Les politiques de clémence en Europe
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Les politiques de clémence en Europe
Tendances Les politiques de clémence en Europe UN REGARD FRANÇAIS : DE LA LOI NRE AU PROGRAMME DE CLÉMENCE Christophe LEMAIRE* Docteur en droit Chargé des affaires européennes Conseil de la concurrence Inventés il y a peu, à l'origine décriés, les programmes de clémence se sont rapidement révélés un outil très efficace de détection des ententes. Des responsables d'autorités, des praticiens et des universitaires expriment leur point de vue sur ce nouvel instrument, Alors que les programmes de clémence – procédures permettant de détecter et de faire cesser les ententes injustifiables – existent aux États-Unis depuis 1978 et en droit communautaire depuis 1996, il a fallu attendre le début des années 2000 pour qu’ils se développent au niveau des États membres de l’Union européenne. En France, ces procédures sont apparues en mai 2001 avec la loi sur les nouvelles régulations économiques (dite “NRE”), soit environ un an après nos partenaires britanniques et allemands. Toutefois, la particularité du programme français tient au fait qu’il trouve son origine dans des dispositions législatives, alors qu’ailleurs l’introduction de la clémence résulte de l’adoption par les autorités de lignes directrices ou de communications. La loi a donc fixé en France le cadre général. Il revenait au Conseil de la concurrence d’en préciser le contenu. Par ailleurs, pour diverses raisons, notamment culturelles, l’idée même d’introduire un mécanisme de clémence en droit français a fait l’objet dès l’origine de vives critiques d’une partie de la doctrine et des professionnels. Pour autant, quelle que soit l’idée que l’on se fait de ces dispositifs, force est de constater qu’ils ont montré au niveau international leur intérêt dans la détection des cartels. Il appartenait donc au Conseil, par sa pratique décisionnelle, de convaincre de l’utilité de la clémence. À la lumière de ces éléments, on comprend que les défis à relever en France par le Conseil étaient peut-être plus importants qu’ailleurs. Et pourtant, par une démarche pragmatique et constructive, le Conseil a progressivement élaboré sa politique de clémence. que le fonctionnement des autorités en réseau a placé au cœur de l'actualité, et envisagent les évolutions possibles. La maturation du programme de clémence français Ce que l’on a coutume de nommer “programme” de clémence en France était constitué à l’origine de brèves dispositions insérées dans le code de commerce (art. L. 464-2, IV) et le décret du 30 avril 2002 (art. 44). Ces dispositions n’ont ni détaillé les conditions de la clémence ni définit avec précision les modalités de leur mise en œuvre par le Conseil. Depuis, les présidents successifs du Conseil ont clarifié ces questions en indiquant dans plusieurs discours les conditions auxquelles était subordonné le bénéfice de la clémence et en faisant savoir que le Conseil s’inspirerait du dispositif communautaire. Ils ont aussi publiquement montré l’intérêt que le Conseil portait à cette procédure et l’attention dont elle faisait l’objet. * Les opinions exprimées dans cet article sont strictement personnelles et n’engagent nullement le Conseil de la concurrence Ces déclarations n’ont bien entendu pas épuisé le sujet. Il faut maintenant attendre les décisions finales – dont la première ne devrait plus tarder – pour apporter une nouvelle pierre au dispositif. Comparée à la pratique de bon nombre d’autorités de concurrence Concurrences N°3 - 2005 l Tendances l Les politiques de clémence en Europe 19 étrangères, cette approche peut surprendre. Pour autant, en France, elle n’a rien d’atypique. D’autres mécanismes ont suivi ou suivent le même chemin, et l’on pense notamment aux procédures de non-contestation des griefs ou d’engagements, qui font l’objet d’une première expérimentation avant que le Conseil ne rende compte publiquement de sa pratique décisionnelle et en tire les conséquences, notamment en la “codifiant”. Dans ce cadre, pour apprécier le premier bilan du programme français, deux périodes peuvent être distinguées. Tout d’abord, entre l’entrée en vigueur du programme français et le 1er mai 2004, date d’entrée en vigueur du règlement CE n° 1/2003, le Conseil a reçu trois demandes de clémence. Si deux demandes l’ont conduit à accorder le bénéfice d’une immunité conditionnelle et à se saisir d’office des affaires en cause, une troisième fut rejetée car elle ne remplissait pas les conditions requises. À cette première phase a succédé une seconde plus dynamique. En effet, depuis le 1er mai 2004, le Conseil a reçu sept demandes de clémence dans cinq affaires et a rendu huit avis. Le plus grand nombre de demandes et d’avis que d’affaires s’explique pour au moins deux raisons. D’une part, le Conseil a reçu plusieurs demandes dans les mêmes affaires, soit qu’un même demandeur a dénoncé successivement plusieurs ententes, soit que plusieurs entreprises ont sollicité le bénéfice de la clémence dans une même affaire. D’autre part, le Conseil a aussi été amené à préciser les conditions d’un premier avis par un second. Ce récent regain d’intérêt s’explique en particulier par l’entrée en vigueur du règlement n° 1/2003 et par le nouveau comportement des entreprises consistant à effectuer des demandes de clémence auprès de toutes les autorités susceptibles d’être bien placées pour traiter le cas au sein du réseau. On observe d’ailleurs que depuis le 1er mai 2004 toutes les demandes reçues par le Conseil ont fait l’objet d’une demande parallèle à la Commission, voire aussi auprès d’autres autorités nationales. Le Conseil a dû ensuite apprécier, avec les autres membres du réseau concernés, s’il était l’autorité bien placée, ou au moins l’une d’elles, pour traiter l’affaire, ce qui fut le cas à plusieurs reprises. D’aucuns pourront considérer que le nombre de demandes demeure relativement modeste. Cela n’a en fait rien d’anormal si l’on veut bien se souvenir des vives oppositions manifestées à l’origine et se reporter aux expériences étrangères, notamment américaines et communautaires, qui ont toutes débuté par une phase de tâtonnement. On notera aussi que la plupart des demandes proviennent de sociétés étrangères. Ceci montre que, même si la clémence n’est pas encore ancrée dans la culture des opérateurs nationaux, ils n’échapperont à ses effets. Cette phase de maturation a permis au Conseil de se forger une première expérience et de façonner progressivement sa politique de clémence. Pour ce faire, il a adopté une approche résolument pragmatique et constructive. Une approche pragmatique et constructive Deux éléments au moins caractérisent la méthode suivie par le Conseil. D’une part, le Conseil fait preuve d’une grande capacité d’adaptation dans l’instruction des demandes qui lui sont soumises pour surmonter les obstacles éventuels. D’autre part, il a adopté une attitude dynamique et volontaire en se mettant à l’écoute des entreprises et de leurs conseils pour recenser les difficultés – réelles ou au moins ressenties comme telles – qui étaient encore susceptibles d’entraver la réussite de son programme. Dans ce cadre, le Conseil examine avec attention la pratique d’autres autorités pour nourrir sa réflexion et élaborer des solutions conformes au système juridique français. Cette méthode a rapidement permis d’apporter un ensemble de réponses aux problématiques identifiées. D’abord, l’on s’est parfois interrogé sur la transparence du programme français. S’il est possible qu’en l’absence de lignes directrices les conditions de la clémence soient encore mal connues, elles sont pourtant maintenant clairement établies. En effet, pour solliciter la clémence, le demandeur doit apporter des informations contribuant à établir la réalité d’une pratique prohibée et en identifier les auteurs, dont le Conseil ou l’administration ne disposaient pas antérieurement. Pour bénéficier de la clémence en fin de procédure, le demandeur doit avoir respecté les conditions fixées dans l’avis de clémence, à savoir : avoir coopéré de manière totale et permanente (en apportant tous les éléments de preuve en sa possession) ; avoir mis fin à sa participation aux activités illégales présumées, en principe au plus tard à compter de la notification de l’avis du Conseil ; ne pas avoir contraint d’autres entreprises à participer aux infractions ; et ne pas avoir informé de sa démarche les entreprises susceptibles d’être mises en cause dans le cadre des pratiques dénoncées. Comme il l’avait annoncé, le Conseil s’est inspiré du dispositif communautaire, tout en restant libre de définir sa politique. La pratique en fournit deux exemples. D’une part, si des circonstances particulières l’exigent, le Conseil a déjà accepté d’aménager les conditions de cessation de la participation à l’infraction du demandeur. D’autre part, compte tenu des termes de la loi, le Conseil a pu accorder le bénéfice conditionnel de la clémence alors même que les caractéristiques de l’entente dénoncée n’entraient peut-être pas dans le champ du programme communautaire. Ensuite, la nécessité d’une meilleure prévisibilité ou sécurité juridique a parfois été mise en avant. Il est vrai que la loi laisse une certaine discrétion au Conseil. Mais cette apparente incertitude ne doit pas inquiéter les demandeurs. En effet, comme le président du Conseil l’a affirmé publiquement, les conditions sont stabilisées et l’immunité totale sera automatiquement attribuée au premier demandeur si elles sont respectées. De plus, les entreprises sont informées dès l’avis de clémence du niveau de réduction qui leur sera appliqué lorsqu’elles ne sont pas demandeurs de premier rang. On notera aussi que le rapporteur général a toujours réservé un accueil favorable aux approches informelles dont il peut faire l’objet. Concurrences N°3 - 2005 l Tendances l Les politiques de clémence en Europe 20 Par ailleurs, plusieurs points de procédure ont suscité des interrogations. En premier lieu, certains ont considéré que l’existence de deux guichets, le rapporteur général du Conseil et le directeur général de la DGCCRF, pour enregistrer les demandes de clémence pouvait poser problème, notamment dans l’hypothèse d’une demande simultanée de deux entreprises auprès des deux autorités. Même si cette hypothèse paraît assez théorique, les autorités françaises ont cherché à écarter ces risques en enregistrant non seulement la date mais aussi l’heure de la demande et en s’informant réciproquement dans les plus brefs délais. En deuxième lieu, c’est la lourdeur de la procédure d’avis qui a été dénoncée. Toutefois, pour que la clémence fonctionne, compte tenu des règles applicables au Conseil, il était nécessaire que le collège soit engagé. De plus, en pratique, le Conseil a montré qu’il était capable de traiter intégralement une demande bien préparée en seulement quelques jours. Le délai n’est donc pas un argument sérieux pour expliquer certaines réticences. En troisième lieu, les demandeurs ont exprimé leur souci de préserver la confidentialité de leur démarche et des informations transmises, compte tenu en particulier de l’importance des actions civiles aux États-Unis et de l’impact des procédures de discovery dans ce cadre. Pour y répondre, le Conseil a observé une stricte politique de confidentialité en acceptant, d’une part, de préserver pendant la phase d’enquête l’identité du demandeur et, d’autre part, de recevoir des demandes orales et d’aménager sa procédure pour garantir la protection des déclarations reçues. Enfin, une dernière inquiétude résulte de l’existence en droit français de sanctions pénales pour les personnes physiques. Bien qu’il n’existe pas de mécanisme de clémence pour ces dernières, en pratique cette inquiétude doit être relativisée. En effet, non seulement la mise en œuvre de l’article L. 420-6 du code de commerce constitue un fait exceptionnel dans le cadre d’une procédure ordinaire, mais en plus on imagine mal le Conseil transmettre au parquet un dossier dans lequel le bénéficiaire de la clémence serait susceptible de relever aussi de ces dispositions pénales. L’expérience acquise et l’approche suivie ont permis d’établir un cadre clair et pérenne. Le Conseil peut donc aborder l’avenir avec confiance et élargir ses perspectives. L’avenir de la politique de clémence en France Si l’on se tourne vers l’avenir, trois voies au moins se dessinent. Tout d’abord, le Conseil maintiendra son approche réaliste et dynamique. Il est vrai que pour le moment les progrès accomplis sont surtout connus des entreprises ayant fait usage de cette procédure. Toutefois, la transparence et la prévisibilité du programme de clémence français devraient être renforcées par l’adoption progressive des décisions en la matière. De plus, sans attendre qu’une jurisprudence exhaustive soit disponible, une étude thématique faisant la synthèse de l’expérience acquise, à paraître dans le prochain rapport du Conseil, est en préparation. Ensuite, l’expérience acquise a mis en évidence la nécessité d’un renouvellement de la réflexion sur les sanctions. En effet, si, en théorie, le cumul de sanctions administratives pour les entreprises et pénales pour les individus devrait constituer un ensemble dissuasif, force est de constater que le système actuel peut être amélioré. Non seulement les sanctions pénales ne sont pas vraiment dissuasives, tant elles sont exceptionnelles, mais en plus, en l’absence de mécanisme d’exonération, elles ne favorisent pas les demandes de clémence. Un choix devra donc être opéré. Soit on maintient les sanctions pénales, et alors il faut non seulement revoir la politique pénale appliquée jusque-là, mais aussi trouver les moyens de l’articuler avec le programme de clémence en élargissant la protection offerte au bénéficiaire d’une immunité à toutes les sanctions. Soit on les supprime, et c’est une nouvelle réflexion sur les sanctions qu’il faut mener. Dans ce cadre, si l’on juge l’existence de sanctions contre les personnes physiques efficace, toutes les voies doivent être explorées, y compris celle donnant au Conseil, à l’instar de l’Autorité des marchés financiers en France ou d’autres autorités de concurrence à l’étranger, la possibilité d’imposer des sanctions à ces personnes. Enfin, les réflexions menées au niveau national devront tenir compte des évolutions communautaires. On pense notamment au débat en cours sur les actions privées, dont l’incidence sur la clémence peut être significative. Mais c’est surtout l’entrée en vigueur du règlement n° 1/2003 et la constitution du réseau européen de concurrence qui ont fait apparaître de nouvelles questions. On se bornera à mentionner les plus importantes. Celles-ci tiennent, en substance, au fait que toutes les autorités de concurrence ne disposent pas de programme de clémence, à la nécessité pour le demandeur de procéder à de multiples demandes (compte tenu notamment du fait que les mécanismes d’allocation des cas au sein du réseau ne sont en rien impératifs et que la pratique a montré que la Commission n’entendait pas traiter systématiquement les affaires qui ont des effets dans au moins trois États membres), à la divergence des programmes de clémence, à la crainte que les contacts et les échanges d’informations entre les membres du réseau n’affectent la situation du demandeur et, enfin, à la nécessité d’articuler ces procédures de clémence avec d’éventuelles sanctions civiles ou pénales en Europe ou dans des États tiers. Afin de répondre à ces questions, un groupe de travail, auquel le Conseil participe activement, a été constitué au sein du réseau. Dans le même temps, la Commission a lancé il y a quelques mois l’idée d’un “one-stop-shop”, expression largement reprise par les commentateurs et les praticiens depuis. Pour autant, ce vocable peut recouvrir une variété d’hypothèses et, en tout cas, il ne peut seulement viser un guichet unique centralisé au niveau communautaire. Il serait en effet pour le moins paradoxal que, dans le mouvement de décentralisation actuel, une recentralisation systématique du traitement des demandes de clémence soit opérée. Il est certainement nécessaire d’avancer vers un rapprochement des programmes de clémence en Europe et de mettre en place les moyens d’alléger la charge représentée par les demandes multiples induites par le système actuel. Le président du Conseil s’est d’ailleurs publiquement prononcé en ce sens. Concurrences N°3 - 2005 l Tendances l Les politiques de clémence en Europe 21 Pour autant aucune solution n’a été pour le moment arrêtée. Des réflexions sont en cours pour établir le relevé exact des difficultés à traiter et analyser de manière approfondie les solutions envisageables, deux exercices préalables à toute évolution. Dans ce cadre, de multiples propositions doivent être discutées, qu’il s’agisse de solutions de court terme, fondées par exemple sur la coopération entre autorités – qui pourrait permettre de lever certains des obstacles identifiés –, ou de solutions de plus long terme comme, entre autres, l’adoption de lignes directrices communes, permettant une harmonisation souple, la mise en place d’un mécanisme de reconnaissance mutuelle des décisions de clémence ou d’un “marqueur” communautaire, voire encore d’une harmonisation totale par l’adoption d’un acte communautaire. On l’aura compris, la clémence est au cœur de l’actualité, tant nationale que communautaire, et la tendance pourrait bien se confirmer dans les mois qui viennent… En effet, avec la publication des premières décisions de fond du Conseil et l’avancée – voire l’aboutissement ? – des réflexions menées au sein du réseau, l’année 2006 marquera à n’en pas douter une nouvelle étape enrichissant encore le programme de I clémence français ! Cet article est extrait du cahier “Tendances” paru dans Concurrences N°3-2005, avec les contributions de : 12 QUELLES ÉVOLUTIONS POUR LA CLÉMENCE DANS L’UNION EUROPÉENNE ? Catherine PRIETO Professeure à l’Université Paul Cézanne - Aix-Marseille Jean-Christophe RODA ATER Université Paul Cézanne - Aix-Marseille 16 LES PROGRAMMES DE CLÉMENCE AU REGARD DU RÉSEAU COMMUNAUTAIRE Céline GAUER Direction générale de la concurrence Commission européenne 22 LES PROGRAMMES DE CLÉMENCE AU ROYAUME-UNI Marie-Barbe GIRARD Principal Case Officer Office of Fair Trading 25 PLAIDOYER POUR UNE RÉFLEXION SUR L’ARTICULATION ENTRE LES PROGRAMMES DE CLÉMENCE ET LES ACTIONS PRIVÉES Laurence IDOT Professeur à l’Université Paris I – Panthéon-Sorbonne Concurrences N°3 - 2005 l Tendances l Les politiques de clémence en Europe 22