1 ère journée d`étude africaine en comptabilité et contrôle

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1 ère journée d`étude africaine en comptabilité et contrôle
1 ère journée d’étude africaine en comptabilité et contrôle
1ère Journée d’Etude Africaine en Comptabilité et Contrôle (JEACC)
Jeudi 15 décembre 2016
Ecole Supérieure Polytechnique (ESP) de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD)
Les normes comptables internationales : facteur de
développement économique, effet de mode, ou « cheval de
Troie » ? Application aux pays de l’Ohada
Geneviève Causse, Professeur émérite de l’Université Paris-Est et de l’ESCP Europe
Eustache Ebondo Wa Mandzila, Professeur associé de Kedge Business School
Résumé
Abstract
Un projet de « relecture » du système comptable de
A draft « proofreading » of the OHADA accounting
l’OHADA - le Syscohada - est à l’ordre du jour. Les
system- the SYSCOHADA- is on the agenda.
normes comptables, dites internationales, tendant à
Accounting standards, called international, tending to
s’imposer, les pays se trouvent face à l’alternative : par
impose, countries are faced with the alternative : a
effet de mode, ou cédant aux pressions des bailleurs de
fad, or vielding to pressure from international donors,
fonds internationaux, adopter ces normes (choix du
to adopt these standards (choice of full-IFRS), or
full-IFRS), ou tenir compte des besoins des utilisateurs
et mettre en place un système adapté au contexte.
consider the needs of users and establish a system
adapted to the context.
Le problème se pose avec acuité dans la plupart des
The problem is acute in most countries, particularly in
developing countries which user needs are specific.
pays, particulièrement dans les pays en développement
dont les besoins des utilisateurs sont spécifiques.
Mots clés
Keywords
Système comptable – Développement – Normalisation
comptable – Universalisme et contingence.
Accounting system - Development - Accounting
Standards - Universalism and contingency.
Le Syscohada (Système comptable de l’Organisation pour l'Harmonisation en Afrique du
Droit des Affaires) est applicable depuis 2001, mais il est le fruit de travaux bien antérieurs
puisque le Syscoa, dont il émane, était applicable depuis 1998. C’est un système qui, en son
temps, a satisfait les besoins des entreprises. Depuis, des changements importants sont
intervenus, des besoins nouveaux se font sentir et surtout on est passé de l'ère de
l'harmonisation à celle de la normalisation internationale. A l’origine, le Comité international
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de normalisation de la comptabilité (International Accounting Standards Committee, IASC),
organisme privé1, travaillait à l’harmonisation des réglementations et procédures, et en
particulier à l’élaboration de normes de présentation des états financiers.
Au fil des années, étape par étape, sous l’impulsion essentiellement des organismes de
régulation des marchés financiers2, un mouvement s’est produit à l’échelle mondiale
favorable à l’adoption des normes internationales ou à un rapprochement vers ces normes.
L’organisme normalisateur est devenu le Conseil international de normalisation comptable
(International Accounting Standard Board, IASB) qui s’est donné pour mission de préparer et
publier ce qui est désormais qualifié de Normes internationales d’information financière
(International Financial Reporting Standards, IFRS)3.
A côté des normes destinées aux grands groupes (Normes entières, ou Full IFRS), d’autres
sont élaborées à l’intention des PME (IFRS for Small and Medium-Sized Entities). « Les pays
membres de l’Ohada ne sont évidemment pas restés indifférents à cette « lame de fond ». Des
voix s’y sont fait entendre pour demander que les comptes consolidés y soient présentés
conformément aux normes internationales, mais également que le système africain dans son
ensemble « converge » vers elles, voire qu’elles lui soient substituées » (Causse et al., 2011,
130).
Face à la nécessité de faire évoluer le Syscohada se pose la question de la pertinence de son
rapprochement avec les normes IFRS, voire de leur adoption. N’y a-t-il pas un risque à
transposer hâtivement des pratiques élaborées dans un environnement économique, juridique
et financier différent ? Par ailleurs, la mondialisation ne conduit-elle pas logiquement à faire fi
des particularités afin de mieux se placer sur l’échiquier mondial ? Peut-on se soustraire au
respect de normes qualifiées d’internationales ? Ce sont les questions auxquelles nous
tenterons de répondre dans ce document, fruit d’un travail de réflexion.
L’examen de la situation comptable dans les pays de la zone Ohada (§ 1), puis l’analyse du
concept de norme et du processus de normalisation (§ 2), nous conduiront à tenter de répondre
à la question : universalisme ou contingence de la comptabilité ? (§ 3).
1. L’univers comptable dans les pays de la zone Ohada
La comptabilité est une technique qui remonte à l’origine des temps. Si au départ elle avait
pour principal objet de mémoriser les données quantitatives relatives aux transactions entre
les agents économiques, avec le développement du capitalisme est apparue la nécessité pour
les managers de rendre des comptes aux propriétaires du capital et, de leur côté, ces derniers
entendaient bien disposer des informations utiles à la prise de décision et procéder au partage
1
créé en 1973 par les organisations professionnelles de neuf pays.
L’International Organization of Securities Commissions (IOSCO), par exemple.
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Dans la suite du texte nous utiliserons indifféremment les termes « normes internationales » et « IFRS ».
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du résultat. L’Etat était également partie prenante dans ce partage, d’où très vite est apparue la
nécessité de normaliser la comptabilité qui est l’instrument privilégié d’accompagnement de
tout système économique. Inhérente au capitalisme, elle a été revendiquée comme essentielle
pour le développement du communisme. Chaque courant économique, voire chaque
idéologie, tente de s’attribuer le monopole de la comptabilité et de la façonner en fonction de
la finalité recherchée et du contexte. « La comptabilité n’est pas seulement un outil… elle est
un phénomène social » (Capron, 1993, 9). Qu’en est-il dans les pays de la zone Ohada ?
1.1 La normalisation comptable dans les pays de la zone Ohada4
Durant la période postérieure aux indépendances les pays d’Afrique francophone ont continué
à appliquer les normes et pratiques du colonisateur. La poursuite de leurs relations avec la
France a eu pour conséquence une perpétuation des modes de fonctionnement des entreprises
dans le domaine de la comptabilité. Les jeunes Etats avaient d’autres préoccupations que
l’élaboration d’une réglementation comptable. Outre la langue commune, d’autres
considérations étaient favorables à son maintien : l’environnement institutionnel, juridique,
fiscal, éducatif, étaient restés les mêmes et les pays appartenaient à la même zone monétaire.
Puis les pays ont entamé leur processus de normalisation, parfois dans une optique régionale,
il en a été ainsi pour les pays de l’Ocam (Organisation de la communauté des pays africains
malgaches et mauriciens)5. Le plan Ocam, mis en place en 1970, n’était qu’un cadre servant
de base à l’élaboration des plans nationaux. Très vite on a, de ce fait, assisté à des divergences
entre les pays. A cela s’ajoutait la difficulté de mettre en œuvre ce plan, théoriquement
parfait, mais inapplicable dans toutes ses dimensions (micro et macro-économiques) dans le
contexte africain de l’époque.
La période post-Ocam se caractérise par la volonté d’élaborer une normalisation africaine 6.
C’est le Syscoa, élaboré dans le cadre de l’UEMOA, qui a remplacé le plan OCAM en 1998.
Il a été élaboré par des experts de chaque pays de l’Union auxquels se sont joints des experts
français. Il est devenu le Syscohada en 2001 lors de la création de l’Ohada. Le Syscohada
Les idées développées dans ce paragraphe s’inspirent largement de Causse et Ebondo, 2015.
Cette organisation créée en 1966 à Madagascar par 14 Etats francophones d’Afrique noire avait pour objectif
de mener à bien certains projets de développement avec l’aide de la France.
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Il est intéressant, à cet égard de rappeler l’épisode SCAR (Système comptable africain de référence) qui est tout
à fait significatif de la volonté de certains africains de prendre en main leur destin. Les initiateurs de ce système,
qui faisaient preuve d’un engagement politique certain, avaient bien une volonté de rupture avec la normalisation
française, et se situaient dans la lignée des panafricanistes de l’époque. Le SCAR était présenté comme un
« important outil d’organisation, de direction et de contrôle de l’économie africaine » (Kinzonzi, Rapport
intérimaire du Secrétaire général du CAC, 4ème trimestre 1985). Le Conseil Africain de Comptabilité (CAC) a été
reconnu par l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA), ancêtre de l’Union Africaine (UA), comme étant chargé
de la normalisation comptable en Afrique. Mais ce projet SCAR n’a pas abouti, car le CAC qui l’a initié n’était
pas représentatif de toutes les instances comptables africaines et de tous les courants de pensée.
Pour plus de détail sur ce point voir Causse, 1999, p. 218 et Revue Française de Comptabilité n° 170, juillet-août
1988.
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« porte la marque d’un souci d’ouverture au monde et se révèle techniquement novateur »
(Causse et al., 2011, p. 130). On peut considérer que ce système a répondu aux attentes et
satisfait les besoins des entreprises (Baïdari, 2005 ; Bigou-Laré, 2004). Mais, outre les besoins
apparus depuis sa création (référentiels sectoriels, …), les IFRS sont apparus. « Des
dispositions sont actuellement prises au niveau de l’Ohada … pour procéder à la relecture de
l’acte uniforme sur l’organisation et l’harmonisation des comptabilités des entreprises »
(Migan, 2014, 160).
1.2.Importance de la comptabilité pour le développement économique et social d’un
pays
Le développement économique et social d’un pays est défini par rapport aux besoins
fondamentaux de l’homme et par les caractéristiques des structures socio-économiques. Ces
dernières font état de différents déséquilibres : entre le secteur agricole et le secteur industriel,
entre les régions, également un déséquilibre dans la balance commerciale, ainsi que dans le
budget de l’Etat. Ces déséquilibres sont la cause de marchés inarticulés, de l’existence
d’enclaves à technicités très différentes qui se juxtaposent. Les éléments de déséquilibre sont
autant de variables clés sur lesquelles les pays tentent d’agir. Pour cela il est nécessaire
d’élaborer des indicateurs économiques et sociaux permettant de mesurer et d’analyser les
phénomènes afin d’en rechercher les causes.
C’est la comptabilité, celle des entreprises, celle de la Nation, qui fournit les informations
utiles à la décision tant au niveau microéconomique que macroéconomique. La comptabilité
des entreprises répond aux besoins des entreprises et alimente les bases de données
nécessaires aux planificateurs.
Mais, outre son apport dans le calcul des grandeurs économiques, la comptabilité joue un rôle
important dans d’autres domaines en faveur du développement économique et social des pays.
Tout d’abord, elle peut améliorer le fonctionnement du système fiscal. C’est un objectif
important dans la mesure où la sortie du sous-développement sera assurée lorsque les pays ne
devront plus compter uniquement, ou essentiellement, sur les ressources extérieures.
Elle est de nature à attirer les investisseurs grâce à la transparence des comptes. Un système
comptable de qualité est nécessaire pour attirer les capitaux extérieurs en provenance des
banques, des organismes internationaux ou des investisseurs privés.
Dans le même ordre d’idée, elle permet l’évaluation rationnelle des projets de développement.
Des compétences particulières sont alors exigées des professionnels de la comptabilité qui
doivent recourir à des techniques spécifiques, comme l’analyse coûts/avantages ou
l’évaluation de l’impact social d’un projet.
Elle favorise l’intégration régionale. Ainsi le Syscoa, entré en vigueur en 1998 dans la zone
UEMOA, en uniformisant le droit et les pratiques comptables, a permis les opérations de
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regroupement, a favorisé les échanges commerciaux, et la création d’une bourse régionale des
valeurs.
Enfin, elle responsabilise les dirigeants en permettant la reddition des comptes. Elle instaure
chez chaque responsable une discipline, celle du « rendre compte » de la gestion des fonds qui
lui ont été confiés.
Naturellement la comptabilité ne peut remplir effectivement toutes les missions assignées que
si elle pertinente, respectée et contrôlée.
1.3. Le Syscohada à l’heure des choix7
Comme il a été indiqué plus haut une « relecture de l’Acte uniforme sur l’organisation et
l’harmonisation des comptabilités des entreprises » est envisagée au sein de l’Ohada. Outre
les besoins apparus depuis sa création, le vent nouveau des IFRS a soufflé.
Relevons les divergences essentielles qui peuvent être considérées comme autant d’obstacles
à l’application des normes internationales.
Tout d’abord, les normes IFRS sont des normes financières (et non des normes comptables)
élaborées pour des acteurs financiers, or « La comptabilité est un système social d’information
en ce sens qu’elle participe à la régulation de l’entreprise avec son environnement
économique et social »8 (Colasse, 2007). Pour les normalisateurs l’objectif est
d’homogénéiser les informations destinées aux investisseurs financiers. Certes les marchés
financiers peuvent participer au développement, ou plutôt accompagner le développement,
mais de quel développement s’agit-il ? Faciliter les transactions financières ne garantit pas le
développement économique et social d’un pays.
La normalisation internationale est du ressort de l’initiative privée. Or, dans les pays qui
assignent à la comptabilité l’objectif de satisfaire de nombreux utilisateurs, ce qui est le cas
dans les pays de la zone Ohada, il revient à l’Etat d’avoir un rôle actif dans l’élaboration des
normes.
Dans le contexte des pays à « orientation fiscale »9, la comptabilité sert à calculer l'impôt.
Lorsque les divergences entre comptabilité et fiscalité sont peu nombreuses, on peut effectuer
des « retraitements » permettant de passer du résultat comptable au résultat fiscal. Mais, si on
adopte les normes internationales, ces procédés ne sont plus envisageables, tant les
Les idées développées dans ce paragraphe s’inspirent largement de Causse et al. (2011).
Pour expliquer cette fonction de régulation, l’auteur recourt à plusieurs théories : la théorie de l’agence, la
théorie des parties prenantes et la théorie de la légitimité.
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Nous faisons référence aux deux modèles dominants, le modèle anglo-saxon (ou modèle à orientation marchés
de capitaux) et le modèle européen continental (ou modèle à orientation fiscale), les autres modèles comme le
modèle chinois ou russe, étant proches du modèle européen.
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divergences sont nombreuses. En conséquence, du fait de la déconnexion, va-t-on s'acheminer
vers la tenue d’une double comptabilité, comme c'est le cas dans les pays anglo-saxons ? De
plus la déconnexion risque de priver les pays de la possibilité de mettre en œuvre des
stratégies fiscales propres (d'attraction des investisseurs, d'aménagement du territoire, ou de
rééquilibrage de leurs économies), une telle harmonisation les exposerait au risque de
renforcer leur dépendance vis-à-vis de l’extérieur.
Une autre difficulté de l’application des normes est la prise en compte du concept de « juste
valeur » (fair value) qui s’oppose au principe de l’évaluation au coût historique. Ce dernier est
un principe simple, objectif et prudent. En effet, un bien est enregistré à son coût d'achat, ou à
son coût de production, les pertes de valeur, éventuellement constatées par la suite, étant
prises en compte sous forme de provisions, en vertu du principe de prudence. La « juste
valeur » (fair value), à défaut de la « valeur de marché », se calcule selon des méthodes qui ne
sont ni évidentes, ni simples, et sont donc coûteuses. Cette notion est cohérente avec la
finalité assignée à la comptabilité, de nature désormais économique et non plus juridique,
mais elle ouvre la porte à des évaluations difficiles et subjectives.
L’application du principe de « juste valeur » entraîne la primauté du bilan sur le compte de
résultat. L’augmentation de la richesse de l'entreprise peut être due aussi bien à une plus-value
(réelle ou potentielle) de ses éléments d'actif qu'à son activité. Le bilan est donc désormais le
document permettant de constater la variation de richesse de l'entreprise, quelle que soit
l'origine de cette variation. Les charges et les produits de l'entreprise ne sont perçus que
comme la conséquence des variations de valeur de ses actifs et passifs. « A terme, le compte
de résultat pourrait même disparaître, on ne connaîtrait donc plus l’origine de ce résultat :
des activités ordinaires ? des activités exceptionnelles ou financières ? Le résultat va
dépendre de l’évaluation par le marché ou de celle faite par le
comptable/économiste/financier » (Causse, 2009, 701). Les résultats sont désormais très
volatils et les performances n'ont plus la même signification. En effet, le résultat est soumis à
des variations extérieures, liées à l'environnement de l'entreprise et non pas seulement à son
activité.
Ces inconvénients existent, quel que soit le pays dans lequel on se place. Ils sont encore
moins supportables dans les pays en développement. Ils ont conduit certains pays qui,
sommés de se rapprocher des IFRS, se sont orientés vers une certaine « convergence » mais
les exceptions et options prévues sont telles que, bien qu’étant en présence d’un « système en
convergence avec les IFRS » on se trouve plus proche du plan comptable précédent que des
normes internationales10.
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C’est notamment le cas de l’Algérie, de Madagascar, de Maurice.
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2. La normalisation comptable
Se positionner par rapport à la normalisation suppose d’examiner d’abord le concept de
norme, la manière dont elle a émergé, ainsi que le processus de la normalisation et les
présupposés qu’elle induit.
2.1. Le concept de norme
Avant de se développer dans le champ socio-économique, la norme a d’abord été considérée
comme une référence technique, un standard de fabrication11. Désormais des normes sont
élaborées dans différents domaines, la sécurité, la gouvernance, l’audit, la comptabilité.
L’idée de normaliser la comptabilité rappelle le mythe babelien de créer un langage commun
à tous les hommes, en l’occurrence à tous ceux qui veulent lire et comprendre les documents
comptables de l’entreprise. C’est un dessein (un rêve ?) qui fascine les normalisateurs.
Comme le précise Ogien (2012), les normes peuvent être envisagées selon plusieurs
approches, elles peuvent être :
-
-
« descriptives », elles décrivent alors les faits, ainsi dans le domaine comptable, « les
entreprises pratiquent l’amortissement forfaitaire de leur matériel de transport », c'està-dire répartissent le coût d’acquisition dans le temps d’utilisation fixé ;
« désirables », elles indiquent alors la voie qu’il est préférable de suivre, ainsi, il est
préférable de pratiquer un amortissement en fonction des kilomètres parcourus ;
« obligatoires », elles sont alors des standards indiquant ce qui doit être, ainsi
l’amortissement pratiqué doit correspondre à la perte de valeur au marché du matériel.
Comme leur nom l’indique, les normes internationales sont des standards. Elles indiquent « ce
qui doit être ». Un standard ne supporte, en principe, aucune adaptation.
L’émergence de la norme est également un élément clé de sa pertinence et de son acceptation.
Comme le souligne Prairat (2012, 41), il y a deux approches dans l’émergence d’une norme,
soit elle « s’appuie sur des régularités déjà à l’œuvre au sein du tissu social. Il existe en
quelque sorte une présence de la norme antérieurement à sa formulation ou, tout au moins,
une norme en puissance, une virtualité normative » mais elle peut aussi émerger « comme un
pur arrachement par rapport à la normativité socio-morale ambiante », il y a alors
discontinuité. C’est le cas des IFRS qui sont le fruit d’une méthode de conception et de règles
en rupture avec le Syscohada.
Mais « la cause majeure des problèmes engendrés par la normalisation … [est] le rôle de
l’autorité ou du pouvoir dont elle est indissociable » (Péron, 2010, 14). Les normes
11
Un écrou de tel numéro de la nomenclature doit avoir telle dimension.
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déterminent le type de société dans laquelle nous devons vivre et fonctionner. En
conséquence, se pose le problème de la légitimité de la création de la norme, et, s’il s’agit de
l’adoption d’une norme, de l’éventuelle contradiction avec la législation existante.
2.2. Normes comptables et droit
La normalisation comptable fut d’abord nationale, donc compatible avec le droit du pays
considéré. C’est ainsi que dans les pays à orientation fiscale, le droit comptable a pris place
parmi les différentes branches du droit auxquelles il est lié, le droit commercial, le droit fiscal,
… Il dispose d’une certaine autonomie12 et a sa raison d’être. Le problème avec les normes
internationales est que le droit n’est pas mondial. En conséquence, hormis les entreprises
internationales cotées, on se heurte à des problèmes juridiques. De plus, l’absence d’instance
juridique internationale d’élaboration des normes pose le problème de leur légitimité.
La légitimité des normes comptables internationales
Une norme n’a pas de valeur en soi. « Contraignante, la norme est aussi une régularité
partagée » (Prairat, 2012, 37), elle est donc au service de l’intérêt général. A ce titre, elle
n’est légitime que si elle est l’expression d’une majorité dans une société démocratique. Or les
IFRS ont été élaborés par un comité privé d’experts qui imposent leur propre vision. Il s’agit
d’une « colonisation du politique par le technique » (Bessire, 2010, 55). Elle a lieu dans les
différents champs d’élaboration de normes (normes prudentielles, de gouvernance, …), on
constate un « accaparement des questions d’intérêt général par des instances technocratiques »
(id.).
Naturellement les normes ne deviennent applicables dans un pays que si les instances
habilitées les ont adoptées, et ces dernières ont toute liberté de ne retenir que ce qui convient
au contexte. Mais au cours des dernières décennies le vent de la mondialisation a soufflé si
fort et si rapidement qu’il n’a pas donné aux instances nationales ou régionales temps de
réflexion.
Dans certains cas, on est passé directement à l’adoption de ces normes (ou l’on risque de
passer), du moins pour les sociétés cotées13. Dans d’autres cas, face à la complexité des
normes, mais aussi parce que les normes répondent souvent à des besoins qui n’existent pas,
on s’est souvent acheminé vers une « soft law », c'est-à-dire que certaines normes ne sont pas
retenues. On applique le principe « comply or explain » (appliquer ou expliquer), la sanction
du choix effectué est alors le marché. Ce sont les marchés qui, par leur cotation, indiqueront si
la convergence avec les normes est satisfaisante.
Ainsi c’est le droit comptable qui confère une existence juridique à l’entreprise individuelle. Contrairement au
droit commercial, il reconnaît l’existence du groupe.
13
C’est ainsi, qu’en 2001, dans l’urgence, les instances européennes ont décidé de l’application des normes IFRS
dès 2005 pour les sociétés cotées. Il était trop tard pour construire des normes européennes.
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Les divergences
Le point important de divergence entre les IFRS et le modèle comptable de type européen
continental (appelé parfois euro-africain) est la notion de patrimoine. Selon l’acte unique
relatif au droit comptable Ohada, la comptabilité a pour objectif de « donner une image fidèle
du patrimoine, de la situation financière et du résultat de l’entreprise » (article 8). Le
patrimoine, en droit comptable, doit être compris comme étant le patrimoine juridique.
Certaines dispositions, essentiellement l’enregistrement d’une opération de crédit-bail14, ont
introduit le concept de patrimoine juridico-économique, mais c’est une notion floue qui n’est
pas en cohérence avec l’acte unique. Le principe de la prééminence de la réalité (économique)
sur l’apparence (juridique) n’est pas pour l’instant dans l’Acte uniforme portant organisation
et harmonisation des comptabilités des entreprises. D’ailleurs, le principe de prudence (article
6), de même que la méthode d’évaluation au coût historique (article 35), ne traduisent pas la
volonté de présenter une « réalité économique ». Ils visent à présenter un bilan patrimonial
qui est la garantie des créanciers.
Certains auteurs15 ont vu dans les nouveautés introduites dans le Syscohada, et empruntées au
modèle anglo-saxon, une sorte d’hybridation. Il se situerait entre les deux systèmes
dominants. Mais, l’introduction du tableau des flux financiers (le Tafire), ainsi que les modes
d’enregistrement de certaines opérations - qui sont en réalité des entorses aux principes de
l’acte unique - suffisent-ils pour considérer que nous nous situons entre les deux modèles ?
Le Syscohada demeure, pour l’instant, un système comptable de nature juridique, à
orientation fiscale, fournissant une information destinée à tout public.
2.3. Les présupposés de la normalisation comptable
La première question que l’on doit se poser lors de l’élaboration d’un système comptable est
« Pour qui ? ». Pour les normalisateurs internationaux la réponse est claire, il s’agit des
investisseurs financiers, les règles s’appliquent aux entreprises cotées sur les marchés
financiers réglementés. On peut donc désormais conclure que «… tout le monde est d’accord
pour considérer que la satisfaction de l’actionnaire est la finalité de la société, on ne voit plus
ce qui justifierait des différences d’approche nationales. La normalisation sera
inévitablement a-géographique » (Couret, 2014, 57). Ce modèle d’entreprise est considéré
comme universel, ce qui est pourtant loin d’être le cas dans les différents pays de la planète.
On présuppose qu’une normalisation, née des pratiques des marchés financiers existant dans
quelques pays, est susceptible de diffuser « les bonnes pratiques » dans le monde entier.
Au crédit-bail ajoutons la comptabilisation des ventes assorties d’une clause de réserve de propriété et des
effets escomptés non échus.
15
Ainsi, Ngantchou A. (2009), Le système comptable Ohada : Une réconciliation des modèles « européen
continental » et « anglo-saxon », Comptabilité- Contrôle- Audit, Volume 3, Tome 17, p. 31-53.
14
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Cette manière de voir se base sur l’idée qu’il existe une vérité économique révélée par les
marchés. Une « évaluation fondée sur les marchés, ou sur des modèles internes, est … plus
« juste » que le coût historique, [mais] « juste » par rapport à quoi et par rapport à qui ? »
(Bessire, 2010, 58). Nous sommes face à une normalisation d’origine technique, non
juridique, non démocratique, sous-tendue par une idéologie du marché.
Ces présupposés idéologiques sont d’autant moins acceptables que les marchés ne sont pas
actifs. C’est le cas en Europe continentale, c’est davantage le cas dans les pays de l’Ohada et
de la plupart des pays. La solution suggérée par les idéologues du marché est de préconiser
l’ouverture de marchés financiers, c’est ce qui a été fait lors de la mise en place des
Programmes d’ajustement structurel (PAS) dans la décennie 8016 . Mais le point de savoir si
ce sont les marchés financiers qui amènent le développement ou si l'existence de marchés
efficients ne serait que le résultat d'un certain développement économique n’a jamais été
élucidé17.
Par ailleurs, le modèle actionnarial retenu est en contradiction avec les pratiques managériales
mettant l’accent sur le développement durable et la responsabilité sociale des entreprises. Les
normes comptables, devenues normes financières, sont au seul service d’un capitalisme
financier. La comptabilité n’est plus « au service d’un développement économique fondé sur
la production de biens et de services, elle est maintenant censée servir l’extrême rapidité
d’une circulation de capitaux tournée exclusivement sur sa propre mobilité » (Capron, 2006,
128). C’est une manière nuancée de dire qu’elle est destinée à favoriser la spéculation.
3. La comptabilité : universalisme ou contingence ?
Le capitalisme s’est désormais imposé dans la plupart des pays, l’activité économique est
devenue mondiale, l’aboutissement n’est-il pas un langage comptable commun ? Mais, par
ailleurs, nous avons rappelé que la comptabilité n’est pas neutre. D’une part elle présuppose
un certain modèle d’entreprise et de société, d’autre part les besoins des pays ne sont pas
identiques. On se trouve donc face au dilemme : universalisme ou contingence ?
Après avoir examiné les avantages de l’universalisme et les besoins comptables des pays de la
zone Ohada, comparativement aux normes internationales, nous analyserons les raisons qui
poussent certains pays à adopter les normes internationales, ou à s’en rapprocher.
C’est ainsi qu’il existe trois bourses dans la zone Ohada, la Bourse régionale des valeurs mobilières (BRVM) à
Abidjan pour la zone UEMOA où 37 entreprises sont cotées, deux dans la zone CEMAC, l’une à Douala où trois
entreprises sont cotées, l’autre à Libreville qui ne fonctionne pas pour l’instant. La plupart des entreprises cotées
sont des filiales d’entreprises étrangères.
17
C’est un débat très ancien (cf. Bagehot W., Lombart Street. Homewood , IL : Richard D. Irwin, 1873) repris
par Hicks J., en 1969 (Une théorie de l’histoire économique, Oxford University Press), puis plus récemment aux
Etats-Unis par certains auteurs comme Lévine R. (1993, 1996, 1997).
16
10
1 ère journée d’étude africaine en comptabilité et contrôle
3.1. Les avantages de l’universalisme comptable
La normalisation internationale est justifiée par la nécessité de comparer les documents
comptables. Pour ce faire, l’information doit être neutre et transparente.
La comparabilité comporte deux dimensions, l’espace et le temps. La comparaison dans
l’espace est pertinente si les entités examinées sont comparables. Cette exigence restreint
considérablement la portée de l’objectif recherché. En effet, les grandes entreprises
internationales, concurrentes, ayant le même portefeuille d’activités sont très rares. La
comparaison se limitera souvent à la performance financière. Il suffit alors d’apprécier la
rentabilité financière de la même manière. Quant à la comparabilité dans le temps, elle
suppose seulement la permanence des méthodes. Point n’est besoin de respecter des normes
quelles qu’elles soient.
La neutralité est une condition de la fiabilité de l’information. « Pour être fiable,
l’information contenue dans les états financiers doit être neutre, c'est-à-dire sans biais »
(article 36 du cafre conceptuel de l’IASC/IASB). Mais l’information ne peut être neutre dans
la mesure où les normes ont été conçues en fonction des intérêts des investisseurs. Elles ne
sont pas neutres pour les autres parties prenantes.
Les documents sont censés contribuer à la transparence des affaires. Cette dernière « est
nécessaire … à la validation de la théorie des marchés efficients » (Burlaud et Colasse, 2010,
173). Mais tout autant que l’efficience des marchés, la transparence n’est-elle pas un vœu
irréalisable. Elle se heurte très vite au secret des affaires. « Sur les marchés supposés
efficients, caractérisés notamment par la diffusion immédiate de l’information, il n’y a
cependant pas de secrets mieux gardés que, par exemple, les conditions faites aux
fournisseurs ou celles faites aux clients » (Burlaud et Colasse, 2010, 165). On peut évoquer
également les réticences à publier les revenus des dirigeants.
Les termes évoqués, la comparabilité, la neutralité, la transparence, font partie des expressions
symboliques fortes qui « comme l’indépendance, ou [la] juste valeur … jouent sur le registre
moral » (Bessire, 2010, 58).
En conséquence si l’universalisme présente des avantages il repose sur des conditions de mise
en œuvre difficiles à réunir dans le contexte actuel.
3.2. Les besoins comptables des pays en développement peuvent-ils être satisfaits par
les normes internationales?18
La vision des normalisateurs comptables internationaux est en décalage par rapport aux
besoins des pays en développement. Rien d’étonnant à cela puisque les pays en
développement ne sont pas représentés dans les instances qui se sont chargées de l’élaboration
des normes. Ils considèrent qu’il y a universalité des besoins des entreprises, ces dernières
18
Les idées développées dans ce paragraphe s’inspirent largement de Causse et Ebondo. (2015).
11
1 ère journée d’étude africaine en comptabilité et contrôle
étant implicitement des sociétés multinationales opérant sur tous les marchés du monde. On
est loin du contexte des pays en développement. Outre le fait que les pays n’ont pas les
moyens d’investir dans un système comptable coûteux, ce dernier n’est pas pertinent.
En Afrique, comme dans beaucoup de pays, la comptabilité n’est pas au service d’un
capitalisme financier19, son objectif est de répondre prioritairement aux besoins
d’informations de deux utilisateurs importants, l’entreprise et l’Etat. Ce dernier doit surveiller
les rentrées fiscales - garantes de l’indépendance du pays - et également tenter de remédier
aux déséquilibres inhérents au sous-développement (entre secteurs, régions, etc …). Ce n’est
pas le cas dans les pays anglo-saxons où le principe du libéralisme économique s’oppose à
toute tentative de réglementation des pratiques comptables par l’Etat. Les besoins des Etats ne
sont pas pris en considération.
Les pays en développement ont besoin d’un système comptable fournissant des informations
sur les performances économiques et sociales de l’entreprise. Or, selon les normes
internationales, le résultat peut provenir indifféremment d’une plus-value d’un élément d’actif
que d’une amélioration de la productivité ou de la rentabilité de l’entreprise. Dans un pays en
développement « on attend de la comptabilité des entreprises, non des indications sur les
performances financières au jour le jour mais sur les performances économiques dans un
contexte de pérennité » (Causse, 2009, 701).
Par ailleurs, les IFRS n’ont pas été conçues en tenant compte de la diversité et de la taille des
entreprises. Dans les pays en développement, l’économie est le fait de petites et très petites
entreprises. On ne peut qu’approuver les initiateurs du Syscohada qui, profitant sur ce point
de l’expérience malheureuse du plan OCAM, ont distingué trois systèmes comptables en
fonction de la taille de l’entreprise - le système normal, le système allégé et le système
minimal de trésorerie - il serait dommage de renoncer à cette mesure (Gouadain, 2000).
Enfin, ajoutons à cela les contraintes des pays en développement. Non seulement les besoins
comptables sont en décalage par rapport aux possibilités offertes par les IFRS mais
l’application des normes internationales exige le recours à des moyens humains et matériels
dont ne disposent pas les entreprises des pays en développement, et des PME en général.
Comme le souligne le dirigeant de plusieurs PME françaises, dont certaines sont cotées, « Les
IFRS … sont des normes complexes que nous ne sommes plus capables de maîtriser dans nos
états financiers et dont nous nous dessaisissons petit à petit pour les déléguer à des experts …
cette difficulté affecte également les relations avec les parties prenantes … » (Imbert, 2014,
105).
Dans les pays d’Afrique considérés, les utilisateurs sont nombreux, par contre, les
professionnels ne le sont pas. En conséquence, les entreprises ont besoin de systèmes
comptables simples standardisés comprenant un plan de comptes, une terminologie précise,
19
Cf. l’état des marchés financiers dans les deux zones, UEMOA et CEMAC, dans la note 16 ci-dessus.
12
1 ère journée d’étude africaine en comptabilité et contrôle
des formats à respecter. Le concept de « juste valeur », concept clé sur lequel repose
l’évaluation dans le système de normalisation internationale, ne répond pas aux conditions de
simplicité et de standardisation que l’on attend d’un modèle adapté aux pays en
développement. Il introduit un mode d’évaluation complexe, flou, et d’une subjectivité
dangereuse.
3.3.Les raisons apparentes et obscures de l’adoption des normes internationales
Selon Prada20: « …plus de 100 pays ont adopté ou autorisé les IFRS ; les deux tiers du G20
appliquent ou autorisent les IFRS, la moitié des sociétés de Fortune 500 appliquent les IFRS,
le Canada, l’Australie, maintenant la Russie, toute l’Amérique Latine, les 27 pays de l’Union
européenne appliquent les IFRS, …la Chine proclame sa volonté d’être conforme aux IFRS »
(Prada, 2014, 152). Mais il convient de nuancer fortement ces propos.
D’abord parce que proclamer la volonté d’adopter les normes ou autoriser leur application
n’est pas les adopter et les sanctionner pour un éventuel non respect. Par ailleurs on relève que
« … les Etats-Unis n’appliquent pas ces normes et ne sont pas prêts de les appliquer dans un
avenir prévisible ; la Chine n’applique que celles de ces normes qui lui semblent adaptées à
son économie, … enfin certains des autres BRICS21 et le Japon sont dans une prudente
expectative » (Colasse, 2014, 166). L’auteur fait d’ailleurs remarquer que l’IASB a toujours
dit que « ces normes forment un tout et qu’il convient de les appliquer dans leur totalité ».
« Converger » vers les normes n’est donc pas les appliquer. On ne peut donc rien affirmer au
sujet du champ d’application géographique des normes.
Etant donné que le contexte de la plupart des pays n’est pas le capitalisme financier qui a servi
de référence à la création des normes, on peut s’interroger sur les raisons qui poussent certains
pays à les adopter.
Une des rares recherches portant sur le sujet, effectuée auprès d’entreprises françaises cotées,
révèle que le passage aux IFRS22 ne résulte pas d’une harmonisation souhaitée « mais d’une
harmonisation imposée où les facteurs décisifs sont financiers et surtout politiques, entérinés
par les décisions des acteurs anglo-saxons23 … l’application [des IFRS] n’est pas motivée
par l’amélioration des performances des entreprises ou une meilleure gouvernance … mais
pour conforter une légitimité » (Barbu et Baker, 2009, 28-29).
20
Président du Board of Trustees de la Fondation IFRS
Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud
22
L’enquête portait sur plus de 50 entreprises dont certaines avaient adopté les IFRS avant 2005, date du passage
obligatoire, d’autres n’avaient commencé à les utiliser qu’à compter de 2005.
23
Les auteurs montrent bien comment les Américains « détiennent la force créatrice » : les organismes
américains (SEC, …), créent et soutiennent les organismes internationaux (IFAC, IASC, …) qui obtiennent leur
légitimité auprès des organismes européens (FEE, …) qui eux-mêmes détiennent une autorité auprès des
organismes nationaux qui exercent une force coercitive auprès des entreprises.
21
13
1 ère journée d’étude africaine en comptabilité et contrôle
La recherche de la légitimité semble être une des raisons importantes. La norme est à la fois
génératrice d’intégration mais aussi d’exclusion. En effet, comme le développe le philosophe
Michel Foucault (1966), elle représente ce qui est rationnel, elle définit le partage du licite et
de l’illicite. Les normes ne sont pas « en mesure d’offrir des modèles d’existence préfabriqués
qui porteraient en eux-mêmes, dans leur forme, la puissance de s’imposer ; mais elles sont
des paris ou des provocations, qui n’ont réellement d’impact qu’à travers l’appréciation de
l’anomalie et de l’irrégularité, sans lesquelles elles n’auraient tout simplement pas lieu
d’être » (Macherey2009, 138). L’adoption de la norme donne l’illusion de la normalité et
même, pour les pays moins développés économiquement c’est donner l’illusion de l’accession
au développement. Par mimétisme on met en place des systèmes d’information coûteux et
inutiles. L’adoption est d’autant plus tentante dans les pays de la zone Ohada que certains
pays anglophones d’Afrique ont adopté les normes (ou un système « convergent »). Le
langage joue également un rôle. N’est-ce pas un progrès irréfutable que d’instaurer la
« transparence », d’enregistrer les transactions à la « juste » valeur ?
Par ailleurs, les intérêts financiers de certaines parties prenantes doivent être pris en
considération. Nous pensons à la « minorité d’acteurs économiques inconscients prêts à tout
pour assouvir leur prurit de dividendes à court terme » (Richard, 2014, 52). En effet, la prise
en compte des plus values (même non réalisées) autorisée par les normes, augmente le résultat
distribuable de la période considérée.
Parmi les acteurs intéressés figurent également les cabinets d’audit internationaux. Certains
comptables africains, membres de cabinets affiliés aux Big Four, ayant une clientèle de
filiales de grands groupes étrangers, peuvent être favorables à l’adoption des IFRS et user de
leur influence au sein des instances de normalisation. La mise en place des IFRS est un vaste
marché.
Enfin, il ne faut pas négliger l’effet invasif « Cheval de Troie », image emprunté à Homère24.
La normalisation comptable que l’on présente d’abord comme un problème technique
représente en réalité des enjeux économiques, politiques et culturels insoupçonnables. « Un
plan comptable est un support de transferts de technologie et, par conséquent, un outil de
conquête économique d’une remarquable puissance » (Burlaud, 1995, 97). C’est ainsi que,
dans la période postcoloniale, les pays ayant gardé le système en place, la France a pu
bénéficier de certains avantages économiques, ou plutôt conservé une certaine influence dans
les pays d’Afrique francophone. Notons qu’en contre partie la poursuite de la collaboration a
permis aux pays de prendre place dans l’échiquier mondial et aux professionnels de la
comptabilité d’être reconnus.
Actuellement la pression très forte exercée sur les pays en développement par les bailleurs de
fonds pour une adoption des normes internationales ne procède pas de la même motivation. Il
Dans l’Odyssée, Homère relate la ruse imaginée par les Grecs pour reprendre la ville de Troie. Un cheval de
bois géant fut construit et offert aux habitants de la ville. Ce cheval était en réalité rempli de soldats qui sortirent
la nuit de l’animal et reprirent la ville.
24
14
1 ère journée d’étude africaine en comptabilité et contrôle
s’agit, pour leurs promoteurs, d’avoir une lisibilité sur la situation économique et financière
des pays afin de conquérir des marchés, de favoriser le développement des marchés
financiers, de les contrôler, de considérer que le monde est un vaste marché pour tous : les
investisseurs financiers, les opérateurs économiques, les cabinets d’audit, ...
Les normes ne prennent pas en compte les besoins des pays en développement25. Elles ont été
élaborées dans un contexte différent et sont transposées, voire imposées. C’est ainsi que les
rapports portant sur la conformité aux normes et codes (ROSC) effectués à l’initiative de la
Banque mondiale et du Fonds monétaire international, sans tenir compte de la réglementation
nationale, considèrent que l’information financière d’un pays est défectueuse dès lors que les
pratiques internationales ne sont pas respectées26.
Conclusion
Le projet de création d’une norme comptable mondiale unique est séduisant mais les
conditions à réunir pour qu’il aboutisse et satisfasse tous les pays sont impossibles à réunir 27.
En l’état actuel, la normalisation internationale est imposée. C’est un instrument de
domination et non de simple harmonisation. De plus elle introduit un certain « désordre
normatif »28 dans la production de l’information. C’est notamment le cas dans les pays de
l’Union européenne. « On est passé d’une comptabilité qui avait l’ambition d’être juste à une
comptabilité qui ne l’est plus » (Haas, 2014, 20). L’auteur ajoute, citant William Nahum,
Président de l’Académie des sciences techniques comptables et financières : « Avant les
comptes étaient faux, et tout le monde le savait, le problème avec les normes internationales,
c’est que les comptes sont toujours faux mais tout le monde croit qu’ils sont justes » (id. 21).
En effet, à la subjectivité des évaluations, il faut ajouter la grande diversité des situations
comptables, le choix pouvant être : full IFRS, ou full IFRS avec options ou exceptions, ou
IFRS-PME, ou « convergence » avec les IFRS (chacun pays ayant adopté ce qui lui
convenait).
La comptabilité est un outil suffisamment important d’accompagnement du développement
économique et social pour ne pas céder à la phobie de normes élaborées par des acteurs privés
pour répondre aux besoins des groupes financiers internationaux. Le titre d’un article de
Feudjo (2010) résume très bien la situation actuelle pour l’Ohada : « Harmonisation des
normes africaines (Ohada) et internationales (IAS/IFRS) : une urgence ou une exigence ? ».
Pour la bonne raison qu’ils ne sont pas représentés dans les instances d’élaboration.
Le titre d’un article du journal Maroc Hebdo International n° 528 du 11 au 17/10/2002, paru suite à la
publication d’un rapport de la banque mondiale, est significatif : « Rapport de la Banque mondiale sur
l’information financière au Maroc. Le diktat des normes ».
27
Nous renvoyons sur ce point au discours prononcé par Jérôme Haas, à l’époque Président de l’Autorité des
normes comptables (ANC) aux « Petits déjeuners de l’Association des trésoriers d’entreprise (AFTE)", celui du
6 avril 2011.
28
Il a pu être qualifié de « bazar normatif » (Colasse, 2014, 166).
25
26
15
1 ère journée d’étude africaine en comptabilité et contrôle
« Le Syscohada a amorcé une réforme, il faut souhaiter que malgré les pressions29 et les
effets de mode, les instances résisteront à la tentation du « Full IFRS » et tiendront compte
des spécificités du contexte et des besoins inhérents aux impératifs du développement
économique et social des pays » (Causse et Ebondo, 2015, 49).
La solution n’est pas de se couper du reste du monde, en rejetant par principe les IFRS, mais
ce n’est pas d’adopter des normes coûteuses, non applicables et inutiles. Le monde n’est pas
uniforme, les pays ont chacun leur spécificité politique, économique, juridique, sociale,
culturelle, … des zones de proximité qui ont des caractéristiques communes existent (Afrique,
Asie, Europe, …). Comme le suggère Colasse (2014, 167) : « On peut …imaginer que
chacune de ces zones ait ses propres normes comptables adaptées à ses caractéristiques et
négocie leur équivalence avec les autres, que l’on aille vers … une normalisation comptable
internationale multipolaire ».
L’histoire de la normalisation comptable internationale n’est pas encore terminée.
29
Le projet est financé par la Banque mondiale.
16
1 ère journée d’étude africaine en comptabilité et contrôle
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