Sur le droit administratif européen

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Sur le droit administratif européen
Sur le droit administratif européen
par Giacinto DELLA CANANEA
Professeur à l’Université Federico II
I. — LE PROBLÈME : LE DROIT ADMINISTRATIF AU DEHORS DE L’ÉTAT
Le droit administratif est, selon l’opinion traditionnelle, un produit de l’État.
Plus exactement, il s’agit d’un produit de la maturité de l’État. En effet,
suivant Alexis de Tocqueville, on peut dire que le droit administratif ne se
développe qu’au XVIIIe siècle, plusieurs siècles après la formation de l’État.
Ce qui change avec la Révolution Française n’est pas la constitution administrative, c’est-à-dire la puissance publique, la centralisation, le principe de spécialité, qui soustrait le droit administratif au droit commun. Ce qui change est
la constitution politique, avec la substitution au roi d’un nouveau souverain
collectif (1). Le droit administratif se transforme, plus tard, avec l’évolution
de l’État, qui s’occupe d’assurer les services publics et d’organiser la solidarité
financière. La science juridique n’a pas pris conscience de cette réalité seulement dans les États continentaux, plus ouverts à l’influence des droits administratifs français et allemand. Elle en a pris conscience aussi dans les Pays
anglo-saxons, aux États-Unis encore plus qu’au Royaume-Uni, où l’influence
de Albert Venn Dicey (2) a bloqué pendant un demi-siècle l’évolution de la
réflexion scientifique sur le droit administratif et même la reconnaissance de
son existence (3). Le droit administratif ne se soustrait pas non plus à la
(1) TOCQUEVILLE, L’Ancien régime et la Révolution, Paris, Les Éditions Gallimard,
1952.
(2) A. V. DICEY, Introduction to the Study of the Law of the Constitution, 1959,
10th ed.
(3) S. CASSESE, La construction du droit administratif. France et Royaume-Uni,
Paris, Montchrestien, 2000, p. 53. Voir aussi C. HARLOW & R. RAWLINGS, Law and
Administration, 1997, 2nd ed., p. 40.
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nouvelle transformation de l’État, provoquée par l’actuelle globalisation : la
souveraineté est exercée de plus en plus à travers les régimes juridiques
« régionaux » et globaux (4). En ce qui concerne l’Europe, la décision politique
fondamentale a été prise à la moitié du XXe siècle. Ce qu’on a décidé, avec
le Plan Schuman et les Traités de Paris (1952) et de Rome (1957) a été de
modifier les États membres, leurs fonctions et pouvoirs (5).
Comment peut-on parler, alors, du droit administratif européen ? De quels
matériaux juridiques serait-il constitué ? Est-ce qu’il ne vaudrait mieux pas
parler seulement des droits administratifs des États européens (6), des influences réciproques entre eux ?
Une première manière de répondre à ces questions renvoie à l’analyse de
la culture juridique, si l’on suppose que la culture juridique met en évidence
les éléments qui ont de l’importance pour le droit. Or, il y a vingt ans, il y avait
un seul ouvrage général sur le droit administratif européen, le Europaisches
Verwaltungsrecht de Jurgen Schwarze (1986) (7). Cet ouvrage a été traduit
en français et en anglais ; il a été réédité récemment. Mais surtout il n’est
pas resté isolé. D’autres ouvrages ont été publiés dans les principales langues
européennes (8), récemment en français (9). Un regard très général montre
que ces ouvrages ont des traits distinctifs. Parfois il s’agit d’ouvrages collectifs (10), parfois ils ont un seul auteur. Ce qui est surtout important est qu’ils
n’ont pas toujours pour objet le seul droit administratif de l’Union européenne,
mais aussi ses influences sur les droits administratifs nationaux. Ils révèlent
donc un pluralisme méthodologique, qu’on ne saurait identifier dans toutes
les littératures nationales.
Toutefois, pour mieux comprendre l’importance des phénomènes actuels
il ne faut pas se borner à une analyse statique ou, pour ainsi dire, à une
photographie. Il faut aussi essayer de les regarder dans une perspective, de
comprendre leur dynamique. Dans cette perspective, il n’est pas sans impor(4) S. CASSESE, Administrative Law Without the State ? The Challenge of Global
Regulation New York University Journal of International Law & Politics (37), 2005,
p. 663 ; Id., Oltre lo Stato, Roma, Laterza, 2007 ; J.-B. AUBY, La globalisation, le
droit et l’État, Paris, Montchrestien, 2003.
(5) J. MONNET, Mémoires, Paris, Fayard, 1976.
(6) M. FROMONT, Droits administratifs des États européens, Paris, PUF, 2006.
(7) J. SCHWARZE, Europaisches Verwaltungsrecht, .Baden-Baden, Nomos, 2005
2e ed.
(8) M.P. CHITI, Diritto amministrativo europeo, Giuffrè, 1999 (II ed. 2005) ;
P. CRAIG, European Union Administrative Law, Oxford, Oxford UP, 2006 ; G. DELLA
CANANEA (dir.), Diritto amministrativo europeo. Principi e istituti, Giuffrè, 2006 ;
L. Ortega, Derecho comunitario europeo, Madrid, Lex Nova, 2008.
(9) J.-B. AUBY et J. DUTHEIL DE LA ROCHÈRE (dir.), Droit administratif européen,
Bruxelles, Bruylant, 2007.
(10) Voir aussi H.C.H. HOFMAN et A.H. TURK (eds.), EU Administrative Governance, Northampton, Edward Elgar, 2006.
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tance que la culture juridique ait méconnu l’importance du droit administratif
communautaire et ait tardé à voir ses liens avec les droits nationaux, qui se
manifestent aujourd’hui à travers une ouverture latérale de ces droits.
II. — UNE RÉTROSPECTIVE : LA THÈSE DE L’INEXISTENCE
DU DROIT ADMINISTRATIF COMMUNAUTAIRE
Il est paradoxal que l’importance du droit administratif communautaire n’ait
pas été relevée par les juristes au début du processus d’intégration. Encore
dans les années 1960, des juristes européens parmi les plus éminents se
refusaient à constater l’existence d’un droit administratif communautaire, soit
ils le considéraient comme très limité (A), bien qu’il y eût nombre d’éléments
en faveur d’une vision plus ouverte de la question (B).
A. — Un droit administratif seulement apparent ou fortement limité ?
La thèse radicale de l’inexistence du droit administratif communautaire, a
été affirmée par le plus important expert du droit administratif italien du
XXe siècle, Massimo Severo Giannini. Dans son architecture du droit administratif des années 1950-1960, il n’y avait aucune place pour les Communautés
et leur droit ; dans une conférence donnée à la Société italienne pour l’étude
des organisations internationales Giannini exposa ses objections à l’existence
du droit administratif communautaire (11). La principale objection était que
s’il y avait nombre d’instruments qui semblaient correspondre aux instruments
juridiques nationaux (subventions, autorisations, sanctions), la similitude
n’était qu’apparente. Manqueront, d’une part, la pleine puissance publique et,
d’autre part, la protection constitutionnelle des libertés publiques.
Une version moins radicale de cette thèse a été exposée par un observateur
d’exception, Paul Reuter. Professeur de droit international public, il avait
participé à l’élaboration du Traité de Paris. Il connaissait très bien la jurisprudence de la Cour de justice et l’utilisation des principes généraux de droit.
Toutefois, lorsqu’il s’est posé la question du droit administratif dans la Communauté, il l’a conçu dans une manière très limitée, c’est-à-dire comme le droit
de la fonction publique communautaire (12). Il y avait donc une administration,
mais son droit ne regardait que son régime d’emploi.
(11) « Profili di un diritto amministrativo delle Comunità europee », Rivista trimestrale di diritto pubblico, 2003, p. 980. Cette conférence a une petite histoire : comme
l’auteur ne l’avait pas publié, elle était connue seulement de ceux qui consultaient
l’œuvre complète de Giannini, à l’Institut de droit public de l’Université de Rome
« La Sapienza » ; elle n’a été publiée qu’après sa mort.
(12) P. REUTER, Organisations européennes, Paris, LGDJ, 1968, p. 253.
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B. — La thèse de l’inexistence à l’épreuve des faits
Il n’y a aucun doute que les fondateurs des Communautés n’aient pas conçu
l’action des institutions à l’instar de celle de l’État. Ce qui est typique de
l’État est, d’une part, une compétence générale, y inclus la compétence sur
la compétence, et, d’autre part, la puissance publique. Dans les Communautés,
au contraire, les institutions devaient agir dans le cadre des compétences
attribuées. Il ne faudrait pas oublier, cependant, l’importance du projet politique
élaboré par Jean Monnet avec le Plan Schuman ( (13)). Il n’avait pas seulement
pour objectif une fédération européenne, mais aussi des instruments : la gestion
des marchés du charbon et de l’acier par la Haute autorité, l’attribution de
pouvoirs vis-à-vis des particuliers, la nécessité d’une protection juridictionnelle. Dès son début donc, l’administration communautaire a disposé de véritables pouvoirs de police administrative, pour délivrer des autorisations, prononcer des interdictions et des sanctions (14), auxquelles les normes de droit dérivé
ont encore ajouté : subventions, mesures d’urgence, déclarations. L’expérience
quotidienne et la jurisprudence ont fait apparaître le retrait des actes administratif, ce qui entraîne toute une théorie des actes administratifs. La jurisprudence
a également renforcé les garanties, grâce aux principes généraux du droit
communs des ordres juridiques nationaux. D’autres découlent des droits fondamentaux protégés par la Convention européenne pour la sauvegarde des droits
de l’homme et des libertés fondamentales, que la Cour de justice a inclus
dans l’acquis communautaire.
III. — DES DROITS ADMINISTRATIFS NATIONAUX
AUX DROITS ADMINISTRATIFS EUROPÉENS :
LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DU DROIT
La question des principes généraux du droit est fondamentale pour comprendre les relations entre les droits administratifs nationaux et le droit administratif
communautaire. En vertu de l’article 230 (ex 173) du Traité de Rome, la
Cour de justice ne se borne pas à contrôler la légalité des actes adoptés par
les institutions de la Communauté et aujourd’hui de l’Union européenne. La
Cour est compétente aussi pour se prononcer sur les recours en violation du
Traité ou de toute règle de droit relative à son application. En outre, le
Traité établit, à l’article 288 (ex 215), que, en matière de responsabilité non
contractuelle, la Communauté doit réparer, « conformément aux principes
(13) J. H. H. WEILER, The Constitution of Europe, Oxford, Clarendon, 1999.
(14) O. DUBOS, L’Union européenne est-elle une puissance publique ? », in P. RAMBAULT (sous la direction de), La puissance publique à l’heure européenne, Paris, Dalloz,
2006, p. 53 ; L.M. DIEZ-PICAZO, « Derecho comunitario y medidas sancionatorias », in
El desenvolupament del dret administratiu europeu, Barcelona, 1993, p. 95.
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généraux communs aux droits des États membres », les dommages causés
par ses institutions ou par ses agents dans l’exercice de leurs fonctions (15).
On peut se demander (A) comment la Cour de justice a développé ces principes
et (B) quelle est leur importance.
A. — Des principes généraux développés par la Cour de justice
On ne saurait ignorer l’importance de ces dispositions. Dans la mesure où
elles distinguent entre le Traité et les autres règles de droit, elles montrent
que le droit communautaire s’inspire d’une conception moderne du principe
de légalité. Mais elles distinguent aussi les règles écrites (jus positum), des
principes généraux du droit, qui souvent ne sont pas écrits. Puisqu’il s’agit
des principes communs, ils ne découlent pas d’un seul ordre juridique national,
mais constituent une sorte de « substratum » commun à tous les droits nationaux et, par conséquent, au droit communautaire. Pour mieux dire, au-delà
des spécificités de tous les jura particularia, il y a un jus commune, un droit
commun européen, qui constitue « leur patrimoine collectif, une sorte de
Corpus regroupant les thèmes juridiques fondamentaux » (16).
Encore, dans la mesure où les dispositions du Traité de Rome donnent à
la Cour de justice le pouvoir d’identifier ces principes généraux, elles conduisent la jurisprudence à jouer un rôle primordial (17). La question n’est pas
d’établir si, d’un point de vue quantitatif, le droit communautaire est un droit
essentiellement jurisprudentiel où un droit qui donne plus d’importance aux
« actes ». Il y a désormais un vaste corpus, l’acquis communautaire, auquel
les règlements et les directives communautaires ont contribué. La question
est autre. Il s’agit de comprendre que les dispositions du Traité et l’interprétation que la Cour de justice en a données ont produit un ordre juridique très
différent par rapport aux prévisions des juristes nationaux et surtout des
positivistes.
La Cour de justice, on le sait, a reconnu de nombreux principes généraux
communs aux droits des États membres. Quelques principes découlent de
l’idée d’État de droit (Rechtsstaat) ( (18)), comme la sécurité juridique et la
protection de la confiance légitime (Vertrauenschutz, en droit allemand). D’autres principes développent les garanties liées aux procédures, en particulier
l’obligation d’entendre les intéressés et l’obligation de motiver. D’autres,
(15) CJCE, affaire 5/71, Aktien-Zuckerfabrik Schoppenstedt c. Conseil.
(16) J. RIVERO, « Vers un droit commun européen : nouvelles perspectives en droit
administratif », in M. CAPPELLETTI (sous la direction de), Nouvelles perspectives d’un
droit commun de l’Europe, Bruxelles, Bruylant, 1978, p. 389.
(17) E. STEIN, Lawyers, Judges and the Making of a Constitution, American J.
Int. L. (75), 1981, p. 1.
(18) CJCE, affaire 294/83, Parti écologiste Les Verts c. Parlement européen.
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encore, imposent aux pouvoirs publics une obligation de proportionnalité ou
de bonne administration (19).
Historiquement, il est vrai que le développement des principes généraux
et surtout la protection des droits fondamentaux (20), ont eu une fonction
instrumentale. Il a pallié une lacune des traités. En outre, il a permis à la
Cour de justice de s’ériger en protectrice des droits fondamentaux des citoyens
des États membres, tandis que leurs cours constitutionnelles, notamment la
cour allemande et la cour italienne, menaçaient de la faire. Toutefois, cela
n’est que l’origine des principes généraux et n’est pas le trait le plus important
de ces principes.
B. — Des principes généraux qui s’imposent aux sources
créées par les traités
Les traits les plus importants sont, à mon avis, leur nature générale et leur
statut. En tant que principes généraux de droit, ils n’influencent pas seulement
l’interprétation des règles spécifiques, mais s’appliquent en l’absence de ces
règles. On peut le voir, par exemple, dans l’affaire Alvis du 1962 (21). Un
fonctionnaire du Conseil avait été licencié, pour sanctionner sa conduite, mais
sans que l’administration l’ait mis préalablement en mesure de présenter sa
défense. Il l’a souligné dans son recours devant la Cour. Elle n’a pas hésité
à affirmer que, « selon une règle généralement admise par le droit administratif
en vigueur dans les États membres... les administrations... doivent mettre leurs
préposés en mesure de répondre aux faits incriminés ». Elle a ajouté que
« cette règle, qui répond aux exigences d’une saine justice et d’une bonne
administration, doit être suivie par les organismes communautaires ». Dans
cette décision il y a donc deux moments logiquement distingués. Dans le
premier temps, le juge constate l’existence d’un principe, où d’une règle
générale, dans les droits administratifs nationaux. Dans le second, il en tire
la conséquence. Une fois identifié le principe (jus inventum), le juge l’applique.
Il est moins important que, dans la première application le juge n’ait pas
invalidé la décision contestée. Il le fera plus tard, en 1974, dans une procédure
administrative non contentieuse qui regardait l’application du droit de la
concurrence à une entreprise (22).
(19) J. SCHWARZE, « Introduction : Les sources et principes du droit administratif
européen », in J.-B. AUBY et J. DUTHEIL DE LA ROCHÈRE (dir.), Droit administratif
européen, cit., p. 321.
(20) À partir de l’arrêt de la CJCE dans l’affaire 29/69, Stauder c. ville de Ulm.
(21) CJCE, affaire 32/62, Alvis c. Conseil.
(22) CJCE, affaire 17/74, Transocean Marine Paint Association c. Commission, § 15
(« règle générale selon laquelle les destinataires des décisions des autorités publiques qui
affectent de manière sensible leurs intérêts, doivent être mis en mesure de faire connaître
utilement leur point de vue »). Pour une analyse critique de la méthode comparative
de la Cour, J. USHER, General Principles of EC Law, London-NewYork, Longman,
1998, p. 77.
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L’autre trait important des principes généraux de droit est leur statut juridique. Pour la première fois dans l’histoire du droit administratif, ces principes
définissent un contenu intrinsèque, qui n’est ni le produit de l’œuvre du
législateur, ni un objet qui soit dans sa pleine disponibilité. Les principes ne
sont pas le produit seulement des lois, dans la mesure où ils découlent aussi
de la jurisprudence et de la pratique institutionnelle. On peut le voir aussi
dans le fait que le Traité instituant l’Union européenne, dans son article 6
(ex F), codifiant la jurisprudence de la Cour, ne parle pas des dispositions
constitutionnelles, mais des « traditions constitutionnelles » communes aux
États membres. Il reconnaît donc l’importance des normes constitutionnelles
non écrites. Ces normes, comme les droits reconnus par la CEDH (1950),
ont le statut juridique de principes généraux du droit communautaire. Par
conséquent, ils sont dans la disponibilité du législateur que dans une mesure
limitée (23). Leur noyau dur, pour ainsi dire, résiste non seulement au législateur communautaire, mais aussi aux traités internationaux signés par l’Union
européenne.
Cela est manifeste encore dans les arrêts récents concernant l’application
des mesures contre le terrorisme international. Lorsque ces mesures ont été
prises sur la base des normes de l’Union européenne, le Tribunal de première
instance n’avait pas à envisager strictement la question au regard des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies (24). Il les a cependant évaluées
du point de vue de leur incidence sur l’obligation d’entendre les intéressés,
sur l’obligation de motiver et surtout sur le droit à une effective protection
juridictionnelle. Le Tribunal n’a pas hésité à annuler les normes qui violaient
ces principes généraux. Il a aussi admis, en principe, la responsabilité de
l’Union, bien qu’il l’ait exclu en l’espèce. Dans l’autre affaire, où un citoyen
d’un pays tiers se plaint d’un règlement qui met en œuvre les résolutions du
Conseil de sécurité, l’avocat général Miguel Poiares Maduro ne s’est pas
borné à constater l’absence d’une attribution de compétence (25). Il a souligné
que la garantie des droits fondamentaux, y inclus le droit d’être entendu et
le droit au juge, s’impose non seulement aux institutions communautaires,
mais également aux États membres lorsqu’ils sont chargés d’appliquer le droit
communautaire. Les constitutions nationales parfois le reconnaissent d’une
façon explicite. Par exemple, l’article 117 de la Constitution italienne (modifié
(23) Là il y a une différence par rapport à la conception des principes avancée par
M. LETOURNER, « Les principes généraux dans la jurisprudence du Conseil d’État »,
in Etudes et documents du Conseil d’État, 1951,no 5, p. 19.
(24) TPI, Case T-228/02, Organisation de Modjahedins du peuple de l’Iran c.
Conseil ; note G. della Cananea, European Law Review, 2007, p. 895. Voir aussi
J. DUTHEIL DE LA ROCHÈRE, « Droit de l’Union, droit international et droits fondamentaux », in Le droit à la mesure de l’homme. Mélanges en l’honneur de Philippe Léger,
Paris, Pedone, 2006, p. 151.
(25) Opinion de l’AG Maduro, affaire C-402/05, Kadi c. Conseil et Commission.
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en 2001) dispose que « ce pouvoir législatif est exercé par l’État et par
les Régions dans le respect de la Constitution et des engagements nés de
l’ordonnancement communautaire », qui n’est ainsi pas limité aux traités et
aux sources secondaires.
IV. — LES CARACTÉRISTIQUES SPÉCIFIQUES
DU DROIT ADMINISTRATIF COMMUNAUTAIRE
Une fois soulignée l’importance du droit administratif communautaire, on
peut se demander s’il compare des ressemblances (A) et des différences (B),
c’est-à-dire des caractéristiques spécifiques, par rapport aux droits nationaux.
A. — Des traits communs avec les droits administratifs nationaux
Comme les droits nationaux, le droit administratif communautaire a un
rapport ambigu avec le droit constitutionnel. En effet, le fait qu’il n’y ait pas
un seul document qui se donne le nom de « constitution » avec des dispositions
vues comme immuables, le principe des compétences attribués et la nature
très spécifique des dispositions des traités ne sont pas dépourvus des conséquences. Les principes fondamentaux assurent une certaine unité du droit
communautaire.
Cela ne fait qu’accentuer une seconde ressemblance avec les droits nationaux, l’importance du droit jurisprudentiel (26). Cela dépend d’une série de
facteurs, institutionnels et de procédure. La Cour de justice a été pendant
longtemps le seul juge. En vertu du renvoi préjudiciel, elle est une juridiction
supérieure par rapport aux juges des États membres. Si on ne peut pas dire
que le droit communautaire est simplement l’œuvre des juges, on ne saurait
néanmoins négliger l’importance de la valeur reconnue à la jurisprudence et
aux « précédents ». Cela signifie que, un peu comme dans le droit anglais,
les juges reconnaissent l’importance des règles sur la base desquelles les
affaires à eux précédemment soumises ont été jugées (27).
Au cœur du droit administratif communautaire il y a aussi un élément
typique des droits nationaux, la puissance publique ou Herrschaft (28). Cet
élément était déjà clair dans le Plan Schuman du 9 mai 1950, ce qui n’est
pas une surprise, vue la connaissance des techniques administratives qui était
(26) J. RIVERO, Vers un droit commun
administratif, cit., p. 392 ; Y. GAUDEMET,
LGDJ, 1972.
(27) R. DAVID, Le droit anglais, Paris,
(28) J. RIVERO, Vers un droit commun
administratif, cit., p. 395.
européen : nouvelles perspectives en droit
Les méthodes du juge administratif, Paris,
PUF, 1965, p. 19.
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celle de Jean Monnet. Il a été accentué, ensuite, par le développement de
l’action de l’administration communautaire, c’est-à-dire la Commission et les
agences, en tant qu’autorité. La Commission, en particulier, adopte ordres,
autorisations et sanctions. De plus, dans certains secteurs elle a le pouvoir
d’adopter des mesures provisoires et d’effectuer des inspections, comme les
visites-surprises utilisées pour assurer le respect des règles de concurrence
(règlement no 1/2003) (29).
Avec le concept ordinateur de la puissance publique, le droit communautaire
présente aussi un autre élément typique des droits nationaux, la spécialité.
Elle ne concerne pas seulement l’organisation et le fonctionnement de l’administration communautaire proprement dite, c’est-à-dire la Commission et les
agences, dont le personnel est soumis au statut de la fonction publique communautaire. Elle concerne aussi les autorités nationales. Ce n’est que lorsqu’elles
s’occupent des intérêts généraux des collectivités publiques et participent à
l’exercice de la puissance, que les autorités nationales ne sont pas soumises
au principe de la libre circulation des travailleurs (30).
B. — Des traits spécifiques
Dans le droit administratif communautaire actuellement en vigueur il y a
aussi des caractéristiques spécifiques, qui le différencient des droits nationaux (31). En premier lieu, chacun de ces droits est le produit d’un État et
d’une culture nationale, unitaire comme en France ou différenciée comme
dans les États fédéraux. En revanche, non seulement le droit communautaire
n’est pas le produit d’un (seul) État, mais il est le droit d’une organisation
qui doit respecter le principe de la diversité culturelle et linguistique (article 23
de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne).
En second lieu, les droits nationaux se sont développés autour d’un pouvoir
exécutif unitaire, plus ou moins fort par rapport aux autres pouvoirs. Dans
l’Union européenne, par contre, il n’y a pas un seul exécutif. D’une part, la
compétence pour adopter des règles d’exécution est partagée entre le Conseil
et la Commission (32). D’autre part, là encore par effet d’une idée de Jean
Monnet, l’administration communautaire ne s’occupe de la mise en œuvre
des politiques communautaires que dans quelques domaines, comme la concur(29) A.H. TURK, Modernization of EC antitrust enforcement“, in H. C. H. HOFMAN
— A. H. TURK, EU Administrative Governance, cit., p. 215.
(30) CJCE, affaire C-173/94, Commission c. Royaume du Belgique. ; C. DENIZEAU,
L’idée de puissance publique à l’épreuve de l’Union européenne, Paris, L.G.D.J., 2004.
(31) S. Cassese, « Il diritto amministrativo europeo presenta caratteri originali ? »,
Rivista trimestrale di diritto pubblico, 2003, p. 35.
(32) J.-P. JACQUÉ, « Pouvoir législatif et pouvoir exécutif dans l’Union européenne »,
in J.-B. AUBY — J. DUTHEIL DE LA ROCHÈRE (dir.), Droit administratif européen,
cit., p. 25.
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rence et la politique commerciale extérieure. L’Union n’a pas non plus des
services extérieurs ou déconcentrés, sauf les délégations auprès des organisations internationales et de quelques États tiers (33).
Cette caractéristique en implique une autre. Il s’agit de la nécessité d’établir
des liens entre l’administration communautaire et les autorités nationales. La
solution a été trouvée dans l’organisation des services, et dans les procédures
administratives non contentieuses. Au niveau de l’organisation, le Conseil a
institué des centaines de comités qui assistent la Commission dans la préparation des mesures d’exécution. En ce qui concerne les procédures, plusieurs
normes communautaires ont abandonné la dichotomie initiale entre procédures
communautaires et nationales. Elles ont établi des procédures mixtes ou composées, dans lesquelles interviennent soit l’administration communautaire soit
les autorités nationales (34).
Un quatrième trait caractéristique du droit administratif communautaire
regarde les missions de l’administration. Elle dispose, on l’a vu, de la puissance
publique. Mais elle n’a pas des tâches de gestion des services publics, qui
occupent la plupart des fonctionnaires et des agents nationaux (35). En raison
d’un choix politique des États membres, c’est seulement eux qui ont la
compétence pour gérer des services publics, sous certaines règles communes.
La question, très controversée dans la culture française de la première partie
du XXe siècle, de savoir si l’administration est essentiellement puissance ou
service ne se pose, donc plus, en droit communautaire.
Enfin, le droit administratif communautaire ne s’inspire pas du modèle
national de la protection juridique différenciée des autorités publiques vis-àvis des intérêts privés (36). On a observé que le Traité de Rome reconnaît
la responsabilité contractuelle et extra-contractuelle des communautés. Il faut
ajouter que cette responsabilité ne présuppose pas nécessairement la faute de
l’administration, puisque la jurisprudence a admis le principe de la responsabilité du fait d’un acte licite, bien qu’elle l’ait rejetée en l’espèce (37). Cela
vient aussi de ce que la Cour de justice n’a pas considéré la faute comme
une condition nécessaire pour reconnaître la responsabilité des États membres
pour la transposition des directives communautaires (38).
(33) S. Cassese, « Il diritto amministrativo europeo presenta caratteri originali ? »,
cit., p. 39.
(34) G. DELLA CANANEA, “The European Union’s Mixed Administrative Proceedings”, in Law & Contemporary Problems, special issue of the Administration of the
EU (F. Bignami and S. Cassese eds.), 2005, p. 197.
(35) M.S. GIANNINI, Il pubblico potere. Stati e amministrazioni pubbliche, Bologna,
Il Mulino, 1985.
(36) S. CASSESE, La construction du droit administratif. France et Royaume-Uni,
cit., p. 144.
(37) TPI, affaire T-184/95, Dorsch Consult.
(38) CJCE, affaires C-6/90 et C-9/90, Francovich et Bonifaci c. Republique italienne.
La plupart des juristes ont simplement accepté cette jurisprudence, avec peu d’excepREVUE DU DROIT PUBLIC - No 3-2008
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V. — L’INFLUENCE DU DROIT COMMUNAUTAIRE
SUR LES DROITS ADMINISTRATIFS NATIONAUX
Soumis, inévitablement, à l’influence des droits administratifs nationaux,
le droit communautaire, on vient de le voir, les modifie à son tour. Il convient
de préciser les lignes directrices de cette influence (A) et d’en montrer les
implications concrètes dans une affaire récente (B).
A. — Les lignes directrices de l’influence du droit communautaire
Le droit communautaire exerce son influence sur l’organisation des pouvoirs
publics nationaux, sur leurs procédures, sur la protection juridictionnelle.
Apparemment l’organisation reste soumise aux lois nationales. Mais en réalité
les choses sont différentes. En premier lieu, parfois les règlements et les
directives communautaires se bornent à établir que chaque État doit instituer
une autorité chargée de la mise en œuvre de certaines fonctions, par exemple
dans le domaine de la sécurité alimentaire (39). En deuxième lieu, d’autres
normes vont plus loin et établissent les principes fondamentaux de l’organisation. Par exemple, le Traité instituant l’Union européenne impose l’indépendance des banques centrales nationales et la directive sur la protection des
données personnelles impose la « pleine indépendance » de l’autorité nationale (40). En outre, plusieurs autorités nationales doivent participer aux activités des réseaux communautaires, par exemple dans les domaines de la concurrence et des communications électroniques.
La matière des communications électroniques montre aussi la pénétration
du droit communautaire dans le droit procédural. La directive-cadre, no 2002/21
dispose que les autorités nationales doivent s’inspirer, dans leur action, du
principe qui impose l’audition des intéressés. La jurisprudence communautaire
avait déjà établi, dans un arrêt concernant la reconnaissance des diplômes en
France, que chaque décision susceptible d’affecter d’une manière négative la
situation juridique des intéressés doit être motivée (41).
En ce qui concerne les garanties juridictionnelles, le principe toujours
affirmé par les institutions communautaires est celui de l’autonomie des États
membres. Mais la réalité, encore une fois, est bien différente. C’est la manière
dont les voies de recours sont organisées qui reste dans la pleine compétence
des législateurs nationaux. Mais l’effectivité de la protection assurée par les
tions, comme C. Harlow, « Francovich and the Problem of the Disobedient State »,
European Law Journal, 1996, p. 199.
(39) Règlement no 178/2002.
(40) L. SALTARI, Amministrazione nazionale in funzione comunitaria, Milan, Giuffré,
2007.
(41) CJCE, affaire 222/86, Unectef c. Heylens et autres.
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ordres juridiques nationaux est mise en question. La jurisprudence communautaire n’a pas seulement affirmé le principe de la responsabilité de l’État pour
le fait illicite du législateur. Elle a aussi affirmé que tous les juges nationaux
ont le devoir de prononcer les mesures provisoires nécessaires à l’effectivité
du droit communautaire. Cette question présente un intérêt spécial en ce qui
concerne le droit public anglais, qui a été édifié sur le principe de la souveraineté du Parlement. Cela implique que, selon la common law, les juges ne
peuvent pas suspendre l’application d’une loi. Toutefois, la Cour de justice,
sur renvoi préjudiciel par la House of Lords, a affirmé que la règle traditionnelle
de la common law ne s’applique pas aux situations couvertes par le droit
communautaire (42). La raison en est, encore une fois, le principe de l’effectivité du droit communautaire.
B. — Variations sur un thème donné :
la limitation de la puissance publique dans l’affaire Centro Europa 7
Qu’un État membre n’ait pas le pouvoir de se soustraire aux obligations
qui découlent de son adhésion à la Communauté européenne et qu’il ait, en
particulier, le devoir de respecter les règles découlant du droit communautaire
primaire et dérivé, tendant à garantir une concurrence effective (workable
competition), fait partie depuis longtemps de l’acquis communautaire. Toutefois, ni les conséquences pratiques, ni la raison d’être de cet acquis ne sauraient
être négligées. En ce qui concerne les conséquences, l’État n’a pas le pouvoir
d’introduire des limites aux libertés de circulation et de prestation de services,
sauf si elles sont justifiées par des objectifs d’intérêt général. Son action
doit aussi être aménagée sur la base de critères objectifs, transparents, non
discriminatoires et proportionnés. Cela vaut aussi pour son inaction. Par conséquent, dans le domaine de l’audiovisuel, une fois qu’une société a reçu
l’autorisation d’émission, elle a également le droit à l’octroi de radiofréquences
d’émission, alors même qu’elles seraient détenues par les opérateurs historiques, en raison de la carence de l’autorité nationale de régulation (43).
Ce qui est encore plus intéressant est la conception sous-jacente de la
puissance publique. La puissance publique n’est pas seulement soumise au
droit, selon la conception moderne du principe de légalité. Une fois que la
concurrence est le principe régulateur de l’économie, l’État n’agit plus seulement dans des relations de type bilatéral, mais aussi dans des relations de
type trilatéral, qui sont beaucoup plus complexes. Elles impliquent, en outre,
que le rôle de l’État soit soumis au principe d’impartialité. Comme l’avocat
général Maduro a souligné dans son avis, les obligations qui incombent à
(42) CJCE, affaire 213/89, The Queen ex parte Factortame.
(43) CJCE, affaire C-380/05, Centro Europa 7 c. Ministero delle comunicazioni et
Autorità garante della concorrenza e del mercato.
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l’État sont d’autant plus importantes qu’elles visent à garantir le pluralisme
des médias, « dont l’État est l’ultime garant », selon la formule récente de
la Cour européenne des droits de l’homme (45). Son activité a donc pour but
la promotion et la protection d’une société ouverte, dans laquelle sont présentées et discutées différentes idées d’intérêt commun. Le droit administratif,
sous influence communautaire, subit donc un double changement. Dans la
mesure où il règle des relations multipolaires, le droit administratif cesse
d’être simplement le droit qui règle les relations entre l’autorité publique et
la liberté des individus. Il cesse également d’avoir un rapport seulement
indirect avec la démocratie, à travers la loi, parce que ce n’est pas le pouvoir
public seul qui édifie la société, mais une pluralité d’acteurs, auxquels l’État
doit assurer des libertés et droits. C’est seulement à cette condition que les
procédures administratives pour l’octroi des concessions pour l’activité de
radiodiffusion télévisuelle jouent un rôle fondamental dans une société démocratique.
VI. — L’OUVERTURE LATÉRALE DES ORDRES JURIDIQUES NATIONAUX
ET SES IMPLICATIONS
On a observé, plus haut, que la décision politique fondamentale prise par
les chefs d’État et de gouvernement à l’époque du Plan Schuman n’a pas été
celle d’une nouvelle translatio imperii, implicite dans l’idée d’une fédération
européenne à la Altiero Spinelli. Cette décision politique a été, plutôt, de
transformer les État membres, de les obliger à ouvrir leurs marchés, pour
créer des « solidarités concrètes » entre les citoyens. Comme il se passe
souvent dans les choses humaines, les implications plus profondes des choix
n’apparaissent pas immédiatement, mais plus tard.
Une fois décidé d’exercer en commun leurs souverainetés, les gouvernants
nationaux ont essayé de remplacer les règles nationales par des règles communautaires, à travers l’harmonisation. Cela permettait de sauvegarder le contrôle
politique des activités privées. Mais les gouvernants et les fonctionnaires se
sont aperçu des difficultés que cette méthode impliquait : la longueur des
procédures, la nécessité des compromis, le respect des spécificités différentes
nationales (45). C’est encore une fois, la Cour de justice qui a dégagé une
solution tout à fait innovatrice et audacieuse. Dans le célèbre arrêt Cassis de
Dijon, la Cour a affirmé le principe de l’équivalence fonctionnelle des règles
nationales, souvent appelé principe de la reconnaissance mutuelle des
(44) CEDH, arrêt du 24 novembre 1993, Informationsverein Lentia et autres c.
Autriche, série A, n 276, § 38.
(45) J. DELORS, Mémoires, Paris, Plon, 2005, p. 202.
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règles (46). L’équivalence fonctionnelle ne s’oppose pas à l’harmonisation
uniquement en ce qu’elle évite ou réduit la nécessité d’adopter un grand
nombre des règles communautaires, mais également et surtout, en ce qu’elle
implique l’utilisation d’un outil qui est conforme à la logique du marché.
Au début on pensait qu’il s’agissait de l’ordre naturel des choses, en ce
qui concerne les marchandises. Plus tard, avec l’arrêt Centros, on s’est aperçu
que les acteurs privés utilisent la logique du marché aussi pour la constitution
des sociétés (47). Ils n’hésitent pas à utiliser la même logique en ce qui
concerne une matière qui a été toujours au cœur du droit public de chaque
État, celle concernant l’acquisition de la citoyenneté (48) ; ainsi, par exemple,
du choix de travailler ailleurs pour pouvoir bénéficier de la libre circulation
des travailleurs et obtenir le droit de séjour pour l’épouse, qui ne l’a pas
selon le droit national (49).
Il ne s’agit pas, c’est mon hypothèse, d’une déviation imposée par la logique
du marché dans les activités typiques du marché. Il y a là une transformation
plus profonde, qui est déterminée par l’ouverture latérale des ordres juridiques
nationaux (50). Si l’hypothèse est correcte, il faut en tirer la conséquence :
comme le notait Tocqueville dans l’introduction à la Démocratie en Amérique,
« il faut une science politique nouvelle à un monde tout nouveau ». Cela vaut
aussi pour le droit public (51).
Giacinto DELLA CANANEA
Professeur à l’Université Federico II
(46) CJCE, affaire 120/78, Rewe Zentral AG c. Bundesmnonopolverwaltung fur
Branntwein. ; J. H. H. WEILER, “Towards a Common Law on International Trade” in
id. (ed.), The EU, the WTO and the NAFTA, Oxford, Clarendon, 2000, p. 201.
(47) CJCE, affaire C-212/97, Centros.
(48) CJCE, affaire C-200/02, Zhou & Chen.
(49) CJCE, affaire C-109/01, Akrich..
(50) S. CASSESE, « Diritti amministrativi nazionali e diritto amministrativo comunitario », in M.-P. CHITI et G. GRECO (sous la direction de), Trattato di diritto amministrativo europeo, I, Milan, Giuffrè, 2007, 2e ed., p. 19.
(51) A. de TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique (1835), I, Paris, 1986.
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