Article Julie Perrin
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Article Julie Perrin
L’envol queer de la zouze Analyse de Julie Perrin A propos de Domestic flight de Christophe Haleb Prologue des arts ménagers Savamment disposés sur une grande table au centre du plateau, des objets hétéroclites attirent le regard du public à peine entré dans la salle. Un aspirateur des années soixante-dix, une bougie sur son chandelier, trois coquetiers noirs alignés, une chaise, quelques saladiers, une gamelle en plastique orange pour animal domestique, une corbeille à papier, une balle de ping-pong, une carafe en verre, une brosse à vêtements, des oranges disposées sur un porte fruits en pyramide. Cette exposition de courte durée n’a rien à envier à « la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie ». Si ce premier tableau de Domestic flight annonce l’éclectisme et le foisonnement d’objets, un esprit décloisonnant et des processus d’association libre, l’ordonnancement régulier de ces objets ne semble pas fortuit. Il constitue un tableau, une construction précise qui ne s’en remet pas au seul hasard. Cet étalage, par son surréalisme apparent, peut certes réveiller la puissance imaginative, mais il n’est pas l’effet d’un sommeil hypnotique ni d’un automatisme psychique. Il relève plutôt de logiques qui fondent la création de Christophe Haleb. Cette exposition apparaîtra en effet comme un prologue : elle situe quelques-uns des choix esthétiques et symboliques qui soustendent la pièce ; elle préfigure les actions à venir. Par exemple : un intérêt pour les objets, une attention pour leur forme, leur couleur, leur agencement, autrement dit un souci plastique, un soin du détail et de l’organisation visuelle que l’on retrouvera aussi bien dans le dispositif scénique que dans le jeu des interprètes. La touche de couleur vive vient faire contraste, les formes se font écho audelà de l’assortiment inattendu. Domestic flight invite à partager un goût pour l’observation de ce qui nous entoure – regard avide et inventif sur les êtres et les choses. Ou encore : des objets le plus souvent quotidiens et familiers évoquent un foyer et différentes activités d’une vie domestique, mais leur disposition renvoie moins à une scène d’intérieur ou même à une vitrine des arts ménagers qu’à une installation artistique. Il sera en effet tout autant question de nos pratiques quotidiennes et de nos gestes intimes que de leur déplacement possible – grâce au nouveau regard que l’on pourra porter sur eux. Comment revisiter nos façons de vivre, faites de ces relations secrètes aux objets, de ces gestes répétés qui forgent autant une relation à soi que notre rapport à l’autre ? Le détournement produit la distance propice à introduire du doute, du rêve, de l’humour dans nos actes les plus communs, les plus triviaux. Lorsque la scène intime est exposée en public, elle dévoile des pratiques de soi d’une diversité inouïe, qui déjouent toute tentative de standardisation. Les objets, le mobilier, nos architectures constituent notre cadre et notre paysage, mais nul n’est condamné à s’y plier. Mais aussi : ce design hétéroclite affirme une curiosité égale envers le produit d’une industrie de masse ou l’œuvre d’un designer raffiné, envers l’objet récupéré ou neuf, modifié ou désuet, noble ou en toc, ancien, récent ou sans âge. Les objets, porteurs d’histoires, renvoient à des usages et des domaines culturels et sociaux. Leur assemblage tous azimut met à mal les frontières entre des univers habituellement séparés. Il suppose la formation de modalités d’existence loin des catégories traditionnelles. Des morceaux de masculinités domestiques Ce prologue en forme d’exposition d’objets livre, en un bref instant, une multiplicité de pistes qui ne forment néanmoins qu’un maigre aperçu des matières proposées par la pièce. Domestic flight semble vouloir sans cesse se laisser déborder. Il apparaît donc assez vite que ce tableau ordonné d’objets doit être défait. Pour libérer le plateau, pour que la pièce commence, ce cadre doit être déconstruit. Mathieu Despoisse et Boris Gibé entrent en scène, glissant sur des patins de feutre. Ils viennent faire et défaire, faire en défaisant, déplacer, ordonner, désordonner, permuter, remplacer – autant d’actions qui ne cessent d’inventer, au fil de la pièce, de nouvelles situations, de nouveaux contours. Il devient dès lors ardu de tenter de circonscrire cette œuvre tant elle résiste à la stabilisation. Il faut d’emblée annoncer sa nature foisonnante, sa structure évolutive. Si la vie domestique est au cœur du sujet, la question de la masculinité vient s’y imbriquer étroitement. L’envol intérieur promis par le titre de la création viendra des cinq interprètes masculins et de leur façon de décliner des manières d’être ensemble et de se vivre au quotidien. Interroger la demeure et les gestes de tous les jours conduit à envisager une intimité à soi et à l’autre et des manières de faire – les normes en la matière, la créativité qui peut s’y exercer. On comprend alors comment un ensemble plus vaste de préoccupations peut venir se greffer aux deux thèmes principaux. La représentation de la masculinité dans la vie domestique constitue un questionnement vaste qui donne prise à des explorations de l’identité et de la différenciation, du genre et du sexe, de la sensualité et du désir, de la relation à l’espace public et privé, du jeu et des apparences, du théâtre et de la vie… Christophe Haleb rappelle que dans les années cinquante, le magazine Playboy invitait l’homme à rentrer à la maison, tandis que dans un mouvement inverse, la femme investissait l’espace public (en particulier à travers les médias publicitaires et le cinéma). « Dans les années soixante puis soixante-dix, le mouvement des militances gays et lesbiennes mettait en crise l’espace de la représentation, en proposant un autre modèle de vie. La femme investit les sphères (politiques, professionnelles) habituellement attribuées à l’homme et la minorité homosexuelle s’organisant politiquement affirme sa visibilité. Le Sida des années quatre-vingt conduit à une stigmatisation violente de cette minorité que je reçois de plein fouet. La dernière décennie ramène une forme de respectabilité et d’acceptation sociale et politique. » Partant d’une recherche sur l’espace et les gestes domestiques – briquer, ranger, plier, brosser – le chorégraphe ouvre une réflexion sur les représentations du genre dans la société occidentale. Alors que la « ménagère » ne connaît pas de masculin, il dessine non sans humour, non sans tendresse, les portraits de « ménagères au masculin » qui viennent résonner avec d’autres figures de la masculinité dans la société contemporaine : le juge, le gymnaste, l’homme d’affaire, le chirurgien, l’employé de laverie, le stripteaseur, le coiffeur, le dandy, le présentateur, l’homosexuel, le travesti… Ces figures se mêlent et se distordent au contact les unes des autres, loin de toute caricature, en une sorte de montage baroque où l’excès des images, décapant et joyeux, est soutenu par une énergie débordante. Gérard Mayen en témoigne : « On peut sortir éreinté des pièces de Christophe Haleb. Elles sont politiques, irrévérencieuses. Menées à train d’enfer, avec montée d’énergie palpitante. D’énergie orgasmique. On veut dire : déterminée, tendue, et pourtant divaguant au bord de soi. Concentrée à l’extrême et disponible àl’égarement1 » Métamorphoser « C’est une pièce en morceaux, écrit le chorégraphe, qui cherche à rendre poreuse les frontières entre l’espace public et l’homme privé et inversement2. » Et c’est justement cette notion de porosité et de circulation qui vient donner cohérence à tous ces morceaux, alors même que les pièces du puzzle ne peuvent être raccordées : leur bordure ne se rattache à aucune autre ; cela déborde plutôt, s’enchevêtre ou s’arrache à l’ensemble. Le projet Domestic flight ne cesse de déranger les frontières quelles qu’elles soient : c’est sa philosophie et sa quête, c’est là tout son enjeu. Frontières entre les disciplines, entre les genres (genders), entre les pratiques artistiques, entre les lieux… Si tel est souvent le projet des œuvres artistiques, il ne s’agit pas ici de déconstruire seulement pour dénoncer des logiques communes, ni même de fabriquer des combinaisons improbables, sortes de collages dada non viables hors de la scène de l’art. Domestic flight propose plutôt d’observer diverses façons de se construire et donne à voir des zones troubles mais effectives où l’être se définit à la limite des pratiques normées, pour parfois outrepasser avec excès les catégories instituées. C’est précisément ce lieu du passage qui intéresse le chorégraphe : ce moment où s’opèrent une métamorphose et une sortie des cadres ordinaires, où l’identité vacille, où l’ensemble des éléments d’une situation en paraissent affectés. Le déroulement temporel et spatial de la pièce semble d’ailleurs figurer cette labilité des séparations, leur caractère éphémère et instable. C’est sensible dans la coexistence temporelle de scènes distinctes (une arrière-scène donne souvent à voir une activité sans lien directe avec la scène centrale, plusieurs actions peuvent se superposer pour peu à peu se confondre), dans la profusion d’accessoires hétéroclites ou dans la reconfiguration permanente du plateau par le déplacement des grandes tables structurant le décor : cinq tables identiques changent régulièrement de fonction – table à cuisiner, à masser, à repasser, table de pingpong, paroi d’un habitat moderne, mur de placard, radeau, podium pour un défilé, terrain d’exercice pour le corps, champ pour un duel, tableau pour une conférencière… Le rapport au mobilier, à l’habitat peut laisser place à une simple structure géométrique qui délimite un nouvel espace de jeu. Les « morceaux » de Domestic flight se succèdent ainsi par rupture et changement de décor à vue (la mise en place constituant souvent une séquence à part entière d’activités domestiques : rangement, nettoyage…), mais aussi par tuilage ou déformation progressive de l’action et du plateau. La métamorphose des lieux est à la mesure de celle des interprètes qui, davantage encore, circulent d’un personnage à l’autre et se réinventent constamment au contact des nouvelles situations. C’est un mode de travail : Christophe Haleb s’intéresse à la façon dont l’environnement affecte les actes, dont les lieux imposent des attitudes. En retour, les êtres tentent de réinventer les mouvements qu’un design d’intérieur, une architecture ou un ordre urbain présupposent. 1 Gérard Mayen, « Danses dans le concave », PREF Mag, #19, mars/avril 2007. 2 Dossier Domestic flight. « Coming out of the closet », entonne Miss Gordon alias Arnaud Saury – le placard, garant d’un certain ordre domestique, protège aussi l’ordre moral. Christophe Haleb explore les lieux dans leur structure, leur histoire et leur symbolique. « Comment, demande le chorégraphe, les gens sont-ils construits, conditionnés par l’espace public ? Comment sortir d’une standardisation des corps, de mouvements prédéterminés 3 ? ». La danse propose différentes réponses et les projets in situ menés successivement par la compagnie La Zouze (récemment, Résidence secondaire en 2005 ou Décamper en 2006 4) ont permis de mettre en œuvre des mises en forme de l’espace dans des lieux spécifiques (respectivement la tente puis la vitrine) qui organisent singulièrement la relation à l’autre. Le travail au théâtre garde l’empreinte de ces projets in situ : l’espace cherche d’une part à y apparaître tout aussi changeant et inattendu. Proche d’un être vivant, le plateau anthropomorphe peut comporter des zones comparées par le chorégraphe à « un cœur attirant et repoussant qui pulse à des endroits précis5 ». D’autre part, la pièce parvient à préserver la nature éminemment politique et sociale du propos. Que la compagnie La Zouze agissent dans les quartiers défavorisés, dans les vitrines du Printemps Haussmann ou dans un théâtre, le lieu est toujours questionné dans ses symboles et ses usages : le mode d’adresse au public en révèle le fonctionnement tout en le détournant. Il s’agit toujours d’utopies collectives : promesse d’une communauté à venir, questionnements politiques concernant les pouvoirs de l’architecture sur les corps, rêverie autour de la possibilité de se révéler autrement aux yeux de tous… Les accessoires ont toujours la part belle dans ce jeu avec soi et autrui : c’est à partir d’eux que l’on peut aussi trouver d’autres postures et construire d’autres paysages. Disposés ou manipulés, les objets qui nous entourent n’ont alors plus de finalité unique, leur fonction demeure ouverte : un aspirateur en guise de sèche-cheveux inversé pour une coiffure inédite et des moustaches disciplinées ; son embout sert par ailleurs de brosse à vêtements ; des corbeilles à papier qui roulent au sol pour un numéro de jonglage contemporain ; des foulards en guise d’armes pour un duel en forme de défi amoureux… Les accessoires se succèdent, parsèment le plancher, finissent par s’entasser dans un coin en un amoncellement informe à l’équilibre précaire. L’objet détourné reflète une poésie du quotidien et cette invention possible de soi – retourner les objets comme on contourne les usages. Le vêtement et l’accessoire qui l’accompagne – sac, collier, couvre-chef, chaussures… – constituent le lieu de toutes les attentions : à chaque ménagère son foyer, à chaque demeure le style de sa ménagère. Les figures qui habitent successivement Domestic flight se construisent sur un ensemble de gestes, de postures et de signes. Le costume vient signifier des typologies de caractères. « Quels sont les signes auxquels les gens peuvent se raccrocher pour connaître l’autre : est-ce que tu portes un polo Lacoste ? Est-ce que tu mets ton tshirt dans ton jean ? Es-tu coiffé de dread lockes ou à la gomina ? » (Christophe Le Blay). Mais il s’agit moins de reconstituer des figures reconnaissables que de construire des identités inédites. Là encore, la pièce opère par débordement : les signes se télescopent, les cadres se déforment, autrement dit, les normes cèdent au fil des métamorphoses des interprètes. Domestic flight repose sur une philosophie de l’être comme devenir, de l’identité comme activité continue, répétée, changeante. Une mise en doute des catégories toutes faites oppose aux normes qui régulent nos vies d’autres façons de s’inventer. Le souci du domestique résiste à toute tentative de domestication. Faire trembler les images 3 Dossier pour Evelyne house of shame, création 200708. 4 Pour une analyse de ces pièces, voir les mémoires de Mariana Rocha (masters 1 et 2, département danse de l’université Paris 8 Saint-Denis, 2006-2007). Voir également « Bureaux des latitudes », in Kinem, n° 2, Pantin septembre 2000-janvier 2001. 5 Les témoignages de Christophe Haleb et des interprètes ont été recueillis en novembre 2006 lors de la création de Domestic flight au Festival Instances de Chalon-sur-Saône. « Mon but (…) était d’ouvrir le champ des possibles en matière de genre sans dicter ce qu’il fallait réaliser. Mais à quoi bon, pourrait-on se demander, “ouvrir le champ des possibles” ? Le sens de cette question paraît évident aux personnes qui ont fait l’expérience de vivre comme des êtres socialement “impossibles”, illisibles, irréalisables, irréels et illégitimes, qu’elles ne se la posent même pas6. » Judith Butler. 6 Judith Butler, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, éditions La Découverte, Paris, 2005, trad. Cynthia Kraus (Gender Trouble, Alors que les deux « hommes d’intérieur » débarrassent la scène glissant sur leurs patins, Emelyne alias l’interprète Christophe Le Blay entre en scène. Vêtue-e de noir des pieds à la perruque, Emelyne s’affaire, tendu-e. Elle/Il contrôle, vérifie, supervise l’installation du plateau, agressif-ve mais gêné-e, lorsque déboule Gayle Rubin alias l’interprète Arnaud Saury dont Emelyne est l’assistant-e. Gayle Rubin arrive de Los Angeles, décoiffé-e, son avion a pris du retard, ne prend pas le temps d’enlever son imperméable en plastique blanc à pois noirs, embrasse son assistant-e, étale ses fiches sur la table et commence : « La Hiérarchie sexuelle, un combat pour la redéfinition des frontières. Ou la sexualité expliquée à ma fille ». La pièce s’ouvre donc par l’exposé d’un tableau élaboré dans les années quatre-vingt par la théoricienne activiste Gayle Rubin. D’un côté le « sexe bon » (naturel, sain, procréateur, pratiqué par un couple marié, à la maison), de l’autre le « sexe mauvais » (malsain, contre-nature, celui des travailleurs du sexe, des travestis et des transsexuels, des transgenres, des fétichistes, des SM ou des gérontophiles) : une description exemples cinématographiques à l’appui. D’un côté à l’autre, on déplace un curseur de valeur qui va du mieux au pire. Entre les deux, une zone de contestation réservée aux couples hétérosexuels non mariés, à la masturbation, aux couples homosexuels à partenaires uniques – stables – durables – pacsés et, en bas de la colonne, aux gouines et pédés qui draguent et pratiquent dans les bars – parcs – piscines – sauna ou au rayon musique du monde de la Fnac. Gayle Rubin alias Arnaud Saury, pédagogue hystérique, autoritaire et folle, s’agite devant son grand tableau, avec ses feutres de toutes les couleurs, s’époumone, se perd, retrouve sa concentration, s’épuise. Hilarant-e, elle/il fait exploser lesdites frontières entre les pratiques, entre le sexe et le genre, pour affirmer d’abord le corps, comme construction culturelle et politique continue. Cette introduction est un morceau de bravoure jubilatoire où se révèlent tant la qualité performative des interprètes de Domestic flight que l’invention d’un ton : Christophe Haleb et ses performers parviennent à mêler discours théorique et politique à l’humour, au jeu, sans jamais céder l’avantage à l’un de ces axes. Tout geste, toute action préservent alors cette distance nécessaire au jeu et à la pensée. « On rit, sans jamais rire du sujet. » (Mathieu Despoisse). La conférence annonce une panoplie d’êtres indéfinissables et néanmoins probables, construits à partir de cette dissolution des frontières. L’identité queer ici défendue trouve à surgir à l’intérieur de l’univers de porosité et circulation construit tout au long de la pièce, car la théorie queer est à l’œuvre dans toutes les strates de Domestic flight. Cette Feminism and the Politics of Subversion, Routledge, 1990), p. 26. identité par définition éphémère, labile force à repenser la stabilité, celle du masculin et du féminin. Domestic flight parvient alors à étendre la légitimité à des corps jusque-là considérés comme irréels et inintelligibles. Le travestissement et la transformation sont les moyens de la mise en évidence du statut incertain de l’original : les « trans/formers » – nom que Christophe Haleb donne parfois à ses interprètes performers – font vaciller la notion d’identité en la rattachant à celle d’imitation et non plus d’original. C’est là que les thèmes de la pièce rejoignent des problématiques proprement théâtrales : les métamorphoses incessantes concernent le genre, mais aussi le jeu théâtral, le travail de la multiplicité, du baroque, du théâtre dans le théâtre. Le travesti nous fait comprendre le jeu que nous jouons sans cesse. « L’homme qui surjoue (quelque peu) sa masculinité, ou bien la femme qui en rajoute (à peine) dans la féminité ne révèlent-ils pas, tout autant que la folle la plus extravagante, ou la butch la plus raffinée, le jeu du genre, et le jeu dans le genre7 ? » Et si le drag queen ou le drag king risquent souvent, par trop de caricature, de conforter les normes dominantes du genre plutôt que de les subvertir, Christophe Haleb parvient, d’une façon remarquable, à éviter les inversions carnavalesques qui n’ont jamais bouleversé l’ordre du monde. Il travaille au contraire à des mutations fines et troubles. Christophe Haleb : « Je cherche à réduire la distance entre l’interprète et le personnage, notamment le personnage associé à son enveloppe vestimentaire, à son travestissement. Il faut que la personne devienne la chaussure, l’imperméable, la paire de lunettes… il ne faut plus jouer un rôle mais devenir cette personne. Il faut réduire, troubler la distance entre le jeu et son acteur. C’est là que l’expérience de la vie et du plateau se rencontrent et où le travail d’interprétation est à faire. Il s’agit d’incarner, d’incorporer. Et de ramener de l’ironie, de l’autodérision, de l’exubérance, des irruptions d’hystérie – tout un registre de comportements. Assez vite, j’ai demandé de revisiter la folie et le travestissement associé à la folle délirante. Il y a une culture militante et critique de ce personnage incarné par les grands travestis qui foutent la zizanie dans l’ordre établi, par leur comportement exubérant qui explose comme une bombe dans des espaces où l’on ne s’y attend pas. Cette façon d’être m’a toujours fasciné, même si je me méfie de la fascination. J’ai demandé aux interprètes d’aller vers cela, quitte ensuite à graduer et déconstruire. Mark Tompkins a par exemple une plasticité qui permet la déformation, grâce au relâchement, à l’usure du corps. C’est la grande reine du showbiz contemporain, proche du monstrueux, du sublime, du fabuleux, de l’onirique. C’est du morphing. La polarité de Domestic flight se situe entre l’homme du commun – qu’est-ce qu’être un homme ordinaire ? – et la grande folle. Comment décoller et atterrir ? 7 Ibid., Introduction par Eric Fassin “Trouble-genre”, p. 17. C’est comme dans une relation à l’autre : c’est plus facile d’être dans l’euphorie perpétuelle et dans la liquidité que d’atterrir, d’aggraver la situation, d’assombrir aussi, de revenir dans des limites plus intimes et de creuser à l’intérieur de ça. » Domestic flight échappe ainsi au sérieux. La conférence introductive une fois posée, l’interprétation n’a plus à démontrer ni à se faire explicative. Les métamorphoses se succèdent affirmant une capacité à produire du corps. La Zouze a travaillé à partir de documents nombreux qui accompagnent le processus de création – image publicitaires, essais, films, magazines féminins, livres d’art, photographies… Leur combinatoire inédite permet de quitter la folle marginalisée et finalement domestiquée puisque nommée, pour atteindre des figures bien plus ambiguës. La pièce évite ainsi de réitérer des catégories toutes faites parce qu’elles construisent leur simple inversion, en réaffirmant des dichotomies propres à consolider un système d’exclusion. Au contraire, Domestic flight fait trembler les images. Mathieu Despoisse : « Je m’amuse à travailler sur ces images. Je les ai regardées, vues, mais quand je travaille, je les oublie. On enchaîne dix postures de la masculinité, on fait des montages rapides sans réfléchir où surgissent de postures imprévues, non préparées, peut-être très féminines. C’est un moyen d’entrer dans une matière dansée. Arnaud Saury : « Il y a des endroits de travestissements non aboutis, de travestis pas finis, post- ou pré-opératoires, je ne sais pas ! Mais quelque chose ne tourne pas rond. J’ai l’impression de déconstruire la représentation de la masculinité et de la féminité. Il n’y a plus d’archétypes : je déconstruis des deux côtés. Et ce n’est pas non plus le troisième sexe : je ne sais pas comment le nommer : c’est tellement improbable… comme la structure de la pièce. Par exemple, la façon dont ce placard s’érige et évolue, comment l’on y tient à quatre, comment la construction se transforme avec les accessoires, les objets… On construit un espace qui se déconstruit très vite, c’est un cadre lui aussi improbable. » Christophe Le Blay : « C’est une pièce tout en cuts : j’ai douze changements de costume et c’est difficile de passer d’une chose à l’autre. Mais petit à petit, ça revient à un seul rôle qui endosse plusieurs apparences : je passe de Emelyne, personnage gothique, grinçant, odieux, prétentieux mais soumis, au juge, en passant par la poule, l’esclavagisé, une blonde porno hystérique qui cherche et qui n’y arrive pas… Christophe Haleb m’a aidé à trouver ces personnages en pointant mes focus de corps pour certains solos : il m’orientait vers certains déséquilibres, vers une ivresse, vers des attentions pour des zones du corps. La finalisation dernière de la pièce avec ce juge qui retrouve les chaussettes de la séquence de la laverie et la coiffe d’Emelyne est un cadeau pour moi, car ça donne cohérence à l’ensemble. Je peux relier les différentes facettes que j’ai peu à peu déterminées au fil du processus. On a fait apparaître une organisation entre des mecs, une énergie collective, où tout s’organise puis se défait, conduisant à un nouvel acte domestique. C’est étrange et c’est beau, c’est rassurant aussi. Tu as envie d’aimer avant de spéculer. » Le trouble vient parfois de l’irruption du désir entre deux personnages, de leur rencontre incongrue : Miss Gordon en maîtresse de maison des quatre filles du docteur March, face au compositeur et musicien de la pièce, Alexandre Maillard en perruque blonde, robe de chambre grise et baskets, guitare en main. Boris Gibé, acrobate sur mât, détourne le jeu circassien en numéro sensuel et violent de boîte de nuit, pour rejoindre et perturber Arnaud Saury qui chante alors la sensualité nonchalante des corps d’hommes dans le monde arabe. Mathieu Despoisse, en élève consciencieux illustrant la méthode Hébert par sa gymnastique tranquille et maîtrisée, provoque le malaise de son professeur soudain troublé par la beauté de l’exécution. Un duel se transforme en poursuite amoureuse, en harcèlement, « rien qu’une bise, Jeannot, rien qu’une… ». La pièce traque les fissures de ces figures victorieuses (le juge, le gymnaste…) qui dénoncent sans cesse leurs faiblesses ou laissent échapper ce qu’elles ne contrôlent plus. L’enjeu n’est pas de faire une démonstration martelante de la théorie queer. L’arrière-plan militant irrigue l’ensemble du projet et préfère au repoussoir d’un discours violent ou aride une forme légère, joyeuse. Domestic flight affirme une grande force de vie, au-delà de la gravité des questions soulevées. Arnaud Saury : « Je ne me situe pas ici dans un travail militant, car cela déborde trop, ça ne tient plus. La démesure de la conférence éloigne du militantisme, même si quelque chose existe bien dans cette démesure, quelque chose qui se situerait précisément à l’endroit queer et qui ne s’acharne pas à t’imposer quoique ce soit. Cette pièce naît de la rencontre de nos parcours singuliers, que je ne peux dissocier de la théorie queer ; on a inventé d’autres rapports, décloisonné les genres et les corps. C’est une méthode de travail. Nous ne sommes pas dans une démonstration, mais il y a quelque chose qui se vérifie sur le plateau. » Le processus en travail C’est pourtant dans le combat qu’une partie de l’équipe s’est rencontrée, lors de la lutte des intermittents en 2003. Arnaud Saury se souvient qu’il faisait des photocopies pendant que Christophe Haleb écrivait sur les murs ; la rencontre avec Christophe Le Blay se fait dans ces temps de paroles, de réflexions sur la culture, sur l’art, sur là où chacun en est. Inventer une nouvelle façon de travailler ensemble dans la compagnie La Zouze, c’était « transformer la colère en folie, en fantaisie, en pouvoir de création. Se solidariser, travailler en réseau » (Christophe Le Blay). Christophe Haleb invente alors un processus de travail qui tient de ce contexte particulier et qui s’accorde au sujet qu’il défend. Il suscite une vie de troupe où les frontières entre art et vie, travail et repos tombent. L’observation au quotidien des gestes du monde fonde le travail… un travail qui devient donc une attitude à toute heure du jour et de la nuit. Chacun des gestes observés ou effectués peut devenir matière à une recherche scénique. En reliant ainsi les observations du quotidien aux expériences communes antérieures, Christophe Haleb nourrit et déplace le rapport aux documents premiers soumis aux interprètes et qui constituent le socle de sa recherche. Il permet de dépasser le cliché. Les parcours, les âges différents, les compétences de chacun – il y a deux circassiens, Boris Gibé et Mathieu Despoisse, un comédien, Arnaud Saury, un danseur, Christophe Le Blay, un musicien compositeur, Alexandre Maillard – permettent aussi de diversifier les propositions et les matériaux. Christophe Haleb : « Le travestissement réduit la distance entre l’expérience de la vie et le jeu. J’explore des états d’être du monde réel et des façons de rester en lien avec les autres, de construire une communauté en trouvant une sorte de légèreté et de connivence. C’est un des points de départ de la pièce. Je regarde comment vivent les hommes, dans l’espace public qu’on leur attribue et dans ses zones de retraits, de réflexion et de création. On a beaucoup parlé de ça au début de la création ; on a refait le monde ; on s’est raconté : comment on se sentait dans sa vie, dans sa relation sentimentale, amoureuse, professionnelle, son engagement politique, ses frustrations, ses envies, ses impossibilités, ses handicaps, ses peurs, ses hontes, ses gênes, ses espoirs, ses désespoirs… On a inventé une communauté d’hommes, car on a su partager, au-delà du travail, des moments plus compliqués des uns et des autres. Ce qui est rare, c’est qu’avec cette équipe-là, depuis deux ans, on arrive à entretenir des relations professionnelles et amicales, via internet, via des documents que l’on s’envoie, via des rendez-vous réguliers, des discussions hors des ateliers, sans tomber dans la psychologie de groupe mais en instaurant une sorte d’entretien continu ou discontinu, une écoute. Cela contrebalance les moments d’incertitudes que l’on croise nécessairement dans les processus de création long (depuis octobre 2005 à novembre 2006). C’est une situation très privilégiée, qui induit beaucoup de plaisir à travailler. C’est finalement une des trames de cette pièce. » Aussi, les matériaux produits naissent-il de ce dialogue. Ils évoluent au fil de cette recherche continue, sans cesse re-questionnés. De longs ateliers sur une même consigne forgent un mode de présence en scène, une relation à l’objet ou aux autres interprètes. Le chorégraphe insiste sur le concave dans le corps, ces zones articulaires, zones d’imbrication et de contact. Penser le concave, plutôt que le convexe qui lui fait nécessairement pendant, c’est orienter d’abord vers l’intérieur et l’intime, vers des zones secrètes et cachées à partir desquelles on entre en mouvement. De cette attention naissent les prémisses de danses à venir. Christophe Haleb est attentif à la marche, à la posture, au regard, à la façon dont on le porte, dans un continuum, un balayage ou de manière focale et ciblée. Il a travaillé successivement avec chacun des interprètes avant de les réunir : sur des mises en mouvement, des travestissements et beaucoup de textes : Gayle Rubin, Beatriz Preciado, Théorie queer et psychanalyse de Javier Sáez, le texte du salon des arts ménagers et sa revue Femme d’aujourd’hui, dont le témoignage d’une ménagère modèle de 1935… Il recherche une articulation particulière entre le texte et le mouvement où le texte prend sens et résonance avec une posture, où cette dernière donne sens au texte, où une distance peut s’opérer entre ce qui est dit et ce qui est fait, le texte devenant aussi une matière sonore et rythmique. Ces expérimentations antérieures peuvent être mises de côté un temps, pour finalement être convoquées par le chorégraphe ou ressurgir de manière inattendue pour l’interprète, dans la transition entre deux séquences. « J’ai fait l’inventaire de nos différentes recherches avant d’arriver à Chalons. Tout est présent, c’est incroyable. On n’avait plus parlé d’un travail avec Mathieu, or je le retrouve, un bref instant de quelques secondes, lorsqu’il vient vers moi : tout est dit là-dedans. » (Christophe Le Blay). La « MEC », autrement dit la mise en corps, est elle aussi déjà pensée sur le mode de la rencontre et de l’invention. Arnaud Saury : « Boris et Matthieu ont des exercices liés à leur pratique. Boris précise son échauffement par rapport au mât ou aux tables, Mathieu est plus fainéant. Mais Christophe Le Blay mène assez souvent l’échauffement d’une manière collective. Il parvient à nous conduire en dehors de notre discipline. Moi, depuis Caen, j’alterne avec chacun d’eux. J’accompagne par exemple Christophe Le Blay qui se chauffe beaucoup la clavicule depuis son accident, alors que je n’en ai absolument pas besoin. C’est l’échauffement que je préfère ! Alexandre intègre plus rarement les exercices. Quand c’est moi qui guide la MEC, c’est une master class un peu idiote. La plupart des situations sont nées de ce que Christophe Haleb a vu en débarquant pendant l’échauffement. On part alors de là : d’un massage de pieds, d’un partie de ping-pong, d’un article que l’un de nous est en train de lire… Il brode à partir de cela. » Christophe Le Blay: « Pour moi qui viens d’un parcours académique, c’est très émouvant que la mise en danse vienne d’ailleurs. Il y a une relation à l’émergence du geste qui est assez surprenante. La séquence dite de la poule est née d’un an d’ateliers sur la marche homolatérale et controlatérale avec des patients de l’hôpital psychiatrique du 3 bis F à Aix-en-Provence 8. La salade de fruits découle de mon souhait de cuisiner sur scène – j’avais envie de faire un basilic ou des crêpes – mais aussi d’un atelier sur l’épluchage proposé au moment de Résidence secondaire. On travaille énormément, douze heures par jour, on ne s’arrête jamais. Cela exige de lâcher prise par rapport à notre vie personnelle. Il y a chez Christophe Haleb une membrane très poreuse entre l’intérieur et l’extérieur, un déversement sur l’extérieur. Le travail est empreint de nos habitudes, d’une vie commune qui se crée à travers le temps. Parfois, ça me rend dingue : quand tu es épuisé en fin de journée, en train de ranger, énervé, tu veux finir la journée et soudain Christophe te dit : « Et bien voilà, c’est ça que je veux voir comme état de corps » ! Avoir fait des années de conservatoire pour entendre ça !! Christophe est sensible à des postures de corps qu’il a envie de voir sur scène et qui vont toucher le public. Il veut montrer de quelle histoire nous sommes porteurs, de quelle actualité nous sommes les acteurs. » figées, « postures d’autoritarisme, de paternalisme » (Christophe Haleb). Les performances subversives, écrit Judith Butler, « courent le risque de devenir des clichés usés à force d’être répétées, et chose plus importante encore, répétées dans le cadre d’une économie de marché où la “subversion” a une valeur marchande. Toute tentative de définir le critère définitif de ce qui est subversif est, et devrait être, voué à l’échec9. » Le processus de travail engagé par Christophe Haleb prévient tout risque de fixation. Etre spectateur de Domestic flight est une expérience étonnante dont on ne se lasse pas ; le public devrait pouvoir revoir la pièce, pour entendre l’évolution de la composition musicale, pour profiter de ces inventions instantanées, de ses métamorphoses d’un soir à l’autre. Si l’improvisation est d’abord un outil de composition, la pièce préserve cet esprit d’invention de l’instant, ce goût pour le jeu et la surprise face aux autres . Christophe Haleb : « Le spectateur doit sentir que quelque chose se construit devant lui. Ce qui est en train de se jouer n’est pas du réchauffé. J’aime lorsque les interprètes se surprennent à faire ce qu’ils sont en train de faire. C’est cet état de grâce qui est recherché : cette capacité à se saisir de l’instant, en résonance avec la mémoire de ce qui s’est inscrit dans les couches du corps, cette possibilité d’une fulgurance à l’intérieur d’une mémoire spatiale et relationnelle. C’est ainsi que Miss Gordon s’est rendu compte qu’elle était en train de se faire avoir par les trois cruches derrière elle dans le placard : Arnaud s’en est saisi et des synapses de possibilités se sont ouvertes en lui. Julie Perrin – mai 2007 Julie Perrin est chercheuse au département danse de l’université Paris 8 Saint-Denis et auteur d’un doctorat d’esthétique et études chorégraphiques. Elle est enseignante et conférencière pour des structures culturelles ou pédagogiques. Elle a publié Projet de la matière – Odile Duboc : Mémoire(s) d’une œuvre chorégraphique, Centre national de la danse / Presses du Réel, 2007, et différents articles dans les revues Etudes théâtrales, Funambule, Repères, Théâtre/Public, Vertigo. La pièce semble ne jamais vouloir se fixer, faisant de l’improvisation, de la déclinaison ou variation son mode d’existence. Il n’y a alors rien d’étonnant à ce que Christophe Haleb modifie la composition de la pièce à quelques jours de la première et choisisse de faire glisser la conférence de Gayle Rubin de la fin vers le début du spectacle. Tous acceptent ces remaniements fragilisants de dernière minute, tant ils constituent le mode de travail de la compagnie. La Zouze préfère l’incertitude, le déséquilibre plutôt que les postures Crédit photo : Cyrille Weiner 8 La compagnie La Zouze est en résidence au 3bis F lieu d’arts contemporains de 2004 à 2006. 9 Ibid., p. 45.