La modernisation du Maroc : Le mot et la chose

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La modernisation du Maroc : Le mot et la chose
La modernisation du Maroc : Le mot et la chose
Abdallah Laroui
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Arrêtons-nous brièvement sur le mot.
Quand nous pensons aux mesures prises par
les Souverains marocains du 19ème siècle, au sujet
de l'armée, de l'administration, de la propriété, etc.,
nous utilisons le terme de réforme. Durant la période du Protectorat, quand il s'agit de la construction des ports, des routes, des chemins de fer, nous
parlons plus volontiers d'équipement ou de mise en
valeur. Depuis une vingtaine d'années, quand on a
en vue l'ouverture des marchés, la compétitivité du
travail, la stabilité de la monnaie, il est de mode de
Abdallah Laroui, né en
1933, est historien, philosophe et écrivain marocain, membre de l'Académie royale du Maroc et
professeur de méthodologie de la recherche
historique à l'Université
Mohammed V de Rabat
jusqu'en 2000. Il a écrit
de nombreuses études
sur la pensée arabe
contemporaine, ainsi que
sur l'histoire du Maroc et
du Maghreb. Il a aussi
écrit cinq romans.
Ce texte est une conférence prononcée à Madrid le 1 Juin 2007 dans
le cadre du programme
La Tribuna de Casa
Árabe.
parler de libéralisation, de flexibilité, de mise à niveau.
Nous pouvons multiplier les exemples pour dire que dans tous ces cas
nous avons affaire au passage d'un système social global à un autre, système qui s'étend de la base matérielle à l'ordre des valeurs en passant par
l'organisation politico-administrative et le mode éducatif. Toutefois, selon
l'époque considérée, le secteur d'activité, l'emplacement géographique, ou
simplement le langage en vogue à l'époque, on utilise tel ou tel terme, la
chose visée restant inchangée. Le même phénomène, s'il a lieu au passé,
sera une réforme, s'il est contemporain il sera une modernisation, s'il a lieu
en Europe, il sera une libéralisation, hors d'Europe il sera une occidentalisation.
Pour les besoins de cette conférence, et concernant le Maroc, abstenons-nous de nommer ce qui a lieu, nous verrons plus loin pour quelle raison ; intéressons-nous à la chose plutôt qu'au mot.
La chose, c'est quoi ? C'est ce que nous concluons lorsque nous prenons deux dates (1850-1900, 1900-1950, 1950-2000 par exemple) et que
nous comparons les données disponibles concernant tous les aspects de la
société marocaine. Ce qui nous permet de passer un jugement sur les résulTextos de Casa Árabe
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tats d'une politique donnée (celle des Souverains réformateurs du Maroc du
19ème siècle, celle du Protectorat, celle du Maroc indépendant et notamment
celle du roi Hassan II) et d'évaluer ce qui reste à faire.
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On a pu dire à une certaine époque qu'il n'y avait pas de société
sous-développée mais seulement des sociétés sous-analysées. A ce comptelà, le Maroc n'est certes plus un pays sous-développé car, durant les dix
dernières années, il a été analysé sous tous les aspects. Il l'a été par les
organismes internationaux, la Banque mondiale notamment, par des départements ministériels nationaux (Aménagement du territoire Commissariat
au plan) et même par les services du Cabinet royal (Rapport du centenaire).
Que retenir de tous ses documents ?
A mon avis quatre faits principaux :
1.
La stabilisation démographique. Le Maroc ne dépassera pas
les 40 millions d'habitants ; ceci est acquis. L'horizon est
donc dégagé pour les décideurs marocains ; ils ne sont plus
dans la situation d'un nageur qui lutte contre les vagues
d'une mer démontée, mais dans celui qui s'entraîne dans
une piscine dont il connaît les contours.
2.
L'urbanisation qui a dépassée le seuil de 50%.
3.
L'alphabétisation, dépassant là aussi les 50% et qui, grâce
précisément aux deux phénomènes précédents promet de
faire des progrès de plus en plus rapide désormais.
4.
L'installation de 3 millions (1 Marocain sur 10) à l'étranger,
surtout en Europe occidentale et au Canada, dont la plupart
reviennent chaque année passer un mois dans leurs familles
et qui ainsi participent activement à la vie économique, sociale et bientôt politique du pays.
On peut discuter à perte de vue à propos de chacun de ces quatre
éléments et poser chaque fois des questions pertinentes et embarrassantes.
Qu'est-ce qu'une population optimale ? Qu'est-ce qu'une ville dans le cas
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d'un pays comme le Maroc ?
Qu'est-ce qu'un homme alphabétisé ? Dans
quelle langue et à quel usage ? De quel émigré parle-t-on ? De l'étudiant
hautement qualifié qui décide de s'installer à New York ou
à Paris ou de
l'analphabète chômeur, pour ne pas citer le clandestin traqué ? De retour au
pays, régulièrement ou définitivement, quelle sorte d'influence exerce-t-il
sur son entourage ? La mode du foulard, l'attachement à des signes distinctifs, le regain d'une pratique religieuse ostentatoire peuvent en partie être
imputés à l'expérience décevante ou traumatisante de la vie à l'étranger.
Tout cela est tâche de sociologue et mérite un examen approfondi. Il
n'en reste pas moins vrai que pour l'historien il est évident qu'aucune modernisation n'a jamais eu lieu sans la concomitance des quatre facteurs cités y compris le quatrième. Qu'a été en effet la colonisation européenne
depuis le 16ème siècle sinon une immense émigration décidée et planifiée ?
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A partir de ces données nous pouvons raisonnablement nous attendre
à ce que le rythme de changement au Maroc ira en s'accélérant. Non seulement toute décision est prise en connaissance de cause, mais les effets ne
font pas trop attendre, ce qui induit d'autres décisions allant dans le même
sens. Et s'il y a des retombées négatives, ce qui ne peut manquer d'arriver
de temps en temps, il y a lieu de corriger les décisions non de les annuler.
En d'autres termes, les quatre paramètres précédents, qu'on les approuve
ou qu'on les déplore (le Maroc, il est vrai, n'est plus aussi pittoresque que
du temps de Delacroix ou de Pierre Loti), rendent toute décision irréversible, qu'elle soit prise à l'initiative des dirigeants marocains ou sur incitation
internationale.
Pour expliciter ce point, je me contenterai d'indiquer ce qu'est le
consensus actuel qui a, depuis 1998, guidé la conduite des trois derniers
gouvernements et qui sans doute guidera aussi bien celle du prochain.
Consensus qui a mis fin â un divorce qui a duré plus de trente ans.
Sans entrer dans les détails que j'ai décrits ailleurs, je dirai en simplifiant
que l'affrontement était entre le réformisme nationaliste et l'absolutisme
makhzénien. Il y avait au Maroc une structure traditionnelle de l'autorité qui
a été rétablie après la fin du Protectorat. Le Souverain, symbole de la tradiTextos de Casa Árabe
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tion, appelait tous les Marocains compétents à participer au pouvoir en
obéissant toutefois aux règles établies. Ce sont précisément ces règles que
les nationalistes, forts de leur récente victoire contre la présence étrangère,
entendaient redéfinir en appelant à l'élection d'une Assemblée constituante.
Schéma classique dans les sociétés en transition.
Il en a résulté crispation, malentendu, succession de périodes de répression et de détente, jusqu'à la fin du règne de Hassan II et la mise sur
pied, après la tenue d'élections préparées en commun, de ce qu'on a appelé
le gouvernement de l'alternance. A partir de là et jusqu'à aujourd'hui il y
accord sur les points suivants :
1. La parlementarisation progressive et consensuelle de la Monarchie
marocaine. L'exigence d'une rupture formelle avec la tradition makhzénienne par l'appel à une Constituante est pratiquement abandonnée. Le but
désormais est qu'à partir de ce qui existe, peu importe la qualification qu'on
lui applique, on se dirige graduellement vers une monarchie pleinement
constitutionnelle à travers des élections de plus en plus transparentes et par
l'action d'assemblées parlementaires de plus en plus représentatives et performantes. Le rythme de la transformation dépendant du progrès intérieur
et l'amélioration de l'environnement international.
Ce changement d'état d'esprit s'explique aisément. L'élite marocaine,
tirant la leçon de ce qui se passe autour d'elle, est devenue plus pragmatique.
2. Une autonomie locale fondée sur une diversité historique aujourd'hui explicitement reconnue. Il n'est pas faux de voir la l'influence de l'expérience ibérique. Cependant cet exemple n'aurait eu aucun impact s'il n'y
avait au préalable une disposition à en saisir la validité.
Beaucoup de dirigeants marocains ont suivi l'école française et par
conséquent ont été plus on moins influencés par l'idéal jacobin d'un Etat fort
et d'un nation une et indivisible, mais ils ne pouvaient ignorer les difficultés
de sa réalisation dans un pays comme le Maroc. Hassan II jouait consciemment la carte de la diversité, les nationalistes, pour lui faire pièce, s'accrochaient au principe d'unité, mais dans les faits l'Etat hassanien était hautement centralisé et les partis nationalistes s'organisaient sur la base de
fédérations.
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Ce qui était implicite est désormais explicite. Le but d'une décentralisation profonde est clairement fixé même si la mise en pratique est soumise
à conditions. L'Etat marocain sera formé de régions bien identifiées dont
l'autonomie sera progressivement étendue à mesure que s'élèvera le niveau
économique et culturel. Devenez plus riches, plus actifs, plus éduqués et
vous serez plus autonomes. Je verrai bien ainsi la devise de la nouvelle politique.
3. Une politique étrangère faisant passer les exigences de la géographie avant celles de l'histoire. J'ai pu parler de l'insularité du Maroc, voulant
dire par là que, dans son cas, la géographie limite sa diplomatie.
Je n'ai pas envie de m'étendre sur ce sujet, au reste évident à mes
yeux. Je me contenterai d'ajouter ceci. La rationalité de cette démarche
n'exige pas la réciprocité. Si moi je m'incline devant la géographie, je ne
demande que le voisin fasse de même. Il peut errer longtemps et souvent,
préférer l'histoire à la géographie, le cœur à la raison, la nostalgie au réalisme. Il faut savoir supporter ces déviations et attendre le verdict de l'expérience.
Je pourrai ajouter d'autres points de convergence. Je les cite brièvement, car il me semble qu'ils découlent logiquement des précédents.
4. Une économie ouverte. C'est une tradition marocaine depuis le
traité d'Algésiras de 1906 et qui n'a été interrompue que durant une dizaine
d'années, quand la politique de nationalisation était partout à la mode.
5. Une société plus équitable, avec pour conséquences, l'émancipation de la femme, la lutte contre a pauvreté, la défense des mineurs et des
handicapés, malheureusement trop nombreux dans notre société.
6. L'institutionnalisation de la culture des droits de l'homme.
Si sur le plan économique les progrès sont incontestables, il nous faut
bien admettre que sur les deux derniers points il reste beaucoup à faire. On
entend dire souvent que ces politiques sociales sont un levier pour le développement économique. C'est sans doute vrai, mais seulement à long
terme, alors que leur mise en pratique exige sur le champ d'énormes
moyens financiers que la coopération internationale ne saurait à elle seule
procurer. Une politique sociale avancée ne devient un facteur décisif de développement qu'a la condition qu'il y ait déjà un décollage économique réel
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et durable. Ce n'est que dans une dizaine d'années que la stabilisation démographique, conjuguée à une longue période de croissance, se traduira
sur le terrain par des effets visibles. C'est alors qu'on ne verra plus dans la
rue destitution, pauvreté et violence.
L'essentiel cependant est qu'il est acquis déjà que plus le Maroc
avance économiquement plus les disparités entre genres, régions, individus
doivent diminuer sinon disparaître. Tout manquement à ce sujet n'est acceptable ou pardonnable que s'il résulte de moyens insuffisants, de préparation incomplète. S'il découle de l'insouciance ou du mauvais vouloir, il doit
être sévèrement et systématiquement sanctionné.
Ceci peut sembler aller de soi, je tiens à le rappeler parce que durant
les années où je siégeais au Conseil consultatif des droits de l'homme, il
était clair pour moi que beaucoup n'adhéraient pas à cette logique. Aujourd'hui personne n'hésite à s'en faire prévaloir.
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Vous avez sans doute remarqué que jusqu'ici je n'ai pas dit un mot
sur l'éducation et la culture. J'ai volontairement esquivé le problème des
valeurs. C'est là où s'arrête le consensus, que commencent les désaccords.
Certains posent une question simple qui risque de tout remettre en
cause. Tout ce que vous venez de détailler, disent-ils, sur quels principes
premiers, sur quelles valeurs essentielles le fondez-vous ? Nous entrons là
dans un terrain glissant, celui des définitions, des références, des symboles.
Il y a ceux qui rapportent toutes les décisions, prises ou à prendre, à
ce qu'ils appellent la démocratie, et il y a ceux qui refusent obstinément le
terme et tiennent à le remplacer par le terme islam. Le terme, dans ces
conditions, ne renvoie plus à une croyance, à une attitude psychologique, à
un comportement cérémoniel, mais à une référence logique. Ces hommes
affirment : nous souscrivons à tous les éléments du consensus, à la monarchie constitutionnelle, au libéralisme économique, à la solidarité sociale, à
l'égalité entre hommes et femmes, au respect des droits de l'homme, même
si nous avons quelques réserves sur la politique étrangère, en vue de l'élargir et non de la subvertir. Mais en prenant à notre compte chacun de ces
points, nous clamons haut et fort que nous le faisons au nom de l'islam.
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Tout problème posé a une solution et cette solution pour nous est islamique. Agir au nom de l'islam, pour nous, c'est s'exprimer par les mots, mais
c'est aussi arborer des signes distinctifs. Que faisons-nous, en nous comportant ainsi, sinon appeler les choses par le terme qui leur convient dans
notre société, le seul apte à gagner le cœur des gens et garantir la mise en
pratique des mesures envisagées ? Nous introduisons l'éthique dans la politique et par là nous assurons à celle-ci efficacité et pérennité.
Je crois avoir honnêtement exposé le fond doctrinal de ce qui seul
mérite de s'appeler islam politique et qui plaît à beaucoup de responsables
anglo-saxons. En vérité il ne date pas d'hier ; il fait partie de l'héritage nationaliste. Chaque parti marocain a une aile islamiste dans ce sens là. Une
grande partie de ce que j'ai écrit n'est en fait qu'un débat avec ce courant
que j'ai qualifié d'idéologie du clerc (shaïkh).
Si j'ai tant débattu avec ce courant, avec courtoisie mais avec fermeté, c'est que je n'étais convaincu ni de sa validité logique ni de son efficacité
politique, même si j'en accepte la légitimité historique. Mon opinion n'a pas
changé. Mon appréciation, d'hier et d'aujourd'hui, n'est en rien influencée
par les développements ultérieurs, je veux parler la justification « islamique » du recours à la violence. Il est malhonnête d'un côté comme de l'autre, c'est à dire de la part du Musulman comme du non-Musulman, de relier
la violence à l'idéologie de l'islam politique. Je connais assez l'histoire pour
savoir que tout mouvement politique est tenté, à un moment ou à un autre,
par le recours à la violence. Il y a eu un terrorisme puritain, un terrorisme
jacobin, un terrorisme nihiliste, un terrorisme anarchiste, un terrorisme sioniste, un terrorisme hindouiste, un terrorisme confucéen. Je pourrai allonger
la liste et les hommes qui en ont fait la théorie hautement élaborée, tels
Bakounine ou George Sorel, ne pensaient à aucun moment à l'islam. On ne
luttera pas contre le terrorisme en dénigrant ou dévalorisant celui-ci. Certains ont manifestement intérêt à le faire, mais ils se trompent de cible.
Revenons à ce qui est le sujet de cette conférence.
Nous sommes devant une réalité, celle du Maroc actuel et que je
viens de décrire à grands traits. Cette réalité est par nature instable ; elle
peut aller soit vers la consolidation soit vers le dépérissement. Le fait de la
désigner, de lui accoler un qualificatif, sous prétexte de lui donner un fonTextos de Casa Árabe
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dement moral et philosophique, la fera-t-il évoluer dans uns sens ou dans
l'autre ?
Ma position est qu'il est de notre intérêt de nous en abstenir. Nous ne
devons nous intéresser qu'à la réalité, au fonctionnement, au résultat. La
seule question pertinente à mes yeux est la suivante : Le système en cause
est-il profitable, expédient, équitable, productif ou non ? C'est ce qui doit
faire l'essentiel du débat politique, quitte à ce que chacun, en ce qui le
concerne, lui donne tel ou tel fondement, le justifié à partir de telle ou telle
philosophie.
Je pourrai exprimer la même idée différemment. La notion de valeur
n'a pas à mon avis place dans le débat public. Chaque fois qu'un homme
prétend défendre une valeur, il s'interdit par avance tout compromis. Celuici n'est concevable que lorsqu'il s'agit de l'utile, sinon on se dirige vers une
guerre inexpiable. Nous en faisons l'expérience amère tous les jours.
S'agissant de politique, c'est a dire de vie commune, je refuse pour
ma part de faire de la laïcité, de la démocratie, de la tolérance, des droits
de l'individu, des fondements, ou des valeurs, ou des principes. Ils ne sont
à mes yeux que des procédures, des formules, des pratiques, nées d'expériences répétées et concordantes en vue d'assurer la paix civile. Nous les
adoptons en l'absence d'autres moyens d'échapper au malheur et à la destruction.
Le choix n'est donc pas entre démocratie et islam, ce sont là des
mots, mais entre équité et iniquité, liberté et servitude, créativité et nihilisme. Le système qui assure équité, liberté, créativité, n'a pas à se justifier
par autre chose que par ses effets. Il n'a pas à se nommer. J'ai toujours
trouvé futile sinon ridicule qu'un Etat se définisse dans sa constitution,
comme cela se fait habituellement. Jamais la définition ne concorde totalement avec la réalité.
La laïcité signifie pour moi précisément cette non-définition de l'Etat,
la liberté accordée à ceux qui le constituent, en tant qu'individus ou en tant
que groupes, de le nommer à leur guise, en le rapportant aux valeurs de
leur choix. Si, comme c'est le cas du Royaume du Maroc, la définition est
déjà faite, faisons-en lettre morte.
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La fonction de l'Etat est de rendre service. Nous avons à constater s'il
remplit ou non sa fonction et c'est tout le sujet du débat politique. Libre à
chacun de justifier ce que l'Etat fait, ou par référence à des principes particuliers ; c'est cela le rôle de l'activité partisane qui se réduit le plus souvent
à une polarité. Il est clair que, dans le cas du Maroc et des pays qui lui ressemblent, nous avons affaire à l'opposition entre deux histoires, deux traditions, deux fidélités qui, pour ceux qui connaissent l'histoire, ne sont pas
exclusives. Liberté, équité, efficacité ne sont pas à toutes les époques présentes dans une tradition et absentes de l'autre. Seuls des ignorants peuvent prétendre le contraire. Malheureusement il y en a beaucoup chez les
spécialistes de la philosophie et du droit.
Ce problème de la dénomination n'est pas nouveau. Il a été vu et
traité par deux grands esprits qui sont nés sur cette terre ibérique, l'un à
Cordoue et c'est Ibn Hazm, l'autre à Jativa et c'est Shatibi. Ce sont deux
penseurs extrémistes, apprécies pour cela des penseurs islamistes d'aujourd'hui. Ce qui nous intéresse nous, c'est plutôt leur esprit systématique.
Pour définir l'islam en tant que soumission totale à la volonté divine, ils sont
obligés de présenter fidèlement et en détail son contraire logique qui n'est
autre que l'éthique stoïcienne. Humanisme stoïcien et transcendance islamique ne sont pour eux que des dénominations (tasmiyya), des jugements
tirés d'une expérience commune préalable, qui, elle, est innommée. Cet innommée c'est la politique : de leur temps elle était très restreinte, aujourd'hui elle occupe tout l'espace social, mais la configuration logique est la
même. Il y a le donné et il y a l'interprétation, le premier est commun, la
seconde est individuelle ou de groupe.
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A l'heure actuelle l'Etat marocain s'abstient de « nommer » ce qu'il
fait. Malgré ce que laissent entendre certains articles de la Constitution, il
ne fonde pas sa pratique gouvernementale sur une table de valeurs unique,
comme en témoigne l'amendement concernant les droits de l'homme ; il
use alternativement ou simultanément du lexique démocratique libéral et de
celui de la tradition islamique.
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Voyons l'exemple de la banque islamique. Pendant longtemps il a refusé d'imiter la Malaisie, les Emirats du Golfe ou même certains pays d'Europe, en arguant que les produits proposés existaient déjà sur le marché et
que les appeler « islamiques » ne ferait que fausser les règles de la concurrence. L'argument est à méditer , il va dans le sens de ce que je viens d'exposer, Mais les intérêts en jeu sont si grands qu'un projet est actuellement
a l'étude qui permettrait de mettre sur le marché ces produits, chacun sous
son nom spécifique (musharaka, murabaha, etc.) et non sous le nom générique d'islamique.
Il est dès lors peu probable qu'il permette l'établissement d'une Université islamique ou d'un hôpital islamique ou d'un pharmacopée islamique,
comme il ne permet pas actuellement à un parti de s'appeler tout simplement islamique, même si de telles institutions existent par ailleurs dans
d'autres pays, musulmans ou non.
Cette attitude conforte ma propre définition purement factuelle ou sociologique de la laïcité ou à proprement parler de la sécularisation.
Le problème est donc le suivant : Allons-nous continuer dans cette
voie ? Courons-nous un risque de changer de direction ?
La dénomination ne dépend pas uniquement de l'Etat ; elle se fait par
de nombreux canaux, les uns étatiques, d'autres privés, certains nationaux,
d'autres internationaux. C'est dans la famille, à l'école, dans la presse
écrite, à travers la radio et la télévision, etc., que tel comportement, tel
costume, tel langage, etc. est dit islamique, a-islamique ou même antiislamique, par conséquent valide ou invalide, authentique ou importé, fidèle
ou infidèle. On voit bien qu'il y a équivalence entre nomination et valorisation.
Au niveau de l'Etat, cinq départements participent ou peuvent participer à l'œuvre en question, je veux parler de ceux de l'Education, de la
Culture, de la Communication, des Affaires religieuses et enfin de la Justice.
Vu la part des dépenses de ces ministères dans le budget de l'Etat, le nombre des fonctionnaires qui y travaillent, on voit immédiatement que la question est d'importance. Ajoutons à cela l'influence des média internationaux,
notamment des chaînes satellitaires moyen-orientales, de l'enseignement
libre, des centres culturels, de la coopération, du pèlerinage, et nous voyons
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grandir énormément l'enjeu. Tout ce que nous avons dit au sujet du
consensus marocain peut à tout instant être rendu sans effet, puisque par le
moyen d'un mot, le sens peut en être inversé.
L'analyse que nous avons proposée du système marocain reste vraie,
elle exprime bien la réalité à une condition, que la situation culturelle, au
sens large du terme culture, reste inchangée, La chose restera la même,
mais pas pour longtemps si la nomination, qui est valorisation et légitimation, d'individuelle devient collective, de libre devient obligatoire, de casuelle devient officielle.
C'est ce point d'inflexion qu'il nous faut identifier.
Sommes-nous bien d'accord sur les buts à atteindre, cités plus haut,
quitte à laisser à chacun la liberté de les justifier à sa guise, de les rapporter à son propre système de valeurs, de telle manière que soit assurée la
paix civile, garantie la coexistence entre groupes différents, pleinement admise la diversité des opinions et des comportements ?
Ou bien allons-nous voir, dans des conditions déterminées, à l'issue
d'un scrutin par exemple, une volonté délibérée de faire passer le nom
avant la chose, d'abord en obligeant l'Etat à nommer ce qu'il fait et dans
une seconde étape tenter de faire plier la réalité à la logique du nom ; ce
qui ne peut vouloir dire qu'une seule chose, faire correspondre au nom une
réalité qui, n'étant plus celle du présent, est puisée nécessairement dans
l'héritage du passe ? Du nominalisme islamique nous passons donc à la restauration de la Tradition, plus exactement d'une tradition étroitement définie et dans notre cas empruntée d'ailleurs. Dans ces conditions nous
n'avons plus affaire à ce que j'ai appelé l'islam politique, mais bien à un
islam fondamentaliste, au sens anglo-saxon du terme, c'est à dire nonislamique précisément.
Nous ne parlons pas ici de tactique, de moyens violents ou pacifiques,
nous parlons de contenu, de programme, de rupture du consensus, de refus
d'une évolution, de violence faite à la réalité présente. Il s'agit du passage
d'une forme de conscience à une autre, passage qui peut se faire subrepticement, même inconsciemment, sous l'influence de la hubris, de la passion
aveuglante, qui s'empare des hommes quand il leur arrive d'exercer la totalité du pouvoir ou qu'ils espèrent l'exercer bientôt.
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Il faut donc, dans l'intérêt de tous, qu'il existe un mécanisme qui
puisse rendre difficile, sinon tout à fait impossible, ce saut dans l'inconnu, je
l'appelle ainsi parce qu'il ne dépends uniquement du choix libre des Marocains.
On a parlé longtemps de l'exception marocaine. Elle est réelle et malgré les apparences, elle est toujours vraie. Elle provient de l'histoire, du fait
que nous avons reçu une partie de l'héritage de l'Andalousie musulmane et
que nous n'avons pas fait partie de l'Empire ottoman. Je veux parler de
cette institution spécifique qu'est celle d'Amir al-Muminin (Commandeur des
croyants).
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Je ne vous infligerai pas une longue analyse juridico-théologique. Je
dirai simplement que pendant longtemps je n'y ai pas prêté grande attention, même étant historien. C'est la conjoncture actuelle qui m'y a forcé.
Chacun sait que nous n'avons pas une institution comparable à ce
qu'est l'Eglise catholique, orthodoxe ou bouddhiste, Il n'est donc pas étonnant que les déviations fondamentalistes, au sens sociologique du terme, se
manifestent chez nous de la même manière que chez les protestants dissidents. Chacun chez nous est son propre pasteur ; ce qui a toujours créé des
difficultés à l'Etat.
En l'absence d'une Institution religieuse structurée et reconnue
comme autorité séparée, et vu les dangers que présente la conjoncture actuelle, c'est une nouvelle fonction, une nouvelle légitimité que retrouvent
l'Imarat al-Muminin et à travers elle la Monarchie.
On pourrait même dire que cette fonction revigorée facilitera la parlementarisation de la Monarchie. Le Monarque n'étant pas un surhomme,
sera par la force des choses obligé de se décharger de tout ce qui a trait à
l'administration des choses et peut-être même à la direction des hommes,
ce qui est le cœur de la politique. Son rôle essentiel est appelé de plus en
plus à être un arbitre, un recours, pour garantir la neutralité, la nonnomination, l'inqualification de la chose publique.
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En conséquence, tout ce qui à la mentalité, a l'état des esprits, donc
à l'éducation, l'information, la justice et le culte, doit rester sous son regard.
Je ne parle ni d'administration directe, ni de domaine réservé, ni de ministères de souveraineté, je parle d'une fonction, constitutionnellement reconnue, de contrôle et d'arbitrage pour se garder de la tentation récurrente de
basculer d'un islamisme nominatif d'accompagnement à un autre normatif
de maîtrise et d'assujettissement.
Le but recherché par cette rénovation n'est pas de servir une politique déterminée. C'est ce qui s'est fait dans un passé récent, quand le danger paraissant venir de la gauche révolutionnaire, et qui a été amplement
négatif. Le but, encore une fois, est simplement de garantir la neutralité du
contenu de l'action étatique. Dans cette perspective il sera sans doute nécessaire de revoir le rôle de la deuxième Chambre. Là aussi, pendant longtemps elle a semblé à beaucoup tout à fait inutile ; elle peut retrouver une
vitalité si elle état transformée en véritable Sénat, remplaçant les nombreux
Conseils consultatifs qui existent actuellement et devenant le vrai et seul
Conseil du Roi Amir al-Muminin.
La dualité de la fonction royale appellera la dualité de la représentation populaire ; ce sera une garantie supplémentaire de l'équilibre des pouvoirs et de la neutralité de l'Etat.
A première écoute, tout cela vous semblera peut-être trop théorique,
trop philosophique même. Si nous avions le temps de prendre les problèmes un à un, même les plus compliqués et qui paraissant les plus intraitables, comme le droit de la famille ou les règles de succession, je pourrai
vous montrer aisément comment la structure de l'autorité, telle que je l'ai
présentée dans son état présent et dans ses perspectives de développement, rend les solutions raisonnablement aisées à trouver, en nous fondant
uniquement sur les règles unanimement admises de la jurisprudence malékite, celle que le Maroc a adoptée depuis le 13ème siècle et qu'il a héritée en
grande partie de l'Andalousie musulmane.
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Je résume et conclue mon propos.
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Ce qui est en doute au Maroc à l'heure actuelle, ce n'est pas le fait de
la modernisation si par ce terme nous désignons un ensemble d'indicateurs
tels que la maîtrise de la démographie, la diversification de l'économie, la
réduction de la taille de la famille, l'émancipation de la femme, l'augmentation continue de la consommation, l'élargissement des droits de l'individu,
etc. Sur tous ces points les enquêtes concordent. Au sens sociologique la
société marocaine se sécularise, c'est à dire qu'elle se soucie de plus en
plus ouvertement de vivre dans le monde et non hors du monde.
Mais est-ce que cette évolution de fait ira jusqu'à se donner l'idéologie qui lui est conceptuellement compatible, idéologie qui se caractérise par
le formalisme juridique, le pragmatisme moral, le positivisme philosophique,
etc., ou non ?
J'ai essayé de montrer que c'est là le dilemme, et peut-être le foyer
de crises futures.
Il eut une fois la Révolution française. Tour au long du 19ème siècle,
certains ont tenu, par ignorance ou par intérêt, à faire prévaloir le qualificatif sur le substantif. Pour eux toute révolution, partout où elle a lieu, est
française, chaque révolutionnaire, chaque réformiste, en acte ou en parole,
est par définition quelqu'un qui se fait français. Dans beaucoup da pays de
l'Europe du Congrès de Vienne, le progrès fut entravé.
De même, il n'est pas judicieux de dire que la sécularisation est européenne, occidentale ou américaine. Elle est un phénomène historique qui
n'appartient en propre à personne, que nous avons à consigner et non à
désigner, à décrire et non à apprécier ou déprécier. Dans un passé pas trop
éloigné les sociétés profanes ou séculières étaient l'islamique et la chinoise,
non la chrétienne ou l'hindouiste.
C'est une erreur historique et une faute politique que d'en faire, dans
le débat publique, un dogme que chacun doit professer d'abord avant d'être
adopté dans le cercle des nations modernes. C'est lorsqu'on s'obstine à dire
que modernisation est synonyme d'européanisation, d'occidentalisation,
d'américanisation, que certains parmi ceux qui, selon la règle, en pâtissent
avant d'en profiter, commencent à crier : Elle nous est donc étrangère, imposée, nous pouvons en réchapper si nous décidons de rester nous-mêmes.
L'appel à l'authenticité, à la fidélité, à la différence se fait entendre avec de
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plus en plus d'insistance et de succès. Il y a alors risque de ralentissement,
de déviation, de déformation de l'évolution en cours.
Il est inévitable, dans une société vivante, qu'à un moment ou un autre apparaisse une certaine polarisation idéologique. Mais je continue à penser qu'elle doit rester au niveau de la terminologie, de la justification, de la
référence, la société continuant à avancer au rythme du développement
économique et de l'augmentation des richesses. La polarisation est utile s'il
y a un accord sur la marchandise et désaccord uniquement sur l'étiquette et
si les deux camps montrent un même attachement au bien public, disposent
d'une formation intellectuelle équivalente, font preuve de la même détermination. Ce sont là les conditions d'un débat fructueux.
Toutefois l'homme même dans les circonstances évoquées, ne se limite pas de lui-même. Il est indispensable d'avoir une autorité qui l'empêche de faire trop confiance au mot et de faire violence à la chose, en d'autres termes de croire qu'on peut faire quelque chose de rien, ou encore de
remplacer la science par la magie, la foi par la superstition.
Le Maroc a les moyens de trouver une solution à un problème très
ardu. C'est sa chance. Il peut faire d'une cette autorité, ancienne pour être
respectée, un nouvel outil constitutionnel pleinement efficace.
Malgré les bourrasques, nous restons optimistes.
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