Réélaboration de la question de la politique

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Réélaboration de la question de la politique
LA PARTITION INVISIBLE DU GRAND
ORCHESTRE MEDIATIQUE
3 - Le big-bang des années 1980 : comment l’info est devenue
marchandise
Par Marc Sinnaeve*
Ce qui a changé ces trois dernières décennies
dans
la
relation
que
l’information
a,
1
historiquement, toujours entretenu à l’argent ,
c’est que jamais les liens n’ont été aussi forts, ni
aussi prégnants sur le statut même de
l’information.
En témoigne ce constat, dépité, d’un ancien
2
directeur du Chicago Tribune aux Etats-Unis :
« Le journalisme a toujours eu pour mission
d’éduquer les gens. Aujourd’hui, les propriétaires
estiment au contraire qu’il ne s’agit plus que d’une
franchise comme une autre et qui, comme les
autres, doit d’abord rapporter de l’argent. »
Cette évolution est largement tributaire des
bouleversements considérables qui ont secoué le
secteur de la communication et de l’information
depuis le tournant des années 1980. A
commencer
par
l’arrivée
de
capitaux
gigantesques suite aux mouvements de
dérégulation, de libéralisation et de privatisation
que décident les gouvernements de l’époque un
peu partout en Europe de l’Ouest et outreAtlantique sous la pression des acteurs
économiques
du
capitalisme
(institutions
financières, entreprises privées, Bourses…).
La libéralisation de la circulation des capitaux, la
libéralisation
puis
la
privatisation
des
télécommunications aux Etats-Unis (entre la fin
des années 1970 et le milieu des années 1980) et
en Grande-Bretagne, en 1984, précipitent le
mouvement au niveau mondial. Dans leur
nouveau statut, les télécoms vont assez
rapidement pouvoir opérer en dehors de leurs
frontières. Le tout sur fond de changements
technologiques
dits
révolutionnaires :
numérisation, haut débit, fibre optique, mise en
réseau…
3
Avec cette explosion de la communication ,
financiers et affairistes comprennent rapidement
l’intérêt d’investir directement et massivement
dans un secteur en plein boom : ils s’approprient
un nombre croissant de supports en entrant dans
l’actionnariat des entreprises de médias, en
rachetant des titres, en créant leurs propres
chaînes... La décennie 1980 constitue ainsi un
véritable « big-bang » pour l’ensemble de
l’audiovisuel. Longtemps monopole du secteur
public, l’activité audio et télévisuelle va basculer
majoritairement dans les mains de groupes
privés.
Très vite, la machine s’emballe. Rachats,
absorptions,
fusions-acquisitions,
alliances-
regroupements, etc. : les effets de concentration
sont favorisés par le quasi-vide législatif qui existe
dans la plupart des pays. Notamment dans le
domaine de la presse écrite qui n’échappe pas à
l’onde de choc.
La conglomérisation, selon le terme évocateur
4
utilisé par Jean-Paul Marthoz , est en marche. A
l’exception de quelques poches de résistance, le
paysage médiatique dans son ensemble est
devenu, en une vingtaine d’années, la propriété
de grands groupes financiers et industriels privés
ou des puissantes industries de la communication
: le leader mondial Time Warner (anciennement
5
AOL-Time Warner ), Bertelsmann, News Corp.
(Murdoch),
Mediaset
(Berlusconi),
Vivendi
Universal, Lagardère-Hachette, etc. Il s’agit de
véritables mastodontes de la communication à
vocation planétaire dont le chiffre d’affaires
6
s’exprime en milliards de dollars . Ils se
constituent en groupes pour rassembler en leur
sein, grâce à la « révolution numérique », tous les
médias classiques (presse, radio, télévision)
jusque-là indépendants, et tous les chaînons,
naguère autonomes eux aussi, de l’industrie
culturelle : édition, vidéo, sport, majors du cinéma
et de la musique, publicité, droits de diffusion,
production,
commercialisation,
canaux
de
diffusion…
L’imbrication toujours plus avancée des supports
et des sphères d’activité confère à ces
hyperentreprises médiatiques contemporaines un
monopole ou un quasi-monopole sur l’offre en
matière de communication, d’édition, de loisirs et
d’information. Une dizaine de groupes plurimédias contrôlent en effet à eux seuls (en matière
d’équipements, de contenus et de réseaux) près
de 80 à 90 % des marchés mondiaux dans le
7
secteur des médias .
La bataille entre ces géants multimédias devenus
des acteurs centraux de la mondialisation libérale,
n’est, aujourd’hui, que plus impitoyable encore
pour régner en maîtres sur le marché immense
auquel a donné naissance la dynamique dite de la
convergence entre l’audiovisuel, l’informatique et
les télécommunications.
Sur le modèle de l’entreprise commerciale
Ce mouvement va avoir des répercussions
directes sur l’organisation et le fonctionnement
des médias et des rédactions qui, outre une
période d’instabilité permanente, vont vivre une
véritable rupture. Celle-ci porte autant sur les
conditions de l’activité journalistique, sur
l’organisation de travail des entreprises que sur
l’irruption de nouvelles valeurs, appelées
marketing, audience, parts de marché, stratégies
de
vente,
divertissement,
infotainment,
émotionnel, peoplisation…
Se retrouvent du même coup déclassés
l’attachement idéologique ou affectif à un journal,
l’intérêt prioritaire du journalisme pour les conflits
8
politiques et sociaux , les traditions ou
patrimoines d’entreprise de presse hier encore
familiales…
Les fonctions hiérarchiques les plus élevées des
médias, jadis plutôt entre les mains d’hommes
issus du monde journalistique, échappent à ceuxci. Y compris dans la presse écrite pourtant
dévolue à la seule information. La direction des
opérations revient désormais à des professionnels
du marketing, de la publicité, de la
communication, de la gestion, de l’industrie ou de
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la finance .
En moins de dix ans (1980 – 1990), la donne a
changé du tout au tout. Particulièrement dans
l’audiovisuel, transformé en nouveau grand
marché et en nouvelle manne financière. On
assiste à la floraison de nouvelles chaînes
privées, et à la domination progressive que vont
exercer celles-ci sur les diffuseurs publics.
Pour faire face à la concurrence, ces derniers
vont avoir recours au financement partiel de leurs
programmes par les annonceurs à côté des
subventions publiques. La généralisation de la
publicité va engendrer une pression croissante de
l’audimat sur les politiques éditoriales. Les
contenus
vont
se
trouver
profondément
modifiés par les stratégies mises en œuvre pour
gagner, augmenter ou stabiliser les audiences.
A cet égard, la télévision, par les audiences
qu’elle rassemble et la part de la publicité qu’elle
draine, a réussi à imposer aux autres médias un
nouveau critère de référence de la qualité d’un
produit médiatique : les parts de marché
d’audience.
Programmation de fictions produites ou achetées,
formules de jeux et d’émissions importées, grands
shows ou rendez-vous intimistes, etc. vont jouer
un rôle essentiel. La transformation des médias
en vendeurs de programmes sur un marché de
masse normalise leur fonctionnement sur le
modèle de l’entreprise commerciale : on vit à
l’heure du marketing, des études de résultats de
10
ventes ou de lectorat , des segmentations
nouvelles des publics et des pratiques de
consommation, des stratégies pour la conquête
des catégories de public les plus intéressantes en
termes de pouvoir d’achat dans la logique
publicitaire…
Partout, dès lors, on parle de « vendre » son idée
en conférence de rédaction, ou de « fourguer » un
sujet à un rédacteur en chef en mettant en
évidence des « coups » que l’on peut avoir et que
les autres n’ont jamais réussi à décrocher… En
11
dix ans de journalisme, Julien , pigiste dans
l’audiovisuel français, a acquis « l’automatisme
dans la tête » de repérer le « bon sujet » potentiel
au fait que lui viennent immédiatement « les
arguments pour le vendre ».
La contamination du lexique éditorial par la
logique des commerciaux est lourde de sens : il
s’agit de se plier, à chaque étape de la chaîne de
fabrication de l’information, à la logique du profit
que le média peut retirer du produit proposé…
Produits d’appel et image de marque
Priorité est donnée à l’allégeance aux lecteurs et
à leurs attentes supposées : « Au Nouvel
Observateur, le service marketing a développé un
logiciel qui permet de comparer les résultats des
ventes en fonction des unes depuis vingt-cinq
ans : on sait ainsi à l’avance que tel sujet pourra
faire l’objet d’une cover alors qu’il ne saurait en
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être question pour tel autre. »
En
radio,
certaines
plages
stratégiques
(matinales, de mi-journée ou de début de soirée)
sont vues avant tout comme un créneau capteur
de fortes audiences. Ce qui tend à en éliminer
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tout ce qui dépasse …
intrinsèque, de son apport au débat public ou à
l’intérêt général, qu’en fonction du nombre de
personnes susceptibles d’être intéressées par
cette information : son marché. C’est la définition
même de la marchandisation de l’information : sa
transformation en marchandise, en produit
comme les autres.
Dans cette optique, les contenus ne passent plus
pour l’essentiel. Ce qui importe, dans le souci de
captation et de fidélisation du public, ce n’est plus
la matière à vendre, mais la valeur ajoutée que
représente tout ce qui peut contribuer à vendre la
« marque » du média : « Le privé a compris que la
seule manière pour les chaînes généralistes de se
développer est de conserver une identité forte, de
créer un lien direct avec les téléspectateurs »,
14
analyse Maurice Olivari , correspondant de TF1
à Rome au milieu des années 2000.
En télévision, le journal télévisé est conçu par les
stratèges du marketing comme « produit d’appel »
fournissant à la chaîne son image de marque.
L’ex-directeur général de TF1 Etienne Mougeotte
l’a admis au moment de justifier le poste
budgétaire
particulièrement
onéreux
que
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représente l’info dans le chiffre d’affaires total :
« Le coût de la rédaction, c’est le prix à payer
pour être une chaîne leader et généraliste (…) Et
il n’est pas possible d’être une chaîne leader si
nous n’avons pas d’information leader. »
De la même manière, l’important à l’ère
numérique de la convergence (multi)médiatique
n’est pas de se démarquer de la concurrence par
une singularisation des contenus selon le support,
mais d’être partout présent, à tout moment, sur
toutes les plates-formes et dans tous les modes
d’expression (site, blog, gsm, I-phone, réseaux
sociaux…). Il s’agit, en priorité, de créer un lien
affectif, une relation de type fusionnel à la chaîne
ou au média qui finisse par s’avérer payante (au
propre comme au figuré).
*Marc Sinnaeve, Professeur à l’IHECS
1
Voir le volet précédent de ce dossier.
Cité par Eric, KLINENBERG, « Journalistes à tout
faire de la presse américaine », in Le Monde
diplomatique, février 1999.
3
Titre de l’ouvrage que Philippe Breton et Serge Proulx
ont consacré au phénomène en 1989 (réédité en 2002
2
Pareille fétichisation de l’audience signifie que,
désormais, la valeur de l’information – son prix,
son coût… – est appréciée par ceux qui la
financent moins sur base de sa « qualité »
aux éditions La découverte, coll. Sciences et société,
390 p).
4
Et maintenant le Monde en bref. Politique étrangère,
journalisme global et libertés, GRIP/Complexe, 1999,
320p.
5
La plus grosse fusion de tous les temps, en 2000,
avant que Time Warner ne se défasse de sa filiale, à la
fin de 2009.
6
11,68 milliards de dollars pour Time Warner en 2007
(L’Echo, 12.11.2008).
7
Rémy RIEFFEL, Que sont les médias ?, Gallimard,
coll. Folio actuel, 2005, p. 65.
8
Non sans que s’en préoccupent une partie des
intellectuels, des groupes dissidents, des associations à
vocation culturelle, ou des médias alternatifs, qui
tentent d’organiser un front de résistance à ces
logiques dominantes.
9
Même le prestigieux New York Times a dû ouvrir son
capital, en 2009, au milliardaire mexicain Carlos Slim,
considéré comme le deuxième homme le plus riche de
la planète. Et « le nouveau maître du Monde », entré au
capital du grand quotidien français, n’est autre que le
banquier d’affaire Matthieu Pigasse, directeur de
Lazard France (Le Figaro Magazine, 3 juillet 2010).
10
Aussi myopes ou peu parlantes puissent être ces
études, souvent confiées désormais à des cabinets
extérieurs de pur marketing.
11
Cité in Alain ACCARDO & alii, Journalistes précaires,
Le Mascaret, 1998, p.189.
12
Philippe MERLANT et Luc CHATEL, Médias. La
faillite d’un contre-pouvoir, Fayard, 2009, p.121.
13
Humoristes
ou
chroniqueurs
aux
traits
insuffisamment arrondis…
14
Cité par Marc ENDEWELD, « Plongée à l’intérieur
des journaux télévisés », in le Monde diplomatique,
décembre 2005, pp. 24-25.
15
Le Monde, 25 juin 2002.
Présence et Actions Culturelles – Analyse 2010/28