Révolution tranquille » des palmarès

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Révolution tranquille » des palmarès
Du rock and roll au yé-yé : la « Révolution
tranquille » des palmarès
Richard Baillargeon
(Québec)
À son irruption sur les palmarès, dans les juke-boxes et chez les disquaires, au beau
milieu des années 1950, le rock and roll fait naturellement une forte impression
auprès de la jeunesse. Au Québec, le premier bataillon du baby boom — qui
correspond en gros aux derniers retranchements de la revanche des berceaux —
découvre une nouvelle vision de la vie, en rupture plus ou moins avouée avec une
société encore largement cléricale. Les premiers adeptes de Bill Haley et d'Elvis
Presley doivent ruser pour s'arracher à l'emprise du clergé et la télévision doit rester
fermée pendant la radiodiffusion quotidienne du Chapelet en famille. Dans un tel
décor, le rock and roll ne peut que paraître dérangeant, voire menaçant pour la
bonne société. À Montréal, la partie la plus fanfaronne de la jeunesse court
s'alimenter aux temples du nouveau rythme, souvent des boîtes de jazz reconverties
comme le mythique Esquire Show Bar, sis au 1224, rue Stanley. Mais le rock and roll
y est strictement une importation américaine.
Les premières tentatives
Les premiers signes d'acclimatation du rock and roll à la scène québécoise se
retrouvent dans le music-hall et chez les vedettes montantes du country-western.
Dans le milieu des artistes, plus réceptif aux nouveautés, on y voit surtout une
curiosité de plus, une occasion de se démarquer du répertoire standard, le temps
d'un ou deux disques 78 tours. Dès le printemps 1956, Carmen Déziel grave « Mes
souliers bleus », première version québécoise d'un succès rock and roll — le célèbre
« Blue Suede Shoes » de Carl Perkins, notamment repris par Elvis Presley. Elle est
bientôt suivie par les Trois Clefs (« Le rock and roll du samedi soir ») et Roger Miron
(« En avant le rock and roll ») puis, au cours de l'année 1957, par Michèle Sandry,
Irène McNeil, André Lejeune et même Denise Filiatrault, qui interprète « Rocket rock
and roll » en hommage à Maurice Richard, la véritable idole de la jeunesse
québécoise. Ces premières contributions sont souvent des compositions originales
qui se veulent à la fois un commentaire sur le phénomène et un air plein d'entrain.
Il en est de même chez les grandes vedettes du country-western local, qui ne
ménagent pas leur enthousiasme. Marcel Martel (« En prison maintenant », « Mon
amour du rock and roll »), Paul Brunelle (« Quand la lune deviendra dorée ») et Willie
Lamothe (« Rock cowboy rock ») sont bientôt relayés par une nouvelle génération
qui viendra près d'imposer un véritable rock laurentien : Freddy Gagné (« J'ai perdu
mes souliers en dansant le rock and roll »), Ernie Baribeau (« Mais si ma chérie ») et
surtout Léo Benoît (« Le rock and roll dans l’lit », « Vous ne connaissez pas ma
blonde »). Cet effort spontané se rapproche davantage du rockabilly américain, alors
que le rock des artistes de variétés tend à prendre des couleurs plus jazzées.
Cette floraison correspond à une expansion générale de l'industrie de
l'enregistrement au plan local. De nouvelles étiquettes comme Sandryon, Fleur de
Lys, Vedettes et Rusticana viennent s'ajouter aux grandes compagnies existantes
grâce au dynamisme d'une nouvelle génération d'entrepreneurs. Au moment même
se tient un premier Concours de la chanson canadienne et s'affirme Michel Louvain,
la première idole québécoise moderne. Dans l'intervalle, des fantaisistes comme les
Jérolas (« Yakety Yak », « Charlie Brown »), les Rythmos (« Frisette », « Si t'es
tanné (tannes pas les autres) ») ou Danièle et Michèle (« Je n'en reviens pas »)
viennent ajouter leur grain de sel à ces premiers bouillonnements du rock québécois.
Une deuxième vague
Malgré son élan et son originalité, cette première manifestation de rock and roll à la
québécoise n'en demeure pas moins une réalité marginale. Même chez ceux qui y
prennent part, le nouveau rythme se limite le plus souvent à une ou deux chansons,
le reste de leur répertoire étant constitué de standards de jazz swing, de chansons
françaises, de rythmes latins ou de country-western. Il en va autrement du côté
anglophone de la Métropole, puisque de jeunes artistes comme Little Billy Mason —
alors âgé de 14 ans — et les Rhythm Jesters se rendent à plusieurs reprises
participer à la Rock and Roll Revue d'Alan Freed, avec un répertoire rock and roll à
cent pour cent. Un peu plus tard, les Del Tones se font remarquer sur la scène locale
avant de s'imposer en mai 1960 sous le nom des Beau-Marks (« Clap Your
Hands »), avec une 45e position au palmarès Hot 100 de la revue Billboard.
Pendant ce temps, une industrie prend forme autour de la musique populaire et du
marché de la jeunesse. La radio et la télévision trouvent de nouvelles formules pour
attirer l'attention sur les plus récentes nouveautés. Le Club des autographes, dès
1957, et l'émission Jeunesse d'aujourd'hui, à compter de 1962, deviennent des
rendez-vous hebdomadaires indispensables aux amateurs de palmarès. Du côté de
l'imprimé, diverses revues mensuelles font leur apparition au tournant des années
1960. Le Palmarès canadien, Rythmes et jeunesse et plusieurs autres ne peuvent
cependant ravir la palme à Dis-Q-Ton, qui demeure l'ultime référence entre l'hiver de
1957 et la fin des années 1960. Il faudra attendre l'avènement du phénomène yé-yé
— avec la présence massive de jeunes groupes sur les palmarès — pour noter une
percée significative du rock d'expression locale. En attendant, une répétition
générale se prépare avec l'arrivée d'une nouvelle danse hyper-médiatisée : le twist.
Plusieurs orchestres de jeunes musiciens qui se sont fait les dents dans le circuit des
clubs et des salles de danse profitent de cette nouvelle frénésie pour tenter leur
chance. À vrai dire, ce sont plutôt les compagnies de disques qui essaient de profiter
de la nouvelle manne en lançant de nouveaux produits étiquetés twist. Malgré une
solide expérience musicale, peu de ces groupes atteindront une réelle popularité.
Mentionnons les Rockets, le Ray's Combo, Johnny James et ses Invictas, les Hot
Jives, et surtout Pierre LeBon et ses Sépara-twists. Déjà, une deuxième génération
s'amène et annonce une relève vraiment juvénile au rock and roll : elle a pour noms
Tremolos, Melody Makers, Echo Men, etc. Curieusement, en cette époque où le
disque 45 tours est roi, ces groupes se limitent au microsillon. C'est sans doute ce
qui leur vaut un si rapide oubli.
Le raz-de-marée
Si les groupes de twist offrent un certain auditoire aux jeunes musiciens, c'est
vraiment avec la déferlante yé-yé qu'on assiste à une véritable prise d'assaut des
palmarès. Déjà, quelques ensembles de type « nouveau genre » se font remarquer
sur la lancée du twist. Les Mégatones en 1962 (« Mégatwist »), les Corvet's, qui
enregistrent la même année un disque 45 tours américain suite à un concours à
Plattsburg, et les Hou-Lops, à la fin de 1963 (« Pachilla »). Les Versatiles
immortalisent sur disque ce qui deviendra le son caractéristique de cette génération
yé-yé : un son où la priorité est donnée à la guitare électrique, agrémentée par un
système électromécanique de marque Écholette ou Echocord qui génère un écho
artificiel. Si quelques-uns de ces groupes y superposent une dimension vocale, tels
les Special Tones, les Lincolns ou les Beau-Marks déjà mentionnés, un grand
nombre se contente d'un répertoire instrumental, cousin nordique du surf californien.
Ce style particulier trouve son achèvement sur les deux albums des Jaguars, parus
en 1964 et 1965.
Dans la foulée des Beatles et de l'invasion britannique qui s'ensuit à partir de février
1964, on assiste à une généralisation du yé-yé vocal et à un véritable rajeunissement
du show-business. En l'espace de quelques semaines, de nombreux groupes
passent des salles de danse de leur quartier à la scène prestigieuse des cabarets du
centre-ville et aux plateaux des différentes stations de télévision, généralement à la
suite d'une participation victorieuse à quelque jamboree d'orchestres. La conversion
la plus éclatante est celle des Special Tones, qui prennent le nom de Classels et qui,
pour la seule année 1964, s'emparent à trois reprises de la première position au
palmarès Méritas (« Avant de me dire adieu », « Ton amour a changé ma vie » et
« Le sentier de neige »). Si ces succès donnent dans la ballade, ils vibrent de la plus
pure sonorité yé-yé. Les faces B de leurs disques 45 tours sont la plupart du temps
beaucoup plus rythmées, à commencer par « Oui c'est toi », une composition du
guitariste soliste des Classels.
Dans les mois qui suivent, on voit surgir des dizaines de nouveaux noms de groupes
francisés et encore davantage de 45 tours. Les Venturies du quartier Nouveau
Bordeaux se transforment bientôt en Napoléons; les Sun Marks de Villeray
deviennent successivement the Chancelords, puis les Chanceliers; les Go-Beats
d'Ahuntsic se métamorphosent soudainement en Loups, etc. À Saint-Hyacinthe,
véritable pépinière de groupes yé-yé — et surnommée à juste titre le Liverpool
québécois —, les Hou-Lops sont déjà devenus les Têtes Blanches et ont gravé un
premier album, les Dots se sont dotés du nom de Sultans et les Corvet's se sont
promus Aristocrates. De Laval surgissent les 409 puis, un peu plus tard, les Tallmud.
Tout ce beau monde ne tarde pas à rejoindre les Beatlettes, les Rats, les Masques
d'Or et les Bel Canto sur les ondes des émissions jeunesse et dans les pages des
nouveaux hebdos : Écho Vedettes, Photo Vedettes, Jeunesse 65, etc. L'année 1965
marque le sommet de ce qu'on peut appeler la phase commerciale du yé-yé. Après
l'arrivée fulgurante des Excentriques (« Fume, fume, fume ») sur le marché du
disque, en février, on assiste aux lancements successifs, pour le seul mois de mai,
des premiers 45 tours des Habits Jaunes (« Miss Boney Maronie »), de César et les
Romains (« Splish splash ») ainsi que des Bel-Air (« Tant de choses à dire »). Le
Café Saint-Jacques, cabaret situé sur l'emplacement actuel de l'UQAM, au 415
Sainte-Catherine Est, rebaptise sa salle à l'étage supérieur du nom de Club Yé-Yé et
la consacre exclusivement aux groupes de ce style. Son inauguration donne lieu à
une parade promotionnelle sur la Main mettant en vedette les Romains et
aboutissant au célèbre établissement. Cette mascarade donne lieu à un bref moment
d'euphorie multicolore. Les costumes les plus imprévus abritent les futures vedettes :
Goliath et ses Philistins, Ali Baba et ses 4 Voleurs, les Gendarmes, les Monstres et
même un dénommé Batman tentent leur chance tour à tour !
Mais les choses vont terriblement vite. À peine ces groupes ont-ils gravi les palmarès
que de nouvelles légions réclament leur part d'attention. La génération des groupes
de 1966-1967 renouvelle l'esthétique du yé-yé, donnant moins d'importance à
l'aspect vestimentaire et davantage aux sonorités de l'orgue et de la tambourine ainsi
qu'aux propos identitaires — chansons dites de génération. Si la guitare est toujours
présente, on remplace peu à peu l'effet d'écho si cher aux premières formations yéyé par un nouveau gadget sonore : le fameux fuzz. Certaines formations comme les
Hou-Lops (« Oh non »), les Sultans (« Tu es impossible »), les 409 (« Un amour
compliqué ») ou les Chanceliers (« La génération d'aujourd'hui ») tirent profit de cette
évolution, mais d'autres doivent se remettre en question. À l'approche de l'Expo 67,
les nouveaux héros ont pour noms les Atomes (« Va-t-en maintenant »), les Mersey's
(« Si tu m'aimes »), les Lutins (« Je cherche ») ou les Sinners (« Les hippies du
quartier »)... le temps d'une ou deux saisons.
À la fin de la décennie, la plupart des formations que nous venons d'énumérer sont
déjà démembrées. Quelques chanteurs issus de ces groupes connaîtront le succès
en solo. D'autres vont donner une nouvelle orientation à leur démarche artistique ou
quitter à jamais ce métier. Comme le dit la chanson de Stéphane Venne, « c'est le
début d'un temps nouveau » et, par conséquent, la fin d'une époque.

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