La perception

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La perception
Lycée franco-mexicain – Cours Olivier Verdun
LA PERCEPTION
Percevoir, est-ce connaître ?
Occurrences en problématisation : « La conscience », « La vérité», « Le matière et
l’esprit »
INTRODUCTION
Le mot « perception » vient du latin perceptio, mot formé sur le verbe capere qui signifie
au sens premier « prendre ». Ainsi appelle-ton aujourd’hui « perception » l’organisme de
recouvrement des impôts directs. Il y a une analogie, en effet, entre le percepteur qui collecte
des fonds dispersés et les réunit pour que la puissance publique puisse en disposer, et la
perception qui réunit le divers sensible (couleurs, formes, sons, etc.) en une unité, celle de
la chose perçue, afin que le sujet puisse identifier ce divers et le nommer.
Ce que l’on perçoit, en effet, ce ne sont jamais des qualités isolées – du rouge, du bleu, des
reflets -, mais quelque chose : un coucher de soleil sur une mer bleue, par exemple.
Percevoir suppose donc une activité de l’esprit qui identifie ce qu’il sent. En quoi la notion
de perception ne se confond pas avec celle de sensation, si on entend par sensation cela qui
est senti, l’acte par lequel un corps conscient fait l’expérience des objets qui affectent
l’un ou l’autre de ses sens. La perception ressortit davantage à l’activité organisatrice du
sujet qui ordonne des impressions sensorielles ; elle suppose la conscience (percevoir le
tintement de la cloche, c’est savoir qu’on le perçoit) ; il y a un caractère réflexif de la
perception que n’a pas la sensation, au sens où la perception est une sensation identifiée.
Définissons la perception, en une première approche, comme la fonction par laquelle
l’esprit organise des sensations et se forme une représentation des objets externes.
Les choses que nous percevons sont pour la plupart d’entre elles hors de nous. Ainsi,
percevoir une chose, c’est d’abord croire ou penser qu’elle existe à l’endroit où on l’aperçoit.
La perception peut alors se définir comme la connaissance de quelque chose qui est
présent. La perception est ce qui nous donne accès à quelque chose, à ce qu’il y a.
Pourtant, la perception ne se limite pas aux seules réalités extérieures : chacun perçoit en
lui des sentiments, des pensées, des souvenirs, etc. Si imaginer ou se souvenir, ce n’est pas
percevoir, savoir qu’on imagine, avoir conscience de se souvenir, c’est bien percevoir. Il y a
donc aussi des perceptions de choses intérieures : ressentir de la fatigue, avoir peur, c’est
percevoir quelque chose de bien réel en nous et hors de nous.
La perception a donc une double caractéristique : elle est le mode d’accès à la réalité, la
découverte d’une réalité qui précède mon regard; elle est également l’épreuve que je fais de
la réalité (la perception est mienne): sans sujet percevant, sans organe des sens, rien
n’apparaîtrait (je ferme les yeux, tout disparaît; je me déplace, le paysage se met à bouger).
Autrement dit, la perception se fait en moi, elle saisit une chose à travers des états du sujet;
elle rejoint la chose telle qu’elle est en soi ou supposée telle.
Or comment puis-je, à partir d’états subjectifs, accéder à la réalité ? Le thème de la
perception renvoie finalement à celui de la connaissance où se pose le problème du rapport
entre le sujet et l’objet ou la réalité.
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La notion de perception pose ainsi la question de la part d’activité du sujet percevant dans
la formation de ses représentations et de sa pensée, et celle des liens entre l’âme ou la pensée
et le corps, entre le psychologique et le physiologique. D’où la question « percevoir est-ce
connaître ? », qui soulève la question fondamerntale de l’objectivité de la connaissance
perceptive, si l’on tend par « connaissance » l’acte par lequel l’esprit saisit quelque chose,
se rapporte à ce qui est.
Les philosophes ont d’abord insisté sur les fluctuations du jugement perceptif ou ses
erreurs (on retrouve le thème de l’illusion) : Platon, par exemple, fait remarquer que la saveur
du vin devient amère pour le malade; les sceptiques soutiennent que le miel que je goûte
m’apparaît doux, mais que rien ne permet d’affirmer qu’il l’est. Si la perception signe
l’évidence de la présence des objets et fournit une somme de renseignements sur eux, ces
informations que nous livre la perception sont-elles un reflet fidèle de la réalité extérieure ?
Qu’est-ce qui nous est donné au juste dans la perception ? La perception est-elle accès à
l’existence réelle des objets ? Quel est le rôle de la pensée dans l’acte de percevoir ? La
perception est-elle une science, une sorte de géométrie naturelle ?
I) L’INTELLIGENCE DU SENSIBLE
Percevoir est-ce connaître ? Notre première hypothèse est que la perception est un acte de
l’entendement, une intellection de l’esprit, un jugement. Alors que l’empirisme réduit la
perception à une collection de sensations, nous verrons, avec Descartes, que la perception est
toujours une pensée et que, contrairement à ce qu’établit Leibniz, perception et aperception
vont de pair.
A) LA PERCEPTION, PREMIER DEGRE DE LA CONNAISSANCE
En premier lieu, le témoignage des sens est-il fiable ? La connaissance rigoureuse peutelle se fonder sur les données perceptives ?
A.1) Les illusions sensibles
Pour Descartes, c’est par le doute et l’attention que nous pouvons nous débarrasser de
l’illusion qui n’est qu’une erreur de jugement. Le doute est le commencement obligé de la
philosophie. Avant de rechercher la vérité, il faut d’abord purger l’esprit de nos préjugés
installés par les nourrices, les éducateurs et les opinions douteuses attachées aux sens. Il
s’agit de faire table rase de toutes les illusions, de rejeter comme faux ce qui n’est que
douteux. Doute méthodique et universel, mais provisoire. Dans Les méditations
métaphysiques, Descartes progresse méthodiquement des illusions les plus naturelles à
l’illusion la plus artificielle : l’hypothèse du malin génie. Ce travail, difficile, est
indispensable au projet scientifique.
D’abord les illusions des sens : le sens nous trompent parfois; je dois donc les tenir pour
toujours trompeurs. Illusions concernant les choses éloignées, mais aussi celles dont on ne
peut raisonnablement, d’un point de vue pratique, douter (“par exemple que je suis ici, assis
auprès du feu, vêtu d’une robe de chambre, ayant ce papier entre les mains, et autres choses
de cette nature. Et comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps-ci soient à
moi ?”). Argument du songe : les illusions du songe, jointes à l’impossibilité de distinguer
nettement la veille d’avec le sommeil, m’obligent à tenir l’illusion des sens pour universelle.
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Descartes rejoint ici les philosophes sceptiques de l’Antiquité qui avaient dressé une liste
de ces illusions sensibles : la tour carrée qui de loin paraît ronde, le bâton qui paraît brisé
lorsqu’on le longe dans l’eau, etc. Or les sens sont-ils en eux-mêmes trompeurs ? Doit-on
plutôt mettre en cause le jugement que l’entendement forme à partir des données des sens ?
A.2) Perception et sensation : l’approche empiriste
Dans l’approche empiriste, la perception est envisagée comme étant constituée d'éléments
de base - les sensations – qui proviennent de nos organes des sens. La connaissance vient de
l’expérience et comme l’expérience est faite de sensations, les sensations sont donc, selon les
empiristes, l’origine de nos connaissances : nous avons d’abord des sensations et ces
sensations composent nos idées, nos représentations. L’esprit humain est, en effet, comme
une table rase, pur miroir de la réalité extérieure : il est impression, passivité. L’homme ne
tire de lui-même aucune idée : il est ce qu’il est par l’expérience qu’il fait, et pense ce qu’il
pense par réflexion sur les opérations de son esprit à partir des impressions faites sur nos sens
par les objets extérieurs.
Les idées d’étendue, de figure, de lieu, de mouvement, etc., naissent des perceptions et ne
sauraient être des idées innées. A la différence de Descartes selon lequel l’homme a en son
esprit des idées innées (idées nées avec nous, inscrites en nous par Dieu : le rationalisme
cartésien ne peut rendre compte de la connaissance de la réalité que par l’intermédiaire de
Dieu finalement), les empiristes pensent l’homme comme le produit d’une histoire et non
comme pourvu d’une nature a priori (avant toute expérience).
Dans cette perspective, l’objet n’est qu’une collection de sensations. Par sensation il faut
entendre une donnée élémentaire et primitive des sens (le « rouge », le « vert », « l’acide », la
sensation de saveur piquante, d’odeur fruitée, de toucher granuleux, de forme sphérique), un
élément pur, en deçà de tout contenu qualifié, ou, comme le dit Merleau-Ponty, une
« impression muette », l’épreuve d’un choc instantané et ponctuel.
L’empirisme part donc de l’idée qu’on est confronté d’abord au divers, au singulier, au
contingent. Nos impressions constituent un donné chaotique, un flux ininterrompu de
perceptions hétérogènes qui se succèdent sans trêve. Dans l’objet, les qualités sensibles sont
étroitement mêlées, de sorte que je n’aperçois pas aisément de distinction entre elles
(j’éprouve, par exemple, indistinctement la froideur et la dureté de la glace). Mais ce
mélange est de fait et ne correspond pas à une unité qui précéderait la diversité des qualités
sensibles. Or, comme certaines sensations sont constamment unies, on en parle comme s’il
s’agissait d’une seule sensation ; on confère à ces sensations un seul nom (le nom de la rose,
par exemple) et on suppose que quelque chose soutient ces sensations : ce quelque chose qui
soutiendrait les qualités est ce que la philosophie classique appelle la substance.
En réalité, il n’y a rien d‘autre dans l’objet que ce qui affecte les sens (les qualités), la
perception se confond avec les sensations. La connexion entre les idées se fait par
l’imagination qui constitue, selon Hume, l’essence de la pensée. Il existe des lois d’attraction
entre les idées comme il en existe pour les phénomènes naturels. La vie psychique se
comprend par l’association des idées : propriété qu’ont les représentations de s’appeler, de
s’évoquer, de s’entraîner les unes les autres, selon les principes de la ressemblance, de la
contiguïté dans l’espace et le temps, de la causalité qui structurent l’imagination et imposent
ordre et régularité aux associations.
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A.3) Les limites de l’empirisme : récusation du concept de sensation
La perception peut-elle être définie comme une collection, un assemblage de sensations ?
La sensation est-elle comme un atome de perception ? Existe-t-il quelque chose comme une
sensation pure que l'on pourrait saisir tel un élément ? Rien n’est moins évident que ces
sensations, même sur le plan de l’expérience perceptive elle-même.
D’abord on ne peut penser la sensation sans recours à l’objet qu’elle est censée
composer. Le blanc, par exemple, ne peut jamais être saisi comme tel, il n’est pas donné dans
une sensation, il ne peut jamais être vu en tant qu’élément primordial ou brut. Par exemple, il
n’y a de blancheur véritable, sensible, que comme blancheur d’un objet en particulier (on
parlera, par exemple, non de la blancheur en général, de la blancheur d’une fleur de lys, mais
de la blancheur de cette fleur de lys) ; le vert n’existe que comme vert de ce chêne vert, de
ces yeux: on n’obtient de sensations qu’en se donnant l’objet. Les Maoris, par exemple,
ont 3000 noms de couleurs : ils ne nomment la couleur qu’en nommant l’objet coloré (tout
comme nous parlons de “lilas” “mauve”). La sensation renvoie donc à l’objet.
D’autre part, et c’est que va nous enseigner la psychologie de la forme, le champ de la
perception ne peut être décomposé en une somme de sensations discrètes qui, combinées,
donneraient une chose. La nature de la sensation, de l’élément perçu est tributaire du rôle
qu’il joue au sein d’une totalité. Prenons l’exemple de la mélodie : elle est un ensemble de
sons et forme un tout organisé ; si une seule note est modifiée, on a affaire à une autre
mélodie et les autres notes de la mélodie sont alors perçues différemment ; inversement, la
mélodie conserve son identité si tous les sons sont modifiés d’une manière déterminée (d’une
octave, par ex.).
Enfin, et c’est sur ce point que va insister Descartes, percevoir, c’est interpréter : dans
toute perception, il y a une organisation qui ne saurait relever uniquement des sens et de leur
organisation physiologique.
B) LA PERCEPTION COMME INTELLECTION
Contrairement ce qu’établit l’empirisme, la perception ne peut être confondue avec une
impression produite par les choses dans un esprit qui serait un pur réceptacle. La perception
est un acte subjectif par lequel la conscience confère un sens à quelque chose. La perception
est une interprétation, un travail intellectuel. Qu’est-ce que percevoir, sinon organiser les
données immédiates des sens grâce à l’action du jugement ?
B.1) Perception et aperception : le morceau de cire (Texte de Descartes, Méditations
Métaphysiques, Méditation Seconde, §§ 11 et 12)
Ce texte de Descartes est extrait de la deuxième méditation métaphysique et est consacré à
l’exemple fameux du morceau de cire. Descartes décrit dans ce passage ce qu’il arrive à un
morceau de cire que l’on vient à peine de tirer de la rcuhe et que l’on approche du feu. Toutes
les propriétés de la cire observée avant qu’elle ne soit rapprochée du feu sont alors
transformées ; le témoignage de chacun des six sens n’est plus du tout le même. Et pourtant
personne ne doute qu’avant comme après un si notable changement, c’est bien la même cire
qui demeure. Sur quoi se fonde cette connaissance de ce corps comme même corps si, comme
on le croit ordinairement, une telle connaissance se fait par les sens ? Comment peut-on
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connaître les choses extérieures ? Considérant un objet matériel apparemment facile à
connaître – un morceau de cire en l’occurrence -, il va montrer que les corps matériels euxmêmes sont connus par l’intermédiaire de l’esprit. La perception est une inspection de
l’esprit. Autrement dit, c’est par l’entendement que nous connaissons la nature des choses.
Explication
Le texte part d’une généralité, laquelle fixe le cadre problématique du débat. Il s’agit ici
d’interroger cette conviction irrésistible (« la considération des choses les plus communes »)
selon laquelle les choses matérielles, données aux sens (« les corps »), seraient ce qui nous est
le plus distinctement connu, beaucoup mieux que la pensée ou l’esprit en tout cas. C’est ce
préjugé réaliste que Descartes va remettre en question à travers l’exemple du morceau de
cire.
Cet exemple, Descartes le choisit, non dans un corps en général, ce qui serait beaucoup
trop abstrait et vaudrait à Descartes le reproche d’idéalisme, mais un corps en particulier,
un morceau de cire qui vient d’être tiré de la ruche : “ il n’a pas encore perdu la douceur du
miel qu’il contenait, il retient encore quelque chose de l’odeur des fleurs dont il a été
recueilli; sa couleur, sa figure, sa grandeur sont apparentes; il est dur, il est froid, on le
touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son .” Ces qualités sensibles permettent de le
connaître distinctement.
Une chose matérielle a des dimensions (longueur, largeur, hauteur) qui sont ses qualités
(des « modes »). Ces qualités ou modes montrent que cette chose occupe un certain espace,
une certaine étendue. Ainsi, être dans l’espace, est-il la caractéristique, la propriété,
l’attribut essentiels de tout corps matériel. Etre dans l’espace, c’est être un corps, une
substance corporelle. Descartes distingue également des qualités premières (ici, l’étendue, la
qualité première étant synonyme d’attribut essentiel) et des qualités secondes (odeur,
chaleur, couleur essentiellement).
Ces qualités secondes sont variables. Si nous approchons du feu ce morceau de cire,
aucune de ces qualités ne demeure intacte. Cette expérience du morceau de cire figure la
variation systématique de toutes les qualités sensibles. Aucune des formes particulières que
peut prendre la cire n’est essentielle à la substance de la cire, même si celle-ci ne peut se
manifester que sous des formes toujours particulières.
Conclusion : malgré les changements perceptibles des qualités secondes du morceau de
cire, quelque chose demeure qui ne tombe pas sous les sens. Même s’il ne demeure rien
que quelque chose d’étendu, j’affirme toujours l’identité de la cire : c’est toujours la même
cire qui cependant a changé d’aspect. Comment ce jugement, contraire aux données
sensibles, peut-il être spontanément opéré ?
L’affirmation : « ceci est de la cire » suppose une « inspection de l’esprit », une présence
de mon entendement. En effet, puisque la même cire demeure alors même que toutes les
qualités par lesquelles je prétendais la connaître distinctement ont disparu, le fondement de
mon jugement d’identité ne peut résider en elles.
Cette cire, que je reconnais comme identique après l’épreuve du feu, est celle-là même que
je connaissais auparavant : la variation révèle que la cire était, à mon insu, autre chose que ce
que je croyais, à savoir un assemblage de qualités sensibles. La cire ne peut donc être que le
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substrat de ces qualités changeantes, ce qui résiste à la variation et est capable de cette
variation. Comment concevoir la cire, en tant qu’elle demeure la même par-delà cette
variation ? Comment puis-je accéder à un tel corps, susceptible d’avoir une infinité de
formes ?
La réponse à ces questions ne peut pas être cherchée du côté de l’imagination dont les
capacités sont limitées. Ce n’est pas l’imagination, comme fonction, qui rend intelligible la
permanence de la cire au-delà des variations sensibles. L’imagination est incapable de se
représenter l’infinité des changements possibles. L’imagination (« la faculté d'imaginer ») est
la faculté de se représenter les choses de manière sensible. Si donc ce n’est pas du côté de
l’imagination qu’il faut chercher, quelle est cette faculté qui permet de concevoir le morceau
de cire ?
C’est par l’entendement seul que nous concevons ce morceau de cire. Cette affirmation :
« ceci est de la cire » suppose une inspection de l’esprit. Par entendement, il faut entendre le
pouvoir de connaître, de distinguer le vrai du faux, de concevoir les choses, faculté qui, avec
la volonté, forme les deux modes de la pensée. En somme, seul l’entendement a le pouvoir de
connaître l’essence de ce corps, l’extension qui demeure identique tout en devenant chacune
de ses formes. Dès lors, quand je perçois, le jugement est ce qui structure les apparences
et donne son vrai sens au réel.
Descartes donne un autre exemple, dans la seconde méditation. Si je vois, d’une fenêtre,
des chapeaux et des manteaux, le sensible en lui-même ne me dit pas qu’il s’agit d’hommes.
Mais je juge que des hommes sont là. Le jugement est ce qui fonde l’unité et la vérité de la
perception. C’est une opération intellectuelle qui permet de percevoir. C’est donc que je vois
ces hommes avec mon esprit et pas seulement, ni même essentiellement, avec mes yeux en
tant qu’organes sensoriels. Je suis une chose qui pense, tout ce que je vois, sens ou touche, je
le vois, sens ou touche en tant qu’esprit humain, chose pensante, et non comme pourrait le
faire un animal ou une machine.
Ainsi, en tant que la perception est perception d’un objet, de ce qui demeure le même pardelà les variations de l’apparence sensible, elle ne peut être qu’une intellection (appréhension
d’une signification). L’objet ne se réduit pas à une collection de qualités sensibles; il est une
unité pensable, par-delà l’ensemble de ces qualités. Toute expérience suppose
l’appréhension d’une unité organisant le donné, d’un sens; une pure diversité ne
pourrait paraître. La perception, c’est être en présence de quelque chose en en saisissant le
sens. Il n’y a donc de sens que conçu.
B.2) Une géométrie naturelle
Dans Dioptrique (IV), Descartes affirme que « c’est l’âme qui voit, et non pas l’œil ».
Qu’est-ce à dire ?
D’abord que ce n‘est pas mon corps qui perçoit, mais moi, mon esprit. Toute perception
est une perception de l’esprit, quelque chose qui a un sens pour l’esprit, et non la seule action
d’un corps extérieur sur mon corps. Par exemple, une personne peut parler, dire des phrases
sans que je m’en aperçoive, lorsque je pense à quelque chose ou que je suis très occupé à
faire quelque chose; pourtant si je deviens attentif à ce qu’elle dit, je pourrais me souvenir des
phrases que, sur le moment, je n’avais pas aperçues. Lorsque ces phrases se sont imprimées
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dans mon cerveau par le biais auditif, ce n’était pas comme phrases et comme mots, comme
signes de pensées.
Descartes lie perception et aperception, liaison qui est elle-même sous-tendue par une
théorie de l’âme et du corps. Le corps et l’âme sont deux substances distinctes, bien
qu’intimement unies. Il n’y a rien de commun entre une action corporelle justifiable d’une
explication physico-chimique et la conscience qu’en a le sujet : entre les deux la relation est
de succession, de causalité, mais non de ressemblance ou d’analogie. Par exemple,
l’aiguille et le doigt qu’elle pique sont deux choses matérielles, étendues dans l’espace l’une
comme l’autre. Mais l’aiguille n’a rien de semblable avec la douleur ressentie par l’esprit ou
par moi (c’est la même chose) ; l’aiguille cause la douleur certes ; le corps est certes
l’instrument de la perception mais il est d’une tout autre nature que celle-ci. En clair, la
perception dépend du corps, mais elle est l'œuvre de l’esprit ou de l’entendement.
La perception a pour fonction l’inspection du monde extérieur. L’homme ne regarde
pas le monde extérieur comme on regarde un spectacle, de l’extérieur, il l’observe et le
mesure de l’intérieur, saisissant des informations dont il a à faire usage parce qu’il se déplace,
au moins virtuellement. Une perception peut toujours être convertie en mouvement possible :
lorsque, par exemple, je regarde le bout de la rue dans laquelle je m’engage, j’évalue la
distance qui reste à franchir, le temps nécessaire pour y arriver.
Descartes se sert d’une comparaison avec un aveugle s’aidant d’un bâton dans sa marche.
Par le mouvement de son bâton frappant les corps environnants, l’aveugle se représente des
arbres, des pierres, de l’herbe, alors qu’il ne peut y avoir aucune ressemblance entre tel
mouvement du bâton et la figure d’un objet. Descartes laisse entendre qu’on peut concevoir
les organes des sens comme des bâtons, qui vont inspecter les objets extérieurs – la prairie
verte, l’étoile, le visage d’homme, les arbres, les pierres, l’herbe, etc. – pour rapporter à l’âme
des mouvements qu’elle perçoit comme de vraies choses. C’est l’âme qui juge la distance, la
grandeur, la situation des objets.
La vision semble ainsi procéder d’une sorte de «géométrie naturelle » (intelligence
corporelle), mais elle ne devient véritablement perception que si l’esprit se tourne vers l’objet
et l’aperçoit, ce qui implique la présence de l’esprit dans cet acte, c’est-à-dire la conscience
de l’objet comme tel, une représentation de l’objet qui ne va pas sans une certaine attention
dirigée vers lui. Tout se passe comme si, avec la perception, la matière s’animait, prenait un
sens. La perception de notre corps est ainsi davantage une expérience de notre pouvoir, de
notre liberté, de notre esprit qu’une information qu’il faudrait suivre.
B.3) Les limites de la perspective intellectualiste
Cette identification de la perception à un acte de l’esprit qui conçoit, juge, évalue, estime,
trie, ordonne, ne va pas de soi. L’objection fondamentale que l’on peut opposer à la
perspective intellectualiste est la suivante : il y a une différence fondamentale entre percevoir
et concevoir. L’erreur de l’intellectualisme réside dans le fait qu’il accorde beaucoup trop de
poids au jugement dans la perception et oublie de se référer à la vraie matrice de la
perception, mon corps dans le monde.
Comme nous allons le voir avec la phénoménologie de la perception, quand je perçois, je
saisis d’emblée, et sans juger, une organisation de formes répondant à mes tendances
vitales. Le propre de la perception, en effet, est qu’elle atteint un sens au sein du sensible :
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le sens perçu n’est pas un sens conçu auquel s’ajouterait ou manquerait quelque chose :
c’est un autre sens.
La perception est, en effet, un mode spécifique de rapport à l’objet, elle est irréductible
à un acte d’entendement. Par exemple, il suffit que je regarde un paysage la tête en bas pour
n’y plus rien reconnaître. Dans le cas du morceau de cire de Descartes, une fois que toutes les
qualités sensibles ont changé, que la cire a fondu, je ne peux dire que “ la même cire
demeure“. Pour la perception, la cire a disparu lorsque ses qualités sensibles se sont
évanouies. C’est seulement pour la science, pour le physicien, qu’un corps se conserve là
où la perception aperçoit une transformation. Si Descartes peut répondre par l’affirmative
à la question : “ la même cire demeure-t-elle après ce changement ? “, c’est seulement parce
qu’il a projeté par avance dans la cire ce qu’elle représente pour le physicien, rabattu la cire
perçue sur la cire conçue.
D’autre part, par-delà leur apparente opposition, la perspective intellectualiste se révèle
profondément tributaire de l’empirisme. L’intellectualisme part de l’idée d’une
multiplicité de sensations discrètes (la cire est décrite comme un ensemble épars de qualités
sensibles : l’odeur, la couleur, le son…) et il introduit l’acte intellectuel pour expliquer l’écart
entre ce qui devrait être donné et ce qui est effectivement perçu. Comme l’empirisme,
l’intellectualisme commence par poser une pure diversité. C’est l’acte intellectuel qui
confère une unité à la diversité sensible.
En procédant de cette façon, Descartes n’est pas fidèle à la cire telle qu’elle est
effectivement perçue ; la cire perçue n’est pas une pure collection de qualités soumises à des
changements absolus, ni un corps (un fragment d’étendue), que notre sensibilité habillerait de
qualités. Les qualités de la cire sont qualités de la cire, déjà unifiées parce que chacune
d’elles est la cire à sa façon. La cire perçue est plus qu’une somme de couleurs, d’odeurs :
elle est leur harmonie. L’identité de l’objet se constitue à même les qualités sensibles et il est
dès lors inutile de faire appel à un acte intellectuel.
TRANSITION :
La conception empiriste et intellectualiste rend la perception introuvable, toujours réduite à
autre chose qu’elle-même. Elle se trouve démembrée en deux composantes, sur lesquelles les
philosophes mettent alternativement l’accent. Chez les empiristes, la perception est réduite
à la sensation ; cette réduction ouvre la voie à une définition de la perception par
l’intellection, de même que s’en tenir à une telle définition, comme le fait Descartes, c’est
faire ressortir la nécessité de prendre en considération le caractère sensible de la perception.
Chacune des deux solutions – empiriste, intellectualiste – est abstraite et ne parvient pas à
rejoindre la perception effective. Comment, dès lors, retrouver la perception, en évitant la
double impasse empiriste et intellectualiste ?
II) LA PERCEPTION DES FORMES ET DES SIGNIFICATIONS
La psychologie de la forme et la phénoménologie vont insister sur le fait que la perception
est saisie d’un donné déjà organisé et signifiant, et que c’est le corps ancré dans le monde
qui donne sens aux données à partir de sa situation. La perception est saisie d’une structure
et d’une forme grâce au corps et au langage, organisation de formes qui sont d’emblée
significatives. C’est mon être-dans-le-monde qui détermine la structure de ma perception. Si
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l’on veut comprendre la perception, il faut saisir le rapport de mon corps avec les choses, de
sorte que percevoir c’est se projeter dans le monde grâce à son corps.
A) LA PSYCHOLOGIE DE LA FORME
La psychologie de la forme a été fondée dans la première moitié du XXème siècle par des
psychologues allemands comme Köhler, Wertheimer, Koffka et, en France, par Guillaume.
Nous ne percevons pas des stimuli isolés par l’intermédiaire des sens, mais ceux-ci
s’organisent spontanément en formes ou structures, où la loi du tout détermine les parties.
Cette perception des formes est antérieure et indépendante de la perception du sens, de la
signification de l’objet perçu.
A1) La notion de forme
L’espace perçu s’organise spontanément indépendamment des significations acquises par
l’éducation. Ce niveau de structuration de l’espace n’apparaît pas de façon consciente au
sujet : c’est une mise en forme spontanée, qui dépend à la fois de conditions objectives
(proximité, régularité, contraste, etc.…) et de conditions subjectives : il semble que notre
sensibilité soit construite de manière à percevoir les objets dans l’espace selon certaines lois,
que la gestaltpsychologie inventorie. Ces lois sont soit innées, soit acquises.
Percevoir, c’est reconnaître une forme. Les formes sont des ensembles structurés dotés
de sens; c’est parce que nous projetons sur le monde des « formes » connues qu’il nous est
possible de le comprendre. En effet, la perception que nous avons du monde n’est pas une
somme d’éléments séparés. Notre perception se constitue en ensembles organisés de
« formes » globales qui donnent sens à ce que nous percevons. L’esprit n’est pas, comme
chez Descartes, une force organisatrice qui ferait surgir, d’un chaos de processus
physiologiques ou physiques, un ordre extérieur ou étranger.
Prenons un exemple simple, en choisissant, pour bien mettre en valeur ces effets de
structuration une collection d’objets aussi dépourvus de sens que l’on pourra :
De cet amas de formes ne se dégage aucune structure : les objets sont disposés de manière
aléatoire
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Mais ce n’est pas le cas pour la collection d’objets ci-dessus : une forme s’impose, nous
percevons nettement deux groupes triangulaires de formes, séparés par un axe de symétrie en
diagonale :
Nous voyons que les conditions objectives jouent un rôle, car si nous rapprochons les deux
amas de taches, la perception de la forme triangulaire n’est plus prégnante et une autre
ségrégation s’impose :
A présent nous percevons de manière privilégiée deux lignes horizontales de trois taches,
ou encore trois séries obliques de deux taches. On remarquera toutefois que nous n’avons
modifié que la distance entre les deux amas triangulaires, non la distance entre les taches :
ceci implique que la saisie de la forme triangulaire était liée à une structuration de notre
sensibilité, inscrite dans notre cerveau qui saisit la forme symétrique comme forme
prégnante. Ce genre d’études permet de dégager un certain nombre de lois, que l’on
regroupe sous le nom de « loi de la bonne forme ou de la forme prégnante»
A.2) L’organisation des formes
La loi de la bonne forme ou de prégnance est une loi d’organisation perceptive selon
laquelle dans un ensemble de données visuelles la forme qui s’impose au sujet percevant est
celle dont la simplicité, la régularité, la symétrie, la proximité sont les plus grandes. Parmi
toutes les structures possibles d’un dessin, par exemple, il y en a une qui est prédominante,
qui s’impose de préférence aux autres. On appelle cette forme une « bonne forme ». C’est
celle qui est la plus simple, la mieux équilibrée, la plus symétrique, la mieux centrée, celle
dans laquelle la continuité des lignes est la mieux préservée.
La ségrégation figure / fond est la structure première de notre perception. Toute forme se
donne à nous comme se détachant sur un fond. C’est aussi une des limites de notre
imagination ; nous ne pouvons dépasser cette donnée : c’est toujours forme sur fond.
On ne peut dès lors distinguer le contenu sensible (les formes, les couleurs, les sons, etc.)
de la configuration à laquelle il appartient ; il n’existe pas dans la conscience de sensations
isolées; la mélodie n’est pas l’addition des notes mais la forme qui leur donne vie en tant que
notes, de même que la mélodie est inséparable de ces notes ; il n’y a pas de rouge pur, mais
tel rouge est le rouge laineux d’un tapis ou le rouge de telle toile de Matisse. Les
caractéristiques de l’ensemble déterminent celles des parties
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De même percevons-nous plus facilement des formes fermées (délimitées) que des formes
ouvertes (sans contours), des formes symétriques plus que dissymétrique ; la verticalité est
prégnante par rapport à l’horizontalité, le foncé est prégnant sur le clair, etc.
A.3) Intérêts et limites de la psychologie de la forme
Cette théorie présente des points contestables. Elle réduit le rôle de l’activité de l’esprit et
ramène tout à des lois physiologiques elles-mêmes réduites à des lois d’équilibre physique.
La psychologie de la forme retombe ainsi dans l’erreur de l’empirisme, qui supposait l’ordre
rationnel déjà réalisé dans la nature, de sorte que l’esprit n’aurait plus qu’à l’enregistrer. Elle
admet des structures toutes données, si bien que la perception n’est plus que le décalque de
la réalité externe.
Or perception de la forme et perception de l’objet sont relativement indépendantes.
Exemples de cas pathologiques : dans les asymbolies visuelles ou auditives (cécités ou
surdités psychiques), le sujet perçoit et décrit correctement la forme des objets, il perçoit des
qualités sensibles, les organise en représentations de forme, de distance; mais il ne reconnaît
plus les objets correspondants, ne sait plus les nommer ni indiquer par un geste approprié
qu’il en connaît le sens ou l’usage. L’asymbolie est une amnésie des symboles, se traduisant
par l'impossibilité pour le malade de reconnaître un objet, par exemple tactilement. Cette
amnésie n'est liée à aucun trouble visuel, mais à une lésion du cortex.
Exemple des astéréognosies qui sont des pathologies où le malade est incapable de percevoir
les formes et reconnaît néanmoins les objets. Impossibilité de reconnaître par le toucher la
forme et le volume d'un objet placé dans la main. Elle relève le plus souvent d'une atteinte du
cortex pariétal au niveau de l'aire somesthésique associative (aires 5 et 7 de Brodmann).
La psychologie de la forme confond l’intelligible et le sensible, voir et comprendre : le
fait que le sens est contenu dans les dessins d’un texte chinois que je vois ne signifie pas que
je le comprends. On ne pourra dégager le sens contenu qu’en faisant une opération
intellectuelle qui suppose un apprentissage. Elle néglige également le rôle de la mémoire et
de l’expérience antérieure. Rôle sur lequel Piaget va beaucoup insister.
La saisie de la forme fait aussi partie d’un code symbolique propre à une culture
donnée (mineur majeur, la perspective, etc.). Il y a par exemple des codes de couleurs propre
à chaque culture (exemple, les significations symboliques du noir, du rose, du bleu dans notre
civilisation), couleurs chaudes, couleurs froides. On en retrouverait un exemple également
dans la saisie d’une forme musicale : l’appréciation différenciée du mode mineur ou majeur
en musique occidentale qui renvoie soit à la mélancolie soit à la joie. Ici les effets de
l’éducation dans la saisie subjective de la forme sont évidents. (on peut aussi citer le sens de
lecture d’une image, qui pour un occidental se fait de gauche à droite, dans le sens de la
lecture de l’écriture).
Le sens est aussi perçu de manière inconsciente. Exemple des rêves sur les nuages. Sur
cet exemple, nous sommes en présence d’une donnée amorphe. La forme des nuages est un
phénomène aléatoire et mouvant, il n’y a pas de forme qui s’impose en tant que structure.
C’est notre imagination, et derrière nos désirs, conscients ou inconscients, qui interprètent les
formes, en fonction de nos fantasmes. Là l’origine de la saisie d’une forme plutôt que d’une
autre renvoie à la structuration inconsciente du sens chez chaque individu. A contrario,
on se servira, dans les tests de Roschart par exemple (test des tâches d’encre) de la lecture des
formes pour déterminer chez un individu donné telle ou telle pathologie mentale.
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Conclusion :
La perception n’est donc pas instantanée, elle implique du discernement, une certaine
activité intellectuelle (retour à la thèse intellectualiste). De même, comme nous allons le
voir, la perception sélectionne spontanément dans un ensemble ce qui nous intéresse ou nous
est utile. Elle est spontanément adaptée et répond à notre activité biologique et psychique.
Enfin, la perception est un substitut de l’action : quand nous percevons un fauteuil, nous
avons déjà en nous l’acte caractéristique du fauteuil, l’acte de nous asseoir. La perception est
donc fondamentalement culturelle.
B) PERCEPTION ET CULTURE
La perception est saisie d'un sens façonné par la culture et le monde des valeurs. Elle a un
rapport étroit avec l'action. Ce monde, peuplé de sens, est chargé de symboles variables selon
les cultures et selon les individus. De là l’idée que, contrairement à ce qu’établit la
psychologie de la forme, la perception s’éduque, peut s’éduquer.
B.1) Les cadres sociaux de la perception : un monde peuplé de sens
Le monde est toujours pour nous pourvu de sens, et même de valeurs. Ainsi, de simples
directions de l’espace, la gauche, la droite, le haut, le bas, sont investies de significations : on
tombe bien bas, on s’élève dans la hiérarchie, on a sa vie devant soi, et un lourd passé
derrière soi, on perd le nord, on est en dessous de tout, etc.
On peut ainsi parler d'une symbolique de l’espace. Notre culture « moralise » l’espace.
Notre espace privé, la conception que nous avons de notre ville, ou de notre pays, se font
autour d’un ensemble de repères qui, partant de la bulle individuelle, organise l’espace : ce
qui est le « centre » d’une ville dépend, par exemple, de l’appréciation subjective de chaque
individu, en fonction de ses propres repères. L’espace peut aussi avoir un sens et une valeur
métaphysiques : dans toutes les civilisations, des lignes de force se dégagent dans l’espace :
le totem, au centre du village, est le lieu de la hiérophanie (manifestation du sacré) ;
Jérusalem est une direction sacrée pour les chrétiens, La Mecque, pour les musulmans, etc.
C’est bien connu que « tous les chemins mènent à Rome », centre du pouvoir temporel
(empire romain) ou spirituel (chrétienté).
Lévy-Bruhl écrit que “ les primitifs ne perçoivent rien comme nous “, parce que des
représentations collectives différentes des nôtres viennent se mêler chez eux à la perception.
Quel que soit l’objet qui se présente à eux, il implique des propriétés “mystiques” ou
magiques. Pour eux, “ il n’y a pas de fait proprement physique, au sens que nous donnons à
ce mot” : tout ce qu’ils perçoivent, l’eau qui coule, le vent qui souffle, la pluie qui tombe, un
son, une couleur, implique des participations mystérieuses, des propriétés invisibles.
De même, le monde dans lequel vit l’homme moderne n’est pas fait d’objets naturels, mais
d’objets fabriqués, produits d’une certaine technique. L’interprétation de la plupart d’entre
ces objets implique une initiation sociale. Quand nous disons : voici un appareil
téléphonique, notre affirmation dépasse la simple constatation des formes en effet perçues,
elle suppose une connaissance de techniques scientifiques que nous devons à notre milieu. Il
en est ainsi pour les symboles ou les emblèmes : nous percevons au premier coup d’oeil
quelle profession ou quel commerce s’exercent dans les boutiques ou les maisons des rues
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que nous parcourons, à des particularités d’ornementation ou de dispositions variables d’un
pays à l’autre. Un simple signal, comme les signaux qui règlent la circulation dans les rues
d’une ville, implique un nombre de conventions. Un emblème (un drapeau, une croix…)
représente un ensemble de croyances, de sentiments, de traditions.
La perception de l’objet est liée pour nous à son nom : reconnaître un objet consiste à
savoir le nommer. L’enfant a une véritable faim de noms : il demande le nom pour prendre
en quelque sorte par lui possession de la conscience de la chose. Pour l’enfant, comme pour
le primitif, le mot est un élément objectif de la chose et constitue son essence propre. En
effet, le nom que nous donnons à l’objet réagit sur la représentation que nous nous en faisons.
Nommer un objet, c’est le classer, l’intégrer à toute une représentation du monde
cristallisée dans le langage : outre ses caractères individuels, l’objet nommé en possède
d’autres qui l’apparentent aux objets de la même espèce et, faisant partie d’une espèce, il se
situe à une place définie dans l’ensemble de notre expérience.
Il faut également tenir compte des dispositions mentales créées par la situation sociale du
sujet : l’agent de police, l’assistante sociale, le touriste étranger qui se promènent dans le
même quartier, non seulement interprètent différemment ce qu’ils voient, mais encore
perçoivent des choses différentes.
Conclusion :
Le monde que nous percevons est donc peuplé de sens. La perception relève d'une action
diffuse de la société globale s’exerçant par l’intermédiaire d’institutions telles que le langage,
l’activité économique ou les institutions socio-culturelles. Soulignons le rôle essentiel des
systèmes de croyances et de normes dans la formation des attitudes perceptives. Si la
perception est socialement et culturellement construite, elle peut donc s'éduquer.
B.2) L’éducation de la perception
Si la perception est, en partie, construite, il en résulte que notre faculté de perception peut
être, dans une certaine mesure, éduquée.
Il y a, en effet, dans les conduites et les phénomènes perceptifs une part importante
d’apprentissages et d’adaptation. Les activités perceptives sont développées avec plus ou
moins d’intensité selon les institutions socio-culturelles ou l’outillage des groupes. Les
différences sociales entraînent chez les individus des variations de développement perceptif
qui concernent des acquisitions cognitives ou l’exercice des habiletés perceptives. On peut
alors parler d’une perception socialisée. L’intérêt, le goût pour un objet sont à l’origine
d’une sélectivité perceptive. Il y a un lien étroit entre l’objet et le motif : exemple des goûts
et dégoûts alimentaires.
Sur le plan de la sensation, une certaine éducation est possible par laquelle nos sens
peuvent être affinés, acquérir une acuité supérieure. On dit que l’ouvrier des Gobelins
parvient à discerner plus de deux mille nuances différentes de vert. Rôle ici de l’attention
sensorielle qui fait apercevoir dans un objet quantité de détails ou d’aspects que nous n’y
aurions jamais remarqués. C’est grâce à cette attention que l’artiste se libère des perceptions
clichées, stéréotypées, utilitaires, du sens commun pour individualiser sa vision du monde.
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Cette éducation des sens est surtout une éducation de la perception qui consiste à enrichir
la signification des données d’un sens de qualités relevant d’autres sens ou d’enseignements
plus généraux. Nous apprenons ainsi à juger à la couleur ou à l’odeur d’un fruit s’il est mûr
ou non, au toucher d’une étoffe si elle est en laine ou en coton…A la couleur d’un précipité le
chimiste détermine la nature d’un corps; le médecin se sert de la palpation et de l’auscultation
pour apprécier l’état des organes…L’éducation des sens se confond avec le développement
intellectuel et l’enrichissement de l’expérience. Savoir regarder, c’est tout le secret de
l’invention scientifique, du diagnostic-éclair des grands cliniciens, etc.
L’exemple de l’art nous montre également que l’art, la culture, donne forme au monde
humain et à la perception de tous. Dans le monde des hommes, nous l'avons vu, toute chose
artificielle a reçu une forme, chargée d’une signification à laquelle nous sommes plus ou
moins sensibles. Les maisons et les lieux que nous habitons, les objets dont nous nous
servons, les habits que nous portons nous font vivre dans un univers de formes, issues ou
inspirées de l’art. Ainsi notre perception du monde naturel dérive également de l’art : la
nature n’est belle ou laide, indifférente ou émouvante, triste ou riante, que pour l’homme dont
le goût a été formé par la culture.
L’art travaille également toujours à modifier et enrichir notre façon de ressentir le monde.
Aussi peu figuratif qu’il soit, il est fait pour nous rendre sensibles au monde. Certains artistes,
comme Christo avec le Pont-Neuf, enveloppent un lieu pour le faire imaginer; d’autres, tels
Sarkis, vont jusqu’à installer des objets ordinaires dans un musée pour les donner à voir
autrement : invitation à repartir de zéro dans la perception du monde quotidien. Ainsi,
puisque l’art est responsable, pour une grande part, de notre perception du monde,
l’apprentissage de ses codes devrait prendre une place croissante dans l’enseignement de
tous. L’Art propose sans cesse de nouvelles façons de se représenter la réalité extérieure, de
la percevoir et de la ressentir, dans la mesure où il éduque et fait évoluer nos organes de
perception.
C) LA PERCEPTION COMME OUVERTURE AU MONDE
Le courant phénoménologique ne prend pas en considération le caractère évolutif de la
perception, sa longue acquisition. Il n’y a ni déchiffrage premier, ni mise au point ancestrale
et progressive de la perception. Il s’agit de décrire le vécu de la perception et de retourner
à l’expérience directe. C’est dans mon corps que s’enracine la perception.
C.1) Le projet et la méthode phénoménologiques : horizon interne et horizon externe
Dans La phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty donne à voir l’enracinement de
l’homme dans le monde par son corps. Il s’agit d’expliciter la structure de la perception qui
est un mode d’accès privilégié aux choses. Merleau-Ponty critique l’approche scientifique du
monde et de la perception en tant que la science n’admet pas l’ambiguïté des choses et lui
substitue la netteté de ses catégories, au lieu de décrire l’expérience que nous en avons. Il
convient donc de convertir son regard sur le monde et de retrouver l’expérience vécue qui est
la source de la perception.
Le philosophe s’oppose à l’intellectualisme qui ressaisit l’acte de l’entendement dans la
perception (cf. Descartes et l’analyse du morceau de cire). Sa critique de l’intellectualisme
est proche de celle de Bergson : ce dernier remarque que l’intelligence, utilisée par la
philosophie traditionnelle et la science, manipule la matière, étant dirigée vers l’action. Il
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faut, au contraire, dit Bergson, privilégier la pensée intuitive qui rend compte du mouvant, de
la présence des choses au monde, de leur durée.
Merleau-Ponty entend jeter un pont entre la chose et l’esprit, c’est-à-dire penser
l’homme comme “être-au-monde”, à la fois incarné et engagé dans le temps, déterminé et
pourtant souverain. Il renouvelle la notion d’expérience qui doit être saisie avant toute
contamination utilitaire ou conceptuelle (les notions isolées d’un sujet et d‘un objet). Si la
psychologie de la forme a apporté des éléments originaux pour l’interprétation de la
perception, les données de la perception viennent cependant d’ailleurs : du corps qui est par
excellence l’agent de la perception; du complexe sujet-objet que mutilerait tout effort de
séparation; d’autrui regardé comme un alter ego.
Lorsque nous percevons des objets dans l’espace, nous ne les percevons pas de manière
isolée du reste de notre expérience du monde. Nous anticipons toujours de ce que nous
voyons vers ce que nous ne voyons pas encore ; cela n’est possible que parce que notre
perception d’un objet particulier s’inscrit dans une foi plus générale, une croyance dans la
continuité du monde. Cela signifie que je sais que l’objet nouveau qui va se présenter ne
saurait être totalement différent des objets déjà vus, et qu’un même monde est le sol universel
de ma croyance dans l’être. Quand je perçois une chose, il n’y a pas de distance entre moi et
l’objet ; j’y adhère sur le mode de la croyance, non de la connaissance. Cette foi perceptive
peut être déclinée selon deux concepts : l’horizon externe et l’horizon interne.
Chaque objet est pourvu d’un horizon externe : cet horizon, c’est d’abord bien entendu
celui sur lequel il se détache, le fond directement co-présent à ma perception. Même si je
« focalise » mon attention sur l’objet, sa perception est accompagnée d’un contexte étendu à
mon champ perceptif. Le livre se détache sur la table, et au-delà de la table je perçois même
confusément d’autres objets qui sont co-présents, bien que non perçus consciemment. Mais
au-delà de ce champ perceptif, ce qui accompagne l’objet, c’est aussi l’ensemble de ce que
je ne vois pas, mais dont je sais qu’il est là, co-présent à l’objet de ma perception : la salle où
je me trouve, avec le mur qui est derrière moi que je ne puis percevoir, le lycée autour de
mon bureau, la ville autour de ce lycée, et au-delà, tous les objets du monde qui sont des
possibles perceptions. Ce qui unit toutes ces perceptions actuelles ou possibles c’est une
communauté d’expérience : je sais que pour aussi étonnantes qu’elles seront, elles ne
sauraient totalement me surprendre.
En fait, percevoir, c’est donc anticiper sur ce que je ne vois pas encore, comme le
mélomane anticipe la résolution d’un accord à la fin d’une variation harmonique, comme
j’anticipe sur les parties du paysage que je ne vois pas encore. Il faudrait des circonstances
exceptionnelles pour que cette croyance soit ébranlée : que mes repères habituels de l’espace
soient détruits, ou provisoirement absents, comme quand on est pris dans une tempête de
neige ou qu’on se retrouve sous l’eau : pendant un temps ni haut, ni bas, ni gauche, ni droite,
mon corps devient l’unique repère sans qu’aucun autre possible ne vienne lui servir de
référence. Notons aussi que le jeu de l’anticipation et de la rupture de l’anticipation sont à
l’origine d’une partie du plaisir esthétique : regarder, ou écouter une œuvre d’art, c’est
accepter de voir nos anticipations démenties par un accident, une cassure que le peintre ou le
musicien a introduit dans son œuvre.
Tout objet a également un horizon interne : c’est sa capacité à être « expliqué » sans fin.
Toute expérience d’un objet quelconque peut-être reprise, je puis sans fin renouveler son
expérience, le dérouler de nouveau pour moi ; jamais je ne le saisirai dans son « ipséité »,
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dans ce qu’il est en lui-même. Il est vrai que, la plupart du temps, nous interrompons cette
explication de l’objet : ça suffit, j’en sais assez pour ce que j’ai à en faire. Le cours ordinaire
de la vie nous entraîne, et notre regard sur les choses se limite généralement à une généralité
typique, le plus souvent à son utilité : c’est une chaise, la seule chose qui m’intéresse c’est
qu’elle soit stable, solide, et confortable. Au-delà de son usage je ne regarde plus l’objet,
peut-être même que je ne le vois plus.
Seul l’enfant qui vit intensément son expérience du monde peut rester pendant des heures à
explorer cet horizon interne de l’objet : son regard plonge sans fin dans la chose, comme dans
un paysage. La contemplation esthétique participe aussi d’une telle plongée dans l’horizon
interne de l’objet : je sais que je puis sans cesse renouveler cette expérience de faire exister
l’objet d’art pour moi, et que j’y découvrirai sans cesse des qualités que je n’avais jusqu’alors
pas perçues.
C.2) Le corps, pivot du monde
« Percevoir, dit Merleau-Ponty, c’est se rendre quelque chose de présent à l’aide du
corps ». Mon corps n’est pas un objet; il est vivant et actif. Il est agent de transmission et de
transformation entre le monde extérieur et moi. C’est mon ancrage dans ce monde. Mon
corps a des organes des sens qui sont l’instrument de cette liaison. C’est lui, ce sont les sens
qui m’ouvrent un monde et m’ouvrent au monde; c’est la sensation qui me met en
communion avec lui. Mon corps est “le pivot du monde” : je peux grâce à lui tourner autour
des objets, les connaître sous leurs divers aspects, et me les représenter, quand je les regarde
de loin, sous leurs faces non visibles : « En tant que j’ai un corps et que j’agis à travers lui
dans le monde, je ne suis pas dans l’espace et le temps, je suis à l’espace et au
temps…L’ampleur de cette prise mesure celle de mon existence ».
Il faut entendre par « corps propre » l’expérience vécue, intime du corps telle que la
perception nous la révèle. Merleau-Ponty nous dit que lorsqu’on décrit la perception du
corps, et que l’on adopte un point de vue phénoménologique, alors l’existence du corps
apparaît comme ambiguë et il cesse d’exister comme une chose ou comme une conscience.
Le corps est, en effet, « le véhicule de l'être au monde » (ibid.) et, à ce titre, il est une vue
« pré-objective », c’est-à-dire une vue précédant la conscience constituante. Autrement dit, je
ne serais rien sans mon corps, il est le lieu d’épanouissement de mon âme; il donne une
signification aux choses et prépare l’acte intellectuel; il résume l’acte vital et le résume dans
l’immédiateté de la perception.
Ainsi le corps comporte-t-il deux couches, celle du « corps habituel » et celle du « corps
actuel ». L’exemple du membre fantôme permet de comprendre la distinction de ces deux
couches et l’épaisseur même du corps.
Le membre fantôme est un membre qui a disparu de l’organisation du « corps actuel »,
alors que précédemment il en faisait partie, et l’on s’aperçoit que le sujet percevant éprouve
toujours des sensations dans ce membre qui n’existe plus. Le « corps habituel » a
emmagasiné des gestes et des maniements pour ce membre, il ne les a pas évacués avec la
disparition du membre : il a gardé la présence de ce membre, comme une habitude qui
resterait. Le membre fantôme se maintient dans le corps habituel comme s’il y avait un refus
de déficience dans le circuit sensori-moteur, en tant que nos réflexes ne se trouvent pas à
l’état pur, mais sont ancrés dans un monde et un milieu. Si bien qu’un membre ne peut
disparaître d’un coup de l’organisation corporelle parce qu’il est impliqué dans le
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fonctionnement de tous les autres. De sorte que le corps n’est pas un assemblage de
fonctions ; il est d’emblée en contact avec le monde, le milieu dans lequel il baigne et duquel
il est inséparable. Avoir un corps, c’est justement se joindre à ce milieu.
De même l’expérience de la vision témoigne-t-elle de la référence du monde au corps et de
la constitution des facultés du corps par son insertion dans le monde. La vision n’est pas
qu’un processus physiologique, résultat de la stimulation de la rétine. Voir quelque chose,
c’est « entrer dans un univers d'êtres qui se montrent » (ibid.) au sein d’un horizon. Lorsque
je regarde une lampe, par exemple, celle-ci ne tourne vers moi qu’une de ses faces, et dans la
mesure où il y a un horizon, mon regard peut viser les autres faces qui me sont pour l’instant
cachées.
Cette vision par esquisses met bien en lumière le rôle du corps. Que certains des aspects de
l’objet me demeurent cachés, cela me permet de prendre conscience de mon corps à travers le
monde, mais aussi de voir que mon corps est ce vers quoi l’objet tourne sa face ; il est « le
pivot du monde : je sais que les objets ont plusieurs faces parce que je pourrais en faire le
tour, et en ce sens j’ai conscience du monde par le moyen de mon corps » (ibid.). C’est donc
par le corps que je suis conscient qu’il y a un monde et que celui-ci s’organise pour moi. Etre
au monde signifie toujours faire partie d’un milieu, être inclus dans un espace dont les vues
que j’ai dépendent de mon corps, comme nous le suggère l’exemple précédent du membre
fantôme.
Le corps n’est pas un objet au sens usuel car il n’est pas là, étalé (objet vient du latin
objectum, « jeter devant », ce qui s’offre aux regards, à la connaissance sensible ou
intellectuelle), si bien qu’il ne saurait disparaître de mon champ visuel. La vision que j’ai de
mon corps est toujours la même ; il est toujours là et toujours sous le même aspect : je ne me
réveillerai pas un matin avec mon dos à la place de ma main droite…Il est avec moi ; il est ce
par quoi et sur la base de quoi s’opère la vision. Pour que je voie quelque chose, il est
nécessaire, en effet, qu’il y ait cette permanence de mon corps, car elle m’impose un angle de
vue à partir duquel se déploiera ma vision. Cet angle est une situation de fait et mon corps est
précisément cette possibilité des situations de fait. De sorte qu’il est très difficile de parler de
la vision de son corps, de le voir comme je verrais un objet, car il se dérobe à l’observation et
résiste à toute perspective que je pourrais en avoir : « j'observe les objets extérieurs avec mon
corps, je les manie, je les inspecte, j'en fais le tour, mais quant à mon corps je ne l'observe pas
lui-même : il faudrait, pour pouvoir le faire, disposer d'un second corps qui lui-même ne
serait pas observable » (ibid.).
Il est dès lors impossible de définir un objet en le coupant du sujet par lequel il est objet.
Le sujet ne se révèle que par l’objet dans lequel il s’engage. C’est artificiellement que nous
détachons le sujet de l’objet et les croyons étrangers l’un à l’autre. Le sujet naît et se
synchronise à un certain milieu d’existence. Il est alors impossible de poser le corps comme
objet, de le regarder comme je regarde cet arbre, cette pierre, de l’opposer à moi-même. Il est
mon sol perceptif, mon ancrage ici et maintenant, mon moyen de communion au monde.
Ainsi ma conscience se trouve-t-elle dans le sensible et c’est ici que la théorie de la forme
réapparaît. Le corps est le point de jonction entre le physique et le psychique.
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CONCLUSION :
« Percevoir est-ce connaître ? » La réponse peut être positive si l’on considère que la
perception est une forme de connaissance non scientifique mais fondamentale, dont le modèle
serait l’art. La perception constitue les choses dont il peut y avoir ensuite science. La
perception est cette ouverture primordiale au monde. La perception n’est donc pas, comme
dans l’empirisme, une synthèse de sensations : la distinction classique de la sensation
(comme donnée élémentaire des sens) et de la perception (comme fonction psychique plus
élaborée) est artificielle car la sensation pure est un mythe. De même, la perception n’est pas
non plus un jugement (Descartes, Alain). Comme nous l’enseigne la phénoménologie, c’est le
rapport de mon corps avec le monde qui organise le champ perceptif, de sorte que, dans la
perception, l’expérience corporelle est fondamentale. Organisation de formes et de structures,
la perception s’enracine dans une expérience vécue dont la science est l’expression seconde.
Percevoir, c’est en définitive, pour un sujet vivant incarné dans le monde, saisir un ensemble,
une organisation et une structure utiles au corps, découper une bonne forme correspondant
aux exigences vitales et existentielles profondes.
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