L`homme et l`animal
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L`homme et l`animal
1 L’homme et l’animal Projection / débat du vendredi 30 janvier 2015 (auditorium du LFM) avec Elsa BORDONE, professeur de SVT Introduction L’homme s’est longtemps défini contre l’animalité et donc contre les animaux, comme un être à part, un être d'exception, jouissant d'un statut éminent au sein de la nature. A la différence des autres êtres vivants, l'homme aurait l'immense privilège de pouvoir penser, douter, parler, être libre, inventer, etc. Dire que l'homme est un être part revient à affirmer qu'il est séparé du reste de la nature par un certain nombre de qualités spécifiques et qu'il est supérieur en dignité aux autres êtres vivants. Or la science et certains courants philosophiques ne cessent de montrer que l'homme est un animal comme les autres, et même, à certains égards, un animal beaucoup plus fragile, violent, nuisible. Comment peut-on alors définir l’espèce humaine et comment faut-il la situer par rapport aux autres espèces vivantes, les espèces animales notamment qui partagent sa vie et son environnement ? Quelle est la place de l’être humain par rapport une nature qui l’englobe et le nourrit ? L’homme est-il un animal très particulier, un animal qui a quelque chose de plus que l’animal, un animal humain ? Inversement, l’animal n’aurait-il pas, lui aussi, des qualités qui manquent à l’homme ? Où passe la frontière entre l’homme et l’animal, si frontière il y a ? L’animal représente toujours une étrange figure de l’altérité pour l’homme avec qui il développe des relations étonnantes et d’une intensité parfois inattendue comme on le voit avec l’animal domestique. L’identité de l’homme se joue en partie à travers la caractérisation de l’animal. I) L'homme est un être à part capable de se détacher de la nature Une première approche consiste à faire de l’homme un être à part dans la nature, au sens où il a vocation à la dominer et à s'en détacher; l'homme est un animal dénaturé; il y a en lui quelque chose de divin, de sacré qui lui confère une dignité que ne possède pas les autres créatures. Selon cette thèse, il existe une coupure radicale, une frontière infranchissable entre animalité et humanité. Les trois grandes religions monothéistes occidentales (le judaïsme, le christianisme et l'islam) considèrent l'homme comme une créature à part, d'exception, hors nature, douée d'une âme et du libre arbitre, à l'image de Dieu. L'être humain a un statut radicalement différent de celui des autres créatures dont il est isolé. Pourquoi, en effet, n’a-t-on pas le droit de tout faire à un être humain ? Pourquoi le génocide des Juifs, des Rwandais, des Amérindiens n’a-t-il pas tout à fait le même sens que l'abattage, le sacrifice des veaux ou des poulets ? C’est parce que quelque chose en l’homme nous apparaît sacré que nous ressentons le besoin de le protéger et de le défendre, plus que des millions de lapins ou de poulets qu’on tue chaque année. De même les questions relatives aux fécondations in vitro, à 2 l’insémination artificielle, au clonage, aux manipulations du génome humain fascinent-elles d’autant plus qu’elles ne sont pas étrangères au thème théologique de la profanation. Ces craintes tiennent précisément à l’idée que l'homme est un être à part, c'est-à-dire que l’humanité doit être considérée comme intouchable lors même que notre santé ou notre bien auraient à y gagner. L'homme, dans cette perspective, a pour vocation de dominer la création, comme on le voit dans le mythe de Noé où l'intégralité de la création est rassemblée dans une arche comme si la Terre était un vaisseau humain flottant au milieu du cosmos. La nature serait un existant à s'approprier et à domestiquer. L'homme n'est pas un être de nature, mais un être invasif qui doit accaparer totalement la nature, un être d'anti-nature donc, doté d'un équipement surnaturel. De même, au XVIIe siècle, Descartes, dans Le discours de la méthode, assigne à l'homme la tâche d'être «comme maître et possesseur de la nature». Selon Descartes, une césure existe entre le sujet pensant qu'est l'homme et les autres êtres; seul l'homme pense, parle, tandis que les animaux ne sont que des machines. Le corps des animaux comme celui de l’homme sont des machines. Alors que l’animal, dépourvu d’âme, reste une simple machine comparable à un automate, voire un objet, à la discrétion de l’homme. A l’homme, le monde de l’esprit, de l’intelligence, de la culture. A la bête, le monde de l’instinct aveugle, de la bêtise, de la nature. L'homme est donc un sujet qui se distingue et se sépare non seulement de la nature, mais aussi de sa propre nature : il cesse de se définir comme un objet pour s'appréhender comme un être qui pense, un être qui se pense. En sorte que l'homme se définit par une capacité d'échapper à toute définition naturelle; je ne suis rien d'autre qu'une conscience, c'est-à-dire une présence à moi-même qui seule témoigne de mon existence. La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (26 août 1789) s'inscrit dans le sillage de la philosophie cartésienne et constitue l'apogée de l'humanisme : l'être humain est érigé en sujet exclusif de droit; il est naturellement détenteur de droits considérés comme sacrés, universels, aliénables et imprescriptibles. L'homme est bien un être à part en ce qu'il est à la fois sujet et fin. Cette pensée est formalisée par Kant : seul l'homme est une fin en soi, une valeur intrinsèque, une personne morale digne de respect; le monde a été créé pour l'homme qui a vocation à s'arracher à la nature et à être à luimême sa propre créature par l'éducation. Dans cette perspective, la nature n'est qu'un moyen, un objet en quelque sorte, idée qu’on retrouve dans le droit français qui considère l’animal comme un bien meuble (Loi n° 99-5 du 6 janvier 1999 relative aux animaux dangereux et errants et à la protection des animaux). II) L'homme n'est pas un être à part puisqu'il est un animal comme les autres Cette conception qu’on appelle anthropocentriste est loin de faire l’unanimité. Pour certaines civilisations, en effet, il n’existe pas de limite nette entre les animaux et les hommes, voire les dieux. On y rencontre un animal humanisé, voire divinisé. L’humanité et l’animalité sont confondues. 3 Ainsi les animaux sont-ils assimilés à des hommes, comme on le voit dans l’art ou la littérature (dans les fables d’Esope, de La Fontaine, dans le roman de Renard, les contes de Grimm ou de Perrault, etc.). En ce qui concerne les représentations des dieux, on retrouve des animaux divinisés, des créatures hybrides, mélangeant des traits humains et des traits animaux. Ainsi, au Mexique, Quetzalcoatl, le dieu de la civilisation des Toltèques et des Aztèques, est-il représenté tantôt comme un homme masqué, tantôt comme un serpent à plumes. De nos jours, on trouve un autre cas très répandu d’humanisation de l’animal : il s’agit de l’utilisation de jouets à formes d’animaux pour amuser et éduquer les enfants. L’exemple le plus célèbre est l’ours en peluche, dont l’origine remonte à un ourson vivant offert en 1902 au président américain Théodore Roosevelt. A cette humanisation de l’animal correspond une éventuelle animalisation de l’homme. Songeons à la traite des noirs, au traitement des prisonniers dans les camps nazis ou dans les goulags et, d’une façon plus générale et actuelle, à toutes les situations de prostitution et de travail forcés. Mais ces deux attitudes – l’humanisation de l’animal et l’animalisation de l’homme – ne sont pas tout à fait symétriques : humaniser l’animal, c’est en faire une miniature de l’homme qui montre les aptitudes de l’homme ; animaliser l’homme, c’est, au contraire, réduire ses facultés à des fonctions mécaniques, c’est réduire l’homme en esclavage comme la bête qui est soumise à l’homme. A l’humanisation extrême de l’animal, on peut opposer la figure plus nuancée de l’animal comme être sensible, c’est-à-dire doué d’une sensibilité émotionnelle qui lui permet d’éprouver une affection pour ses petits ou pour ses congénères, voire, s’il est apprivoisé ou domestiqué, d’avoir des relations affectives avec les êtres humains. On glisse de l’animal-machine vers l’animal souffrant. Certains philosophes, comme Arthur Schopenhauer et, plus près de nous, Florence Burgat, font de la compassion à l’égard des animaux une composante essentielle de l’humanité. Le philosophe anglais Jeremy Bentham est l’un des premiers philosophes à affirmer que les animaux ont des droits du fait qu’ils sont des êtres sensibles, susceptibles de souffrir. Cette conception culminera dans le Déclaration universelle des droits de l’animal, proclamée solennellement à Paris, à la Maison de l’Unesco, le 15 octobre 1978, qui vise à consacrer le statut de l’animal comme être sensible, différent à la fois de l’homme et de la chose. Dans cette optique, l'homme n'est qu'une partie de la nature, qu'un fragment du monde dont la substance est identique, quoique différente, à celle des autres êtres de la nature. Cette conception, qu’on retrouve aussi bien dans les religions animistes, la philosophie de Spinoza, le darwinisme et, aujourd’hui, l’éthique animale, insiste sur la continuité qu'il y a entre l'homme et la nature, l'homme et l'animal. Georges Chapouthier, dans un petit essai déstabilisant, Kant et le chimpanzé. Essai sur l’être humain, la morale et l’art, établit que nous sommes encore beaucoup plus proches des primates que ne le pensaient Darwin et Freud. Non seulement hommes et chimpanzés partagent près de 99 % de leurs gènes, mais encore, sur le plan de la pensée, le modèle des «structures en mosaïque» nous oblige à admettre qu’il existe une continuité entre l’intelligence animale et celle de l’homme. La mémoire, la conscience, le langage existent en effet chez les animaux supérieurs, quoique sous des formes 4 rudimentaires. Si l’être humain possède une aptitude extrêmement développée à la pensée symbolique, les éthologues nous apprennent toutefois que les comportements «culturels» ne sont pas davantage une particularité de l’homme. Les animaux, contrairement aux idées reçues, sont parfois très inventifs en ce qui concerne les «médiations de l’action» (outils et «protolangages»). Plus surprenantes sont les observations concernant le «sens moral» des animaux («l’altruisme n’est pas réservé à notre espèce»). Contrairement à ce que soutenait Lévi-Strauss, l’interdit de l’inceste que l’on trouve chez l’essentiel des primates, n’est en rien une règle spécifique de l’espèce humaine. De façon générale, les animaux n’ignorent pas la contradiction entre intérêts individuels et intérêts collectifs, et peuvent adopter des stratégies d’ordre moral, tels que comportements de réconciliation, ou encore d’apaisement, qui s’apparentent à ce que nous nommons le pardon. Aujourd'hui, l’humanitaire, l’écologie aboutissent non point à une sacralisation de l’humain, mais à sa banalisation : nous n’acceptons plus que l’homme soit maître et possesseur de la nature. La préoccupation écologique, qui est, d'une certaine manière, une laïcisation de l'humanisme, atteste que nos contemporains croient de moins en moins en l’humanité comme en une valeur absolue et séparée, et la perçoivent de plus en plus comme une espèce parmi d’autres. L’homme n’est pas Dieu, la défense des intérêts de l’humanité doit tenir compte également des intérêts des autres espèces animales. Que reste-t-il alors du propre de l’homme ? Où réside la spécificité de l’être humain ? L’homme est un animal, il est le fruit, comme tous les êtres vivants, de l’évolution biologique qui l’a précédée, mais il n’est pas un animal comme les autres. L’homme n’est pas seulement un animal. C’est dans l’approfondissement et la complexification de la culture, dont on trouve, nous l’avons vu, des ébauches dans le règne animal, qu’il faut chercher les traits spécifiques de l’être humain. Parce qu’il possède un puissant cerveau, l’homme a acquis des aptitudes intellectuelles remarquables. L’homme est le seul animal doué de langage articulé et d’une pensée analytique, capable de formuler des systèmes de normes et de valeurs, de produire une histoire, de transformer en profondeur l’héritage de ses ancêtres, voire de se rebeller contre les lois de la nature en créant de l’absurde ou de l’impossible, capacité qui culmine dans l’art. De ce point de vue, l’humanité est une variante, plus complexe et plus élaborée, de l’animalité. L'homme n'a pas un statut spécial, mais un statut particulier. L'homme n'est pas une exception dans la nature, puisqu’il a en partage avec d'autres espèces nombre de comportements qu'on croyait lui être réservés. L’homme n’est assurément pas un Dieu à adorer, mais un vivant, un mortel, qu’il faut respecter, aider, éduquer, voire protéger contre lui-même. L'homme est cet animal très particulier qui, en même temps qu'il détruit la nature, est capable de se préoccuper du sort des baleines ou des éléphants qu'il a par ailleurs massacrés. Au contraire, baleines et éléphants ne lèveraient pas le plus petit bout de nageoire ou de trompe pour sauver l'humanité si celle-ci était un jour en voie de disparition. Ce souci nous honore et fait bien de nous une espèce pas tout à fait comme les autres qui, pour rester digne, ne 5 doit pas oublier d'où elle vient.