dossier 1996 5, Seiten 1-18

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LE PHÉNOMÈNE GOLDHAGEN
DOSSIER
LORRAINE MILLOT
A
u vieil Opéra de Francfort-sur-le-Main, samedi 7 septembre 1996, la
foule se pressait comme pour une pièce nouvelle, promettant sensation. Un millier de personnes étaient venues voir et écouter le « phénomène » de cet été 1996, le jeune professeur de l'université de Harvard
Daniel Jonah Goldhagen, 37 ans. La salle, la plus grande que les organisateurs avaient trouvée à louer, n'a pu en accueillir que 600. A Hambourg, Berlin
et Munich, les trois autres étapes choisies pour la présentation de son livre
Hitler's Willing Executioners (1), le même enthousiasme a été observé. Partout
Goldhagen s'est produit à guichets fermés, devant un public exprimant sa sympathie par de généreux applaudissements. A Munich, les 2.000 places de la
Philharmonie ont été occupées en un rien de temps. « Selon les organisateurs,
on aurait aussi facilement pu remplir le parc olympique de Munich » rapportait
Frank Schirrmacher, co-directeur de la Frankfurter Allgemeine Zeitung (2), ironisant sur la « marche triomphale » de Goldhagen. La Süddeutsche Zeitung
a parlé de « merveilleux cirque ambulant » et comparé la vente des billets pour
les exposés de Goldhagen à des « mouvements de masse plutôt observés
d'habitude autour de la personne de Michael Jackson ». (3)
Publié au mois d'août en Allemagne, le livre de Goldhagen s'est installé
début octobre à la première place des ventes d'essais et documents, avec
130.000 exemplaires déjà écoulés. Depuis sa parution aux États-Unis en
mars, les critiques ont noirci tant de pages dans tous les principaux journaux
allemands qu'elles ont même donné jour à un livre, rassemblant les textes
les plus importants. (4)
Le premier, le chef de la rubrique « livres politiques » de l'hebdomadaire Die
Zeit, Volker Ullrich, avait prédit en avril (5) que Goldhagen ouvrirait une nouvelle « querelle des historiens », « plus virulente encore » que celle qui avait
opposé en 1986 Ernst Nolte à Jürgen Habermas, tenants d'une mise en relation des crimes nazis avec ceux de l'URSS stalinienne et tenants de « l'unicité » de l'holocauste. Pour le retentissement qu'allait connaître le cas Goldhagen, le journaliste de la Zeit avait vu juste. Son hebdomadaire a d'ailleurs été
(1) Édition française à paraître en janvier aux Éditions du Seuil sous le titre Les Bourreaux volontaires de Hitler.
(2) Frankfurter Allgemeine Zeitung du 13 septembre 1996.
(3) Süddeutsche Zeitung du 9 septembre 1996.
(4) Ein Volk von Mördern ? Die Dokumentation zur Goldhagen-Kontroverse um die Rolle der Deutschen im Holocaust. Hoffmann und Campe. (Un peuple d'assassins ? La documentation au sujet de la controverse Goldhagen
autour du rôle des Allemands dans l'holocauste).
(5) Die Zeit du 12 avril 1996.
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le premier à y contribuer en publiant pendant tout l'été tribunes et contre-tribunes.
A la différence de la « querelle » de 1986, l'affaire Goldhagen n'a pourtant guère
divisé les historiens, presque unanimes à juger le livre « mauvais », « exagéré »,
« rétrograde »… Elle a bien davantage opposé les historiens au grand public
qui, de façon très spectaculaire, a passé outre ces critiques et très démonstrativement témoigné de son intérêt pour Goldhagen.
L'historien Norbert Frei, qui avait écrit dès avril tout le mal qu'il pense du livre,
a dû reconnaître en septembre à Francfort que l'attention soulevée par le jeune
Américain est « sans précédent » pour une œuvre qui se veut historique. Frank
Schirrmacher, tout aussi hostile aux thèses de Goldhagen, a concédé en septembre à Munich que son livre marquera une « césure » dans la perception du
génocide juif, « à un tout autre niveau que le film Holocauste ».
Un ouvrage libérateur
Que la démonstration de Goldhagen ne résiste pas à un examen scientifique, historiens et éditorialistes allemands l'ont très vite et abondamment
montré. Mais l'accueil passionné que le public allemand a accordé à ses
thèses pour le moins outrées est plus intéressant que le livre lui-même ou
les critiques, logiques, des historiens. La première évidence mise en lumière
par le « phénomène » Goldhagen est que l'Allemagne n'a pas profité des
cérémonies du 50e anniversaire de la capitulation du IIIe Reich pour tirer le
rideau sur les crimes nazis, comme beaucoup le craignaient. Le souci de
comprendre et assumer ce passé, dans toute son horreur, reste très fort.
« On peut être fier de cette réaction » observait Josef Joffe dans la Süddeutsche Zeitung, l'expliquant par la relève des générations. « Tandis que
les grands-parents se taisaient et les parents pouvaient prétexter de leur
naissance tardive, les enfants veulent redécouvrir le crime passé. Peut-être
la confrontation avec l'horreur leur est aussi plus facile parce que cette génération n'a pas eu à venir à bout des questions de culpabilité et d'implication
personnelle. » (6)
Ce tourment était particulièrement manifeste parmi le public qui s'est pressé
aux exposés de Goldhagen. « Beaucoup de spectateurs (…) étaient torturés
par la question : comment eux-mêmes se comporteraient-ils face à une situation qui exige non-conformisme et courage civique » rapportait le quotidien
alternatif berlinois TAZ. (7) « Le public ressent le livre comme libérateur » a
constaté la Zeit (8) : son approbation « semble portée par le sentiment enfoui
qu'enfin quelqu'un dit ce qui a longtemps été tabouisé (…) ». En affirmant crûment ce que de nombreux Allemands gardaient secrètement jusqu'alors – la
malédiction d'appartenir à un peuple à jamais marqué comme « criminel » –
(6) Süddeutsche Zeitung du 11 septembre 1996.
(7) Die Tageszeitung des 7-8 septembre 1996.
(8) Die Zeit du 13 septembre 1996.
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Goldhagen a permis à beaucoup de porter ce mal au grand jour et peut-être
de se « libérer » du poids du non-dit.
Le guérisseur de la maladie allemande
Ironique, Frank Schirrmacher observait que les Allemands sont allés vers Goldhagen comme chez le guérisseur : « Ils savaient qu'ils voulaient être guéris »,
de la « maladie allemande ». « Le radicalisme foudroyant des thèses de Goldhagen sur la logique du caractère national allemand assure l'acquittement à qui
l'approuve (9) se moque Schirrmacher. Expliquer son succès en Allemagne par
le vieux précepte moral « faute avouée est à moitié pardonnée » serait pourtant
trop rapide. D'abord parce qu'il n'y a pas « faute », donc pas besoin de pardon
pour les enfants et les petits-enfants des Allemands du IIIe Reich. Ensuite parce
que la plupart de ceux qui sont venus écouter Goldhagen expriment tout le
contraire d'une demande d'acquittement : plutôt une volonté de questionnement
sans fin de l'histoire, de la nature humaine et des responsabilités de leur peuple.
Une représentante de la génération des « enfants » des Allemands incriminés
par Goldhagen, psycho-analyste de 55 ans rencontrée à Francfort le soir de son
exposé, résumait cette « torture intérieure » : « Je suis consciente que Goldhagen n'apporte pas de réponse définitive. Je vois bien et je regrette qu'il se mure
dans sa thèse et refuse de s'ouvrir aux contre-arguments. Mais je lui suis gré
d'avoir déclenché une grande réflexion publique. Car l'holocauste est notre histoire. Nous ne pouvons cesser de nous demander ce qui a bien pu amener des
Allemands à commettre ce qu'ils ont commis. »
Les spectateurs venus écouter Goldhagen ne sont certainement pas représentatifs de l'ensemble de la population allemande : sans doute s'agit-il d'un
public particulièrement intéressé et tourmenté par ce passé. Parmi les innombrables lettres de lecteurs publiées par tous les grands journaux allemands
(baromètre déjà plus significatif), une bonne moitié confirme pourtant l'effet
« libérateur » du livre. Beaucoup, rédigées par des témoins de l'époque, tentent d'apporter leur piécette au canevas explicatif du professeur de Harvard.
Ainsi ce lecteur de la Süddeutsche Zeitung (10) qui décrit comment un SA
l'avait empêché de céder sa place à une femme juive dans le métro de Berlin,
devant un wagon entier de voyageurs, baissant les yeux. « Presque tous les
Allemands se sont comportés de la même façon que les voyageurs de ce
wagon de métro berlinois. Les racines de la faute sont là » écrit ce lecteur. Qui
voulait bien s'informer le pouvait, renchérit un autre lecteur de la Süddeutsche
Zeitung (11) : « (Presque) Personne ne peut honnêtement prétendre qu'il ou
elle n'a rien su ! » Le fait que le livre de Goldhagen « prête autant le flanc à
la critique » ne constitue pas une raison « pour éviter de se poser la question :
(9) Frankfurter Allgemeine Zeitung du 13 septembre 1996.
(10) Süddeutsche Zeitung du 13 septembre 1996.
(11) Süddeutsche Zeitung des 21-22 septembre 1996.
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" Comment a-t-on pu arriver à un tel crime ? " » complète un lecteur de la
Zeit. (12)
Une crudité choquante ?
Le succès de Goldhagen auprès du grand public est venu, pour une partie non
négligeable, de la crudité de ses descriptions, ont dénoncé nombre de critiques. Le plus virulent, l'historien Hans Mommsen (13), a accusé Goldhagen
de satisfaire le « voyeurisme » du public. « En soulignant la violence, le sadisme et l'envie de tuer (des acteurs de l'holocauste, N.d.l.R.), Goldhagen détourne de la spécificité du national-socialisme » estime Mommsen. « La caractéristique du nazisme était plutôt d'avoir remplacé les attaques sauvages contre
les Juifs par une exclusion, une mise au ban et finalement une extermination
planifiée, bureaucratique, perfectionniste ». Les scènes de violence longuement dépeintes par Goldhagen ne font que « frapper » le public, elles sont
« tout sauf utiles pour parvenir à une analyse sobre du passé, à la lumière du
présent » affirme Mommsen.
A l'approche quasi « clinique » prônée par les historiens, Goldhagen et son
public opposent pourtant une objection tout aussi légitime : l'holocauste est
un événement de dimensions trop monstrueuses pour pouvoir n'être confié
qu'aux pincettes stériles des historiens. Les millions de Juifs fanatiquement et
méthodiquement assassinés ne peuvent être simplement classés dans les
tiroirs de l'histoire, entre la case République de Weimar et les cases RFA-RDA.
Cette « partie de notre histoire » ne se laisse pas « historiciser scientifiquement, par une recherche objective, ni définitivement clarifier » souligne Josef
Joffe de la Süddeutsche Zeitung.
L'holocauste est un événement qu'on ne peut uniquement traiter « à froid »
ajoute le rédacteur en chef de la Zeit (14) Robert Leicht. « Il est une histoire
qui ne se laisse pas surmonter. Tout ce qui s'est passé n'est pas forcément
passé ». Les odieuses et répétitives descriptions de massacres auxquelles se
livre Goldhagen n'apportent peut-être rien de « nouveau » à la science. Elles
ne seront jamais de trop pour réaliser combien de vies brisées, de souffrances
et de tortures se cachent derrière le froid bilan couché dans les livres d'histoire : 6 millions de Juifs exterminés.
Une provocation nécessaire
Le fait que les thèses – en bien des points caricaturales – de Goldhagen aient
ému à ce point en Allemagne oblige aussi à s'interroger sur la fidélité et l'exactitude de la mémoire de l'holocauste. Goldhagen n'a fait qu'énoncer « un fait
(12) Die Zeit du 27 septembre 1996.
(13) Die Zeit du 30 août 1996.
(14) Die Zeit du 6 septembre 1996.
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banal, que personne ne voulait voir : que la Shoah n'a pas été machinée et
exécutée par quelques méchants Nazis, mais n'a été possible que parce que
la masse des Allemands a activement participé au massacre des Juifs européens ou du moins y a assisté avec bienveillance » observait cet été la Allgemeine Jüdische Wochenzeitung. (15) Écrire cela est « à peu près aussi
révolutionnaire que de constater que la pluie mouille » poursuivait le bimensuel
juif, s'étonnant que ces faits aient pu provoquer une telle « hystérie collective ».
L'historien Dan Diner (16) a effleuré ce problème à Francfort le 7 septembre :
une des raisons du choc provoqué par Goldhagen est que certaines
recherches publiées ces dernières années pouvaient faire conclure à un
« homicide involontaire ». Daniel Goldhagen n'a pas entièrement tort lorsqu'il
observe qu'à force de chercher à expliquer l'holocauste, les historiens ont fini
par négliger la responsabilité toute simple de ses milliers d'acteurs directs. On
parle de « Nazis » comme s'il s'agissait d'une « tribu spéciale » remarquait Dan
Diner à Francfort. Des expressions comme « régime hitlérien » se sont insidieusement installées dans le langage courant, accréditant l'idée que tout le
mal venait d'un seul homme.
Cette déformation subreptice s'observe et s'explique facilement en RFA depuis
1949, comme dans toute démocratie suivant une dictature : les représentants
de la « bonne Allemagne », qui a résisté au nazisme, ont été propulsés sur le
devant de la scène publique, à commencer par Konrad Adenauer et Kurt Schumacher. Les criminels, les collaborateurs et les lâches ont eu, et ont encore
pour les derniers survivants, trois options : mentir et s'inventer un passé d'opposant, se taire ou défendre le régime nazi et se voir réduit au silence par tous
les grands médias. Dans les trois cas, la masse énorme des criminels et collaborateurs est escamotée : ils disparaissent du discours public, comme s'ils
n'avaient jamais existé. Une lettre de lecteur publiée par la Süddeutsche Zeitung (17) observait ce phénomène en Allemagne et interrogeait : « Où étaient,
où sont donc tous ceux qui tendaient le bras pour faire le salut hitlérien, tous
ceux qui criaient leur joie jusqu'à l'hystérie, qui formaient des haies jusqu'à
s'évanouir, qui marchaient au pas cadencé, qui acclamaient leur grand Führer,
tous ceux qui voudraient aujourd'hui voir en lui leur suborneur (Verführer) ? ».
Grâce à Goldhagen, « la résistance va perdre un peu de sa fonction alibi » se
réjouissait une autre lettre publiée par la Zeit. (18) Infâme pour tous les Allemands qui ont résisté et souvent payé de leur vie leur refus de se plier au
nazisme, cette remarque suggère combien la revalorisation du rôle de la résistance allemande entreprise ces dernières années est à double tranchant.
Cette mise en valeur de la « bonne Allemagne », qui tient particulièrement à
cœur au chancelier Kohl, est certainement importante pour redonner à l'Allemagne la place qu'elle mérite en Europe et aux Allemands la possibilité d'une
(15) Allgemeine Jüdische Wochenzeitung (Journal hebdomadaire général juif) du 22 août 1996.
(16) Professeur d'histoire à l'Université d'Essen et de Tel Aviv.
(17) Süddeutsche Zeitung du 21 septembre 1996.
(18) Die Zeit du 27 septembre 1996.
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identité nationale positive. A condition qu'elle ne relativise pas le fait essentiel
et principal de la période précédente : l'engouement massif de la population
pour le nazisme, sa participation à l'exclusion puis à l'extermination des Juifs.
Quand Goldhagen est arrivé avec ses thèses cet été, certaines données historiques semblaient ne plus être évidentes pour tout le monde : ainsi le fait que
le national-socialisme ne reposait pas uniquement sur la terreur, qu'il était
aussi un régime populaire et Hitler, un Führer adulé ; ou bien que l'holocauste
a été précédé et accompagné de discriminations, d'humiliations et de violences à l'encontre des Juifs, accomplies au vu et au su de l'ensemble de la
population.
Nécessaire, le livre de Daniel Goldhagen l'était enfin pour contrer une idée
pavée des meilleures intentions mais foncièrement dangereuse : celle qui voudrait qu'on épargne aux Allemands une version trop brutale de leur histoire,
comme on ménagerait un fauve nouvellement apprivoisé. Cet aspect a été mis
en lumière par l'un des – rares – dérapages de ce débat. La comtesse Marion
Dönhoff, emportée par l'indignation que lui inspirent les thèses de Goldhagen,
a conclu l'une de ses attaques dans l'hebdomadaire Die Zeit (19) : « Aussi la
crainte que le livre de Goldhagen ne puisse raviver l'antisémitisme plus ou
moins réduit au silence ne peut-elle pas être totalement écartée ». Une chute
aussi malencontreuse a provoqué la fureur de Richard Chaim Herzog (20),
outré que la « figure de proue du journalisme libéral allemand de l'aprèsguerre » semble ainsi entonner le vieux couplet « Nous Juifs sommes donc
coupables de tout (…). Donc le Juif Goldhagen est le malheur des Allemands ». De nombreux lecteurs de la Zeit ou de la Süddeutsche Zeitung ont
réagi avec la même sensibilité, accusant la comtesse de reprendre l'argumentaire nazi ou de supposer, à tort, que la société allemande contemporaine est
encore sujette à l'antisémitisme.
Les vraies questions restent sans réponse
Le malheur est que l'outrance de la démonstration de Goldhagen a certainement fermé beaucoup d'Allemands à ses pistes de réflexion. La franche bêtise
de son étiquette « Allemands » collée à tous les criminels qu'il décrit, a conduit
à maintes réactions de rejet brutal. Cinq Allemands de 18 à 19 ans, « petitsenfants de la génération du national-socialisme » confrontés au livre par le
magazine Stern (21) donnent ainsi l'impression de s'être barricadés contre ce
qu'ils ressentent comme une agression. « C'est tout simplement un livre raciste
contre les Allemands » lance l'un. « Maintenant en Amérique, encore plus de
gens vont demander si nous croyons encore aujourd'hui au national-socialisme » s'inquiète une autre.
(19) Die Zeit du 6 septembre 1996.
(20) Süddeutsche Zeitung du 12 septembre 1996.
(21) Stern du 27 septembre 1996.
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Révoltés par l'ouvrage, plusieurs critiques allemands sont allés jusqu'à dénier
au jeune Juif américain du nom de Goldhagen toute qualité pour analyser la
société allemande des années 1930 et 1940. « Un jeune étranger peut rationaliser l'expérience de la dictature allemande, mais peut-il vraiment la comprendre ? » interrogeait un éditorial du quotidien de Bonn General Anzeiger. Plus
direct encore, l'éditeur du Spiegel Rudolf Augstein lui déclarait en face, lors d'une
interview (22) : « En tant que jeune Américain, grandi dans une démocratie, vous
ne pouvez certainement pas vous imaginer la pression conformiste pendant la
dictature hitlérienne ». Ce refus du regard critique étranger s'est souvent doublé
de contorsions pour détourner le regard de ce que montre Goldhagen. Si Hitler
n'avait pas été seulement blessé mais tué au front en 1917, il se serait « sûrement établi en Allemagne un régime autoritaire comme en Espagne ou en Italie,
mais certainement pas un national-socialisme hitlérien » écrit la comtesse
Marion Dönhoff. (23) « Sans l'offensive Barbarossa (l'attaque contre l'URSS en
1941), pas d'holocauste » affirme Rudolf Augstein. (24) Tous deux ont évidemment raison sur le fond. Mais ces spéculations sur « ce qui se serait passé si… »
ne font que repousser la chance autrement plus intéressante offerte par Goldhagen : réfléchir sur ce que des Allemands ont réellement commis dans les
conditions (Hitler, guerre,…) où ils se sont trouvés.
Réflexes d'autodéfense fréquents
Parmi les lettres de lecteurs publiées par les journaux, ces réflexes d'autodéfense sont aussi fréquents. Le journal de Victor Klemperer, où le philologue
juif décrit de nombreuses manifestations de solidarité de la population allemande à son égard sous le III e Reich, y est souvent recommandé comme
« antidote » au livre de Goldhagen. Le journal de Klemperer montre de multiples exemples de « comportement digne » de la population allemande souligne une lectrice de la Süddeutsche Zeitung. (25) L'« attaque » de Goldhagen
« contre toute la tradition culturelle allemande » est « raciste » déduit cette lectrice. « Nous, Allemands d'aujourd'hui, sommes mis dans la pénible situation
de devoir faire des reproches indifférenciés à nos parents et grands-parents,
alors que nous n'avons pas eu à partager leur difficile situation sous le
IIIe Reich ». Cette interprétation dépasse certainement les intentions de Goldhagen qui n'a bien sûr pas demandé d'accuser des parents innocents. Mais
elle montre bien l'effet contre-productif de ses généralisations abusives. A vouloir rassembler tous les « Allemands » sous la pancarte « criminels », Goldhagen multiplie finalement les portes d'évasion possibles pour tous ceux qui
refusent d'affronter de face les responsabilités des leurs. Très révélatrice, une
(22) Spiegel du 12 août 1996.
(23) Die Zeit du 6 septembre 1996.
(24) Spiegel du 12 août 1996.
(25) Süddeutsche Zeitung du 13 septembre 1996.
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autre lettre publiée par la Süddeutsche Zeitung (26) demande par exemple que
l'on soustraie les femmes de l'opprobre jeté par Goldhagen sur les Allemands
du IIIe Reich et établisse « une distinction claire entre personnes ayant participé
ou non-participé » à l'exermination des Juifs. En dressant le réquisitoire contre
tous les « Allemands », le procureur Goldhagen risque de les placer tous dans
la position d'accusés, tentés de plaider innocent ou de s'armer d'un maximum
de circonstances atténuantes, et finissant même par oublier de réfléchir à la
gravité du crime commis.
La présente tentative de résumé du débat suscité par Goldhagen en Allemagne n'est qu'un aperçu de l'énorme quantité de commentaires et de réactions contradictoires qu'il a provoqués. Dans cette masse, il faut pourtant encore relever un grand absent : les questions centrales posées par le livre ont été
noyées sous la polémique. Comment autant d'Allemands ont-ils pu devenir
tueurs ? Pourquoi l'holocauste est-il parti d'Allemagne ? Daniel Goldhagen,
ainsi que ses détracteurs, n'ont finalement pas pu faire mieux que de poser
et reposer ces questions, restées toujours sans réponse.
■
(26) Süddeutsche Zeitung du 21 septembre 1996.
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GOLDHAGEN SUR LUI-MÊME
DOSSIER
… Le livre montre que les acteurs étaient des Allemands ordinaires
d'origine sociale des plus diverses et qui ensemble étaient une moyenne
représentation des Allemands qui formaient le groupe d'âge respectif ;
il montre ensuite qu'il ne s'agissait pas d'un petit groupe mais au moins
de 100.000 Allemands et sans doute de co-auteurs (de ces crimes) beaucoup plus nombreux ; et qu'enfin ces Allemands ordinaires furent en
gros des bourreaux disciplinés et même zélés du peuple juif y compris
des enfants juifs.
Mon livre montre ensuite que l'Antisémitisme éliminatoire (1) qui
remuait ces Allemands ordinaires était fortement répandu dans la société allemande à l'époque nazie et aussi déjà avant. Selon le modèle antisémite éliminatoire fondamental les Juifs étaient différents des Allemands ; ce faisant l'on fondait les différences alléguées sur la biologie
– il y avait pour cela la notion de « race » et ainsi elles devenaient invariables : les Juifs étaient méchants et puissants, ils avaient infligé des
graves dommages à l'Allemagne et continueraient à le faire à l'avenir.
Les Allemands qui s'en tenaient à cette conception devaient en tirer la
conclusion que les Juifs et la puissance qui leur était attribuée devaient
être éliminés d'une façon quelconque si l'Allemagne voulait être en
sécurité et aller vers un avenir florissant…
Par leurs attaques à l'encontre de mon livre, les critiques se sont foncièrement fourvoyés, et ce, à plusieurs points de vue. ils font totalement
fausse route, parce qu'ils esquivent les questions essentielles. Ils sont
oublieux de leurs responsabilité particulière de critiques. Les principaux
griefs qu'ils formulent sont infondés. Leur attitude de principe vis-à-vis
du rôle des Allemands dans la persécution et l'extermination des Juifs
– outre qu'elle est intenable – n'est pas crédible…
…Ces érudits de renom n'apportent aucune réponse aux questions
essentielles et – à l'exception notable de Christopher Browning – ils
(1) Mots-clés soulignés par la rédaction.
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omettent même de les poser. Confrontés à un livre qui apporte de telles
réponses, ils réagissent avec une fureur qui évoque immanquablement
une volonté de faire taire celui qui a osé toucher à un tabou ancien…
…Très souvent, mes détracteurs n'avancent pas d'arguments raisonnés,
étayés par des faits concrets, comme l'exigent les règles de la discussion
scientifique. Leurs attaques très personnelles sont, dans certains cas,
teintées d'antisémitisme et d'anti-américanisme…
Dans mon livre, j'affirme que les bourreaux n'étaient ni des machines,
ni des marionnettes. Hommes de convictions, ils étaient en mesure
d'évaluer la politique de leur gouvernement et de prendre leurs décisions en conséquence. Mon analyse postule, en effet, que tout individu,
même soumis aux ordres, avait une certaine marge de manœuvre.
Mon livre reconnaît au contraire que les exécutants n'étaient pas des
marionnettes mais des hommes possédant leurs convictions et qui pour
cette raison étaient aussi en mesure de porter un jugement sur la politique de leur gouvernement et d'orienter leurs décisions sur ce jugement. En fait mon analyse consiste à reconnaître le fait que tout individu possède, même à l'intérieur du cadre des ordres reçus, un espace
lui permettant de décider en lui-même de quelle manière il traitait des
Juifs…
(Traduction : Géraldine Lamblin)
Ces textes sont extraits du Dossier de la Zeit du 2 août dernier dans lequel Daniel
Jonah Goldhagen répondait pour la première fois aux critiques dans un article
intitulé Das Versagen der Kritiker. (La défaillance des critiques)
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ALFRED GROSSER
ÉCRIT A STANLEY HOFFMANN
A PROPOS DU LIVRE DE D. GOLDHAGEN
DOSSIER
(…) J'ai été profondément choqué par l'absence de rigueur scientifique, évidente dès qu'on teste le contenu sur des points sensibles.
La sélection et la déformation des faits.
Déformation. Je prends l'exemple de Dachau et de Buchenwald.
Pour Dachau, les centaines de gardiens allemands viennent à l'appui de la thèse de l'antisémitisme exterminateur global. Or il ne
s'agissait pas d'un camp pour Juifs et, surtout, il y avait des internés allemands par dizaines de milliers, ce que l'auteur ne dit point.
Pour Buchenwald, c'est pire. Parce que Eugen Kogon mentionne
un Juif, Goldhagen écrit : « The antisemitically derived ideological
impulse to force Jews to " work " for its own sake » – comme si, dans
des dizaines de camps hitlériens, des centaines de milliers de détenus n'avaient pas été forcés entre autres de casser inutilement des
pierres !
Goldhagen utilise beaucoup le livre de Christopher Browning. Tu
as sans doute lu le long article de la Zeit du 19 avril dans lequel
Browning proteste contre la façon de l'utiliser, notamment sur un
point essentiel : les « hommes ordinaires » étaient tout aussi disposés
à massacrer des Polonais ou des Russes, ce que des milliers
d'autres, semblables à eux, ont effectivement fait. (…)
Sélection. Elle est double. Il manque les massacres de non-juifs.
Depuis le livre de Christian Streit, Keine Kameraden (Pas de camarades), paru en 1978 – que je cite dans Le crime et la mémoire (1)
– toute une littérature a montré que la Wehrmacht n'a pas seulement combattu, mais qu'elle a massacré, qu'elle a délibérément fait
mourir des millions de prisonniers soviétiques, etc. Comme cela nuirait à la thèse…
Il manque les chiffres sur les victimes allemandes non juives de Hitler. Notamment les quelque cent mille militaires condamnés à mort,
pour la plupart exécutés, ou envoyés en camps ou en bataillons dis-
(1) Paris, Flammarion, 1989, note 19, p. 85.
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ciplinaires pour avoir refusé l'obéissance ou déserté. Environ
quatre mille seulement parmi eux ont vu la fin de la guerre.
Il manque une étude sérieuse de l'antisémitisme chrétien, qu'il soit
meurtrier (Cf. le tragique calendrier établi par Simon Wiesenthal
pour toute l'Europe depuis le Moyen Age) ou non (je n'ai pas trouvé
trace dans les notes du livre essentiel d'Eriksen Theologen unter
Hitler (Des théologiens sous Hitler). Dans Le crime et la mémoire,
j'ai cité l'article de 1890 dans lequel le prêtre directeur de La Croix
proposait une législation d'exclusion fort semblable à la législation
de Nuremberg de 1935.
Cependant, ce qui me gêne le plus comme négation de la scientificité, c'est le constant raisonnement « stalinien ». Je l'appelle ainsi
parce que le livre de Goldhagen m'a rappelé les interrogatoires
subis par le héros de Koestler dans Le zéro et l'infini (Darkness at
noon) : « Vous n'aimez pas Staline. Donc vous souhaitez sa disparition, donc sa mort. Puisque vous êtes logique, vous avez voulu
l'assassiner. Et puisque vous l'avez voulu, vous l'avez tenté. Vous
êtes donc coupable de tentative d'assassinat ». La thèse de Goldhagen est bien de ce type. D'où le choix des citations. D'où l'absence
d'une réflexion sérieuse sur l'émigration massive des Juifs allemands, non seulement pas entravée, mais sollicitée, favorisée par
le régime, y compris et surtout après la « Nuit de Cristal ». (Analyses et chiffres dans le grand livre de Wolfgang Benz Die Juden in
Deutschland 1933-1945 (Les juifs en Allemagne), paru en 1988).
(…)
Dans le texte de ma préface à un grand livre sur le génocide arménien, dans lequel l'auteur montre notamment des complicités allemandes, certains des complices étant devenus tueurs de juifs sous
Hitler, je cite la phrase de Mounier, selon laquelle il faut être
« chaud à l'inspiration et froid à l'enquête ». L'enquête de Goldhagen n'a pas été rigoureuse parce que gâtée par un parti pris antérieur. (…)
7 mai 1996
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DOCUMENTS
LIRE DANIEL GOLDHAGEN ?
DOSSIER
Avons-nous déjà oublié Raul Hilberg,
Christopher Browning, Philippe Burrin…?
EDOUARD HUSSON
L
e livre de Daniel J.Goldhagen, jeune sociologue de Harvard, sur la participation des « Allemands ordinaires » au génocide juif est devenu en
quelques semaines, au printemps dernier, une des meilleures ventes
de librairie aux États-Unis. La traduction allemande de Hitler's Willing Executioners, parue en août, a dépassé en quelques semaines la centaine de milliers
d'acheteurs. Pour expliquer ce succès, on invoque la clarté de la démonstration menée par Daniel Goldhagen à propos de ce qu'il appelle « l'antisémitisme
éliminationniste » des Allemands ; on admire le style sans complaisance d'un
ouvrage qui ne camoufle rien des innombrables horreurs commises par des
« hommes ordinaires » ; on souligne le caractère terrifiant des documents photographiques qui accompagnent le texte : en particulier la photo d'un Allemand
pointant son arme contre une mère juive tenant son enfant dans les bras est
destinée à faire le tour du monde. (1)
C'est pour les documents photographiques qu'il contient que l'ouvrage de
Daniel Goldhagen mérite d'être regardé. L'horreur que nous éprouvons est
suscitée non seulement par les documents eux-mêmes mais surtout par le fait
que ces photos ont été prises en toute conscience.
L'ouvrage de Daniel Goldhagen possède-t-il les deux autres qualités qu'on lui
attribue dans certains compte-rendus : force du style et clarté de la démonstration ?
Contrairement à ce qu'ont dit des commentateurs aux États-Unis ou en Allemagne, Les Bourreaux volontaires de Hitler est très difficile à lire. La question
n'est pas d'être spécialiste ou non de l'histoire du génocide. La lecture est malaisée parce que l'auteur a voulu traiter trop de sujets : l'antisémitisme allemand
depuis le début du XIXe siècle, les premières années de la politique antisémite
des nazis, la genèse de l'extermination, des aspects peu connus du génocide.
Daniel Goldhagen pense que la volonté de « révolution raciale » des nazis était
en phase avec les sentiments des « Allemands ordinaires » depuis le début
du XIXe siècle. Pour que sa démonstration soit réussie, il faudrait tout d'abord
une unité de style. Or l'auteur juxtapose des sections théoriques inutilement
compliquées (2), des chapitres menés au pas de charge sur l'histoire de l'an-
(1) Daniel Goldhagen, Hitler's Willing Executioners, p. 407. La traduction française est à paraître en janvier 1997
sous le titre « Les Bourreaux volontaires de Hitler » aux éd. du Seuil.
(2) Voir en particulier l'introduction et le premier chapitre.
27
DOCUMENTS
tisémitisme allemand au XIXe siècle et trois études de cas, dont à vrai dire un
seul servirait pour étayer la thèse de la participation des « Allemands ordinaires » à la Shoah, celui des bataillons de police. Le lecteur qui aura entendu
parler pour la première fois, grâce à Daniel Goldhagen, des bataillons de police
qui participèrent au génocide juif, sera surpris d'apprendre que le bataillon de
police n° 101, de Hambourg, auquel Les Bourreaux volontaires de Hitler
consacre 60 pages, a déjà donné lieu, de la part de Christopher Browning, à
une étude précise, vivante et facile à lire de trois-cents pages, intitulée Des
Hommes ordinaires. Deuxième surprise, certains des documents photographiques, dont nous avons souligné le caractère frappant chez Daniel Goldhagen, se trouvent déjà chez Christopher Browning : en particulier les plus terrifiants, ceux où l'on voit des policiers souriant, poser à côté des Juifs du ghetto
de Lukow qu'ils vont bientôt assassiner.
Déjà dans l'ouvrage de Browning…
En fait, le lecteur qui ne connaîtrait pas le livre de Browning ira de surprise en
surprise : beaucoup de ce que Daniel Goldhagen présente comme des nouveautés de sa recherche se trouve déjà dans Des hommes ordinaires. L'historien américain avait déjà attiré l'attention sur le fait que les hommes du
bataillon de police 101 étaient plutôt âgés, pas spécialement endoctrinés ;
qu'on leur laissait le choix de ne pas participer aux massacres de Juifs ; que
l'écrasante majorité d'entre eux y participa pourtant ; que certaines tueries
furent suivies d'étranges festivités ; que des femmes de policiers assistèrent
à des opérations, etc...
Nous engageons à comparer par exemple l'épisode de Talcyn, chez le sociologue et l'historien. (3) Fin septembre 1942, un policier allemand avait été tué
dans une embuscade dressée par des résistants polonais, à proximité du village polonais de Talcyn. A titre de représailles, le bataillon N° 101 avait reçu
l'ordre d'exécuter deux-cents personnes. Christopher Browning explique que
c'est avant tout pour ne pas aggraver les relations déjà difficiles avec la population polonaise que le commandant Trapp, qui dirigea l'opération, eut l'idée
de n'exécuter que quatre-vingts Polonais et de compléter son contingent de
victimes par l'exécution de Juifs pris dans le ghetto voisin de Kock. Bien sûr,
l'historien souligne que les policiers allemands en profitèrent pour « nettoyer »
le ghetto de Kock, que 180 Juifs furent massacrés là où le quota n'aurait exigé
que 120 victimes et que cette opération prend sa place dans une macabre
série où les 500 hommes du bataillon assassinèrent en seize mois 38.000 Juifs
et en déportèrent 45.000 autres vers les chambres à gaz de Treblinka. Mais
il lui importe de toujours replacer dans leur contexte les opérations menées
contre les Juifs. Ce qui caractérise la tuerie de Kock, c'est qu'elle n'a pas été
(3) Daniel Goldhagen, op.cit., pp.239-241 ; Christopher Browning, Des hommes ordinaires, Paris, Belles Lettres,
1994, 284 p., trad. fr. Elie Barnavi, pp.134-136. (Existe aussi en Points 10-18, 1966)
28
DOCUMENTS
planifiée comme d'autres opérations et qu'elle est la conséquence indirecte
de la guerre entre une armée d'occupation et des résistants à l'occupant.
Daniel Goldhagen, lui, accorde peu d'importance au contexte, lisant chaque épisode simplement comme le produit d'une haine métaphysique de « l'esprit allemand nazifié » contre les Juifs. (4) Le récit de Christopher Browning est beaucoup
plus détaillé que celui de Daniel Goldhagen. Il n'importe d'ailleurs pas à l'auteur
des Bourreaux volontaires de Hitler de livrer plus d'informations mais de contester
l'interprétation des comportements que nous trouvons dans Des Hommes Ordinaires. Pour le sociologue, l'historien n'accorde pas assez d'importance au facteur
idéologique dans le conditionnement des hommes des bataillons de police. L'épisode de Talcyn ne montrerait pas l'ingéniosité ordinaire des forces d'occupation
pour se tirer le mieux possible de situations délicates mais témoignerait uniquement de ce qu'étaient (potentiellement tous) les Allemands durant la Seconde
Guerre mondiale, des « antisémites éliminationnistes », prêts à épargner des
Polonais pourvu qu'ils puissent massacrer des Juifs à leur place.
En fait, Christopher Browning fait beaucoup plus la place au facteur idéologique
que ne le dit Daniel Goldhagen ; mais il refuse une explication monocausale. Il
montre le rôle joué par l'environnement dans la progressive accoutumance
d'« hommes ordinaires » à la mise en œuvre du génocide : le rôle joué par les
officiers, la pression du groupe, la fascination pour toujours plus de violence. Il
montre le savant dosage qui permet aux hommes de s'habituer à massacrer sans
devenir fous : déportations vers les camps de la mort et tueries de masse sont
pratiquées en alternance ; quelquefois les massacres de Juifs se produisent,
comme à Kock, « au hasard » d'une traque aux résistants ; les aspects les plus
pénibles des exécutions sont confiés à d'autres (Lithuaniens par exemple)...
Parlent-ils des mêmes hommes ?
L'épisode des otages de Talcyn et du ghetto de Kock n'est pas un événement
dont la place serait interchangeable dans une longue série de massacres où
les bourreaux auraient, tels des robots, toujours le même comportement. Il
vient après trois tueries massives et une vague de déportations ; si le nettoyage du ghetto est la conséquence indirecte de la lutte entre une armée d'occupation et des résistants, il intervient à un tournant dans la vie du bataillon ; bien
que les premiers massacres de Juifs commis par l'unité soient vieux de trois
mois, des hommes, peu nombreux, du bataillon ne se sont pas encore faits à
leur mission. Après le massacre de Kock, la plupart se résigneront sauf un lieutenant, qui demande d'être muté dans une autre unité et quelques hommes
qui se font dispenser d'autres opérations contre les Juifs. (5)
Les personnages que nous décrit Daniel Goldhagen sont des pantins, dressés
à tuer les Juifs par un conditionnement idéologique vieux d'au moins un siècle
et demi. Ils ne sont pas des « hommes ordinaires » mais des extraterrestres.
(4) Daniel Goldhagen, op.cit., p.241.
(5) Christopher Browning, op.cit, p.137.
29
DOCUMENTS
Les mêmes, décrits par Christopher Browning, sont au contraire très proches
de nous : cela ne les rend pas plus sympathiques, bien au contraire. Il est
beaucoup plus terrifiant de voir comment des hommes, même quand ils ne
sont pas spécialement antisémites, n'ont pas osé, la plupart du temps, s'opposer à l'engrenage de la violence la plus inouïe ; comment ils ont pris l'habitude de massacrer et fini par justifier leur comportement.
Le livre de Daniel Goldhagen a un effet pernicieux à long terme auquel n'ont
pas pensé beaucoup de commentateurs : si ces « Allemands ordinaires » sont
si différents de nous, alors à quoi bon s'émouvoir sur ce qu'ils ont fait ? Cela
ne nous concerne plus. Le livre de Christopher Browning, au contraire, est à
donner en exemple parce que l'on se dit, une fois refermé le livre que ces
« hommes ordinaires », qui furent des êtres en chair et en os, cela pourrait
être vous ou moi, pris demain dans un engrenage équivalent auquel nous n'aurions pas résisté dès l'origine.
Les lecteurs français ont bien vu l'intérêt et la grande nouveauté du livre de
Christopher Browning, depuis sa parution en France, il y a deux ans. Le livre
est à présent disponible dans une édition de poche. (6) Des hommes ordinaires aurait pleinement mérité les éloges décernés par les journalistes à Les
Bourreaux volontaires de Hitler. Christopher Browning a réalisé un livre concis,
magnifiquement écrit et à donner en exemple quant à l'enseignement moral
que doit contenir tout livre traitant de l'histoire du IIIe Reich.
Il y a bien d'autres ouvrages réussis et récents, qui convainquent là où la
démonstration de Daniel Goldhagen déçoit. Quel est, par exemple, le rôle joué
par Hitler dans le processus qui mène, entre 1939 et 1941, à l'extermination ?
Le livre de Daniel Goldhagen est là encore simplificateur et contradictoire. A
la fois, pour lui, la décision d'exterminer les Juifs est prise par Hitler dès la
fin 1940, alors que les historiens proposent aujourd'hui la date de septembre
1941 : Goldhagen va au-delà de tout ce qu'ont pu écrire les historiens qui ont
insisté sur le rôle moteur du Führer dans le procesus ; en même temps, il ne
veut pas qu'Hitler joue un rôle plus décisif que les « Allemands ordinaires » :
le Führer est plus là pour révéler aux Allemands leur « antisémitisme éliminationniste » et leur donner la possibilité de le mettre en œuvre que pour réaliser les objectifs d'un antisémitisme radical qui dépasse tout ce que pouvaient
imaginer la plupart des Allemands en 1939. (7)
Des explications claires chez Philippe Burrin
Pour avoir une vue claire du rôle joué par Hitler dans la mise en œuvre du
génocide, il faut lire l'étude de Philippe Burrin, Hitler et les Juifs, parue en
1989 (8) On y comprendra comment Hitler a envisagé, depuis les années
(6) N° 2775 de la collection 10/18. Malheureusement, les photos ne figurent pas dans l'édition de poche.
(7) Daniel Goldhagen, op. cit., p. 147 et suiv.
(8) Philippe Burrin, Hitler et les Juifs. Genèse d'un génocide. Paris, Le Seuil édit.,1989.
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DOCUMENTS
vingt, deux « solutions de la question juive » : une solution territoriale, consistant à chasser tous les Juifs du Reich ; une solution radicale, consistant à tuer
les Juifs, toujours présente à son esprit mais dont Hitler n'a pas, avant la fin
des années trente, une conception précise. Jusqu'en 1941, c'est la solution
territoriale qui a sa préférence.
Dès le début du régime, le Führer donne des impulsions peu nombreuses mais
qui assurent la cohérence de la politique antisémite : modération des agitateurs dans les premières années du régime et retrait de son appui aux faiseurs
de pogromes après novembre 1938 ; soutien à l'élaboration d'une législation
qui met progressivement les Juifs au ban de la société des lois sur la fonction
publique de 1933 aux lois raciales de 1935. Lorsque des responsables nazis
négocient avec des organisations sionistes l'émigration des Juifs allemands
vers la Palestine ou lorsqu'est élaboré un plan d'installation des Juifs d'Europe
à Madagascar, c'est dans l'esprit d'une « solution territoriale » de la « question
juive » préconisée par le Führer qu'ils travaillent.
Dès 1939, cependant, Hitler commence à préciser dans son esprit le second
élément de l'alternative. Dans un célèbre discours prononcé devant le Reichstag le 30 janvier, il envisage ouvertement que l'Allemagne soit plongée dans
une guerre mondiale et, ajoute-t-il, dans ce cas les Juifs en seraient les premières victimes. Philippe Burrin retrace magistralement l'évolution des idées
d'Hitler tout au long de l'année 1941, des préparatifs de la campagne contre
l'Union soviétique jusqu'au mois de septembre où le Führer a l'intuition, bien
avant ses généraux, que le conflit tourne mal pour l'Allemagne.
L'historien suisse fait bien sûr la part à ce qu'on comprend de mieux en mieux
depuis quelques années : les contradictions dans lesquelles était entrée la politique antijuive des nazis à partir de septembre 1939. Tout agrandissement du
Reich par la conquête amenait de nouveaux Juifs dans son ressort ; or tout
renforcement de la guerre rendait plus improbable une « solution territoriale » :
comment envoyer les Juifs à Madagascar, quand la Grande-Bretagne a la maîtrise des mers ? Comment déporter les Juifs au-delà de l'Oural quand on n'a
pas vaincu l'Armée rouge ? Les autorités nazies d'occupation en Europe centrale et orientale arrivent en 1941 à l'idée qu'il faut se débarrasser d'une population jugée de plus en plus encombrante, par la famine, le travail forcé…
C'est Hitler pourtant qui donne l'impulsion décisive pour le massacre. Les Juifs
doivent payer, dans une sorte de sacrifice expiatoire. Il faut venger une éventuelle défaite ; peut-être même le sort redeviendra-t-il favorable, une fois le
sang versé. Philippe Burrin nous fait comprendre de façon saisissante comment la rationalité industrielle des chambres à gaz est inséparable des furies
d'un dictateur anticipant son échec.
Sans doute de nombreux Français vont-ils acheter, à partir de janvier 1997,
la traduction française de Les Bourreaux volontaires de Hitler. Nous pensons
cependant que, s'ils font l'effort de lire intégralement l'ouvrage, ils seront déçus.
Le sociologue de Harvard a voulu écrire trop tôt dans sa carrière une synthèse
sur le génocide. Quel que soit le sérieux de ses recherches, quelle que soit
sa maîtrise impressionnante de la littérature parue sur le sujet, on n'écrit pas
31
DOCUMENTS
du premier coup un livre qui puisse remplacer par exemple la monumentale
histoire de La destruction des Juifs d'Europe de Raul Hilberg. (9)
Nous sommes sévères avec Les Bourreaux volontaires de Hitler au point de
penser qu'avoir lu par exemple les livres de Philippe Burrin et Christopher
Browning que nous avons trop rapidement présentés, dispense de lire Goldhagen. On ne saurait trop recommander également, pour qui s'intéresse à l'antisémitisme allemand au XIXe siècle de lire les biographies parallèles de Bismarck et son banquier juif Bleichröder, L'Or et le Sang, par Fritz Stern (Paris,
1990). Quant aux réactions de l'opinion publique allemande aux persécutions
antisémites du IIIe Reich, elles sont décrites et analysées de façon très fine
par Ian Kershaw, dans un ouvrage intitulé L'opinion allemande sous le nazisme (Paris, 1995).
Nous ne minimisons pas les mérites de Daniel Goldhagen pour cultiver le paradoxe ni pour dénigrer le travail utile des journalistes qui ont assuré la promotion
du livre depuis janvier dernier, et il est certain que la « controverse Goldhagen » peut être utile si elle aide à diffuser dans un large public une meilleure
connaissance du processus qui conduit au génocide juif. Si l'on regarde le succès accordé par le public allemand, en particulier la jeunesse allemande, à
Daniel Goldhagen, on voit qu'il y a une soif de mieux comprendre ce qui a pu
mener au massacre le plus terrifiant de l'histoire humaine. De ce point de vue
la discussion de l'ouvrage de Daniel Goldhagen est bienvenue.
Cependant les historiens ont raison quand ils relèvent des faiblesses dans l'argumentation de Daniel Goldhagen. Dans quelques années, on ne lira plus
guère Hitler's Willing Executioners, sinon comme une curiosité éditoriale ; en
revanche, l'on se souviendra et l'on saura gré à son auteur d'une grande
controverse qui aura incité à lire davantage les historiens de la Shoah.
■
(9) Raul Hilberg, La destruction des Juifs en Europe, trad. française Marie-France de Paloméra et André Charpentier, Paris, Fayard,1988.
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DOCUMENTS
EIN REICH, EIN VOLK, EIN FÜHRER
(UN REICH, UN PEUPLE, UN FÜHRER)
DOSSIER
A propos d'un livre contesté (1)
KATHARINA VON BÜLOW
C
urieux phénomène : là où LES Allemands (en général !) semblent se
passionner pour un livre dont la thèse centrale devait plutôt les choquer et les indigner, c'est la gent des historiens et des politiciens (souvent à l'étranger) qui s'indigne : le peuple allemand ne peut pas être dans sa
totalité jugé coupable du génocide, disent-ils. Ce vieux débat ne trouvera sans
doute jamais de réponse satisfaisante, mais il est intéressant de constater que
les Allemands, non pas en tant que totalité, mais individuellement, paraissent
nombreux être désireux de reprendre à bras le corps cette vieille thèse,
d'abord imposée après 1945, par un monde profondément bouleversé par la
découverte de l'horreur des camps dépassant l'imaginable : à savoir que le
peuple allemand dans son ensemble était condamnable, même si pour des
raisons politico-humanitaires, les vainqueurs ont vite décidé de faire le tri entre
les vrais (?) responsables et la masse des Allemands.
Si je pense avoir quelque chose à ajouter à cette discussion, somme toute
salutaire, c'est que j'ai vécu avec cette question pendant quarante ans.
Or, il n'y a qu'un seul point qui m'intéresse et qui me semble ne pas encore
avoir été débattu : le drame de l'holocauste est l'aboutissement (parmi beaucoup d'autres facteurs) d'un cheminement historique, issu, du moins si l'on se
contente de ne prendre en considération que la « modernité », du désir quasi
métaphysique de l'homme occidental d'un retour vers l'unité.
Ce que le christianisme a introduit : « la possibilité de s'unir à Dieu par l'intériorité » a été, au fur et à mesure du temps qui passait, sécularisé. Entre Platon, Spinoza, Descartes, Kant, Hegel et Heidegger, en passant par la philosophie anglaise du XVIIe siècle, Rousseau et la Révolution française, Dieu
comme instance de Loi supérieure, a été ramené sur terre. L'homme dès lors
était souverain et propriétaire de sa propre loi. Or cette mise à mort de Dieu
comme instance séparée de l'homme a introduit une toute nouvelle vision de
la problématique question : comment concilier l'Universel et le particulier. Par
(1) Le livre de Daniel Jonah Goldhagen : Les Bourreaux volontaires de Hitler..
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DOCUMENTS
exemple le rapport entre l'État et la Nation ou encore le rapport du sujet
(citoyen) à l'ensemble des lois ou à un régime politique dominé par telle ou
telle idéologie. Et, ce qui est peut-être le plus difficile, comment concilier le
désir de liberté de chaque individu, formant ce que tant de philosophes (Platon
le premier) ont appelé la masse qui grouille en bas, avec le besoin d'un Idéal
supérieur et d'une protection venue de l'extérieur.
Inutile de retracer ici le long chemin de cette histoire, depuis la Révolution française par exemple jusqu'à l'avènement de l'idée qui se formule ainsi : chaque
peuple a le droit de disposer de lui-même (cadeau fait par des humanistes
généreux au monde à genoux après la Première Guerre mondiale, la chute
de l'empire austro-hongrois et celle de Guillaume II). Daniel Jonah Goldhagen
n'a pas entièrement tort de parler du peuple juif comme d'un ennemi métaphysique : tout le XIXe siècle est traversé par la hantise de se constituer en une
unité, une et indivisible, si possible « nettoyée » ou libérée de toute Interférence extérieure. La fin de l'empire austro-hongrois, le rêve de s'attribuer une
Nation, la longue et impitoyable lutte pour l'indépendance de tous les peuples
ou ethnies et que sais-je encore, a dominé la pensée politique et philosophique
allemande, tout comme celle des autres nationalités en attente de l'indépendance dans l'union nationale sacrée (2).
A partir de la révolution ratée de 1848, l'historiographie aussi bien que le
monde politique (certes divisé en une gauche marxiste et cosmopolite et une
droite unitariste) ont œuvré dans le sens d'une unification de l'Allemagne
« morcelée » par sa vieille tradition fédéraliste. (Prenons par exemple les délibérations de la Paulskirche (3) après et pendant l'année 1848 : la gauche souhaitait une petite Allemagne, unifiée et centralisée, et les Libéraux de droite,
une grande Allemagne sans l'exclusion de l'Autriche. On sait aujourd'hui que
Bismarck a tranché la question par deux guerres, celle de 1866 contre l'Autriche et celle contre la France de 1870 à 1871, date de naissance de la Nation
allemande. Les plus opposés à cette unification étaient sans doute les monarchies dans les États non prussiens et une partie de l'aristocratie. (4) Le Roi
de Bavière ne souhaitait point perdre son indépendance dans cette affaire et
la Bavière se dit encore aujourd'hui : Freistaat Bayern (État libre de Bavière).
Mais ceci n'a pas empêché beaucoup de Bavarois d'adhérer au NationalSocialisme. (Il existe à ce sujet une excellente étude faite par Martin Broszat
et Elke Fröhlich : Bayern in der Ns Zeit, 2 vol., Oldenburg Verlag, München,
Wien, 1979)
(2) Nombreux sont les auteurs à consulter à ce sujet, mentionnons par exemple l'historien Friedrich Meinecke
et son célèbre livre « Weltbürgertum et Nationalstaat » (1908) (Citoyenneté du monde et État Nation), le succès
et les thèses du comte Gobineau ou encore le livre de Franz Herne : « Nation ohne Staat, die Entstehung der
deutschen Frage » (Nation sans État, la formation de la question allemande), Bastei, Lübbe, 1967.
(3) L'Église Saint Paul où se réunissait l'Assemblée nationale allemande en 1848 et 49.
(4) Bismarck a dû acheter le comportement du Roi de Bavière à la création du IIe Reich en payant une partie
de ses dettes sur les fonds confisqués au Roi de Hanovre en 1866. Et le Roi de Prusse n'a jamais réellement
pardonné à Bismarck d'avoir dû accepter ce drôle de titre « Empereur allemand » aux lieu et place d'un empereur
d'Allemagne que les autres princes ne voulaient pas lui accorder. (N.d.l.R.)
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DOCUMENTS
La haine du juif : une partie de la Weltanschauung
Ce débat a toujours été accompagné, avec plus ou moins de violence, par
la hantise de la figure du juif irréductiblement opposé à se fondre dans un tout
où sa spécificité allait être « absorbée » par sa conversion au christianisme.
Le fameux texte de R. Wagner attaquant Meyerbeer, Mendelssohn et la
musique juive est très symptomatique à cet égard. « Selon Wagner, l'art est
« la fonction la plus haute » de la société. Il est l'idéal qui conduit les hommes
à l'Unité. Sa valeur est valeur d'éducation, plus encore : de rédemption » (…)
(André Cœuroy Wagner et l'esprit Romantique, coll. Idées, NRF Gallimard,
1965, 384 p.). (…) et le juif, converti au Christianisme, devait bénéficier de
cette rédemption – selon Wagner – rédemption égale dissolution et disparition
de son identité de juif. Certes beaucoup de juifs allemands ont joué le jeu en
se convertissant, ou en s'assimilant, comme ont fait des Juifs de France, mais
dans beaucoup de cas non sans combat douloureux sur l'opportunité de
renoncer à leur identité spécifique.
Hitler et son parti n'ont rien inventé à cet égard. La haine métaphysique du juif
que tout Allemand pouvait constater dès les premiers écrits ou manifestations
publiques du jeune parti nazi, faisait partie d'une « Weltanschauung » dont le
point central était le dessin impératif de restaurer l'Unité de la nation. Le sentiment des Allemands de vivre au sein d'un monde « morcelé », d'être euxmêmes dispersés et laissés en rade d'une pensée communautaire, surtout
après la défaite de 1918 et après onze ans de vie dominée par un jeu politique
qui se nommait démocratique, mais ressemblait étrangement à un jeu entre
partenaires inconciliables et par là-même incompétents, les a tout naturellement poussés (à l'exception d'une opposition de gauche, divisée mais qui avait
su garder son électorat traditionnel) dans les bras d'un homme qui leur promettait enfin cette Réunification de tous les Allemands au sein d'une Nation
Une et indivisible. (5) Son premier souci était d'ailleurs de réunir tous les Allemands de souche et qui vivaient dans d'autres pays, au sein du Reich allemand, et ce fut le début de la Seconde Guerre mondiale. Puis l'utilisation incessante de la figure du juif comme une sorte de bactérie malsaine qui menaçait
cette unité de l'extérieur comme de l'intérieur a trouvé un large écho auprès
de la population, quoi que l'on en dise aujourd'hui.
Que les méthodes pour s'en débarrasser ne furent pas annoncées dans tous
leurs détails dès la prise de pouvoir, que les responsables du Reich ne les
aient pas conçues encore eux-mêmes, est un fait. Mais la dynamique enclenchée presque dès le début par « petites touches » (expropriations, violences,
Nuit de Cristal, etc.) grossissant au fur et à mesure que le Régime s'enfonçait
dans la guerre jusqu'à ne plus savoir quoi faire de cette masse humaine sinon
la liquider, n'a jamais été sérieusement combattue, sinon par une minorité d'Allemands. En revanche, lorsque le Régime a procédé aux premières mises à
(5) Le meilleur livre à lire à propos de cette période est celui de Karl Dietrich Bracher : Die Auflösung der Weimarer Republik (La dissolution de la République de Weimar), Athenäum/Droste Taschenbücher, 1978.
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DOCUMENTS
mort systématiques des malades mentaux par exemple, l'Église et une partie
de la population a réagi, ce qui a forcé le Régime à abandonner ces exactions
(6). La joie d'être enfin un Volk, au sein d'un Reich, avec un Führer charismatique et porté par des succès politiques et économiques indiscutables jusqu'en
1941-42, a permis aux responsables du régime de mettre en place une machine d'extermination et d'intimidation qui a fonctionné jusqu'à la fin.
Coupable ou non coupable ?
Le peuple allemand, une drôle d'expression qui semble pointer vers une sorte
d'unité de pensée, de désirs, de volonté, etc. a payé au prix fort son rêve de
rédemption dans l'Unité retrouvée, sans doute d'une tout autre manière que
l'élite des philosophes, politiciens et généraux de leur patrie, embourbés dans
ce même rêve. Rêve aussi vieux que le monde d'ailleurs. Que l'on préfère
aujourd'hui faire valoir la complexité d'un peuple, la diversité de ses membres
et l'impossibilité de toute généralisation, cela est plus que louable, et sans
doute plus proche de la vérité que les thèses de Daniel Jonah Goldhagen.
Mais peut-on aussi aisément passer d'une pensée et d'une volonté dirigée
explicitement vers l'Union des particularités pour former un tout, et ultérieurement (après l'échec de ce rêve) s'excuser en évoquant l'indéniable individualité
des citoyens coupables ou non coupables, chacun jugera en son âme et
conscience. Mais l'holocauste fut aussi rendu possible par ce désir de constituer une belle totalité patriotique et nationale par le peuple d'un côté et ses
responsables adulés de l'autre. Plus d'une démocratie en mal de valeurs rêve
à nouveau à l'heure qu'il est d'un État-Nation basé sur de telles valeurs. Une
telle totalité n'avait certes jamais existé sous cette forme, mais la propagande
s'est servie de multiples références à l'Empire germanique ou à une Allemagne
mythique basée sur l'Unité très ancienne de la langue et de la culture. Les
Romantiques allemands, poètes et philosophes, avaient bien préparé le terrain
sans savoir bien sûr vers quel avenir leur patrie se dirigeait. A l'exception de
Heinrich Heine peut-être, qui a pressenti le danger.
L'Union dans la Gemeinschaft (Communauté) d'individus « dispersés »
comme la rêvaient Saint Augustin et maints philosophes, le désir de se claquemurer derrière des frontières nationales et souveraines, n'est pas propre
aux seuls Allemands, mais ils l'ont suffisamment désirée pour laisser les perturbateurs de l'Union sacrée mourir dans l'indifférence ou en feignant de ne
rien savoir.
Richard von Weizsäcker n'a-t-il pas eu le courage lors d'un célèbre discours
de rappeler que chaque Allemand avait pu voir passer un jour un train plombé
d'où surgissaient des visages encore humains, malgré les souffrances qu'ils
avaient eu le loisir de voir lentement s'imposer à eux – perversité supplémen-
(6) Sur la résistance au quotidien, lire, entre autres,la traduction de l'excellent livre d'Ulrich von Hassel : Journal
d'un conjuré, 1938-1944, Paris, Belin, 1996.
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DOCUMENTS
taire du mécanisme mis en marche dès 1935. Or le mécanisme en l'occurrence était l'œuvre de l'homme et non pas d'un quelconque jeu du hasard. Laissons donc aux Allemands le droit de débattre de cette partie de leur histoire
commune, et si nécessaire avec un auteur dont les thèses sont peut-être
contestables par manque de précisions scientifiques mais qui ont le mérite de
rouvrir un débat que beaucoup de gens en France évitent, eux, soigneusement. Le comportement des Français sous l'occupation allemande ne passionne pas tous les Français, et de loin…
Si, comme le dit l'article de Die Zeit du 13 septembre 1996, le public allemand
paraît ressentir comme une sorte de libération le fait que quelqu'un ait osé rouvrir la vieille plaie, et remettre à l'ordre du jour la question de la responsabilité
individuelle ou collective d'un peuple face à son histoire, on ne peut que s'en
réjouir et admirer ces Allemands d'aujourd'hui pour leur courage.
D'autres peuples, au même moment, s'entretuent au nom de ce même rêve
impossible : s'enfermer chez soi en interdisant à d'autres que soi-même l'entrée
dans la zone réservée aux élus par on ne sait quel droit historique. (7)
■
(7) Cf. le fameux débat des historiens (Historikenstreit) d'il y a quelques années, publié aux Éd. du Cerf en 1988
sous le titre Devant l'Histoire, les documents de la controverse sur la singularité de l'extermination des juifs par
le Régime nazi, (avec une préface de Luc Ferry et une introduction de Joseph Rovan.
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DOCUMENTS
EXPLIQUER L'INEXPLICABLE
Une série de ARTE sur les complices d'Hitler
DOSSIER
L
KLAUS HUWE
e voisin (français) qui régulièrement vote Front National et qui arrête
l'auteur (allemand) de ces lignes dans la rue pour le féliciter de la qualité
des hommes qui ont dirigé le IIIe Reich – voilà un résultat certainement
pas recherché par les auteurs de la série « Les complices d'Hitler », diffusée
en octobre et novembre dernier sur ARTE, la chaîne culturelle franco-allemande. Cette réaction au premier film de la série, consacré à Rudolf Hess, le « suppléant » d'Hitler, n'est pas représentative mais elle témoigne d'une double difficulté : de la difficulté d'expliquer, à travers des portraits des acteurs de premier
plan, le fonctionnement du système diabolique du National socialisme, et de
la difficulté de s'adresser en même temps à un public allemand et français.
Guido Knopp, qui a supervisé la série, est l'historien attitré de la chaîne de télévision ZDF et l'auteur de nombreux documentaires sur l'histoire récente. En
1995, sa série « Hitler – un bilan » a obtenu un succès extraordinaire et mérité
lors de sa diffusion sur ARTE. Si malgré le travail énorme de Knopp et de ses
co-auteurs, on éprouve un certain malaise après avoir vu les six films récents,
cela tient probablement au fait que pour éviter le double emploi avec des présentations plus sommaires de la période hitlérienne, les auteurs ont dû se rapprocher de près de leurs personnages, peut-être trop près. Il serait injuste de
soupçonner les auteurs des six téléfilms de la moindre complaisance. Le récit
des fait historiques est irréprochable. Le système concentrationnaire, le « SSStaat » selon le titre du célèbre ouvrage d'Eugen Kogon (1), la répression, le
mépris total de la vie humaine, l'anéantissement des Juifs sont présents dans
le commentaire. Mais si pour dessiner le portrait des personnages qui ont été
moins les complices d'Hitler que les instruments et les artisans de sa politique
on appelle comme témoin la fidèle secrétaire d'Hitler, son Aide de camp, les
membres des familles de Rudolf Hess et de l'Amiral Dönitz qui fut pendant
quelques jours après la mort du « Führer » le successeur fantôme de celui-ci,
on risque d'amadouer par des traits par trop humains le rôle néfaste qu'ont joué
Hess, Himmler, Goebbels, Göring, Speer et Dönitz. Il est vrai que les membres
du premier cercle autour de Hitler étaient des gens ordinaires avec épouse,
enfants, maîtresses. Hess était plutôt ascète, Goebbels, grand orateur et
ministre de la propagande, était plutôt coureur de jupons et par là même faiseur
et défaiseur de carrières de nombreuses actrices de cinéma. Göring se voyait
en homme de Renaissance. Speer, l'architecte ambitieux, voulait aider Hitler
à gagner la guerre pour pouvoir bâtir enfin le nouveau Berlin, capitale continentale.
(1) L'État SS, le système des camps de concentration allemands, Le Seuil éd., Paris, 1993, 445 p.
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DOCUMENTS
Des gens ordinaires donc, des gens médiocres que rien ne destinait à des
fonctions dirigeantes. Comment Himmler, fils d'un professeur de lycée, catholique, bavarois, est-il devenu le maître sanguinaire de la SS, de la Gestapo,
des camps de la mort ? Bien entendu la défaite de 1918 et le Traité de Versailles ont amené beaucoup d'Allemands dans les bras des Nazis. Mais la
série (dont l'excellente adaptation française est signée de notre ami Patrick
Démerin), ne nous apprend rien ou peu sur les raisons qui ont transformé en
exécutants zélés d'un régime criminel des gens d'envergure plutôt modeste.
Il y a la fascination personnelle d'Hitler, il y a la Kumpanei (la camaraderie) des
anciens participants à la tentative du putsch du 9 novembre 1923 et et pour
certains, l'emprisonnement – pas très contraignant – à la forteresse de Landsberg. Mais de là à l'obéissance aveugle, à l'assassinat des compagnons de
route à l'occasion du soi-disant Roehm-Putsch (1), à l'implication sans réserve
dans le génocide le chemin n'était pas tracé par la Vorsehung – expression
fétiche d'Hitler – par la providence.
Les auteurs de la série télévisée avaient promis d'élucider le mécanisme de
l'appareil nazi et de répondre à la question : Comment ces hommes sont-ils
devenus les maîtres d'œuvre de la barbarie ? Après la diffusion des six films,
la question reste entière. La réponse, bien évidemment, ne peut guère venir
du fils de Hess, qui veut encore croire que les Anglais ont assassiné son père,
le dernier détenu de la prison de Spandau, ni des subordonnés de Goebbels
dans l'appareil de propagande du IIIe Reich, ni de la fille de Dönitz, qui parle
de la pénurie à la maison des parents sous la République de Weimar, ni de
Markus Wolf, l'ancien chef du service d'espionnage de la RDA, qui, curieusement, dans la séquence consacrée à Göring paraît à l'écran en tant qu'ancien
« observateur au procès de Nuremberg ». Les témoins valent ce qu'ils valent.
Ils accélèrent le rythme des films et ils contribuent à capter l'intérêt du spectateur. Mais puisque les témoins qui ont vécu le régime nazi à l'intérieur de ses
structures manquent de répères critiques leurs propos ne facilitent pas le jugement du spectateur moyen sur cette période noire de l'histoire allemande. Le
journal Libération a trouvé le portrait de Rudolf Hess « trop humain » et Goebbels « à l'état trop brut ».
En effet on peut demander pourquoi on a voulu présenter à un large public, au
premier abord, une série sans doute intéressante mais en même temps trop exigeante et trop superficielle. Trop exigeante parce que, pour être comprise, et
pour qu'on évite le malentendu, elle suppose une connaissance des personnages, des lieux, des événements que les Allemands possèdent peut-être (et
encore…) mais qu'on ne peut pas demander aux Français. Superficielle parce
qu'on n'enrichit pas la compréhension historique en montrant que les dirigeants
nazis, les complices d'Hitler, ne portaient pas en permanence le poignard SS
entre les dents. « Le nazisme jusqu'à la nausée » lisait-on dans Le Monde. On
a essayé d'expliquer l'inexplicable. Parler de réussite serait d'autant plus exagéré
que l'image se prête difficilement à l'analyse approfondie.
■
(1) La conspiration des chefs SA en juin 1934 inventée par Hitler et Himmler pour se débarrasser de Roehm
et des ses amis qui voulaient ramener le national-socialisme vers davantage de « socialisme ». (N.d.l.R.)
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A LIRE…
DOSSIER
■ BRIGITTE HAMANN : « Hitlers Wien ». Lehrjahre eines Diktators.
(La Vienne de Hitler. Années d'apprentissage d'un dictateur).
Piper, Münich, 1990, 652 p.
L'historienne autrichienne spécialiste des Habsbourg donne ici un ouvrage prodigieusement intéressant et tout à fait singulier. Il traite des origines, de l'enfance
et adolescence et des années viennoises du jeune Adolf Hitler, et en même
temps du cadre culturel, social-politique et « racial » de la Reichshaupt-und Residenz Stadt (la capitale impériale et ville de Résidence) Vienne au début du
siècle. Dans l'histoire du Reich bismarckien l'antisémitisme ne joue qu'un rôle
marginal (il y a environ 60.000 juifs en Allemagne contre 2 millions en AutricheHongrie, environ 12 % de juifs à Vienne vers 1900, contre 4 % environ à Berlin,
et un puissant mouvement politique et idéologique « Alldeutsch » vivement antitchèque (et plus généralement anti-slave) et surtout antisémite – vers 1900 un
tiers des étudiants de l'Université de Vienne sont d'origine juive, d'où une grosse
mobilisation antisémite parmi, surtout, les futurs médecins et avocats, principaux
débouchés recherchés par les étudiants juifs. Au niveau social le plus bas également la concurrence des commerçants ambulants juifs, des tailleurs et fourreurs est vivement ressentie par les éléments « chrétiens » allemands et
tchèques. Dans la Double Monarchie et même en Cisleithanie (la partie qui n'appartient pas au royaume de Hongrie) les Allemands sont minoritaires et doivent
par conséquent redouter le suffrage universel que les socialistes dirigés par des
intellectuels juifs (Viktor Adler en premier lieu) obtiennent en 1907. Pour maintenir la prédominance allemande le « pangermanisme » idéologique de Schönerer se donne pour instrument un antisémitisme mobilisateur du petit peuple.
Les pangermanistes sont en général violemment hostiles à la religion catholique,
mais un mouvement chrétien social animé par un chef charismatique Karl Lueger parvient à détourner vers l'antisémitisme militant une grande partie des
classes populaires de la capitale et des provinces de langue allemande. Lueger
sera toute sa vie l'une des principales références humaines et politiques d'Adolf
Hitler.
Si l'ouvrage de Brigitte Hamann excelle dans la description et dans l'analyse de
l'environnement viennois où se forme Adolf Hitler depuis 1908, il contient aussi
de longs chapitres (longs mais fort intéressants à lire) sur les origines familiales,
sur les amitiés viennoises, sur la vie du futur « Führer » au « Foyer pour
Hommes » Männerheim, une sorte d'asile pour « sans domicile fixe ». On y voit
un étrange personnage réfractaire à la fois aux études et au travail professionnel,
peintre et dessinateur non dépourvu de talent, sans liaisons féminines et entretenant des bonnes relations avec de nombreux juifs (notamment avec des marchands de tableaux auxquels il vend ses « œuvres », avant tout des croquis).
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Très attiré par la propagande « alldeutsch » et très admiratif pour Lueger il ne
paraît avoir choisi l'antisémitisme comme deuxième base de son idéologie que
vers la fin de cette période viennoise et peut-être même seulement à Munich. Il
y a là un hiatus que l'auteur n'est pas parvenue à remplir réellement. Cependant
son livre est d'une grande importance si l'on veut dégager les origines autrichiennes et viennoises de la personnalité et de la « culture » d'Adolf Hitler. Hitler
est avant tout le produit du monde austro-viennois du début du siècle, du nationalisme exacerbé d'une partie des Allemands d'Autriche qui se sentent abandonnés par Bismarck, contraints de vivre dans un État où ils doivent cohabiter
avec une majorité composite non-allemande qu'ils méprisent. Dans la longue
Querelle des Historiens de la fin des années 80, engagée autour des thèses
d'Ernst Nolte qui voit dans le national-socialisme une sorte de riposte au bolchevisme en quoi il n'a certes pas entièrement tort mais, au contraire, très largement
raison, la référence à l'Autriche de la jeunesse d'Adolf Hitler, au populisme « alldeutsch », à la virulence antisémite, à l'exemple fulgurant de Karl Lueger – a
presque entièrement manqué. La main-mise de Hitler sur l'Allemagne fut, dans
un certain sens, une revanche des Allemands d'Autriche sur Bismarck. Nous
sommes loin de Goldhagen (car c'est la comparaison avec l'antisémitisme austro-viennois qui permet – avec d'autres éléments bien sûr – de mieux comprendre les caractéristiques de l'antisémitisme allemand, nettement moins virulent et moins massif). Avant que l'Allemagne annexe l'Autriche en 1938 on a pu
dire qu'en 1933 ce fut l'Autriche qui avait annexé l'Allemagne. Une certaine
Autriche – celle d'Adolf Hitler et de ses prédécesseurs idéologiques et agitateurs.
Joseph Rovan
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HITLER, GOLDHAGEN,
LES ALLEMANDS ET LES JUIFS
DOSSIER
Documents, au moment où l'ouvrage de Daniel J. Goldhagen va paraître en
traduction française, présente à ses lecteurs un dossier qui, à nos yeux, permet
de situer clairement un livre qui a fait un bruit considérable aux États-Unis
et en Allemagne. Goldhagen, qui n'est pas historien, n'a pas découvert des
faits nouveaux : les crimes et les complicités qui servent de fondement à ses
véhémentes dénonciations étaient connus et avaient été présentés et analysés
avec sérieux par des chercheurs renommés. Goldhagen les utilise pour étayer
une mise en accusation générale du peuple allemand, complice des crimes hitlériens, tolérés voire approuvés par la grande majorité des Allemands de
l'époque. Pour Goldhagen une culpabilité commune englobe les criminels,
leurs associés et ceux qui ont vécu dans l'Allemagne hitlérienne sans devenir
des résistants engagés. Mais Goldhagen ne se contente pas d'une condamnation collective généralisée qui fait des militaires de certaines unités de la
Wehrmacht engagées dans les massacres massifs des populations juives en
Pologne, en Ukraine et dans d'autres territoires à l'Est les prototypes des Allemands moyens, il remonte dans le temps et affirme l'existence d'un antisémitisme virulent, d'exlusion et de « purification », qui aurait caractérisé pendant
des siècles l'attitude allemande face aux juifs. Là encore il s'agit de généralisations abusives et d'une volonté délibérée de ne connaître des faits que ceux
qui étaient ses thèses. Le livre de Goldhagen nous apparaît ainsi comme la
manifestation à la fois erronée et nuisible d'une sorte de contre racisme, car
selon lui le peuple allemand dans sa globalité autait été en quelque sorte prédestiné à une haine, à un mépris et à une volonté de mise à l'écart des juifs,
la plus radicale des mises à l'écart étant l'extermination « pure et simple ».
L'antisémitisme espagnol avec ses expulsions, son inquisition, ses autodafés,
ne retient pas plus l'attention de l'auteur que les massacres perpétrés en Rhénanie par les croisés français de la Première Croisade, ou encore l'expulsion
des juifs de France ordonnée par Saint-Louis (!). Valait-il mieux être juif en
France à l'époque de l'Affaire Dreyfus que dans l'Allemagne de Guillaume II ?
L'émancipation des juifs a suivi des voies différentes dans les différents États
allemands, à partir des premières années du XIXe siècle – mais elle a donné
partout aux israélites au minimum le bénéfice du fonctionnement de l'État de
droit. Il n'est pas sérieux de dénoncer pour cette période un antisémitisme
raciste généralisé : même en Prusse le baptême ouvrait aux juifs les portes
de toutes les fonctions publiques. Dénoncer les méfaits du nazisme avec des
méthodes intellectuelles qui ressemblent souvent aux siennes n'est pas une
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stratégie admissible : car si les Allemands sont tous en principe et à travers
l'histoire complices de Hitler, ne fût ce que par par anticipation, une telle situation doit découler d'une nature particulière – et c'est là exactement la manière
dont Hitler et les siens concevaient les juifs.
Notre réflexion s'étend à l'accueil que ce livre a reçu en Allemagne même,
accueil passionné, très critique chez les historiens, et beaucoup plus ouvert
dans une partie assez vaste du public cultivé ; avant tout chez beaucoup de
jeunes appartenant à ce milieu. Les garçons et les filles de vingt ans qui se
pressaient aux conférences de Goldhagen sont les petits-enfants de ceux qui
acclamèrent Hitler ou le laissaient faire. Beaucoup d'entre eux se sentent frustrés de leur histoire par le silence de la famille et de l'école. L'énormité de la
complicité passive d'une grande partie du peuple allemand les frappe de plein
fouet. L'on ne peut approuver les thèses de Goldhagen mais on doit lui reconnaître le mérite d'avoir redonné une actualité réelle dans l'opinion et dans la
réflexion allemandes à l'un des moments les plus épouvantables de l'histoire
allemande et européenne. Felix culpa.
Joseph Rovan
UN LIVRE
QUI NE MÉRITE PAS SON SUCCÈS
HÉLÈNE MIARD-DELACROIX
«L
e monde est injuste. Et le monde des médias l’est particulièrement. D’excellents livres sur l’histoire allemande sont publiés
aux États-Unis et passent inaperçus (...). Vient à paraître une
thèse de doctorat lacunaire et ratée et voilà que le monde médiatique tremble
comme si une comète venait de passer. »
C’est ainsi que l’historien Eberhard Jäckel, professeur à l’université de Stuttgart, résumait dès le mois de mai dernier (1) la réaction aussi unanime qu’effarée du monde universitaire international face à la publication et au succès éditorial de l’ouvrage de Daniel J. Goldhagen, Hitlers Willing Executioners, paru
au printemps dernier aux États-Unis. Si le public français doit encore attendre
(1) Die Zeit, 7 mai 1996.
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quelques semaines la parution de ce brûlot, la version allemande (Hitlers willige Vollstrecker, Ganz gewöhnliche Deutsche und der Holocaust) (2), lancée
le 6 août, est, avec déjà plus de 100.000 exemplaires vendus, un incontestable
succès de librairie. L’éditeur Siedler, appartenant au groupe Bertelsmann, a
joué sur du velours en annonçant dans sa publicité : « Enfin il est là, le livre
dont parle le monde entier ! »
Face à ce succès éditorial, à l’écho rencontré dans les médias, au déferlement
de critiques de la part des spécialistes et aux réactions du public lors des apparitions de l’auteur en Allemagne, il semble important de faire le point.
L’auteur et sa thèse
L’auteur de ce gros ouvrage (730 pages dans l’édition allemande) n’est pas
historien de formation. Le politologue et sociologue américain Daniel J. Goldhagen, âgé de 37 ans, est professeur associé d’Études politiques et sociales,
membre du Centre des Affaires européennes à l’université de Harvard. Il est
le fils de l’universitaire Erich Goldhagen, chargé pendant vingt-cinq ans d’un
enseignement consacré à l’holocauste à la même université, qui fut lui-même
un rescapé du camp de Czernowitz (3) en 1945. Le livre de Daniel Goldhagen
est la publication de sa thèse de doctorat, pour laquelle il reçut en 1994 le prix
« Gabriel Almond » de la Société américaine de science politique.
La thèse centrale de l’ouvrage est simple – trop simple : Il y aurait eu dans le
peuple allemand un antisémitisme « éliminatoire » (ou « éliminationniste »)
généralisé sans lequel Hitler n’aurait pu mettre en œuvre et mener à son terme
l’holocauste. Remontant à Luther pour définir le caractère spécifiquement allemand de cet antisémitisme, Goldhagen pose comme hypothèse de départ son
unicité, son invariabilité et son immobilisme. Le reste du travail consiste à illustrer cette thèse, avec une logique proche du syllogisme absurde : l’antisémitisme endémique est une caractéristique des Allemands d’avant-guerre, ce
caractère particulier explique leur cruauté à l’égard des Juifs, cette cruauté particulière à l’égard des Juifs permet donc de conclure que cet antisémitisme
était de nature particulière.
Présentant les hommes et femmes chargés d’exécuter l’holocauste non
comme des nazis mais comme des Allemands ordinaires, le livre ne sert qu’à
illustrer l’unicité de la motivation des auteurs de crimes qui auraient, selon
l’auteur, agi librement et volontairement, persuadés que les juifs méritaient la
mort. Les criminels ordinaires auraient agi avec plaisir et conviction, mus par
leur antisémitisme atavique.
Ainsi, alors que les très nombreuses recherches des dernières années montrent la multicausalité et l’enchevêtrement des causes (politiques, historiques,
(2) Siedler Verlag, 730 p. (Les exécuteurs dociles de Hitler, des Allemands très ordinaires et l'holocauste).
(3) Capitale de la Bucovine autrichienne, roumaine après 1918, ukrainienne depuis la Deuxième Guerre mondiale. (N.d.l.R.)
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psychologiques, économiques, sociales, administratives) de l’holocauste,
Goldhagen s’en tient à une explication monocausale, « rassurante » : l’antisémitisme des mentalités allemandes du début du Moyen Âge et surtout du
XIXe siècle jusqu’à 1945 serait la réponse à la question angoissante et lancinante : « Comment cela a-t-il été possible ? ».
La méthode et la démarche
Daniel Goldhagen a une attitude pour le moins insolente à l’égard des chercheurs qui ont consacré de très nombreux travaux à cette période de l’histoire
de l’Allemagne. Il affirme en effet dans la préface destinée à l’édition
allemande (4) que le monde scientifique ne se serait jusqu’alors pas suffisamment penché sur la question fondamentale de l’importance de l’antisémitisme
dans l’Allemagne d’avant-guerre. Faisant fi des recherches approfondies
menées par des historiens allemands, américains et israéliens, il se présente
comme celui qui livrerait enfin la clé permettant de comprendre l’incompréhensible. Or l’essentiel de son analyse porte sur des sources déjà largement
exploitées par l’historien Christopher R. Browning qui étudia le comportement
des membres du bataillon de police 101 de Hambourg et exposa les crimes
de ces hommes ordinaires (5) qui fusillèrent et massacrèrent des juifs. Omettant même d’évoquer Browning dans le texte principal, Goldhagen l’accuse
dans une note de n’avoir pas bien compris les sources. (6) Certes la discussion
fait partie des usages universitaires, mais à condition que les désaccords
soient étayés d’explications et de preuves.
Avec les trois études de « cas » (dits « institutions du crime ») qu’il propose à
partir de l’examen d’actes de procès – des bataillons de police qui ont fusillé des
juifs, des équipes de camps de travail et des équipes qui ont accompagné des
juifs dans les marches de la mort – l’auteur entend aider le lecteur dans sa
recherche d’un type particulier d'hommes, « les petits assassins », afin de rétablir
leur place prétendument centrale dans la grande entreprise d'extermination.
La démarche n’est pas analytique mais narrative. Si ce mode de présentation
des faits permet une incontestable facilité de lecture, les répétitions visant à
bien faire comprendre le sens du propos sont pénibles. Le lecteur attentif est
vite excédé par l’impression de tourner en rond : ainsi, à titre d’exemple, le bas
de la page 224 répète exactement le bas de la page 220, l’auteur soulignant
avec insistance que les missions des bataillons de police étaient en principe
les missions ordinaires de toute police dans tous les pays. De la même façon,
il revient plusieurs fois, avec la même phrase, sur le fait que les membres de
ces bataillons échappaient au service ordinaire dans l’armée en s’engageant
dans ces unités particulières.
(4) P. 5 et 6.
(5) Ganz normale Männer (Des hommes tout ordinaires), rororo, 1993.
(6) Par exemple la note 29 du chapitre 6, p. 612 de l’édition allemande.
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Bien qu’il s’en défende en introduction (7), l’auteur est mû par une grande prétention morale. Il affirme qu’il laisse à chaque lecteur le soin de se faire une opinion ; pourtant, la façon répétitive de présenter certains faits et d’éliminer ceux
qui parleraient contre sa thèse montre que son propos est de s’imposer comme
le grand dénonciateur qui part de la phrase terrible : « L’holocauste a eu son
origine en Allemagne, il est donc avant tout un phénomène allemand. » (8)
Ceux qui ont cautionné la thèse sont rares. Elie Wiesel a qualifié le livre
d’immense contribution à la compréhension de l’holocauste (9) ; l’universitaire
américain Stanley Hoffmann (10) a vanté les qualités scientifiques de l’auteur,
ce que déplore amèrement Alfred Grosser (voir sa lettre que nous publions
en page 25 de ce numéro).
En revanche, la quasi-totalité des historiens se sont insurgés contre le point
de vue adopté par l’auteur, contre la méthode employée et contre des manquements très graves aux règles de déontologie scientifique.
Le défaut majeur de l’ouvrage : la généralisation
Nombreux sont tout d’abord ceux qui dénoncent le défaut majeur de la thèse
de départ et de l’ouvrage : la généralisation.
Ainsi l’historien israélien Saul Friedländer de l’université de Tel Aviv, enseignant également à l’University of California de Los Angeles, refuse la thèse
de l'antisémitisme éliminationniste généralisé qui aurait dominé la culture allemande depuis le XIXe siècle. Il dit de Goldhagen : « Son concept de "culture
politique" déterminant les perceptions et les prises de position politiques des
membres d'une société ne vaut rien. C'est une grille de lecture trop
grossière. » (11) De même, Johannes Heil, chercheur au Centre d’études sur
l’antisémitisme de la TU de Berlin, que dirige Wolfgang Benz, ne peut se satisfaire de l’explication unique et unilatérale qui, selon lui, ne mérite même pas
une querelle. Affirmer que le mal banalisé aurait été l’apanage des seuls Allemands est une « construction naïve ». (12)
Comme Ignatz Bubis, président de la communauté juive en Allemagne, qui
reproche à Goldhagen la condamnation collective des Allemands, Simon Wiesenthal, directeur du Centre de documentation juive de Vienne, dénonce des
« généralisations déplacées et inacceptables » : « En tant que juif on doit être
contre toute sorte de généralisation. La généralisation est une insulte à tous ceux
(7) P. 7 : « Ce que je veux, c’est livrer une explication historique et non un jugement moral. »
(8) Ibid.
(9) Cité par Rudolf Augstein, Der Spiegel, 15 avril 1996.
(10) Grand spécialiste de la politique française.
(11) Dans une interview accordée au magazine Focus, 19 août 1996. Le premier volume de son grand ouvrage
doit sortir en édition américaine début 1997 sous le titre « Nazi-Germany and the Jews » (Harper/Collins, New
York) et en édition allemande à l'automne 97 sous le titre « Das III. Reich und die Juden, Die Jahre der Verfolgung
1933-39 » (Le IIIe Reich et les Juifs. Les années de la persécution) (C.H.Beck).
(12) Dans un long article publié dans la Süddeutsche Zeitung du 19 août 1996.
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qui ont aidé des Juifs et qui en sont morts. » (13) Pour lui, il faut chercher l’origine
de l’holocauste dans le manque de tradition démocratique en Allemagne d’avantguerre. Allant dans le même sens, l’historien Norbert Frei, du très réputé Institut
d’histoire du temps présent (Institut für Zeitgeschichte) de Munich, a dénoncé
la simplicité et la radicalité de la démonstration. Pour lui la culpabilité de la plupart
des Allemands d’alors a été d’avoir « regardé ailleurs ». (14)
Les généralisations de Goldhagen se nourrissent de son absence de différenciation dans la définition de l’antisémitisme. Ainsi que le note un intervenant américain sur Internet (15), avec ses généralisations abusives et sa définition très flottante, indéfiniment malléable de l'antisémitisme, « Goldhagen
commet lui-même le crime contre lequel il met en garde ». Tout comme il ne
prend pas en compte les différents milieux sociaux et confessionnels d’avant
1914 et ignore les ruptures de l’histoire allemande, Goldhagen ne distingue
pas les différentes formes d'antisémitisme pourtant bien reconnues par les
spécialistes : par exemple l’antisémitisme chrétien, l’antisémitisme à dimension sociale et économique ou la haine du Juif chez les penseurs de la solution finale.
L’ancien dissident juif soviétique Lew Kopelew, déchu de sa nationalité en
1981, a clairement pris position sur ce point, fin septembre (16), en rappelant
à la fois que l’antisémitisme a revêtu des formes variées dans l’histoire et
surtout qu’il est apparu, sous une forme meurtrière, dans divers pays d’Europe. « Un antisémitisme religieux s’est manifesté dans la plupart des pays
d’Europe, généralement de façon meurtrière, pendant et après les
croisades. » Rappelant les persécutions et exterminations massives et
cruelles de Juifs dans l’histoire de l’Espagne, de l’Italie et de l’Europe orientale (le mot pogrom vient du russe), Kopelew évoque les massacres de
dizaines de milliers de Juifs d’Odessa, perpétrés par « la plèbe chauffée à
blanc par la police tsariste en 1903 ». Enfin, il contredit vivement la thèse
de « l’exclusivité » allemande en matière de disposition au crime : « Les massacres de Kiev, à l’arrivée des troupes allemandes, ont été le fait des SS
mais aussi des policiers autochtones. (17) Et lors de la répression du soulèvement du ghetto de Varsovie, la division “Galicie” composée de SS ukrainiens a joué un rôle déterminant. »
Comme l’a relevé avec cynisme Rudolf Augstein (18), si l’adage de Goldgahen
était juste, il ne serait plus nécessaire d’enseigner l’histoire, et la matière de
l’australien Konrad Kwiet, spécialiste de la recherche comparative sur le génocide, deviendrait superflue. (19)
(13) Cité par la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 26 septembre 1996.
(14) Lors du débat avec Goldhagen à Munich, septembre 1996.
(15) Jim Mott, Internet ([email protected]. / [email protected]), 20 mai 1996.
(16) Dans Die Zeit, 27 septembre 1996.
(17) En septembre 1941 à Babij Yar où Kopelew a perdu ses grands-parents, sa tante et des cousins.
(18) Der Spiegel, 15 avril 1996.
(19) Konrad Kwiet est professeur à l’université Macquarie en Australie.
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Les erreurs et les faiblesses méthodologiques
Non seulement les spécialistes reprochent à Goldhagen un choix sélectif des
sources (20), mais ils ont également relevé plusieurs erreurs qui montrent
comment l’auteur pèche par omission. Ainsi, au sujet du capitaine Wolfgang
Hoffmann, chef de trois compagnies du bataillon de police 101 en action en
Pologne, qui aurait refusé de faire signer à ses hommes un engagement à se
comporter avec correction, Eberhard Jäckel montre que non seulement Goldhagen omet de rappeler que cette étude est déjà dans le livre de Browning,
mais aussi qu’il se trompe en affirmant que les officiers de ce bataillon
« n’étaient pas des SS mais des Allemands ordinaires. » « C’est faux, écrit
Jäckel, Hoffmann appartenait à la SS depuis 1933. » (21) L’éminent historien
Hans Mommsen, qui a qualifié le livre de « très mauvais travail » a, lui aussi,
relevé des erreurs et a surtout montré les faiblesses méthodologiques qui
conduisent Goldhagen à formuler des conclusions en cercle fermé : de l’holocauste il tire la nature éliminationniste de l’antisémitisme allemand et du fait
que les membres des bataillons de police venaient de toutes les couches de
la société il tire une conséquence pour l’ensemble de la population. (22) Selon
Alfred Grosser, les conclusions de Goldhagen procèdent d’un raisonnement
qu’il qualifie de « stalinien » parce que déduisant d’une position ou d’un mode
de pensée une volonté prérequise, et de cette volonté présupposée une intention d’agir, donc une culpabilité.
La déformation et les contradictions
La déformation des faits découle du choix de passer sous silence les réalités
« gênantes » pour la thèse. Ainsi Alfred Grosser note-t-il que Daniel Goldhagen passe sous silence les encouragements des nazis à l’émigration de juifs
allemands avant 1939, de même qu’il « oublie » de mentionner que Dachau
n’était pas un camp pour juifs et que ce camp accueillait une très grande majorité de personnes allemandes. (23) Goldhagen n’évoque pas les massacres
de personnes qui n’étaient pas juives, prisonniers soviétiques ou civils polonais, ce qu’avait bien mis en évidence Christopher Browning dans son étude
des « hommes ordinaires » et qu’il a rappelé récemment en protestant contre
la mauvaise utilisation de ses recherches faites par Goldhagen.
Enfin, Goldhagen se contredit. Ainsi que l’a noté Saul Friedländer, les exceptions ne sont pas sans importance : lorsque Goldhagen raconte que les surveillantes de la marche de la mort du camp de Helmbrechts empêchent les
(20) Par exemple, Reinhard Rürup, historien de la TU Berlin et président de la Stiftung Topographie des Terrors
(Fondation Topographie de la Terreur), lors du débat à Hambourg en septembre 1996.
(21) Die Zeit, 7 mai 1996.
(22) Au cours du débat avec Goldhagen à Berlin, propos rapportés dans Die Zeit, 13 septembre 1996.
(23) A partir d'une certaine date (1943) Dachau fut même déclaré judenrein, nettoyé des Juifs. (J.R.)
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passants d'aider les femmes juives, il ne met pas un instant en doute sa thèse
de l’antisémitisme généralisé alors que les détails qu’il donne devraient l’amener à nuancer son propos. Friedländer : « Sa thèse de l'antisémitisme généralisé ne tient pas, et ce jusque dans ses propres récits. » (24) Goldhagen a
tenté de s’en sortir par une pirouette, dans la préface à l’édition allemande,
mais sa phrase en dit long sur son attitude scientifique : « Comme l’étude se
concentre sur les aspects centraux et dominants des questions auxquelles elle
tente de répondre, certains cas particuliers ou exceptions ont été soit évoqués
rapidement, soit pas évoqués du tout. » (25)
Le choix de l’approche sociologique,
voire anthropologique
Pourtant très critique dans l’ensemble, Saul Friedländer reconnaît à Goldhagen le mérite de s'être concentré sur les petits acteurs, tandis que « la
recherche sur l'holocauste s'était concentrée pendant les dernières décennies plus sur des structures abstraites, sur le système et l'organisation de
la politique d'élimination des Juifs pendant la période nazie. Les gens
concrets, les situations concrètes ont certes été négligés. » (26) Cependant,
il nuance cette remarque en précisant que les Allemands ordinaires ne sont
qu’un aspect du problème et qu’on ne doit pas le placer au centre. Johannes
Heil conteste également cette approche qui amène Goldhagen à « considérer comme a-historiques tous les modèles d’explication qui prennent en
compte la dynamique de l’Allemagne nazie ou bien les possibilités d’actes
inhumains dans un contexte de gouvernement totalitaire et de processus
socio-psychologiques. » (27) En fait, ainsi que le souligne Götz Aly, historien
de Berlin, Goldhagen a éliminé la différenciation entre la terreur d’État et les
comportements individuels. (28) Daniel Goldhagen affirme poursuivre une
ambition à la fois anthropologique et sociologique, dans le but de mettre au
grand jour le rôle des mentalités et des images collectives dans le meurtre
ordinaire. Mais pour Eberhard Jäckel, l’auteur trahit son point de vue en soulignant qu’il adopte une approche d’anthropologue : « L’anthropologie est
aussi un sous-domaine de la biologie étudiant les caractéristiques innées et
non acquises des hommes. Ce fut le point de départ des théories racistes
et de l’antisémitisme raciste. Goldhagen montre ainsi une proximité douteuse avec ce collectivisme biologiste. » (29)
(24) Interview à Focus, 19 août 1996.
(25) Page 10 de l’édition allemande.
(26) Interview à Focus, 19 août 1996.
(27) Süddeutsche Zeitung du 19 août 1996.
(28) Débat de Hambourg.
(29) Die Zeit, 7 mai 1996.
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Une provocation, un grave retour en arrière et une dangereuse émotionnalisation du débat
Tandis que certains parlent de « provocation » (30), Lew Kopelew affirme que
Daniel Goldhagen ne comprend pas dans quelle situation se trouvent les
hommes dans une dictature. Ce serait un grave retour en arrière que de pratiquer comme lui la logique de l’amalgame en affirmant que si ceux qui ont refusé d’obéir n’ont pas été punis, alors nécessairement ceux qui ont agi étaient
volontaires. Pour Lew Kopelew, Goldhagen donne la preuve de son « incapacité à se représenter la psychologie des hommes en régime totalitaire, particulièrement au cours de cette “guerre totale”. » (31)
Et pourtant, ce livre rencontre un grand succès. Daniel Goldhagen est venu
en Allemagne au mois de septembre pour défendre son livre, des forums ont
été organisés à Hambourg, Berlin, Francfort et Munich. Cette tournée a été
qualifiée de « triomphale » par la presse. Et ainsi que l’a noté Norbert Frei,
c’est un phénomène sans précédent qu’une œuvre à sujet historique et son
auteur reçoivent une telle attention. A entendre les applaudissements lors des
débats publics, plus l’auteur est attaqué, plus le public prend parti pour lui. Car
Goldhagen s’adresse aux sentiments. En soulignant la responsabilité individuelle des acteurs, il parle plus au public que les historiens qui questionnent
les structures complexes. Goldhagen fait naître dans le public l’impression
qu’enfin quelqu’un dit quelque chose qui aurait été jusque-là tabou : pour Saul
Friedländer, c'est le fait de sortir les acteurs de l'anonymat qui déclenche des
émotions très fortes et explique le succès du livre. Johannes Heil estime que,
comme aux États-Unis, le livre trouvera ses lecteurs en Europe : « Le livre est
gros mais d’une lecture aisée. On peut en lire des extraits et savoir quand
même ce qu’il offre. Le contenu suggère qu’une explication monocausale est
possible. L’interprétation de Goldhagen est facile à comprendre, au moins à
ressentir immédiatement. Car il n’est pas satisfaisant pour les victimes, leurs
enfants, leurs sociétés et pour tout un chacun qui se pose des questions, qu’un
demi-siècle ait pu s’écouler sans que, malgré d’amples recherches, personne
ait pu proposer une explication concluante. Voilà la faille que Goldhagen
semble pouvoir remplir sans peine. » (32)
Hans Mommsen va dans le même sens, mais est plus sévère : « Les lignes d'interprétations complexes issues de la thèse d'Hannah Arendt sur la banalité du
mal semblent trop compliquées pour un large public, tandis que la réduction à
un antisémitisme pur représente une solution sans problème. » (33) Le besoin
de décrire les cruautés dans leur détail est peut-être le fait d’une nouvelle génération, mais il s’agit de voyeurisme. « C'est une erreur fatale de croire que l'on
(30) Johannes Heil, Süddeutsche Zeitung du 19 août 1996.
(31) Die Zeit, 27 septembre 1996.
(32) Süddeutsche Zeitung du 19 août 1996.
(33) Interview à la FAZ, 7 septembre 1996.
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peut faire comprendre des choses aux gens en leur présentant ainsi des horreurs et la bestialité (...) D'autant plus que ce n'est pas la spécificité de ces crimes
(...) La spécificité, c’est la nouvelle forme d'un meurtre de masse et de violence
qui ne s'est pas tant servi d'émotions spontanées mais bien plutôt d'une efficacité
et d'une perfection du système et de la bureaucratie. »
Concluons
Voilà donc un livre qui n’apporte rien de nouveau d’un point de vue scientifique
et qui escamote les résultats de la recherche récente sur la diversité des attitudes et des mentalités ainsi que sur la répartition européenne de l’antisémitisme. Voilà un livre qui fait croire que la recherche ne peut être opiniâtre que
si elle fait du bruit. Voilà aussi un auteur qui se sert de la place publique pour
promouvoir des thèses à sens unique. Hans Mommsen déplore l’émotionnalisation du débat et un ton qui rappelle le climat de l’Allemagne d’avant-guerre.
C’est aussi ce que condamne Johannes Heil qui dénonce : « Goldhagen (ou
ses éditeurs) décide qui peut discuter quand, où et avec qui. » Heil donne pour
exemple l’élimination pure et simple, dans la publication des actes du colloque
qui s’est tenu au Musée du Mémorial de l’holocauste américain à Washington
le 8 avril dernier, de l’intervention critique de Konrad Kwiet. (34)
On regrette donc que la recherche allemande sur l'holocauste, reconnue internationalement, ne trouve pas autant d'écho et on peut partager la tristesse des
spécialistes face au succès de cet ouvrage. Avec la définition aussi flexible
de l'antisémitisme chez Goldhagen, on souhaitera que l’on s’interroge : l'antisémitisme français, roumain ou hongrois aurait-il un visage si différent de la
variété allemande ? Et si oui, en quoi, précisément et dans quelle mesure ?
On déplorera enfin qu’avec l’approche de Goldhagen, l'antisémitisme prenne
une aura de fatalité, ne soit plus le produit de choix humains et devienne l’apanage mystérieux d’un diabolisme allemand monstrueux, inévitable, prévisible
de longue date et profondément impénétrable. Il est intéressant de constater (35) que les nazis étaient moins convaincus que Goldhagen de la profondeur de l'antisémitisme allemand, eux qui n'ont cessé de se plaindre du
manque de sérieux des Allemands ordinaires sur la question juive. Ils reconnurent ce que Goldhagen ne reconnaît pas : les préventions contre les Juifs
n'étaient pas suffisantes pour « résoudre » la question juive.
Eberhard Jäckel, quant à lui, rapporte une plaisanterie volontiers racontée par
Raul Hilberg : « Un homme dit : « Ah oui, les juifs et les cyclistes… », son voisin
demande : « Pourquoi les cyclistes ? », le premier répond alors : « Pourquoi
les Juifs ? ».
Le livre de Goldhagen est un retour en arrière vers les stéréotypes les plus
primitifs.
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(34) Süddeutsche Zeitung du 19 août 1996.
(35) Comme le fait Jim Mott, Internet, 20 mai 1996.
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