instinct et raison
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instinct et raison
Explication de texte Pascal, extrait de la Préface sur le Traité du vide (1651) : instinct et raison « N’est-ce pas indignement traiter la raison de l’homme, et la mettre en parallèle avec l’instinct des animaux, puisqu’on en ôte la principale différence, qui consiste en ce que les effets du raisonnement augmentent sans cesse, au lieu que les autres demeurent toujours dans un état égal ? Les ruches des abeilles étaient aussi bien mesurées il y a mille ans qu’aujourd’hui, et chacune d’elles forme cet hexagone aussi exactement la première fois que la dernière. Il en est de même de tout ce que les animaux produisent par ce mouvement occulte. La nature les instruit à mesure que la nécessité les presse ; mais cette science fragile se perd avec les besoins qu’elles en ont. Comme ils la reçoivent sans étude, ils n’ont pas le bonheur de la conserver ; et toutes les fois qu’elle leur est donnée, elle leur est nouvelle, puisque la nature n’ayant pour objet que de maintenir les animaux dans un ordre de perfection bornée, elle leur inspire cette science nécessaire toujours égale, de peur qu’ils ne tombent dans le dépérissement, et ne permet pas qu’ils y ajoutent, de peur qu’ils ne passent les limites qu’elle leur a prescrites. Il n’en est pas de même de l’homme qui n’est produit que pour l’infinité. Il est dans l’ignorance au premier âge de sa vie ; mais il s’instruit sans cesse dans son progrès : car il tire avantage non seulement de sa propre expérience, mais encore de celle de ses prédécesseurs, parce qu’il conserve toujours dans sa mémoire les connaissances qu’il s’est une fois acquises, et que celles des anciens lui sont toujours présentes dans les livres qu’ils en ont laissés. » Pascal, Préface sur le Traité du vide … Connecteurs logiques importants … Champ lexical de l’instinct … Connecteurs logiques moins importants … Champ lexical de l’intelligence/de la raison Thème(s) : l’instinct et la raison ; la différence entre l’homme et l’animal (et plus précisément encore, la supériorité de l’homme sur l’animal). « Distinction dans une distinction » : la distinction entre l’homme et l’animal se fonde sur la distinction entre instinct et raison. Problème : comment rendre compte de la supériorité de l’homme sur l’animal ? Thèse : ce qui fait la supériorité de l’homme sur l’animal, c’est le fait qu’il dispose d’une raison qui lui permette d’évoluer (tandis que l’animal, uniquement guidé par l’instinct, reste tel qu’il est pour toujours). Plan du texte : 3 moments 1. 1ère phrase (question). Enoncé de sa thèse : la supériorité de l’homme sur l’animal s’explique par la possession de la raison 2. Jusqu’à « …qu’elle leur a prescrites » : explication de sa thèse (pourquoi l’homme est supérieur à l’animal) par une analyse et une définition de l’instinct animal 3. Fin du texte : l’homme comme être perfectible (capable de se perfectionner). Cette « perfectibilité » de l’homme reposant sur l’existence d’une raison : c’est parce qu’il possède une raison que l’homme peut évoluer et ne pas s’en tenir à ce que la nature lui a donné. Plan détaillé Ière partie : Énoncé de sa thèse. L’homme est supérieur à l’animal parce qu’il possède une raison tandis que l’animal obéit seulement à l’instinct. Thèse du texte énoncée sous la forme d’une question rhétorique que Pascal pose à ses lecteurs (question à laquelle on n’attend pas de réponse puisque la réponse est déjà connue et suggérée par celui qui la pose). Intérêt rhétorique : présenter la supériorité de l’homme sur l’animal comme une évidence qu’il serait absurde et voire même scandaleux de remettre en question. Rappel de ce qui précède : Pascal cherche à déterminer le juste rapport que nous devons établir avec les Anciens. Si la question du rapport aux Anciens est importante pour Pascal, c’est parce que dans ce Traité il prend position sur un problème (l’existence du vide) au sujet duquel les Anciens ont déjà réfléchi. Dans le texte qui précède cet extrait, Pascal critique la position qui consisterait à vénérer ou sacraliser les théories passées sans oser les contester ou les améliorer. Or – et c’est là que notre texte commence – refuser à l’homme le droit de « contredire » et d’ « ajouter » de nouvelles choses à ce qui a été dit par les Anciens (auteurs de l’Antiquité) conduit à : 1. rabaisser la valeur et la « dignité » de la raison humaine (« la traiter indignement » : ne pas la respecter). Autrement dit : pour Pascal, la position qu’il rejette conduit à une forme de misologie ou mépris de la raison puisqu’on la maltraite et puisqu’on ne lui témoigne pas le respect qu’elle mérite. 2. la « mettre en parallèle » avec l’instinct des animaux : « mettre en parallèle » =˃ la comparer ou en faire un équivalent de l’instinct, bref nier sa spécificité, ce qui la caractérise en propre « puisqu’on » =˃ explication. En faisant cela, on ne tient pas compte de la « principale différence » qui existe entre l’homme et l’instinct, on confond deux choses radicalement distinctes. L’intention philosophique de Pascal dans ce texte va donc être de distinguer avec clarté et précision deux ordres de connaissance : la connaissance instinctive ou animale (il parle plus loin de « science nécessaire » et « fragile » pour désigner l’instinct) et la connaissance rationnelle ou humaine. Double exigence : éviter la confusion des ordres (raison/instinct) et faire voir la supériorité de la raison afin qu’on lui rende le respect qui lui est dû. Ici peut-être une référence polémique à Montaigne qui dans l’« Apologie de Raymond Sebond », Essais, II, 12 remet en cause la supériorité de l’homme sur l’animal : il refuse de faire de la raison un prétexte permettant à l’homme de s’élever au-dessus des animaux et reconnaît aux animaux une forme de sagesse et de science. « il n’y a pas d’apparence de raison de penser que les bêtes font par penchant naturel et imposé [i.e. par instinct] les mêmes choses que nous faisons par choix et ingéniosité. À partir de résultats semblables nous devons conclure qu’il y a des facultés semblables et avouer, par conséquent, que cette même intelligence et cette même méthode qui règlent notre activité, ce sont aussi celles des animaux. » « qui consiste » =˃ nouvelle explication, approfondissement. Pascal explique cette différence instinct/raison en se plaçant du point de vue de leurs « effets » : distinction entre égalité permanente (« toujours dans un état égal ») des effets qui découlent de l’instinct (effets qui demeurent toujours les mêmes, ils ne changent pas) et augmentation incessante (« augmentent sans cesse ») des effets du raisonnement (qui se perfectionnent avec le temps). En d’autres termes : ce qui distingue la raison par rapport à l’instinct, c’est sa capacité à se perfectionner et à progresser en produisant toujours de nouveaux raisonnements (i.e. des raisonnements toujours meilleurs que les précédents et plus élaborés) ; inversement, l’instinct se caractérise par sa rigidité et sa répétitivité (il produit toujours les mêmes effets). Transition : afin de développer cette thèse (différence homme/animal et supériorité de l’homme qui possède une raison et peut faire des progrès contrairement à l’animal qui ne se conduit que par instinct et fait toujours la même chose), Pascal propose une définition de l’instinct en énumérant les caractéristiques des productions animales. IIème partie : définition de l’instinct animal. Pascal conserve la même approche : s’intéresser aux « effets » produits par les actes de l’animal. Afin de définir les caractéristiques des productions animales et instinctives, il part d’un exemple… 1) Exemple : les ruches des abeilles Cet exemple particulier de production animale permet à Pascal de dégager les quatre caractéristiques principales de l’instinct : - Les productions animales sont éternelles et immuables (« aussi bien mesurées il y a mille ans qu’aujourd’hui ») Identiques : toutes les abeilles font la même chose (« chacune d’elles forme cet hexagone… ») Exactitude de cette production ou perfection (« aussi exactement », « aussi bien mesurées ») Perfection, degré de précision car opération qui ne fait intervenir aucune réflexion, aucun questionnement… - Innées : ce qu’elles ont besoin de savoir pour construire des ruches, les abeilles le savent complètement et immédiatement, dès « la première fois » (« aussi exactement la première fois que la dernière ») Cette perfection immédiate des productions instinctives soustrait les animaux à la perspective d’une histoire, d’une évolution et d’un perfectionnement. Puisque ce qu’elles produisent est d’emblée parfait, elles ne peuvent pas le perfectionner ! 2) Généralisation à toutes les productions animales (≠ s’en tenir simplement aux abeilles mais parler de l’animal en général) Périphrase pour désigner l’instinct : « mouvement occulte ». Deux idées à tirer de cette expression : l’instinct est un mouvement, quelque chose de dynamique i.e. que c’est ce qui fait agir l’animal, ce qui motive ses actions et ses opérations (donc, l’instinct est un principe d’action chez l’animal). Mais il s’agit d’un principe difficile à comprendre ou à expliquer (occulte = mystérieux). Mais problème : qu’y a-t-il de mystérieux dans l’instinct ? Peut-être une façon pour Pascal de souligner le caractère surprenant et inouï des productions issues de l’instinct qui suscitent l’admiration du fait de leur extrême précision et sophistication (« occulte » = quelque chose qui relèverait presque de la magie, quelque chose qui dépasse l’entendement…) Ce serait cette difficulté à comprendre et à expliquer l’instinct du fait de son caractère « occulte » qui pousserait Pascal à user de périphrases pour en parler (difficulté à désigner clairement ce qu’est l’instinct). On peut noter le paradoxe inhérent à la démarche de Pascal qui tout en soulignant le caractère « occulte » de l’instinct en fait l’objet une distinction nette l’opposant à la raison… Introduction d’une nouvelle caractéristique : ces productions sont commandées par la nature (« la nature les instruit ») Deux remarques sur cette expression : Personnification de la nature. Pascal décrit la nature comme une entité dotée d’intentions (// Aristote « la nature ne fait rien en vain ») : « la nature n’ayant pour objet que de maintenir les animaux dans un ordre de perfection bornée » ; « elle leur inspire cette science nécessaire toujours égale… et ne permet pas… » Champ lexical de la connaissance : « instruit », et plus loin « science » =˃ l’instinct est une forme de connaissance. Mais à la différence de la connaissance humaine, la connaissance instinctive de l’animal est entièrement guidée par la satisfaction de certains besoins (« nécessité » =˃ nécessité vitale). Autrement dit, dans l’instinct, la nature montre à l’animal ce qu’il doit faire pour vivre ; l’instinct est une connaissance au service de la vie (permet à l’animal de survivre). Les caractéristiques de cette connaissance : - - Sa fragilité : « science fragile », nouvelle périphrase. « Fragile » car elle « se perd ». Puisque cette connaissance apparaît sous la pression de la nécessité vitale et des besoins primaires, elle disparaît avec eux, i.e. une fois ces besoins satisfaits. Il s’agit d’une connaissance ponctuelle (savoir ce qu’il faut faire sur le moment), science purement instantanée Son caractère inné : elle est « reçue sans étude », i.e. sans l’avoir apprise ou acquise ; elle est déjà présente à la naissance. Elle ne peut pas s’enseigner (« se conserver » par la transmission). On ne peut pas augmenter cette connaissance (« toutes les fois qu’elle leur est donnée, elle est nouvelle » ; « toujours égale ») ≠ pas de perfectionnement Là encore on pourrait penser à ce que dit Montaigne : « alléguer, pour rabaisser les bêtes, que c’est par la seule instruction et les leçons magistrales de la Nature qu’elles savent cela [autrement dit, que c’est par instinct], ce n’est pas leur enlever le titre de science et de sagesse, c’est leur attribuer cette science et cette sagesse avec des raisons encore plus fortes du fait de l’honneur qui est porté à une maîtresse d’école aussi sûre. » (Essais, II, 12) La rigidité de l’instinct s’explique par la rigidité de la nature elle-même : → en effet, en leur donnant l’instinct, la nature permet aux animaux de survivre (pourvoir efficacement à leurs besoins vitaux, « de peur qu’ils ne tombent dans le dépérissement ») mais elle les empêche également de dépasser leur espèce ou de s’élever au-delà des bornes qu’elle leur a prescrites (« la nature n’ayant pour objet que de les maintenir dans un ordre de perfection bornée » ; « de peur qu’ils ne passent les limites qu’elle leur a prescrites »). Entièrement déterminé par la nature, l’animal est voué à demeurer le même tout au long de sa vie. Certains animaux sont pourtant capables de développer des comportements culturels : exemple des macaques japonais de l’île de Koshima au Japon. Transition : après les caractéristiques de l’instinct, mise en évidence de la spécificité humaine. IIIème partie : l’homme comme être perfectible. Dans cette partie, Pascal entend différencier l’homme de l’animal : « il n’en est pas de même pour l’homme ». Ce qui caractérise l’homme, par opposition à l’animal, c’est « l’infinité » (« principale différence » dont parlait Pascal au début du texte). Contrairement à l’animal qui est immédiatement parfait et qui demeure à la place que lui a donné la nature, l’homme est par nature voué à des progrès indéfinis ou incessants (qui ne connaissent pas de bornes ou de limites) : il peut toujours se perfectionner ou s’améliorer. « Se perfectionner » signifie ici « devenir de plus en plus parfait », en s’augmentant, étant impossible selon Pascal que l’homme puisse jamais être définitivement parfait. Cette qualité permettant à l’homme de se perfectionner lui-même, c’est ce que Rousseau nomme la « perfectibilité » (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes). Mais chez Rousseau ce terme ne possède pas un sens exclusivement positif : ce terme désigne simplement la capacité de l’homme à développer de nouvelles capacités, mais ce développement n’est pas nécessairement un perfectionnement ou une amélioration positive (il peut développer des capacités qui lui nuisent). Attention aux contresens : cela ne veut pas dire que l’homme est un être infini, comparable à Dieu. Cette infinité n’est en rien une marque du caractère divin de l’homme (pour Pascal, l’homme est « sans dieu », il est un être déchu). Cette expression exprime plutôt ce qui sépare l’homme de Dieu : à savoir que l’homme est un être temporel (et temporaire, c’est-à-dire mortel), qui n’est pas tout de suite tout ce qu’il peut être ; le temps lui impose de développer successivement ses capacités. Donc, loin de signaler le caractère divin de l’homme, cette infinité est le corrélat paradoxal de sa finitude. Conséquence concernant la conception de la science et lien avec l’objet de la Préface (le progrès scientifique) : la raison ne peut se développer qu’avec le temps, par des progrès successifs et dont le terme ne peut être atteint directement (l’histoire est le lieu de développement des sciences et de la raison ; il y a une historicité de la connaissance, Pascal affirme le caractère processuel de toute science). Dans la suite du texte, caractéristiques de la connaissance humaine : - - - D’abord hésitante et tâtonnante : l’homme commence par être ignorant tandis que l’animal sait immédiatement – ou très vite – ce qu’il doit faire et comment il doit le faire (dès leur naissance, les animaux savent – très bien – faire certaines choses utiles à leur survie). Autrement dit, la connaissance humaine n’est pas innée. Cette connaissance n’est pas naturelle : ce n’est pas la nature qui instruit l’homme, mais c’est l’homme qui s’instruit lui-même. Chez l’homme, cette connaissance est le résultat d’une activité (éducation, culture) tandis qu’elle était l’effet passif d’une « inspiration » ou d’un « mouvement occulte » chez l’animal (« reçue sans étude »). Mais quel est l’organe qui va permettre cette instruction de l’homme par l’homme (aussi bien en tant qu’individu qu’en tant qu’espèce) ? La mémoire. La connaissance de l’homme repose sur la disposition proprement humaine à mémoriser (alors que l’instinct est une connaissance purement ponctuelle : les bêtes ne se souviennent de rien, puisque l’instinct assouvit aussitôt leurs besoins). L’esprit humain est doté d’une capacité de rétention, qui lui permet d’enregistrer et de conserver les étapes passées de son développement, les acquis de ses précédentes expériences. L’homme se perfectionne, améliore ses manières d’agir et de penser, en tirant les leçons de ses propres expériences passées. La mémoire est donc la condition de tout progrès et de toute culture.