LAÂYOUNE

Transcription

LAÂYOUNE
LAÂYOUNE-PLAGE
Roman
Mohammad Tamim
LIVRE PREMIER
Chapitre I
Mokhtar devint détraqué. Blotti contre la porte d’une villa au bord de LaâyounePlage à une vingtaine de kilomètres de la ville de Laâyoune, il attendait caché comme
un voleur l’éventuelle arrivée d’une fille à une villa voisine où « ça chauffait ». La plus
belle fille du Sahara, pour lui. C’était le Week-end, la fête. Et ce Week-end était
particulier. Plusieurs directeurs de Divisions des constructions des plus importants
ministères étaient réunis dans cette villa. Mokhtar avec l’aide de Ali Salem voulait en
abattre le plus possible. Fou, il rêvait d’un bain de sang.
En attendant, la fête battait son plein. Alors que lui, les vents cinglants de
l’hiver le fouettaient. À ses côtés se tenait Ali Salem avec deux fusils de chasse à
plombs et à cinq coups. Les armes scintillaient et emplissaient Mokhtar d’effroi. Ils
voulaient couler le bain de sang puis s’enfuir vers les camps de Tindouf.
Les « chiens », comme Mokhtar aimait à les nommer, de hauts fonctionnaires
élégants, élus locaux et commerçants véreux, se retrouvaient régulièrement dans cette
villa pour s’accorder sur la part des marchés et faire la fête avec dîner copieux, alcools
et belles filles dont ils marchandaient le prix, comme des vaches dans un marché de
bétail. Les plus timides, les plus tendres et généreuses d’entre elles, se faisaient
automatiquement rouler, "embobiner". Par contre les plus rapaces savaient en principe
tirer profit de la situation, surtout quand tout le monde était saoul. Les plus tristes, les
plus sentimentales d’entre elles, abusaient d’alcool ; ce qui les rendait accessibles à
n’importe qui pour en faire ce qu’il voulait. Les plus alertes, les plus marchandes ne
buvaient que goutte à goutte pour rester maîtresses de la situation et en tirer profit.
Elles s’évertuaient à repérer les hommes les plus mélancoliques eux aussi, qui se
saoulaient les premiers, pour les escroquer : un « bisou » contre quelques billets pour
l’un, une caresse contre d’autres billets pour le second, etc. En un mot, c’étaient des
occasions pour que sexes confondus, les plus forts abusaient des plus faibles ; ou les
plus âpres des plus poétiques, des plus romantiques.
Mokhtar exécrait de telles atmosphères pleines de vacarme, de vice et de
cupidité, dénudées souvent du moindre goût, surtout si tel ou telle, trop saouls, sortent
en catastrophe vomir leurs entrailles sur le sable fin de la plage.
À l’arrivée de chaque nouvelle voiture, il sortait son nez et guettait le monde qui
en sortait. Dans aucune il ne découvrit la fille, la plus belle du Sahara, comme le lui
avait soufflé une de ses amies, à elle, par jalousie vraisemblablement. « Je te dis qu’elle
sera parmi les filles ce soir avec l’un d’eux, vas t’en rendre compte toi-même ». Son
sang bouillait par les démons de la jalousie et de la colère. Il jeta un regard à sa montre.
« Ils doivent encore nous attendre, murmura Ali Salem ». Ceux avec qui, une fois
terminés, ils voulaient passer la frontière pour les camps de Tindouf. Mokhtar sentait le
sable humide et réfléchissait sur l’incident qu’était son actuelle vie. Sur l’implacable
cheminement qui le poussait à vouloir sombrer dans l’horreur.
Laâyoune-Sahara le déçut terriblement quand Mokhtar la vit pour la première
fois.
Elle l’horripila au point qu’il voulut déguerpir immédiatement. Arrivé sur place
un samedi d’un mois d’Août de la dernière année des années quatre-vingts, il fut
révulsé par la misère, la laideur et la saleté de la ville. La capitale du SaharaOccidental. Elle était loin de l’idée qu’il s’en faisait. Et contrastait à en souffrir avec
l’opulence, la beauté et la propreté de la ville allemande, où il apprit l’art de concevoir
sur papier et sculpter en dur de beaux édifices.
Mais les destins sont imprévisibles. Car c’était à cette journée même du samedi,
plus tard dans la soirée à la fameuse plage dite Laâyoune-plage ou Foum Eloued, que
Mokhtar allait voir pour la première fois celle qui allait l’obséder pour longtemps :
Fanna.
Il avait passé la nuit à l’hôtel « Almassira », projeté de visiter la ville le matin et
la plage l’après-midi. Il s’étonna que l’hôtel ne disposât pratiquement pas de vue sur
l’extérieur. Et pour cause. L’aspect de l’extérieur était abominable. Pudeur de
l’architecte oblige. De la petite fente qui servait de fenêtre, Mokhtar eut le droit
d’apprécier un paysage répugnant : les toitures-terrasses du quartier « Colomina
Redssa » transformées en dépotoir. Des entassements d’ordures. Des masses
d’immondices. Des chèvres malades. Des chats morts. Des restes de meubles délabrés.
Il sortit pour changer d’air et prendre son petit-déjeuner. S’assit à un café. Une
boutique sale servant de café. Mais il ne commanda qu’une limonade. Il sortit de sa
poche une carte postale jaunâtre de Laâyoune. Et la considéra longtemps. Laâyoune,
telle qu’il rêvait la trouver. Une vue aérienne représentant un petit bourg exotique au
milieu d’une immense Oasis. Un village d’aspect colonial. Hispano-mauresque. Le
timbre avec l’effigie de Franco datant fin des années soixante. « Vingt ans à peine,
pensa Mokhtar, quelle naïveté ! ».
Il ne faisait plus attention aux mendiants, aux enfants qui s’arrêtaient devant lui
tendant la main. Mais une jolie femme noire constitua la seule trêve à sa sensation de
dégoût. Les traits fins. La peau luisante. La bouche rose comme ces petits coussins
sous forme de cœur. L’allure fière. L’élégance d’Afrique subsaharienne. Elle lui
demanda sans obséquiosité s’il voulait connaître les secrets de sa vie inscrits sur les
lignes de sa main. Mokhtar lui tendit la main. Elle s’assit à côté de lui.
- Oh, là, là ! s’exclama la jolie femme. Vous venez d’arriver, Monsieur, n’est-ce
pas ?
- Oui ! Confirma Mokhtar étonné.
- Vous hésitez entre repartir et rester ? N’est-ce pas ?
- Oui ! S’étonna de nouveau Mokhtar.
- Ouf ! Soupira la belle Nubienne. Vous allez rester, partir, rester, partir. Un
grand zigzag, votre vie. Je vois un grand Zigzag. Et un grand tourbillon dans votre tête
- Que me conseillez-vous ? Rester ou partir.
- Dieu seul peut vous conseiller, mon frère.
Elle s’attarda un moment. Se leva. Puis partit. Mokhtar mit du temps à saisir
qu’elle était trop fière pour mendier une petite pièce. Il lui courut après et lui donna un
gros billet.
Il avait l’intention de visiter la ville et sa plage le samedi. Se reposer le dimanche
et se présenter en bonne forme le lundi matin au président de la commune, où il venait
d’être recruté pour s’acquitter de son service civil obligatoire de deux ans. Service que
lui doit l’État pour avoir financé ses études. Mais sa déception fut si violente, qu’il prit
la décision de rejoindre la Division des collectivités locales au ministère de l’Intérieur,
et changer de ville pour son service civil. Une ville touristique où passer deux ans de
vacances. Ou alors revenir illico chez ceux qui savent ériger de belles villes.
C’était cela son Sahara-Occidental ? Que se disputaient depuis des décennies
plusieurs nations. Un des hauts lieux de la fameuse guerre froide incarnée par le
Polisario ? Après le triste constat de l’état lamentable des lieux, sa sympathie allaitelle céder aux thèses des Indépendantistes ? Était-ce cela même qui poussait les
peuples du Sahara à désirer leur indépendance ?
Il prit au moins la peine, comme prévu, d’aller visiter la plage, à une vingtaine
de kilomètres de la ville. Il roula sa veste, l’utilisa comme oreiller et s’allongea sur le
sable. Devant lui, les enfants se baignaient en caleçons mal ajustés. Non dans une mer.
Mais une marre d’eau sale. Où des femmes lavaient leurs vaisselles ou leurs linges. Des
restes de cuisine et de détritus humains flottaient sur la surface de l’eau. Mokhtar était
réellement dégoûté.
Après s’être endormi, il fut réveillé par la fraîcheur du soir et s’aperçut soudain
de tout un flot de promeneurs défiler devant lui. La plupart était habillée de leur façon
traditionnelle. Il avait rarement vu de telles élégances vestimentaires. Les filles, qu’il
trouva particulièrement belles étaient enroulées dans des tissus d’exquises qualités et
couleurs. Il était sidéré : où était caché tout ce monde ? On lui expliqua plus tard que la
population saharienne n’a pas encore de tradition moderne de « vacances d’été à la
plage ». Elle perpétuait pour ainsi dire leur ancienne vie nomade. Les Sahariens
montaient d’immenses tentes traditionnelles, mangeaient beaucoup de viandes de
dromadaire, bavardaient autour de leur boisson favorite : le thé servi dans de petits
verres en trois indispensables tournées, faisaient de longues siestes, et en fin d’aprèsmidi, sortaient se promener au bord de la mère. Après le dîner ils veillaient jusqu'à
l’aube, à chanter, danser et « courtiser »; les vacances d’été étant en principe propices à
cela. Il crut s’être endormi dans un monde et réveillé dans un autre.
Un soupçon le frissonna. Il lui semblait avoir été épié, observé par quelqu’un
pendant tout son sommeil dans cette contrée où il devint paranoïaque.
Encore étourdi par son réveil subit, son regard errait à travers toute cette foule,
puis se fixa plus longtemps sur un homme. L’atmosphère de la plage lui inspirait
d’étranges pensées, puis d’étranges interrogations sur la nature humaine. Il se
demandait, par exemple, qu’observait un homme juste devant lui ? Qui était-il ? A quoi
pensait-il ? A quoi aspirait-il ? Cette personne qu’il ignorait, lui insufflait un nombre
infini de questions. Il s’attarda sur son visage et trouvait qu’il avait la face et
l’arrogance d’un aigle, dont le regard semblait chercher quelque chose de vague dans
l’océan : peut-être une idée, un voyage, un projet.
Un moment, il aperçut de loin une superbe silhouette féminine arriver très
lentement. Des voitures roulèrent à côté d’elle dans l’espoir de lui parler, supposait du
moins Mokhtar, puis redémarraient à toutes vitesses. Une fois devant lui, elle lui jeta
un regard fier et furtif, mais si incandescent, qu’il l’embrasa instantanément. Ses yeux
étaient de couleur noisette et incroyablement beaux. Tout en elle était ineffablement
beau. Mokhtar la suivit du regard jusqu'à ce qu’elle devienne à peine visible tant ce
regard l’ensorcela.
Il n’avait jamais connu un tel flamboiement pour la beauté d’une femme.
Comme il n’avait jamais subi une déception si violente, comme celle de cette contrée
saharienne, dont il rêvait depuis si longtemps. Au point qu’il se demandait si l’une
n’avait pas conditionné l’autre. Qu’une indéfinissable alchimie s’était opérée en lui à la
rencontre de ses deux sentiments aussi puissants qu’opposés.
Magie des femmes ou du hasard, Mokhtar changea d’opinion. Car n’eut-il pas eu
l’idée d’aller à Laâyoune-Plage, il serait vraisemblablement reparti le lendemain. Et
son histoire n’aurait pas valu la peine d’être racontée. Il décida de rester un certain
temps. « Histoire de ne pas se précipiter, il voulait se rendre réellement compte
personnellement de l’atmosphère sociale, économique et politique au Sahara, ou
seulement essayer de flairer son penchant, essaya-t-il de se convaincre ». De fait, il
cherchait réellement à savoir et comprendre pourquoi ses frères sahariens voulaient
créer un état indépendant. Une république sahraouie. Une république désormais
reconnue par une grande partie de la communauté internationale. Bien que son
gouvernement siégeât de l’autre côté de la frontière. En exil.
Mais, le secret de la vérité résidait dans le regard divin de celle qui s’appelait
Fanna, apprendra-t-il plus tard.