Présentation du film Mister Turner de Mike Leigh

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Présentation du film Mister Turner de Mike Leigh
Présentation du film
Mister Turner
de Mike Leigh
par Daniel Lamotte,
écrivain et critique d’art
Cinéma les Ambiances
2 décembre 2014 à 20 heures
William Turner peintre de la lumière ? Il n’a pas été le premier à travailler ce rayonnement
impalpable et éblouissant que les hommes du Moyen Âge disaient être la corporalité de Dieu.
William Turner a été beaucoup plus qu’un peintre au service de la lumière. Il a enflammé la
peinture. Il a mis le feu dans le ciel et partout ailleurs !
Plus encore : son œuvre est l’incendie de la peinture, un incendie ravageur qui est allé
jusqu’à troubler les formes, jusqu’à les faire disparaître dans le chaos, jusqu’à fondre les uns
dans les autres la terre, l’eau, l’air et le feu…
Sa quête artistique du Beau l’a mené à réaliser des paysages en accord avec le grandiose,
l’héroïque, l’infini, avec la nature indomptée et étrangère à l’homme craintif et étonné. Mais
William Turner a fini par balayer la reproduction servile de la Nature : les braises
rougeoyantes de ses paysages résultent d’une volonté non de peindre de banales vues de ses
voyages, mais de soumettre ces vues de voyage aux exigences de la Peinture. C’est son œil
et sa main qui en ont ainsi décidé. Son œuvre dans son plein épanouissement, c’est le rendu
atmosphérique d’un instant (plus tard, certains ont appelé cela l’Impressionnisme), c’est le
triomphe de la couleur sur le trait, c’est la couleur exprimant objets ou sensations (plus tard,
certains ont appelé cela le Fauvisme), c’est la couleur dans une quasi-abstraction ; il est
même allé jusqu’à montrer que le geste pictural engendre rythme et mouvement (qui a dit
Jackson Pollock1 ?).
William Turner, né en avril 1775, peintre formé à la fin du XVIIIe siècle, ensuite porté par
un bateau essuyant à sa façon les énergiques assauts des tempêtes du Romantisme, mourut
en décembre 1851. Son œuvre fait la jonction entre un monde depuis longtemps révolu et
notre monde d’aujourd’hui. Elle a donné naissance aux mouvements les plus modernes et l’on
ne peut plus nier qu’elle a constitué une formidable avancée vers la Peinture pour la Peinture,
la Peinture pour elle-même, y compris par l’abandon du figuratif.
1
Jackson Pollock (1912-1956).
William Turner et le succès
William Turner fut d’abord et avant tout aquarelliste et graveur. Pour beaucoup, sa
célébrité était appuyée sur son importante production de paysages de Grande-Bretagne
largement diffusés par le moyen de recueils d’estampes. Il n’exposa de peinture à l’huile qu’à
compter de 1796.
Admis à la Royal Academy en 1799, membre à part entière en 1802, William Turner devint
vite un personnage important, célèbre et fortuné. Il exposa avec brio ses œuvres tant à la
Royal Academy qu’à la British Institution (si j’ose dire, le In et le Off) ; mais, pour répondre à
l’immense ferveur du public, en 1804, étant alors âgé à peine de trente ans, il créa sa propre
galerie. Aucun peintre n’avait eu, si jeune, une telle audace ! Et il avait déjà à l’esprit l’idée
d’en faire un musée pour abriter ses propres œuvres après sa mort ; il voulait que ce lieu
devienne en même temps une école de peinture à destination des artistes miséreux et
méritants.
Sa notoriété et son incroyable talent lui permirent de bénéficier de commandes de
mécènes riches et éclairés. Des collectionneurs avertis payèrent ses tableaux à prix d’or.
Ses paysages, relativement sages, étaient très marqués par l’influence du Lorrain2, si
apprécié et si important en Angleterre que, là-bas, on l’appelle encore Claude.
Les marines de William Turner tenaient certainement de la leçon des maîtres hollandais.
De 1802 et presque jusqu’à sa mort, William Turner voyagea en Europe. À la découverte
de paysages nouveaux, aussi spectaculaires que variés, peu à peu « il trouva le véritable
sujet de ses œuvres, les éléments lumineux et liquides favorisant étrangement l’élaboration
d’une peinture incandescente » ; il fut notamment impressionné par les paysages alpins : pics
acérés, précipices vertigineux, contrées où la brume filtre la lumière du jour, ciels où des
ouragans effroyables semblent aspirer le monde terrestre.3
Si Rome et Naples ne lui plurent guère, il trouva à Venise une cité faite pour lui et s’en
enthousiasma.
Ses pérégrinations lui fournirent donc de nouveaux thèmes à traiter. Mais bien au-delà, ses
voyages furent pour lui un moyen de faire évoluer sa peinture vers une modernité inconnue
pourtant sur le Vieux Continent.
William Turner l’incendiaire
William Turner fut très affecté par la mort de son père, en septembre 1829. Celui-ci avait
été un assistant dévoué ; il avait aussi accompli avec efficacité les tâches d’imprésario et de
secrétaire.
Cet événement marque sans doute le grand tournant de la carrière de William Turner. Il y
a l’avant et il y a l’après. À partir de 1830 s’ouvrirent les années les plus créatives et
novatrices pour l’artiste et surtout les années où sa production fut la plus controversée.
Autre événement mémorable du tournant de sa carrière : le 16 octobre 1834 à Londres,
pendant la nuit, les bâtiments des Chambres des Lords et des Communes furent ravagés par
un terrible incendie : en bateau sur la Tamise, William Turner peignit plusieurs aquarelles qui
constituent un vrai reportage de la catastrophe à la fois tragique et grandiose4. Il en tira deux
tableaux fait de la fusion du ciel, du feu et de l’eau, deux tableaux aux panaches de feu qui
restent emblématiques par leur puissance dramatique.
Il se laissa rapidement entraîner vers une dissolution inattendue des formes. Allons même
plus loin : bon nombre de ses œuvres de la fin de sa vie ont côtoyé l’abstraction.
Passons sur Crépuscule sur un lac (vers 1840), de William Turner, tableau dont Claude
Monet, trente ans après, s’est directement inspiré pour Impression, soleil levant (1873).
Passons aussi sur Pluie, vapeur, vitesse – The Great Western Railway (1844), de William
Turner, que l’on s’accorde à considérer comme la naissance de l’abstraction. Cette fameuse
2
Claude Gellée, dit le Lorrain (1600-1682).
Médiathèque Amélie-Murat à Chamalières, 759.05 TUR, Turner – L’incendie de la peinture, Olivier Meslay, Paris, Gallimard,
septembre 2004, p. 61, 63.
4
Médiathèque Amélie-Murat à Chamalières, 759.05 TUR, Turner – L’incendie de la peinture, Olivier Meslay, Paris, Gallimard,
septembre 2004, p. 95-96.
3
locomotive qui surgit de la brume et avance sous une pluie battante à toute allure vers le
spectateur. Cette Joconde de Turner est conservée à la National Gallery, alors que la plus
importante collection de ses œuvres se trouve à la Tate Britain, dans la Clore Gallery
(300 tableaux, 20 000 dessins et 300 carnets de croquis).
Voyons plutôt pour exemple le Vortex (tourbillon creux qui se produit dans un fluide en
écoulement) : deux tableaux, l’un intitulé Ombre et ténèbres – Le Soir du Déluge (1843),
l’autre Lumière et couleur – Moïse écrivant le Livre de la Genèse (1843)5.
Là, nous allons encore plus loin que la peinture du William Turner de la grande maturité,
avec une dimension clairement mystique et onirique. Mais il faut déjà regarder à deux fois
ces peintures avant d’y trouver ce qui ressemble à des représentations de figures humaines
ou animales. Tout est tourbillonnant et l’on est entré dans le royaume de la Fantasia.
L’incendiaire de la peinture était allé au rougeoiement de formes fondues dans l’air
ambiant brûlant, il était allé tout droit aux contrastes exacerbés, à la brutalité du
mouvement, à la foudre cristallisée dans son éclatante lumière, aux tempêtes bouillonnantes
de flammes, aux paysages fumant de lambeaux de brumes luminescentes. Il s’était pris à la
dramatisation extrême des sujets aussi bien qu’à l’engagement politique de sa peinture.
Là, il représente avec force la cruauté du temps qui avance inexorablement et qui sème sur
le monde vieillesse, maladie, mort... Mais ces compositions solaires portent aussi l’Espérance.
Les deux tableaux ont été conçus selon la théorie des couleurs de Goethe6. Couleurs minus
pour Le Soir du Déluge, les bleus, bleus-gris et pourpres ; les animaux rejoignent l’Arche de
Noé, sorte d’ombre bleutée au cœur de la composition ; couleurs plus pour Moïse écrivant le
Livre de la Genèse (aussi appelé Le Matin), les rouges, les jaunes, les verts ; avec un serpent
enroulé sur lui-même au cœur de la composition. La marée humaine que l’on discerne avec
peine dans Lumière et couleur semble une vision dantesque. Dans ce type d’œuvres,
empreint d’un quelque chose de féerique et d’insaisissable, le plus souvent étranger à la
culture française, on devine la présence des fantômes de Shakespeare ou des trolls de
l’Europe du Nord.
Pendant les deux décennies de création qui couronnèrent son œuvre, William Turner se
retrouva seul face à lui-même et face à son Art. Du moins presque tout seul.
Car le fameux critique d’art John Ruskin7 (et nous faisons la jointure avec Marcel Proust8)
(voyez sur l’écran Turner vu par Ruskin et Turner vu par John Everett Millais, l’auteur de la
fameuse Ophélie flottant sur l’eau, au milieu de fleurs sauvage), -car John Ruskin, donc,
admirateur inconditionnel du peintre, en fut le meilleur défenseur. Il écrivit : « [Son art
tourne autour de deux forces :] la terreur et le repos. »9
Lorsque Turner abandonna la précision première de ses paysages en devenant de plus en
plus confus dans ses représentations, John Ruskin n’y vit pas un défaut mais l’expression
appropriée pour montrer la dimension insondable de notre monde.10
William Turner, distrait, grincheux, secret, ou quoi ?
Dans tout cela, qui était l’homme William Turner ?
Homme distrait et grincheux, comme il se disait souvent ?
Homme simple et rustaud ? Ou homme aux vies multiples et secrètes ?
Les caricatures ne manquèrent pas, dès que William Turner eut acquis une certaine
notoriété et, plus encore, dès que, comme peintre, il s’écarta du droit chemin. Sa sincérité
envers l’Art était telle qu’il avait accepté par avance d’être victime de l’étroitesse d’esprit de
la plupart de ses contemporains. Il fut toutefois autant adulé que haï.
5
Médiathèque Amélie-Murat à Chamalières, 759.05 TUR, Turner – L’incendie de la peinture, Olivier Meslay, Paris, Gallimard,
septembre 2004, p. 108-109.
6
Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832).
7
John Ruskin (1819-1900).
8
Marcel Proust (1871-1922).
9
Médiathèque Amélie-Murat à Chamalières, 759.05 TUR, Turner – L’incendie de la peinture, Olivier Meslay, Paris, Gallimard,
septembre 2004, p. 47.
10
JMW Turner – 1775-1851 – Le monde de la lumière et des couleurs, Michael Bockmühl, Cologne, Taschen, 2011, Paris,
Taschen, 2011, p. 74.
Son personnage, dont il ne prit plus grand soin à partir du tournant de 1829-1830, faisait
souvent rire, rien qu’à son aspect et à son comportement. Voyez encore les dessins de Ruskin
et Millais, ils suffisent à le prouver…
Les jours de vernissage étaient devenus pour lui l’occasion de véritables performances :
devant une foule de curieux, confrères ou visiteurs, il achevait ses tableaux, restant pendant
des heures perché sur un banc, le nez fixé sur la toile, sa petite boîte de couleurs, ses petits
pinceaux, ses petits flacons très mal placés à ses pieds ; mais sa petite taille lui permettait de
les attraper rapidement en se baissant et il étalait rageusement la pâte, le plus souvent au
couteau ; puis, sans jamais prendre de recul, une fois considéré l’œuvre achevée, il s’enfuyait
comme un voleur.
Ce qu’Eugène Delacroix, éminent anglophile, ressentit lorsqu’il découvrit William Turner
venu à Paris visiter son atelier (en 1829 ou 1832) peut plus que surprendre : « Je me
rappelle l’avoir reçu chez moi une seule fois quand je demeurais au quai Voltaire. Il me fit
une médiocre impression : il avait l’air d’un fermier anglais, habit noir, assez grossier, gros
souliers et mine dure et froide. »11 Ce jour-là, les deux génies Eugène Delacroix et William
Turner s’étaient-ils levés du mauvais pied ?
Néanmoins, il existe une personne dont le témoignage ne peut être faussé parce qu’ayant
vécu en confiance avec le peintre et avec autant de sincérité que lui : il s’agit évidemment de
John Ruskin. À la suite de leur première rencontre, qui eut lieu le 22 juin 1840, voici
comment John Ruskin dépeignit William Turner : « Présenté aujourd’hui à l’homme qui sans
aucun doute est le plus grand de notre temps, le plus grand dans chaque domaine de
l’imagination, dans toutes les branches du savoir visuel, à la fois peintre et poète du jour,
Joseph Mallord William Turner. Tout le monde me l’avait décrit comme rude, ennuyeux, pas
intellectuel, vulgaire. C’est je crois impossible. J’ai trouvé en lui un peu d’un excentrique, des
manières douces, pragmatiques, un gentleman à l’esprit anglais, d’un bon naturel
évidemment, d’un mauvais caractère évidemment, haïssant les tromperies de toutes sortes,
astucieux, peut-être un peu égoïste, hautement intellectuel, les puissances de son esprit ne
s’exprimant pas par plaisir ou intention de paraître, mais s’exprimant brutalement en un mot
ou un regard. »12
Devant le gigantisme de la Nature et la solitude l’homme, William Turner se questionnait
sur le sens de la vie : « Combien terrible est le silence de cette terre désolée où la nature
soulève ses montagnes vers le ciel ! »13
Quant à John Ruskin, sa vision de la condition humaine se dirigeait vers de Joseph Mallord
William Turner : « [Il se tient comme] le Grand Ange de l’Apocalypse, voilé par un nuage,
avec un arc-en-ciel sur le chef et avec le soleil et les étoiles dans la main. »14
© Daniel Lamotte,
écrivain et critique d’art
11
Médiathèque Amélie-Murat
septembre 2004, p. 87.
12
Médiathèque Amélie-Murat
septembre 2004, p. 67-68.
13
Médiathèque Amélie-Murat
septembre 2004, p. 33.
14
JMW Turner – 1775-1851
Taschen, 2011, p. 75.
à Chamalières, 759.05 TUR, Turner – L’incendie de la peinture, Olivier Meslay, Paris, Gallimard,
à Chamalières, 759.05 TUR, Turner – L’incendie de la peinture, Olivier Meslay, Paris, Gallimard,
à Chamalières, 759.05 TUR, Turner – L’incendie de la peinture, Olivier Meslay, Paris, Gallimard,
– Le monde de la lumière et des couleurs, Michael Bockmühl, Cologne, Taschen, 2011, Paris,

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