« À deux doigts du paradis » Valérie Moeneclaeye VENDREDI 1. La
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« À deux doigts du paradis » Valérie Moeneclaeye VENDREDI 1. La
« À deux doigts du paradis » Valérie Moeneclaeye VENDREDI 1. La voiture avance lentement dans le trafic du vendredi soir. Théo sent la main de sa compagne sur sa jambe, ses doigts qui bougent légèrement. Cela ressemble à une caresse, mais ce n’en est pas une. C’est plutôt le mouvement d’une présence, qui irradie, à travers le tissu du pantalon, dans sa cuisse, son ventre, son torse jusque dans sa gorge qui se serre. Est-ce de l’angoisse ? C’est une émotion nouvelle, un mélange confus d’enthousiasme et de sérénité, d’excitation et de confiance. Cette femme est entrée dans sa vie il y a quelques mois seulement, elle en fait déjà intégralement partie. Il a envie de le lui dire, mais il se tait. Ses doigts s’agitent sur le volant, sans impatience, comme s’ils pianotaient un petit air de fête. C’est bon d’être là, avec Alice, dans un espace restreint, isolés par une vitre de l’agitation extérieure. Il regarde les passants se presser devant les vitrines. La nuit tombe, des guirlandes lumineuses zèbrent le ciel. Dans quelques semaines, ce sera Noël. Leur premier Noël. Une occasion pour réunir leurs enfants, mais où ? Le studio qu’il occupe au-dessus de son Étude est aussi minuscule que le meublé d’Alice. Louer un gîte ? Il trouverait une grande bâtisse au milieu des bois, ils feraient du feu, peut-être même y aurait-il de la neige. Mais il a beau ajouter des détails, grands jeux de piste, fondue au fromage, parties animées de loups-garous, cela ne l’enchante qu’à moitié, d’emmener Alice et leurs cinq ados dans un endroit anonyme. Ce qu’il veut, c’est un lieu à eux. Et soudain, il se met à rêver : ils habiteraient tous ensemble, dans une grande maison le long du fleuve. Théo imagine un vaste hall où traîneraient chaussures, mallettes et sacs de sports. Il voit une large cage d’escalier, une salle de jeu et une table de ping-pong. Dans le jardin, il y aurait une balançoire. Un feu rouge l’oblige à s’arrêter. Passer par ce quartier commerçant, un vendredi après quatre heures, c’est risqué. Mais qu’importe ! Dès qu’ils auront quitté la ville, la circulation sur l’autoroute sera fluide. Soudain, Alice retire sa main. C’est là, dit-elle, en montrant une vitrine. Là ? s’étonne Théo. Oui, dit Alice, la boutique dont je t’ai parlé l’autre jour. Théo regarde à travers la vitre : une enseigne ovale, des lettres roses sur fond noir, une vitrine surélevée d’un demi-étage. Un bruit de klaxon le fait sursauter. Le feu est passé au vert, il redémarre. Une centaine de mètres plus loin, il braque, fait marche arrière. Qu’est-ce que tu fais ? demande Alice. Allonsy, dit Théo, ce n’est pas ce que tu voulais ? Oui, répond-elle, mais pas ce soir. Pourquoi pas ? demande-t-il en enlevant sa ceinture. J’ai envie d’y être, dit-elle. Elle le regarde avec un regard joyeux, presque provocant puis ajoute : ça fait des semaines que j’attends ce week-end. Théo la serre contre lui et lui murmure à l’oreille : et si le week-end commençait maintenant ? Elle lui prend la main, scrute sa paume comme si cela l’aidait à réfléchir. Puis vivement, elle dit : allons-y ! 2. Alice salue la vendeuse et se dirige vers le fond de la boutique. Théo la suivrait s’il n’entendait, l’invitant à la lenteur, une mélodie lascive de Billie Holiday. La voix aiguë et chaude est voilée : les murs, comme les haut-parleurs, ont été recouverts par des tentures soyeuses. Il les observe frissonner à chaque déplacement d’air, moirées par les reflets des spots qui tremblent au même rythme que le vacillement des bougies. Au milieu de la pièce trône un large canapé : deux lèvres taillées dans le satin rouge, plus fines, plus pulpeuses que l’original. Théo reconnaît le divan de Dali et avance, comme dans un musée : avec une lenteur empreinte de respect, presque de timidité. Les objets, pareils à des œuvres d’art, ne sont exposés qu’à un seul exemplaire, certains sur un socle, d’autres dans leur écrin de velours. Théo aimerait toucher, mais il n’ose pas. Il se demande à quoi sert ce cœur découpé dans une lamelle de plastique noir. La forme est surmontée d’un anneau, sans doute pour y passer le doigt. Les articles ont ceci en commun : souples et arrondis, ils ont été conçus pour glisser, frôler et sans doute pénétrer. Leur fonction lui échappe. Alice, qui semble une habituée, pourrait peut-être le renseigner ? Il la voit de dos, au fond de la boutique : que cherche-t-elle ? Il s’apprête à la rejoindre lorsqu’il s’aperçoit que la vendeuse s’est approchée de lui. Vous pouvez toucher, dit-elle, et si vous ne comprenez pas à quoi ça sert, n’hésitez pas à demander. Pareil pour les prix. Ils ne sont pas indiqués, c’est un choix. Nous favorisons le dialogue avec nos clients. Justement, dit Théo en désignant le cœur surmonté d’un anneau, je me demandais … La jeune femme y glisse un doigt et le dépose sur son bras nu. Vous le posez maintenez sur votre torse, votre pubis ou n’importe quelle partie poilue du corps. Vous rasez autour et ne reste plus qu’un petit cœur de poils. Elle le regarde avec une expression amusée puis se penche vers un étui de velours anthracite dont elle sort différentes formes : carrés, triangles, points d’interrogation. Théo remercie en cherchant Alice du regard. Elle l’attend, impatiente, au milieu d’un champ de bites multicolores. Mais pour lui, maintenant qu’il a la possibilité de toucher et retourner, malaxer et caresser, il n’est plus question de traverser la boutique au pas de course.