difficulte d`habiter

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difficulte d`habiter
LA « DIFFICULTE D’HABITER »
C’est du « chez soi » que je voudrais parler pour parler d’habiter.
Habiter n’est pas loger, ni demeurer, ni résider, ni être domicilié. Chacun
habite sa maison à sa manière. Tout le monde sait qu’il existe des correspondances entre
la psychologie de chacun et la création de son espace de vie. Cet espace serait une
projection, une continuation de soi.
Nous rêvons tous de la maison, elle est source de représentation, d’images,
de vocables hautement chargés d’affects : grotte, cabane, hutte, chaumière, château,
manoir, foyer, maison natale, auberge, hôtel, ces termes nous disent les valeurs :
De l’intime, du chaud, de la protection, de l’enveloppement dans le
giron maternel.
De l’ancrage et de l’attachement ou au contraire de la mobilité, de
l’errance.
Du rayonnement social, du pouvoir, de la richesse.
Ils nous laissent entrevoir l’existence de liens sexuels et familiaux.
On me parlait d’une jeune schizophrène de BOGOTA qui
« habitait » un caddy d’un supermarché. Elle y dormait toutes les nuits recroquevillée. Dans la
journée, elle fréquentait un centre où elle faisait de la peinture. Une jeune stagiaire psychologue
suisse, avec son accord, est retournée en Suisse vendre ses oeuvres. Elle en a
retiré une somme d’argent qu’elle lui a envoyée et cette jeune schizophrène a acheté le terrain
vague où se trouve son caddy où elle dort toujours.
On trouve dans cet exemple la valeur de « l’habiter » en termes de nid, de
coquille, de clôture de l’espace mais pas celle de douceur, de sollicitude pour soi-même,
d’abri pour l’intimité des fonctions.
On peut aussi insister sur l’odeur du nid, comme le dit Madame NAHOUMGRAPPE
(historienne) : « L’espace intime est un espace plein, envahi de l’intérieur par sa propre
odeur. L’espace intime est la création de la personne qui l’habite. »
L’exemple du carton du clochard nous paraît être ici tout à fait pertinent :
dans cet espace minimum, c’est sa puanteur qui offre au clochard les frontières de son
territoire personnel ; elle en éloigne aussi les intrus mieux que les murs d’une maison qu’il n’a
pas.
Ce sentiment de se trouver chez soi quelque part est certainement la chose qu’il faut parvenir à trouver
chez quelqu’un pour pouvoir lui permettre d’habiter quelque part.
Mais si on a été mal structuré sur le plan de la personnalité, cela ne va
pas de soi
*Pour que cette opération se réalise chez un psychotique, il faut qu’il puisse
constituer un intérieur et un extérieur, secréter un « chez soi »
Si je parle de tout çà ici, c’est parce qu’on a vu que la maison était un
contenant et que pour habiter ce contenant, il faut déjà être constitué et avoir suffisamment
confiance en sa propre cohésion pour faire confiance à la cohésion des murs du contenant
dans lequel on est.
Les psychotiques souvent sont traversés par les regards, les voix qu’ils
vivent comme très persécuteurs. Leur enveloppe corporelle qui devrait les délimiter laisse
passer tout ça. De la même manière, les parois de leur appartement peuvent être transparentes,
on les voit de l’extérieur, on les observe, etc.
Les notions de dehors et de dedans sont primordiales si on veut parler de la
notion d’habiter.
Pour une malade que nous soignons, voyez comme ça peut être compliqué
l’image de son corps : elle passe son temps à demander à l’esthéticienne de lui épiler le corps.
Cette jeune esthéticienne qui ne demande qu’à bien faire l’épile, l’épile, l’épile partout
jusqu’au moment où elle n’en peut plus : c’est quand la malade lui demande de l’épiler à
l’intérieur de l’oesophage ! En fait, comme on le voit souvent dans la psychose, le corps est
capable de se retourner en doigt de gant par tous les orifices : il n’y a pas d’intérieur ni
d’extérieur.
Cette notion de manque d’enveloppe corporelle se retrouve encore dans ce
qu’on appelle le manque d’hygiène de ces patients. Ils sont souvent recouverts, lorsqu’ils
arrivent à l’hôpital, d’une couche de crasse. Cette couche de crasse leur assure une enveloppe
corporelle (on a vu tout à l’heure que la puanteur de la crasse assurait un territoire aussi). Et
c’est une agression phénoménale que de les laver autoritairement.
La maison c’est donc une métaphore de l’enveloppe corporelle.
A l’hôpital, lors des crises de dépersonnalisation, on prescrit au malade la
chambre d’isolement (dite de sécurité) et très souvent cette mesure, du fait qu’elle le
rassemble, est très calmante. De la même manière la chambre d’isolement calme le persécuté
en proie aux agressions insupportables de ses persécuteurs : Ces intrus qui lui parlent, qui
l’insultent le plus souvent, qui veulent le pénétrer, dont le regard le transperce. La chambre
d’isolement le protège de ses persécuteurs.
*La notion de « capacité d’être seul » (WINNICOTT)
Ces patients qu’on voudrait faire habiter ailleurs qu’à l’hôpital psychiatrique
souvent : ou n’ont jamais eu cette capacité d’être seul, ou l’ont perdue. C’est-à-dire qu’ils ont
besoin de la présence d’un équivalent maternel qui va pourvoir à leurs besoins vitaux
élémentaires et qui va les rassurer de par son immuabilité. Donc lorsqu’ils vont se retrouver seuls dans
leurappartement le soir, s’ils n’ont pas intériorisé l’absence de l’équipe infirmière de secteur
comme une présence symbolique, s’ils sont au stade du nourrisson qui s’il ne voit pas sa mère
pense qu’elle n’existe pas, les difficultés seront énormes.
Une équipe psychiatrique qui s’occupe de l’hébergement thérapeutique
(actuellement en France ce qu'on appelle hébergement thérapeutique est
dans le meilleur des cas un hébergement associatif) se sert du
logement comme d'un outil de soin. C'est grâce à ce qui va se passer
dans ce logement au quotidien qu'elle va « tricoter une relation » avec le
patient hébergé, que dans le lien elle va mobiliser quelque chose
chez ce patient qui va retrouver son histoire de sujet.
Des exemples – Des précautions : à partager ensemble
Parlons de notre tendance à être éducatifs
a) Lorsque nous allons à l'appartement de la personne que nous
accompagnons : l'insolite nous étonne, choses accumulées, mélangées, déposées là,
poussiéreuses, manifestement "en souffrance", amoncellements hétéroclites, déchets.
Comment ne pas bouleverser cet équilibre précaire ?
Quelle est la fonction de ces cendres de cigarettes disposées sur la table de
nuit, de ces chaussures usagées au cuir durci placées derrière le lit ? Immuables. Garantissent-elles
une relative stabilité, une sécurité, une ébauche de continuité, une présence ?
Sont-elles des bouts de corps dont le maniement est vécu comme violence
destructive (« arrêtez de me piétiner comme ça, respectez-moi », disent les voix du patient).
Il y a une règle absolue à respecter, c'est de ne pas ranger, de ne pas
modifier l'agencement des choses, en dehors de la présence de l'intéressé. Sans son accord, on
déclencherait la persécution, l’agitation clastique, le mutisme.
b) Le ménage
Je citerai Marie DEPUSSE*: [A la Borde] « des gens
haineux disent parfois : « Mais ici, c’est sale »
Savent-ils que le corps des malades mentaux, que leurs gestes effritent
l’espace au lieu de l’habiter, en une desquamation monotone qui remplit les cendriers, fait
déborder les chiottes, salit, efface la grâce des objets, pulvérise ? Qu’ils ont besoin, souvent,
de la poussière, qui les protège de la violence du jour, de celle des autres, et qu’il faut faire
très doucement quand on balaye ?
[…] C’est pendant qu’on tourne autour de leur lit, qu’on ramasse leurs
miettes, qu’on touche à leur linge, à leur corps, que se tiennent les dialogues les plus doux.
c)
Les équipes qui veulent bien faire : elles lessivent les murs de l’appartement du patient avec
un incroyable dévouement. Pendant ce temps-là le patient est atterré chez son psychothérapeute : «
Mes voix me disent : on va te faire la peau, on va te faire la peau, … à chaque coup d’éponge sur le
mur ».
Et la salubrité, et les voisins, et les pétitions
a) Tout le monde connaît ces appartements surréalistes où il faut se frayer
un passage entre les montagnes d’immondices arrivant presque au plafond. Et la vermine, et
les rats et les odeurs…
A chaque hospitalisation il faut déployer des trésors de patience pour que
notre patient accepte que les services de salubrité de la ville passent et qu’il soit là à ce
moment.
Et les discussions avec les voisins et la tutrice et l’avocat du dessous sur le paillasson de qui notre
malade s’obstine à aller faire pipi tous lesjours…
b) Respecter le temps qu’il faut à chacun et le temps, c’est ce qui manque le
plus en cette période où est privilégiée dans une action rapide la prise en charge de l’urgence ;
Sans se préoccuper de l’avant et de l’après. On agit sur un symptôme mais on méconnaît que
ce symptôme, par définition, signe quelque chose de sous-jacent qu’il va falloir décoder et
prendre en compte. Faute de quoi ce symptôme ou un autre réapparaîtra.
Le temps : notre malade de la maison communautaire avait passé plusieurs
mois sur un banc public. On ne connaissait pas sa vie antérieure. Elle était mutique la plupart
du temps.
Arrivée à la maison communautaire, elle a mis 3 mois à ouvrir sa valise.
Elle couchait sur son lit, sans draps, sans se déshabiller. On arrivait à lui faire prendre une
douche de temps en temps. Elle restait assise, mutique, dans la salle de séjour, puis peu à peu
s’est mise à aider à la vaisselle, à préparer la salade, mettre la poubelle dehors et à ouvrir petit
à petit sa valise.
Si on avait voulu précipiter le mouvement, c’était le retour assuré à l’hôpital
psychiatrique.
Attendre le temps qu’il faut pour qu’un patient veuille bien brancher son
frigo, avoir le téléphone : il est tellement persécuté par l’électricité, les ondes…
Et la télévision : ces gens qui ne sont pas là et qui sont là quand même grâce
à ces ondes qui passent à travers les murs. Ces gens qui vous parlent à vous, qui vous
regardent sans arrêt, qui épient vos faits et gestes.
Mais le nombre de téléviseurs qui sont passés par la fenêtre ! …
* Marie Depussé : « Dieu gît dans les détails » , La Borde , un asile , Ed.P.O.L. , 1993.