratif et théâtral.
Enfin, Sutra conçu en 2007 est le fruit d’un travail avec des moines chinois du Temple
1
Sidi Larbi Cherkaoui avec Justin Morin, Pèlerinage sur soi, Actes Sud, 2006, p.21
Shaolin. À travers un dispositif scénographique structurant le spectacle (une vingtaine de
boites en bois à taille humaine que les moines vont manipuler à l’envi), Sidi Larbi Cherkaoui
met en scène une rencontre entre danse contemporaine et art martial.
Au-delà de la spécificité de chacun de ces trois spectacles, il s’agira pour nous de
démêler quelques uns des fils rouges de cette esthétique du tissage, du mélange des arts
propre à Sidi Larbi Cherkaoui, esthétique qui émane d’une démarche profondément
humaniste et ouverte sur le monde. Nous nous attacherons à montrer comment les arts se
rencontrent et s’entremêlent sur scène, en insistant davantage sur les rapports entre danse et
théâtre, pour finir par dégager les grandes lignes de son vocabulaire chorégraphique.
DANSE, MUSIQUE ET CHANT
Au-delà de l’interaction traditionnelle entre danse et musique dans un spectacle de
danse, Sidi Larbi Cherkaoui donne une place particulière à ces arts sonores. Ils sont
directement présents, incarnés sur scène, et participent ainsi activement au spectacle, à
différents degrés toutefois dans nos trois œuvres.
Interactions sur scène :
Dans Sutra, le mode de participation de la musique est peut-être le plus « classique » :
en fond de plateau, un orchestre se devine derrière une tenture noire qui marque bien la
frontière entre les deux univers, musical et chorégraphique. S'offre alors au spectateur un
étrange tableau, où l’on distingue à peine les corps des musiciens et leur instrument, tels des
ombres aux mouvements imperceptibles. Devant cette toile, sur la scène proprement dite, les
mouvements très marqués des danseurs fendent l’espace et imposent une toute autre
dynamique. Lors de la chorégraphie finale des moines shaolin, la lumière éclaire davantage
l’orchestre et confronte ainsi deux gestuelles, deux rythmes très contrastés : ceux des
violoncellistes tout en douceur et en courbe, jouant un air plutôt doux et mélancolique, ceux
des moines tout en saccade et rapidité.
Dans In memoriam, l’interaction est davantage manifeste, par le simple fait que le
groupe de chanteurs polyphoniques corses A Filletta se tient sur le plateau entièrement nu, où
évoluent les danseurs ; il chante ainsi à proximité de ceux-ci. À plusieurs reprises, un danseur
vient achever son parcours à quelques pas des chanteurs et échange avec eux des regards, très
lentement. Cet échange semble intégrer les chanteurs à « l’histoire » qui se joue sur scène ; ce
sont des instants de suspens où la frontière entre les deux arts, danse et chant, semble être
2
dépassée dans un troisième art, le théâtre.
Dans Foi, les musiciens et chanteurs sont fortement mis en valeur par la scénographie :
situés dans une galerie en hauteur sur un des côté de la scène, ils sont spectateurs de ce qui se
passe sur scène, « en bas », un peu comme les dieux de l’Olympe qui observeraient les
misères des mortels. Les lumières chaudes qui délimitent les trois fenêtres où ils apparaissent
évoquent la peinture hollandaise du 17ème, et contrastent avec le gris uniforme de la salle de
béton qui constitue le décor. Le rapport entre chant et musique s’opère dès l’ouverture de la
pièce : Sidi Larbi Cherkaoui lui-même chante a capella avec une chanteuse sur scène, bien
avant que les autres musiciens n’interviennent depuis « leurs fenêtres ». À la fin du spectacle,
trois d’entre eux deviennent danseurs en participant, toujours depuis leur cadre en hauteur, à
la chorégraphie qui se dessine sur de la musique chinoise.
Le tissage des époques, des cultures et des langues :
La musique et le chant permettent aussi une rencontre entre différents univers. Dans
In Memoriam, les polyphonies corses emplissent l’espace tandis qu’au centre de la scène, les
danseurs tournoient en déployant leur longue robe en corolle autour d’eux, non sans rappeler
les derviches tourneurs de Turquie. Dans Foi , l’ensemble musical « Capilla Flamenca » joue
des partitions de la période Ars Nova du quatorzième siècle - caractérisée par la polyphonie et
une rythmique très complexe - qu'il combine avec des chants villageois traditionnels de
transmission orale mais aussi avec du flamenco ou de la musique chinoise. L’œuvre devient
ainsi pour l’auteur un "opéra médiévo-contemporain" 2 , permettant une rencontre entre les
époques et par là même, entre les cultures et les langues. Ainsi pour l’auteur, « Foi place sur
un pied d’égalité le passé et le présent. Les mythes, les légendes de jadis et d’aujourd’hui
fusionnent dans la conscience collective des interprètes »3. On comprend aussi comment la
musique influence en profondeur la chorégraphie : « Au Moyen-âge, les voix humaines
tentaient d’atteindre au chant des anges, d’où l’idée d’introduire sur scène quelques danseurs
représentant des anges gardiens invisibles guidant les ‘vrais’ personnages 4».
On voit ainsi comment la musique et le chant ne sauraient seulement « accompagner »
la danse, ils interagissent avec elle sur la scène-même, à divers degrés dans nos trois œuvres.
2
cf. Site de la biennale de Lyon de 2005 sur Foi :
http://www.arte.tv/fr/874840,CmC=874838.html consulté le 20 novembre 2011.
3
Sidi Larbi Cherkaoui avec Justin Morin, Pèlerinage sur soi, Actes Sud, 2006, p.17
4
Idem
À cet égard, il est intéressant de comprendre que pour Sidi Larbi Cherkaoui, l’acte même de
chanter est déjà un mouvement physique, qui le rapproche d’emblée de la danse : il écrit en
effet à propos du chant : « tout ça est physique, c’est du mouvement. Le son n’est pas
immatériel. Nous pouvons le voir. Ce mouvement intérieur, c’est de la danse. »5
Si le chant et la musique tiennent un rôle essentiel dans ces mises en scène, il en est de
même pour le théâtre. En deçà même de toute tentative de définition ou de catégorisation
distinguant ou rapprochant ces arts, force est de constater qu’on reconnaît, très spontanément,
des moments proprement théâtraux s’articulant à la chorégraphie stricto sensu.
DANSE ET THÉÂTRE :
Sans s’atteler donc, à la tâche ardue qui consisterait à démêler ce qui relève de la danse
et du théâtre dans une chorégraphie, on peut toutefois partir de l’idée que ces deux arts se
distinguent dans leur rapport à la mimesis. En effet, en s’appuyant sur les études de Michèle
Febvre, on peut rappeler que la danse est « une production insoumise » à la fonction
« mimétique et expressive »6. Schématiquement, le théâtre et la danse seraient tous deux des
arts de la représentation mais le premier serait davantage tourné vers le sens, tandis que le
second pencherait davantage vers la sensation, vers « l’errance du sens »7.
Une juxtaposition assez nette des deux arts dans « In Memoriam » :
La frontière entre ces deux arts semble à première vue des plus manifestes : les
danseurs du ballet de Monte Carlo enchaînent des chorégraphies extrêmement dansées, avec
une forte prégnance du classique et de la danse moderne. Au sein de ce très fluide
enchaînement placé sous le signe du cercle et du tournoiement, viennent se glisser trois
intermèdes parlés de registre comique. Il y a donc bien une sorte de « pause théâtrale»
soulignée d’une part par la position à l’avant-scène des danseurs, et d’autre part par la lumière
plus crue qui remplace la pénombre. Précisons toutefois, que ce sont les danseurs eux mêmes,
dans leur tenue de ballet, qui disent ce texte, et non pas des acteurs extérieurs. Le premier de
ces interludes est le plus étonnant car il témoigne en fait d’une interaction entre danse et
5
Sidi Larbi Cherkaoui avec Justin Morin, Pèlerinage sur soi, Actes Sud, 2006, p.30
6
Michèle Febvre, Danse contemporaine et théâtralité, Librairie de la danse, 1995, chap. 3.
7
Idem.
4
théâtre : le texte est prononcé alors que les danseurs sont en équilibre sur pointes ! Les deux
danseurs disent un texte plutôt trivial racontant comment un motard a évité un accident de la
circulation sur un rond point. La banalité du texte est transcendée par cette posture totalement
décalée des danseurs (si ce n’est qu’elle évoque justement le fragile équilibre du motard et
l’instabilité de sa situation !) mais aussi par leur jeu simultané, en miroir : ils effectuent une
gestuelle proche du mime qui double de manière comique le récit et ils parlent exactement en
même temps.
Des interactions plus complexes et variées dans « Foi » :
Le spectacle réunit sur scène des personnages fortement théâtraux et des danseurs,
dans un foisonnement perpétuel où actions et images s’entremêlent simultanément. Là encore ,
une frontière apparaît de manière très visible entre les interprètes davantage acteurs et les
autres davantage danseurs : cette frontière est marquée par le choix des costumes, très colorés
pour les trois actrices principales, écrus pour les danseurs. Les trois femmes habillées
respectivement en vert, rouge et bleu sont des personnages qui relèvent en partie d’un registre
comique : l’un d’entre eux par exemple, (un acteur travesti en femme) est doté de fausses
fesses énormes et joue de manière très « cartoonesque », exagérément expressive. Ces
femmes tentent de créer un dialogue entre elles mais se retrouvent souvent en train de
monologuer en racontant diverses histoires. Elles apportent donc une dimension explicitement
narrative au spectacle. Toutefois, force est de constater que ces textes dits majoritairement en
anglais, mais par moment en français, ou en allemand, restent anecdotiques : ce qui compte
est moins le signifié, que le signifiant et plus encore les inflexions sonores et les
prolongements gestuels qui en émanent. Le cadre dans lequel s’inscrivent ces personnages
hauts en couleur est, lui, moins comique. L’univers des guerres et du terrorisme est convoqué
dès le début par la photo d’un fils accrochée au mur par une mère. Le décor âpre et brut de
béton gris évoque un bunker souterrain, un huis-clos uniforme où les trois personnages
principaux se réveillent, comme si elles avaient survécu à un tremblement de terre ou à un
attentat. Elles tenteront de sortir de ce labyrinthe infernal, en vain.
Au-delà de la distinction visuelle acteurs/danseurs ou êtres-humains/anges, une très
forte interaction a lieu entre ces interprètes. Les danseurs aux couleurs claires s’apparentent
très vite à des sortes d’anges, ou d’ombres, en tous cas de doubles qui les manipulent et les
influencent. Concrètement, ces danseurs dansent autour des actrices, ils évoluent à partir des
moindres de leurs gestes, les dédoublent, les accompagnent, les développent, les stimulent ou
les empêchent. Tels des esprits ou des fantômes, ils suivent leur double et matérialisent en
mouvement d’autres possibles du personnage, sa vie intérieure peut-être, ou les possibilités
secrètes, inexploitées de son corps, les inflexions de ses paroles aussi. On a donc deux
rythmes, deux manières de se mouvoir très différentes qui se côtoient, qui se rencontrent sur
le plateau, de manière comique parfois mais aussi très troublante et poétique.
Foi prend souvent les allures d’un spectacle total mêlant tous les arts sur scène. Après
ce qu’on pourrait appeler « la scène d’exposition » de la pièce, ce sont les anges-danseurs qui
s’adonnent à une danse en trio, très festive et joyeuse, qui entraîne certains des acteurs et tous
les autres danseurs dans le mouvement, tandis que les musiciens jouent un air ancien très
oriental, que la chanteuse du début chante sur le côté de la scène, et que deux des femmes
discutent au lointain. À la fin, l’une des actrices restée spectatrice applaudit et remercie les
danseurs, comme si elle incluait ainsi, par cette brève mise en abyme, l’ « intermède »
chorégraphique à « la pièce ».
« Sutra » ou l'art martial dansé et théâtralisé :
Sutra est la seule de nos trois œuvres où il n’y ait pas de texte dit par les danseurs…si
ce n’est celui que constituent les cris de combat des moines qui accompagnent l’exécution de
certains mouvements. S’il n’est bien évidemment pas recevable de réduire le théâtre à la mise
en scène d’un texte et donc à la dimension « parlée » du spectacle, on peut toutefois
reconnaître que toute prononciation d’un texte ou d’un dialogue sur scène, s’inscrit dans la
tradition théâtrale. Ainsi par contraste avec les deux autres spectacles, Sutra ne présente pas
de « moments théâtraux » aussi identifiables que dans Foi ou In Memoriam où des textes sont
dits, voire joués sur scène. Cependant il nous faut ici rappeler avec Michèle Febvre à nouveau,
que si la danse s’éloigne du théâtre par certains aspects, elle est toutefois fortement emprunte
de théâtralité. Celle-ci serait même inhérente au corps dansant sur scène, en tant qu’il est
envisagé par un regard qui crée un espace virtuel et fictif8. En ce sens, la dimension théâtrale
de Sutra est indéniable et ce, d’autant plus que la démarche de ce spectacle est singulière : il
s’agissait pour Sidi Larbi Cherkaoui d’amener ces moines ultra performants dans leur art
martial, vers la danse et le théâtre. La virtuosité technique et codifiée du kung-fu va s’infléchir
vers la danse contemporaine, espace de liberté esthétique et de libération des corps. Sidi Larbi
Cherkaoui explique qu’avec son assistant issu de l’univers du cirque, ils ont voulu aller
8
Idem.
6
vers « une certaine forme d’acrobatie » et vers « des choses qui tirent vers le rire, le jeu »9.
Dès l’ouverture du spectacle, cette dimension comique du jeu apparaît : les moines émergent
chancelants de leur boîte et effectuent un geste très stylisé et lent qui évoque l’acte de boire du
saké. L’ivresse et son déséquilibre inhérent sont ainsi convoqués pour leur aspect comique,
mais aussi pour renforcer le contraste avec les prouesses techniques d’équilibristes auxquelles
vont s’adonner les moines sur les tranches des boites de bois tournées du côté ouvert. Par la
suite, on remarque certains moments où le chorégraphe transpose l’art du combat de ces
moines dans le monde animal : un duo qu’il effectue avec un moine évoque ainsi très
clairement le combat de deux scorpions.
Enfin, il faut souligner la grande richesse de la scénographie du plasticien Antony
Gormley dans cette création. Qu’elles soient horizontales ou verticales, les boîtes et leur mise
en scène exploitent merveilleusement tous les jeux possibles sur les entrées et sorties, sur le
visible et l’invisible. Tout au long du spectacle, ces boites vont suggérer une kyrielle d’univers
et d’imaginaires et ainsi renforcer sa dimension théâtrale. Par leur forme même, elles
évoquent évidemment le cercueil, la prison, mais plus simplement aussi une cachette, ou
encore un lit, une étagère. Très poétiquement aussi, elles deviennent alvéole, cocon ou
coquille, ainsi quand les moines défilent les uns derrière les autres en portant leur boites sur
leurs épaules. On pense également à une croix, un fardeau que chacun traînerait derrière soi.
À un moment, c’est Sidi Larbi Cherkaoui lui-même qui y disparaît comme s’il s’agissait d’un
escalier ; une autre fois, il s’y baigne et y meurt comme Marat dans sa baignoire. À d’autres
moments encore, l’une des boites sert de radeau bien trop étroit pour tous les moines, après
l’effondrement d’un édifice fait de toutes les autres boîtes. Ces boîtes vont en fait permettre
de construire et déconstruire des espaces architecturaux multiples tels que des châteaux avec
leur pont-levis, des labyrinthes, des gratte-ciel, des plateformes desquelles on tombe ou fait
tomber quelqu’un, des temples, des murailles ou encore la colonne d’un stylite. La nature est
également convoquée : les boîtes deviennent par moment forêt, ou fleur de lotus dont les
pétales s’ouvrent comme dans ce moment de suspens où l’enfant, perché sur une des boites
évoquant une tige, orchestre une sorte d’éclosion autour de lui. Enfin, ces boites évoquent
d’étranges idéogrammes qui ne sont pas sans rappeler les lettres chinoises ou du moins une
forme d’écriture. L’impression globale qui ressort de ces métamorphoses infinies est celle
d’un grand jeu de domino ou de kapla. Cet univers enfantin de la création est redoublé sur
9
« Sutra de Sidi Larbi Cherkaoui », Philippe Noisette , Danser n°278, p.43
scène par la présence en marge de Sidi Larbi Cherkaoui et de l’enfant schaolin. Au début du
spectacle, sur le côté et à l’avant scène, ils sont tous les deux assis sur une boîte, la seule qui
soit en métal, et jouent avec de nombreux modules en bois qui mettent en abyme la structure
formée par les boites à taille humaine. Ce jeu de théâtre dans le théâtre place à l’orée du
spectacle, l’idée de transmission entre l’adulte et l’enfant, ou encore l’idée de rencontre entre
deux cultures.
Ainsi nous avons tenté de montrer comment musique, chant, théâtre et danse se
rencontrent sur scène et comment le spectateur peut spontanément reconnaître ce mélange
entre des univers artistiques hétérogènes. Toutefois, nous avons également souligné la
perméabilité de ces frontières, la manière dont elles se croisent, se frottent et s’entrelacent
pour faire advenir un spectacle hybride tissé de fils multiples. Dès lors, il semble intéressant
de changer d’échelle : de ne plus seulement se pencher sur la rencontre entre différents arts
sur le plateau, mais de resserrer notre étude sur le corps dansant qui naît de ces rencontres.
DANSE ET THÉÂTRE DANS « LE CORPS CHERKAOUIEN » :
Loin des canons morphologiques :
Adepte d'une danse relativement physique notamment en termes de capacités de
souplesse des membres, Sidi Larbi Cherkaoui n’en travaille pas moins avec toutes sortes
d’acteurs/danseurs aux univers corporels très divers. Des corps très différents se rencontrent
en effet sur scène : dans In Memoriam, ce sont des corps de danseurs de ballet, qui entrent
donc dans les canons esthétiques traditionnels (corps tout en muscles mais très élancés). Dans
Sutra, les corps des moines sont sculptés par leur art martial : plus trapus, massifs, en tension
permanente. Deux corps détonnent toutefois : celui du jeune moine de onze ans et celui tout
en finesse et souplesse de Sidi Larbi Cherkaoui lui-même qui se met en scène sur les marges
du spectacle. Dans Foi, deux des acteurs étonnent par leur haute taille, par la longueur et la
finesse de leurs jambes. De plus, la présence de l’un des interprètes du Theater Stap (structure
tournée vers des acteurs handicapés mentaux), Mark Wagemans, aux épaules fuyantes et au
corps enveloppé, ouvre encore l’éventail des corps sur scène. On voit ainsi comment Sidi
Larbi Cherkaoui récuse l’uniformité des corps traditionnellement associés à la danse et
cherche au contraire à mettre en scène leur diversité, comme l’a toujours fait le théâtre. À cet
égard, on peut citer à nouveau Michèle Febvre : « Ces corps (…) affirment leur appartenance
au monde séculier et non au monde quasi divin de la sylphide ou de l’éphèbe disant un refus
8
du temps qui passe sur les êtres et promouvant une corporéité idéalisée où sont lissées les
différences »10.
La gestuelle quotidienne, porteuse de théâtralité :
Sidi Larbi Cherkaoui intègre très fréquemment la gestuelle quotidienne dans ses
spectacles. Dans In Memoriam, les passages théâtraux évoqués plus haut conjuguent le récit à
une chorégraphie des bras et des mains qui rappelle la gestuelle quotidienne. Celle-ci tend
parfois vers le mime surtout lorsque l’on raconte une histoire impliquant des déplacements (en
l’occurrence dans ce spectacle, un accident sur un rond point). Or ici il y a bien chorégraphie
de cette gestuelle quotidienne, c’est-à-dire que Sidi Larbi Cherkaoui la tire vers la danse et
vers le théâtre, vers un autre langage à la fois inspiré de la réalité prosaïque et tournée vers la
fiction poétique. En fait, le traitement chorégraphique déjoue l’effet mimétique et réaliste de
la gestuelle et parvient ainsi, non sans humour, à ce tour de force : entrelacer la pantomime
d’un accident de la route à des figures abstraites évoquant par moment celles d’oiseaux. Dans
Foi, on a déjà parlé de ce jeu des danseurs qui immiscent leurs mouvements dansés dans le
dessin des gestes, des tics et mimiques des acteurs. Ils dansent à partir de ces micro-élans
incontrôlés des corps : remettre une mèche de cheveux, se gratter le nez, accompagner ses
paroles de gestes. Sidi Larbi Cherkaoui déclare ainsi « J’ai le goût de la communication,
notamment celle de la gestuelle quotidienne. Lorsqu’un individu parle en bougeant ses mains
ou en baissant son visage…c’est presque une obsession chez moi : que dit-on à travers ces
gestes, comment influent-ils sur le message verbal ? Cette chorégraphie universelle me
fascine, et chacune de mes créations commence par ce travail là. »11
Le miroir, le magnétisme, la marionnette : autant d’ « exercices » de théâtre !
Dans toutes les créations de Sidi Larbi Cherkaoui, on retrouve des duos qui à un
moment ou à un autre, explorent les possibles « exercices » typiques de théâtre. Dans Foi bien
sûr, les duos personnages-anges gardiens peuvent s’envisager comme une variation sur le jeu
du miroir : le danseur « suit » les moindres gestes des acteurs en les prolongeant, comme s’ils
étaient les ombres ou les doubles invisibles de ces personnages. De même à un moment, tous
10
« Quand la danse fait théâtre », Michèle Febvre, Protée, automne 1993.
11
Sidi Larbi Cherkaoui avec Justin Morin, Pèlerinage sur soi, Actes Sud, 2006, p.20
les interprètes présents sur scène se mettent en file indienne derrière le comédien Mark
Wagemans et font bouger ses bras ou son corps comme ils le feraient avec un pantin. Dans In
Memoriam, un des duos commence ainsi : un danseur s’approche d’une danseuse qui gît,
inerte, au sol. Comme s’il tirait sur des fils, il va éveiller ce corps. « Le magnétisme est une
notion majeure de ce travail. Ce qui nous attire ou ce qui nous repousse. L’ensemble des pas
de deux est basé sur cette énergie. Il s’agissait de réfléchir sur l’impact, positif ou négatif,
qu’une personne peut avoir sur vous sans même qu’elle vous touche. »12 Au début de Sutra,
Sidi Larbi Cherkaoui marche autour de toutes les boites disposées les unes contre les autres du
côté ouvert. Tel un pêcheur avec sa canne, il plonge une longue et fine barre de bois dans
l’une d’elle et la retire avec un moine tout chancelant au bout ! Ce dernier, telle une
marionnette ou plutôt un jouet mécanique est comme « activé » par le chorégraphe qui le fait
tourner au bout de sa baguette, le lâche avant de continuer, à distance, à faire tourner sa main
comme s’il guidait les mouvements du moine. On voit ainsi qu’on retrouve dans tous ces
spectacles une attention particulière portée à ces exercices de théâtre qu’on pourrait dire
« basiques » au sens où ils partent de situations simples (imiter l’autre, l’attirer, le manipuler)
permettant d’expérimenter notre rapport à l’autre. Bien sûr, il ne s’agit là que d’un point de
départ, d’une référence, d’un écho totalement stylisé, transcendé par l’art poétique du
chorégraphe.
Au terme de cette étude, nous sommes confortés dans l’idée que l’esthétique
chorégraphique de Sidi Larbi Cherkaoui repose fondamentalement sur la notion de rencontre.
Le spectateur assiste à des créations qui mettent en scène sur un même plateau des arts a
priori hétérogènes tels que le chant, la musique, le théâtre et la danse, pour mieux en brouiller
les frontières et tisser des liens inattendus entre eux. À travers ces trois spectacles très
différents, nous avons pu dégager une dynamique similaire, celle du mélange des arts qui fait
advenir des espace-temps, des univers et des corps inédits sur scène.
12
Sidi Larbi Cherkaoui avec Justin Morin, Pèlerinage sur soi, Actes Sud, 2006, p.55
10
Bibliographie :
o CHERKAOUI Sidi Larbi, Pèlerinage sur soi, Actes Sud, 2006
o FEBVRE Michèle, « Quand la danse fait théâtre », Protée, 1993.
o FEBVRE Michèle, Danse contemporaine et théâtralité, Librairie de la danse,
1995.
o KEROUANTON Joël, Sidi Larbi Cherkaoui : Rencontres, L’œil d’or, 2004.

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