NEDJAR Michel - Galerie Grand`Rue

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NEDJAR Michel - Galerie Grand`Rue
Galerie Grand'Rue - Art Contemporain - Expositions permanentes à Poitiers
NEDJAR Michel
Né à Val d'Oise
Lieu de travail : Paris
« J’EXHUME »
L’originalité esthétique de Nedjar consiste à oser affronter ce que Julia Kristeva a nommé dans son ouvrage
consacré à l’abjection : les « pouvoirs de l’horreur ». Affrontement que l’on doit, entre autres origines, situer dans la
découverte par l’artiste, au moment de l’adolescence, des chambres à gaz à travers le film d’Alain Resnais, Nuit et
Brouillard. C’est dans l’expérience visuelle de ce trou noir terrifiant qu’émerge le silence d’une œuvre qui va s’efforcer de
figurer un peuple de poupées (nommé « chair d’âme ») avec les éléments que la civilisation, dans sa symbolique, a
pour habitude de rejeter : chiffon (le fameux Schmatess), tissu usé, déchiré, jeté, boue, terre, eau sale, sang, peutêtre excrément. Nedjar joue avec l’intouchable, le répugnant, l’interdit. Il n’a pas peur de la saleté, de fouiller les
poubelles, de ramasser ce qui est au sol, abandonné, perdu, livré au caniveau, zone à terre, humus, humilité du
geste de se baisser à terre, toucher le lieu et la matière de la terre, pour agencer ce qui est ni objet, ni sujet – l’abject, le
repoussé, le refoulé, le dégoûtant, le détritus – faire œuvre avec la souillure, c’est semble-t-il, pour Nedjar, un moyen
de se reconstituer, de recommencer quelque chose, et d’apaiser ce qui est insupportable, de le « déchirer » pour
mieux le transfigurer. « J’exhume », aime-t-il affirmer pour définir sa démarche : c’est bien, par-delà sa « poétique
de la désublimation » (Allen Weiss), une œuvre de la reconstruction, à laquelle nous sommes exposés. La reconstruction
dans le sens du recoudre, du retissage, et aussi de la réparation.
L’autre apport de cet agencement : le Mexique, et ses poupées, à la puissance totémique et mystique, qui vient se
mêler à la Shoah. Il faut entendre le mot « mêlée » dans la signification que lui propose le philosophe Jean-Luc
Nancy : d’abord, « croisement, tissage, échange, partage », mais aussi « déplacements, hasards, migrations,
clinamens, rencontres, chances et risques ». La fabrication de la poupée chez Nedjar procède de la mêlée
historique et géographique. Elle plonge dans la boue et elle en émerge. Ce mouvement d’émergence est essentiel
dans le rituel de fabrication, il singularise un moment frémissant de joie créative chez Nedjar, car il assume un
redressement, l’enthousiasme d’une (re-)naissance ; c’est pourquoi il convient d’éviter d’interpréter l’œuvre à partir du
morbide, car il faut sérieusement envisager sa part vitale, verticale, affirmative.
La mêlée du « jeté » et de la matière obscure, indéterminée, informe. Nedjar exhume peut-être ce qui a eu lieu à
Auschwitz : le corps mutilé, « jeté », corps qui tombe, cadere, pour devenir cadavre, mêlé à la terre, le « jeté »
devenu cendre. La poupée de Nedjar : symbole de cette « souffrance physique toute nue » (Adorno) ? métaphore
de ce monde abject de mourants, de détritus, de loques, « envahi par les ordures et les excréments mêlés à la
boue » (Robert Antelme) ? Dénonciation du règne aberrant d’un « processus de cropolisation » (Olivier Le Cour
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Grandmaison) et du devenir-déchet des hommes ? Le juif n’était-il pas ce « jeté » qu’une société avait relayé au
rang amorphe d’être indésirable ? Et tous ces dessins au visage sans bouche, et aux orbites sans œil : signe d’une
humanité dépouillée, cadavérique, dévisagée, réduite à presque rien… humanité au regard profondément marqué,
au point d’en être dévidé… un regard qui finit par se vider…marqué par son propre vide… le vide de son anéantissement…
Nedjar pourrait aussi essayer de nous rappeler que ce qu’on appelle, en phénoménologie, « le corps propre » n’existe
pas. Ce corps identique à lui-même, qui croit s’appartenir, se croyant sien, étant que je serais à chaque fois moimême, ne peut et ne sait résister à son histoire, sa fragilité, sa corruptibilité, son usure et sa saleté. Le « propre »
serait une illusion métaphysique qui permettrait à l’humanité de s’éprouver comme telle dans son acte de civilisation. Il
n’y aurait donc pas de corps propre, mais des hommes qui s’efforcent, pour demeurer humains, de retrancher, du
symbolique, ce qui est trop proche du corps. Il n’y aurait de corps que « jeté » : là, au monde, sans qu’aucune
décision n’ait été prise, étrangeté dans ce monde, déjà-là malgré elle. Pas de corps adamique, appartenant à l’Eden.
Pas de corps sain et sauf. Un corps toujours vivant, toujours tirant sur l’effort, suant, sale, inhalant, expirant. Un corps
auquel il faut toujours veiller, certes, mais qui ne peut échapper à sa mortalité. Impropreté du corps nous rappelant
souvent qu’il nous échappe toujours un peu (trop).
Frédéric Vossier *
* Frédéric Vossier est docteur en philosophie, dramaturge.
Michel Nedjar naît le 12 octobre 1947 dans le val d'Oise. Il a trois frères et trois sœurs. Son père est juif algérien, installé
en 1921 à Paris où il est maître-tailleur. Juive aussi, sa mère est d'origine polonaise, venue à Paris en 1923 avec sa grandmère pour fuir les pogromes. En 1947, les Nedjar sortent à peine d'une période noire : pendant la guerre, la grand-mère
et sa fille se sont cachées dans une ferme en Bretagne, mais la plupart des membres de la famille du père et tout le
reste de la famille de la mère ont été victimes de l'oppression nazie.
La famille est plutôt fermée sur elle-même et tend à ne pas afficher son ascendance juive. Michel aura très tôt le
sentiment de vivre dans un milieu qui se distingue des autres. A l'école, même s'il porte les plus belles blouses,
métier paternel oblige, il est craintif et mal intégré. Les seules occasions où il est félicité, c'est après les cours de
dessin. A la maison, il s'entend mal avec ses frères et son père et se tourne vers les membres féminins de la famille.
Une machine à coudre était à disposition et tout jeune encore, il bricolait des vêtements pour les poupées de ses
sœurs. C'est vers 1960 que Nedjar prend vraiment conscience de l'holocauste, en regardant un film à la télévision. Il est
profondément choqué et cherche des livres qui parlent des camps comme pour s'assurer que tout cela est vrai. A
l'âge de quatorze ans, il quitte l'école et rêve vaguement de devenir artiste, mais apprend lui aussi le métier de
tailleur. Il travaille dans plusieurs ateliers de confection et commence à penser sérieusement à une carrière de
dessinateur de mode. Mais il est envoyé faire son service militaire auquel il ne s'adapte pas du tout. Il est renvoyé
de l'armée et après quelques mois d'école de styliste de mode il attrape la tuberculose et séjourne dans un
sanatorium en 1969, guéri, il lui semble que la mode est une chose futile et qu'il doit passer à autre chose.
L'argent gagné en vendant des vêtements aux puces, dans la boutique de sa grand-mère et l'argent de l'assurance
maladie lui permettent d'entamer une période d'errance qui comprend six grands voyages qui le mèneront, entre
1970 et 1975, en Turquie, en Iran et en Afghanistan, pour gagner ensuite l'Inde et le Népal. Il terminera cette série par
un long voyage au Mexique, au Guatemala et au Belize. Les cultures qu'il rencontre le concernent plus que la nôtre.
Les poupées y ont une fonction magique, le personnage représenté perdant son statut de jouet pour prendre celui de
talisman ou de fétiche. La confrontation avec la mort aussi y est là-bas plus insistante qu'ici, avec la mise en scène
flamboyante des funérailles. Il confie : « Au Mexique, les momies, c'était tellement fascinant que c'était
insupportable. Ce n'était pas la mort. Elles avaient leur costume, leur robe collée à la peau ». De retour à Paris, Nedjar
prend une petite chambre. C'est ici qu'il se met à fabriquer ses premières poupées avec des chiffons de toutes sortes,
jusqu'en 1980, année où il commence à dessiner avec assiduité sur les papiers que le hasard lui procure, activité à
laquelle il s'adonne aujourd'hui encore avec passion.
© Geneviève Roulin 2000 pour le catalogue: Collection P. Éternod
Prins Eugens Waldemarsudde, Stockholm, Sweden
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et J.-D. Mermod, Lausanne - Malmö Konstmuseum and
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