Le corps à corps dans l`entretien social - CEDIAS
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Le corps à corps dans l`entretien social - CEDIAS
Université PARIS XII Faculté des Sciences de l’Education Et des Sciences sociales Diplôme Supérieur de Travail Social Le corps à corps dans l’entretien social La dimension corporelle comme outil professionnel pour les assistants sociaux polyvalents Mémoire présenté par Estelle HANNEBERT Sous la direction de Sabine DUPUY Sociologue Février 2005 Remerciements Je remercie Sabine Dupuy pour ses conseils attentifs et son soutien et mes collègues assistantes sociales qui ont répondu à mes questions indiscrètes et saugrenues avec beaucoup de bonne volonté et dont l’intérêt m’a encouragé à écrire pour mettre en lumière les richesses du métier d’assistant de service social. 1 Table des matières Introduction ......................................................................................................................4 Chapitre I..........................................................................................................................8 Apports théoriques : Différentes approches du rapport au corps.............................8 1. La corporéité en question au regard du processus de civilisation des mœurs .......9 2. Classes sociales et rapport au corps .....................................................................13 3. L’investissement du corps dans l’hyper modernité..............................................17 Chapitre II ......................................................................................................................22 De la problématique aux hypothèses ............................................................................22 1. Problématique ......................................................................................................23 2. Hypothèses : .........................................................................................................24 Chapitre III Concepts et outils d’analyse ..........................................................................................26 1. Les représentations sociales du corps ..................................................................27 1. Les éléments constitutifs : aspects théoriques..................................................27 2. Le vécu corporel, la pratique du corps et l’image du corps ............................32 3. Rapport du corps à l’environnement social......................................................33 4. Les interactions sociales ..................................................................................34 2. Le déroulement d’un entretien social.......................................................................37 1. L'entrée en matière : le lever de rideau ............................................................38 2. Le corps de l'entretien : l'intrigue.....................................................................39 3. Epilogue : conclusion de l'entretien .................................................................46 3 . Déontologie et valeurs professionnelles des assistants de service social........47 4 - Le service social polyvalent...........................................................................49 Chapitre IV .....................................................................................................................51 Méthodologie ..................................................................................................................51 Choix de l’échantillon ..................................................................................................53 Portraits des personnes interrogées ..............................................................................54 2 Chapitre V ......................................................................................................................60 Analyse des entretiens....................................................................................................60 1 – De la perception du corps aux représentations sociales .........................................61 1 - Le corps -souffrant : Entretiens N°7 et 8 ........................................................63 2 - Le corps - bien-être : Entretiens N°11 et 12 ...................................................64 3 - Le corps en forme .........................................................................................65 2 - Comment et quand abordent-elles la dimension physique ?...........................66 Groupe 1 : le corps-souffrant ...............................................................................67 Groupe 2 : le corps - bien-être..............................................................................69 Groupe 3 : Le corps en forme et en bonne santé..................................................70 3 - Quelques explications sur ces pratiques : .......................................................77 Groupe 1 ..............................................................................................................77 Groupe 2 ..............................................................................................................79 Groupe 3 ..............................................................................................................83 Chapitre VI .....................................................................................................................89 Vérification des hypothèses ...........................................................................................89 Groupes 1 et 2 : ....................................................................................................90 Groupe 3 :.............................................................................................................91 Conclusion.......................................................................................................................94 Bibliographie ..................................................................................................................98 ANNEXES : Annexe 1 : Grille d'entretien Annexe 2 : Code de déontologie Annexe 3 : Entretien N°3 Entretien N°7 Entretien N°12 3 Introduction Depuis mon plus jeune âge, je pratique diverses activités physiques : danse moderne, danse jazz, danse africaine, expression corporelle, yoga, natation, ski. Il m’est toujours apparu évident que ces activités participent de mon équilibre et de ma façon d’entrer en relation avec la société. Dans le cadre de mon métier d’assistante sociale, j’ai été en contact avec de nombreuses personnes en difficulté à des niveaux très divers. J’ai notamment reçu des personnes que j’ai orientées vers des stages d’insertion pour les bénéficiaires du R.M.I. L’une des caractéristiques de ces stages est de proposer en plus des ateliers de remise à niveau ou d’aide à la recherche d’emploi, un module axé sur la corporéité. Cela peut prendre des formes très diversifiées selon le souhait des animateurs : techniques de présentation de soi, intervention d’une socio-esthéticienne, ateliers de relaxation ou de théâtre, randonnée ou toute autre activité sportive. Ces ateliers me semblaient compléter logiquement les activités de formations et les aides à la recherche d’emploi par une prise en compte de l’individu dans son entier, son corps étant partie prenante de ses difficultés et de ses possibilités d’insertion socio-professionnelle. Au cours des entretiens que j’ai menés en qualité d’assistante sociale polyvalente, j’ai pu constater que les personnes reçues en service social vivent souvent une gêne dans leur rapport à leur corps. Il m’apparaît que le corps est souvent le lieu où se manifeste le malaise social vécu par chaque individu. L’exclusion et/ou les difficultés sociales importantes provoquent des pertes de repères à tous les niveaux, et notamment au niveau corporel : d’une part au niveau de l’image corporelle et de la façon dont les personnes intègrent leur corps dans la construction de leur identité ; et d’autre part au niveau de l’intégration des normes corporelles dans la mise en scène de soi en société, la présentation de soi. Grâce à mon expérience professionnelle, je sentais confusément l’importance et la complexité de la place du corps, non pas seulement en tant qu’organisme 4 physiologique, mais comme l’incarnation d’une personne et de sa relation au monde, son inscription dans la société. Dans les sociétés holistes, le corps fait partie du cosmos. Le corps n’existe que dans sa relation au monde. « Le «corps » n’est pas frontière, atome, mais élément indiscernable d’un ensemble symbolique. Nulle aspérité entre la chair de l’homme et la chair du monde.» 1 Dans les sociétés plus individualistes comme la nôtre, le corps n’est pas pour autant coupé de la société qui l’entoure. Le corps humain s’inscrit dans la société qui l’accueille, il y est relié et y trouve sa place. L’homme n’existe qu’à travers son corps, que par son corps. Le corps est une évidence charnelle dont chacun fait l’expérience. Et pourtant, au-delà de la physiologie et de la biologie, le corps est façonné par le contexte social et culturel qui l’entoure. A tous les niveaux, le corps fait partie de la société. Selon David Le Breton, « le processus de socialisation de l’expérience corporelle est une constante de la condition sociale de l’homme.»2 En 1936, Marcel Mauss ouvre le champ d’étude de la sociologie du corps par son article intitulé « Les techniques du corps ».3 Il fait entrer ce champ de recherche dans les sciences humaines. Mauss définit les techniques du corps par la phrase suivante : « J’entends par ce mot les façons dont les hommes, société par société, d’une façon traditionnelle, savent se servir de leur corps. »4 « Le travail réalisé par M. Mauss nous montre comment les normes, les habitudes culturelles s’insinuent dans le quotidien du corps. »5 Le corps est un construit social qui ne peut se comprendre qu’en lien avec la société dans laquelle il évolue. Depuis une cinquantaine d’années, la place du corps dans la civilisation occidentale a considérablement évolué, favorisant une explosion médiatique sur ce thème. On assiste à une prolifération de pratiques et de discours qui valorisent la place du corps et qui sont relayés par les médias. Le corps est valorisé et entretenu au travers de gymnastiques, régimes, esthétiques et autres techniques. Les médias n’ont de cesse de proposer de nouvelles méthodes pour se sentir bien, être bien dans son corps, se sentir toujours en pleine forme. Le corps se dégage du tabou imposé par les religions et la morale, pour devenir un objet qui mérite considération et dont on peut parler. 1 LE BRETON D. , Anthropologie du corps et modernité, P.U.F., 1990 Ed. 2001 (p.17) LE BRETON D., La sociologie du corps, Que sais-je ? N°2678, P.U.F., 5ème édition 2002. (p.5). 3 MAUSS M., Les techniques du corps in Sociologie et anthropologie, Article paru dans le Journal de psychologie XXXII, Avril 1936. 4 Ibidem. 5 BRAUNSTEIN F. et PEPIN J.F., La place du corps dans la culture occidentale, P.U.F. 1999 (P.136) 2 5 Comme tous les individus, les assistants sociaux sont imprégnés de cette évolution de la place du corps. Leurs pratiques professionnelles concernant la dimension corporelle s’appuient sur la façon dont ils perçoivent le rapport au corps. Aussi, j’ai choisi d’étudier en premier lieu la place du corps dans la société occidentale. Nous aborderons la façon de vivre son corps et dans son corps, par trois portes d’entrée. Ces trois points de vue vont nous permettre d’avoir une meilleure compréhension d’un phénomène complexe. Tout d’abord, les pratiques corporelles me semblent être un sujet sur lequel on fait silence dans l’Occident moderne, et on peut le rapporter aux cas des entretiens sociaux dans lesquels on en parle très peu. Pour expliquer ce phénomène, j’ai utilisé le concept de civilisation qui s’inscrit dans un processus tel que l’a défini Norbert Elias c'est-à-dire une évolution historique. Je m’appuierai sur ses travaux pour comprendre l’évolution du rapport au corps et de la place du corps dans le processus de civilisation des mœurs. Dans un deuxième temps, nous nous appuierons sur Pierre Bourdieu pour aborder le rapport au corps selon les classes sociales. Nous tenterons de montrer comment les différentes classes sociales façonnent les schémas corporels tels que cet auteur les a étudiés dans son ouvrage La distinction. Le concept d’habitus proposé par Pierre Bourdieu, ainsi que celui d’hexis corporelle, vont nous permettre de réfléchir aux différentes façons de vivre son corps selon les classes sociales. En effet, les assistants de service social appartiennent à une catégorie professionnelle intermédiaire qui les situe dans la classe moyenne, alors que les personnes qu’ils reçoivent appartiennent majoritairement à la classe populaire. En troisième lieu, nous prendrons une approche radicalement différente pour observer le rapport au corps dans la société occidentale moderne. Nous nous appuierons sur le concept d’individualisme, qui fait porter sur l’individu la responsabilité de luimême. La liberté de l’individu implique la permanente nécessité de faire des choix. Les exigences accrues de responsabilité personnelle entraînent une évolution du rapport à son propre corps. Le rapport au corps est alors malmené, entre responsabilité, autonomie et réalité socio-économique. Les assistants sociaux prennent place dans ces contradictions de la société occidentale moderne. Ces trois approches vont nous éclairer sur le rapport au corps que peuvent établir les assistants de service social et sur celui qu’ils peuvent utiliser dans les entretiens sociaux. En effet, je m’interroge sur le paradoxe entre l’image dominante du corps aujourd’hui, le regard posé sur le corps dans une société prescriptive, à mettre en 6 confrontation avec le corps en souffrance, dans la pauvreté, la vieillesse ou le handicap que rencontrent les assistants sociaux quotidiennement. Face à cette contradiction, comment les assistants sociaux réagissent-ils ? Quelles positions professionnelles adoptent-ils ? Je souhaite explorer comment les assistants sociaux utilisent la dimension physique dans les entretiens sociaux. Nous étudierons donc comment la dimension physique entre en jeu dans l’entretien social au niveau des corps, c'est-à-dire du corps à corps des deux individus en présence, par une analyse des interactions dans l’entretien social, en considérant l’entretien comme une pièce de théâtre. Cela nous conduira à l’analyse de l’utilisation de la dimension corporelle comme outil pour les assistants de service social. Ce qu’ils savent du handicap, de la maladie ainsi que leur ressenti personnel du stigmate (cf. Goffman) et leur souci permanent d’être dans une relation respectueuse de l’individu leur permet de construire des pratiques professionnelles en fonction de leur représentation sociale du corps. L’utilisation du concept de représentation sociale du corps nous permettra de mieux comprendre les diverses positions professionnelles des assistants sociaux et la variabilité de leurs pratiques sur ce thème. 7 Chapitre I Apports théoriques : Différentes approches du rapport au corps 8 1. La corporéité en question au regard du processus de civilisation des mœurs : Nous étudierons dans ce premier chapitre le processus de civilisation des mœurs tel que l’a analysé Norbert Elias, pour montrer en quoi l’étiquette et les règles de savoirvivre sont extrêmement relatifs et exercent une forte influence sur le rapport au corps. Ils ont évolué au fil des siècles et diffèrent dans les différentes cultures. L’individu n’existe que faisant partie d’un ensemble. Le corps de l’homme est indissociable de son environnement. L’homme et son corps sont intimement liés et reliés aux forces de la nature. On observe une rupture progressive que N. Elias situe à la fin du Moyen Age. Le développement de l’individualisme dans la société occidentale favorise une individualisation du corps. L’individu prend possession de son corps et l’habite. Parallèlement, on observe un dualisme entre l’homme et son corps. Ainsi, Platon observe la dualité du corps et de l’âme. Selon lui, le corps est «la prison de l’âme ». Pour Descartes, le corps est un accessoire de la personne. Le corps est une machine, coupée des forces de la nature. Le corps n’occupe plus la place centrale qui relie l’homme aux hommes, au monde, au cosmos. Le corps n’est plus le centre de l’homme. Le modèle anatomophysiologique pense le corps comme l’objet de la médecine, indépendamment du modèle culturel dans lequel il baigne. Le corps est considéré comme un objet biologique ; la vision organiciste sépare le corps et l’esprit. Le corps peut faire l’objet de dissection puisqu’il est objet autonome. C’est donc à partir du XVI° siècle que la médecine organique moderne peut prendre son essor. Au cours du phénomène d’individualisation, l’homme se coupe progressivement de son corps. Les seigneurs, les notables puis les bourgeois mettent le corps à distance en imposant des règles de savoir-vivre. Norbert Elias étudie, à partir des manuels de civilité, l’histoire des règles et des rituels qui ont pour objet le gouvernement des corps 9 et des conduites. Il nous montre le processus de civilisation à l’œuvre dans la manière de gérer les fonctions corporelles. Il démontre une évolution marquée depuis le XVII° siècle. En effet, «les hommes s’appliquent pendant le «processus de civilisation », à refouler tout ce qu’ils ressentent en eux-mêmes comme relevant de leur «nature animale ».6 Peu à peu le corps disparaît dans ses ressentis : l’individu refoule et réprime tout ce qui rappelle son corps. Le processus de civilisation tel que le décrit Norbert Elias provoque un refoulement de toutes les manifestations corporelles. Les odeurs et les bruits du corps sont cachés, réprimés. Le corps ne doit plus se manifester. Tout ce qui rappelle l’animalité de l’homme est gommé pour ne valoriser que le cogito, l’homme qui pense, l’homme esprit. Le corps disparaît au travers de gestuelles socialement acquises et ritualisées. Il devient une évidence oubliée, un refoulement de toutes les manifestations corporelles. Le corps ne doit plus être manifeste. Les gestuelles socialement acquises deviennent des automatismes dans lesquels l’individu n’a plus conscience d’utiliser son corps. Toutes les règles sociales concernant les manifestations physiques sont incorporées. La répétition inlassable des mêmes situations, la familiarité des perceptions sensorielles et la discrétion des activités corporelles entraînent un effacement ritualisé du corps. Le corps disparaît dans ses ressentis, ses sensations. Les rites sociaux répriment les manifestations du corps. Le corps est dénié, jusqu’à ne plus sentir qu’il existe. Le corps réapparaît dans des moments où il devient gênant : la maladie, la souffrance, les limites des possibilités physiques. Les activités corporelles se doivent d’être de plus en plus discrètes. « Le corps se fait invisible, rituellement gommé par la répétition des mêmes situations et la familiarité des perceptions sensorielles »7. Le processus de civilisation est à l’œuvre dans toutes les manifestations corporelles même les plus intimes. Ainsi Georges Vigarello décrit le lavage des mains et du visage comme un geste moral, de décence. Au Moyen Age, il faut «entretenir la netteté de ce qui se voit, effacer la crasse des parties visibles. » Les règles de décence et d’hygiène vont évoluer au cours des siècles, démontrant l’intériorisation et l’incorporation du processus de civilisation. Au dix-neuvième siècle, l’école et les règlements du « Conseils de salubrité » préconisent le bain mensuel. Ils 6 7 ELIAS N. ,La civilisation des mœurs, Calman Lévy, 1973, Ed. 1991 (p. 197) LE BRETON D. Anthropologie du corps et modernité, P.U.F. , Paris, 2001 (p.54) 10 édictent des règles de salubrité nouvelles, en contradiction avec les pratiques d’hygiène populaires. « Les conseils se font l’écho d’une hygiène « moralisée ».8 L’incorporation de ces conseils d’hygiène résultent bien d’une évolution de la société par une incorporation du pouvoir sur les corps. L’imposition des règles de morale inclut les questions liées à l’hygiène intime. L’évolution se fait très progressivement au rythme de l’évolution de la civilisation. Le modèle de la civilisation occidentale est un processus qui entraîne des contreparties fortes pour l’individu : refoulement de la manifestation des émotions et distance au corps. L’individu doit intérioriser des règles de contrôle des émotions et des pulsions. L’autocontrôle des émotions s’accompagne d’une intériorisation des contraintes, d’une autocontrainte et d’une maîtrise de soi. Selon N. Elias, ce processus entraîne une pacification des espaces sociaux par une mise à distance de la violence. Le corps à corps par lequel s’exprimait la violence physique dans la société médiévale jusqu’à la Renaissance s’efface devant le face à face des individus. Le seuil de tolérance de l’expression des émotions évolue parallèlement. Laisser parler son corps, exprimer trop ouvertement ses émotions et ses sentiments en société sont des attitudes à proscrire. « L’évolution des gestes qui définissent ces «mœurs » est indissociable de l’évolution de la sensibilité et, en particulier, de l’intensification progressive et collective du sentiment de dégoût, qui rend insupportables les manifestations corporelles d’autrui, et des sentiments de honte, de gêne, de pudeur, qui incitent à dérober à autrui le spectacle de son propre corps, de ses excrétions et de ses pulsions. Profondément incorporés et ressentis comme naturels, ces sentiments entraînent la formalisation de règles de conduite, qui construisent un consensus sur les gestes qu’il convient ou ne convient pas de faire –gestes qui euxmêmes contribuent à modeler en retour la sensibilité »9. Ces éléments nous apporteront un éclairage spécifique dans la compréhension des enjeux liés aux manifestations corporelles de la personne reçue par l’assistante sociale. L’évolution de la sensibilité s’exprime dans des domaines très divers et notamment dans la distance sociale entre individus. Il convient de respecter une certaine distance entre les corps, variable selon les groupes sociaux. E Hall montre comment le sentiment de l’espace corporel est intégré dans des modèles culturels et institutionnels 8 VIGARELLO G. :Le propre et le sale, l’hygiène du corps depuis le Moyen Age, Points, Seuil, Paris, 1985 (p.54) 9 HEINICH N., La sociologie de Norbert Elias, La Découverte, Paris, 1997 (p.7) 11 qui sont totalement incorporés et agissent sur l’individu à son insu.10 Les systèmes culturels impriment un ordre dans le sentiment de l’espace et résultent de la synthèse de plusieurs éléments sensoriels. Le contact physique est proscrit dans notre société occidentale tandis que le « voir » devient exacerbé. Ainsi, parmi les cinq sens, la vue prend une place de plus en plus prépondérante. «L’autocontrôle des émotions » décrit par Norbert Elias a atteint un point tel que «la civilisation du regard remplace pour ainsi dire le vêtement au titre de protection de l’intimité.»11 Pour David Le Breton, «le regard est aujourd’hui la figure hégémonique de la socialité urbaine » et de «la modernité ». Selon cet auteur, le regard est aujourd’hui le sens le plus développé quand tous les autres sont réprimés. Quand les odeurs corporelles sont refoulées, les bruits du corps bannis et le toucher canalisé, il reste la vue qui est exacerbée. Le regard est prépondérant dans l’échange. David Le Breton cite Georg Simmel et son essai sur l’importance des sens pour montrer la primauté du regard dans l’appréhension sensorielle du monde. « La saisie par le regard fait du visage de l’autre l’essentiel de son identité, l’enracinement le plus significatif de la présence. C’est toujours par l’évaluation du visage que commence la rencontre avec les acteurs. Le premier temps est celui où se croisent les regards et où s’apprécie respectivement la qualité des présences. De ce premier contact dépendent souvent la tonalité de l’échange et son issue ». Avec G. Simmel, D. Le Breton insiste sur l’importance du regard dans la ville, où les autres sens sont résiduels. Le regard permet d’appréhender l’urbanisme de la ville. Il est sollicité sans cesse par le spectacle de la ville, par la vigilance nécessaire à la vie citadine et par la banalisation des écrans en tout genre. Le regard est aussi le premier sens utilisé lors de la rencontre. Il est le sens qui permet de « voir » le corps de l’autre et donc de voir comment l’autre se situe entre les règles de civilisation et le rapport à son corps. Nous étudierons plus loin l’importance du regard dans les interactions et notamment dans les entretiens sociaux, ce qui est «vu» par l’assistant social au premier regard. L’évolution de la sensibilité apparaît aussi dans les limites fixées à l’intimité. Les règles de civilité permettent une mise à distance du corps de l’autre dans les rapports sociaux par respect de l’intimité de chacun. « La civilité est l’activité qui protège le moi des autres « moi », et lui permet de jouir de la compagnie d’autrui.»12 L’intimité a aussi évolué au cours des siècles et des diverses civilisations de même que la limite entre le 10 HALL E., La dimension cachée, Point Seuil, Paris, 1971. HEINICH N. Ibidem 12 SENNET R., Les tyrannies de l’intimité, SEUIL, 1er édition 1974, Paris, 1979. 11 12 privé et le public, l’intime et ce qui est exposé au regard des autres. Cet élément nous permettra de comprendre le sens donné par les assistants sociaux à l’enjeu du respect de l’intimité, en particulier l’intimité qui touche au corps et aux discours sur le corps. L’homme parvient à faire exister son corps malgré les règles sociales et les rites qui répriment les manifestations du corps. Lorsqu’on ne l’entend pas, la sensation du corps disparaît dans les ritualités de la vie quotidienne. Néanmoins, le corps réapparaît notamment dans des moments où il devient gênant : maladie, souffrance, limites physiques. L’état de santé peut donc être défini ici comme une forme de négation du corps. Ainsi le chirurgien René Leriche définit la santé comme «la vie dans le silence des organes » et le philosophe Georges Canguilhem comme «l’inconscience où le sujet est de son corps.»13 Quand l’individu se porte bien, il en arrive à oublier qu’il a un corps, tellement le processus de civilisation l’y invite. Néanmoins, chaque classe sociale donne un sens différent au processus de civilisation des moeurs, comme nous allons l’étudier dans le chapitre suivant. Les assistantes sociales constatent cette diversité dans le public qu’elles reçoivent. Même parmi les individus d’appartenance culturelle à la société française, elles observent que ce processus est toujours en cours d’évolution. Les individus ne sont pas tous au même stade de cette évolution. 2. Classes sociales et rapport au corps L’incorporation des règles de civilisation telle que définie par Norbert Elias s’appuie sur l’opposition entre la bourgeoisie et l’aristocratie, sur les intérêts propres à chacune de ces classes sociales ainsi que sur leur lutte pour le pouvoir et l’acquisition de privilèges comme moteur du processus de civilisation. La mise à distance du corps dans ce processus et la distinction «entre le corps et l’esprit n’est clairement accessible qu'aux 13 Cités par LE BRETON D. Anthropologie du corps et modernité, P.U.F. Paris, 2001. 13 hommes des couches privilégiées et savantes de la bourgeoisie. Les couches populaires s’inscrivent dans des traditions fort éloignées et n’isolent pas le corps de la personne ».14 Nous nous situons donc ici dans le registre des classes sociales telles que les a définies P. Bourdieu. Selon lui, les classes sociales se distinguent par les pratiques et les représentations des agents, « qui permettent de prédire les autres propriétés et qui distinguent et rassemblent des agents aussi semblables que possible entre eux et aussi différents que possible des membres des autres classes, voisines ou éloignées. »15 Les pratiques sont à la base des différenciations. P. Bourdieu approfondit le concept d’habitus proposé par Mauss. Il définit l’habitus comme « ce principe générateur et unificateur qui retraduit les caractéristiques intrinsèques et relationnelles d’une position en un style de vie unitaire, c'est-à-dire un ensemble unitaire de choix de personnes, de biens, de pratiques»16 dans lequel l’habitus corporel trouve sa place. La culture corporelle d’un groupe, ses «techniques du corps » font partie d’un ensemble plus vaste de pratiques et d’attitudes qui expriment des distinctions symboliques. Pour P. Bourdieu, « l’activité pratique est engendrée par l’habitus.»17 La culture somatique est variable selon l’appartenance sociale. « Le schéma corporel est dépositaire de toute une vision du monde social, de toute une philosophie de la personne et du corps propre.» Les relations entre classes sociales mettent en œuvre la formation d’un ordre social par une politique du corps. « L’emprise culturelle et l’hégémonie idéologique dominantes (celles des classes dominantes) s’exercent prioritairement par le truchement d’une politique du corps légitime qui assigne à tous les agents sociaux un statut, une fonction, un rôle corporels. La culture et la socialisation dominantes du corps sont aussi des mécanismes de domination dans, par et à travers le corps. »18 Pour J. M. Brohm, «l’antagonisme de classe impose à chacun un corps de classe, l’idée incorporée que chaque classe se fait du corps légitime. »19 L’imposition d’une politique du corps est indissociable du pouvoir sur le corps, dans une société hiérarchisée. Chaque classe s’approprie une image corporelle que P. Bourdieu a désignée sous le terme d’hexis corporelle. Il la définit comme la représentation subjective du corps de l’individu, propre à chaque couche sociale. Celle-ci se manifeste dans la présentation de soi, les soins du corps, les manières de table, les consommations alimentaires ou encore les pratiques physiques et sportives. 14 LE BRETON D. Ibid (p.71) BOURDIEU P., Raisons pratiques, sur la théorie de l’action, Points, Seuil, 1994 (p.25) 16 BOURDIEU P., Raisons pratiques, Sur la théorie de l’action, Points, Seuil, 1994, (p ; 23) 17 BOURDIEU P., Raisons pratiques, Sur la théorie de l’action, Points, Seuil 1994, Paris.(p.172) 18 BROHM J.M., Corps et pouvoirs : l’emprise au corps, in Actions et recherche sociales, N°1, 1982 (p.113) 19 Ibid (p.125) 15 14 P. Bourdieu insiste : pour lui l’hexis corporelle est avant tout affaire de classes sociales. Ainsi, «les propriétés corporelles sont appréhendées à travers des catégories de perception et des systèmes de classements sociaux qui ne sont pas indépendants de la distribution entre classes sociales des différentes propriétés : les taxinomies en vigueur tendent à opposer, en les hiérarchisant, les propriétés les plus fréquentes chez les dominants (c’est-à-dire les plus rares) et les plus fréquentes chez les dominés.»20 Les rapport de domination permettent d’attribuer plus de valeur à certaines manifestations corporelles au détriment d’autres pratiques qui sont socialement dévalorisées. Une enquête récente de l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES) montre que « la corpulence varie significativement selon le niveau de revenu et de diplôme », quel que soit l’âge. Ainsi, 11,7 % des hommes disposant de moins de 1500 euros par mois sont obèses, contre 4,6 % de ceux ayant plus de 1500 euros de revenus. Les 26-75 ans « ayant au mieux le certificat d’études primaires sont plus de la moitié à être en surpoids ou obèses, contre 31,6 % des bacheliers et des diplômés du supérieur ».21 Nous observons que l’obésité et le surpoids sont plus fréquents dans les classes sociales inférieures et sont très dévalorisés par les médias qui prônent plus couramment le culte de la minceur. Ainsi, les pratiques sportives sont d’autant plus prisées dans certains groupes sociaux qu’elles vont au-devant de la vision du corps qui y prédomine : certains valoriseront la force et la musculation, d’autres la forme ou la minceur. La culture somatique des classes favorisées valorise le corps pour sa forme. Elles sont attentives à l’ensemble des moyens de prévention : consommation médicale, apport alimentaire, pratiques sportives. Les classes supérieures sont prêtes « à investir du temps, des efforts, des privations, de l’argent dans la correction du corps »22 parce qu’elles ont conscience de la valeur marchande de la beauté, ainsi «les femmes de la petite bourgeoisie qui ont assez d’intérêts dans les marchés où les propriétés corporelles peuvent fonctionner comme capital pour accorder à la représentation dominante du corps une reconnaissance inconditionnelle. »23 A l’inverse, les classes populaires entretiennent le plus souvent un rapport instrumental avec le corps, vécu comme outil de travail. La maladie est une entrave à son bon fonctionnement, les signes avant-coureurs étant négligés à cause d’une faible écoute du corps. Le corps est valorisé pour sa force. Ainsi les pratiques d’intérêt ou d’écoute de son corps varient sensiblement selon les groupes sociaux. 20 BOURDIEU P., Remarques provisoires sur la perception sociale du corps, in Actes de la recherche en sciences sociales, 1977, N°14. 21 Article paru dans Le Monde, Jeudi 7 octobre 2004, Les français passent moins de temps à table (p.10) 22 BOURDIEU P., La distinction, Critique sociale du jugement, Ed. de Minuit 1979 (p.227) 23 Ibidem . 15 P. Bourdieu établit un lien entre l’habitus corporel des groupes sociaux et son utilisation dans les conditions objectives d’existence propres à un groupe. Par un mécanisme non conscient, les «choix » de l’agent sont «ajustés à la condition dont il est produit.»24 Ainsi, il intègre totalement l’habitus dans ses techniques corporelles. Sa façon de se vêtir, de se présenter, son rapport au corps et l’ensemble des pratiques liées aux corps : sports, alimentation, consommation médicale, sont déterminés par l’habitus. Ses goûts et ses choix sont les produits systématiques de l’habitus. « Ayant incorporé l’habitus, les agents peuvent paraître en quelque sorte absents de leurs pratiques. »25 P. Bourdieu va plus loin en démontrant que «l’intérêt que les différentes classes accordent à la présentation de soi, l’attention qu’elles lui portent, la conscience qu’elles ont des profits qu’elle apporte (…) sont proportionnés aux chances de profits matériels ou symboliques qu’elles peuvent en attendre raisonnablement ; et plus précisément, ils dépendent de l’existence d’un marché du travail où les propriétés cosmétiques puissent recevoir valeur.»26 On notera l’importance de la présentation de soi selon sa valeur marchande sur le marché du travail. Selon le type d’emploi auquel il prétend, l’individu se présente de façon adaptée. Ainsi, dans la bourgeoisie et la petite bourgeoisie, P. Bourdieu observe l’aisance corporelle, l’importance accordée à la beauté et à l’effort pour s’embellir au point de devenir une grâce de la nature qui donne de l’assurance. A l’inverse, les classes populaires font l’expérience de la gêne corporelle, de la timidité, du malaise physique. L’agent se sent mal dans son corps, lorsqu’il est soumis à la perception de l’autre et qu’il est jugé par les tenants du pouvoir social. Cet aspect est particulièrement mis en lumière dans certains entretiens sociaux dans lesquels les personnes reçues manifestent une gêne concernant tout ce qui est en lien avec le corps. Les soins dentaires sont absents et cela entraîne des conséquences sur l’aspect visuel bucco-dentaire mais aussi des répercussions sur la santé générale. La tenue vestimentaire est négligée ou déplacée par rapport à une recherche d’emploi. Les problèmes d’obésité sont fréquents parmi les personnes reçues. En effet, la population reçue en service social appartient majoritairement aux classes sociales populaires. Le corps est sublimé dans les couches bourgeoises, tandis que le corps des plus exclus existe avant tout dans son animalité, une bouche à nourrir, un corps à héberger. Les études sur les personnes sans domicile fixe montrent que ce sont avant tout les 24 BOURDIEU P. Remarques provisoires sur la perception sociale du corps, ibid, (p.195) BOURDIEU P., Raisons pratiques, sur la théorie de l’action, Points, Seuil, Paris, 1994 (p. 173) 26 BOURDIEU P. La distinction Ed. de Minuit, Paris, 1979 (p.227) 25 16 stigmates physiques qui servent de critères pour écarter ceux qui ne correspondent pas à l’hexis corporelle en vigueur. Les discours sur les S.D.F. sont cristallisés autour de leur corps. Et l’aide sociale consiste à remplir des ventres vides et abriter des corps fatigués. Le S.D.F. est avant tout un corps pauvre, bien avant d’être un individu au sens moderne. L’analyse de l’emprise du corps social sur le corps individuel réalisée par P. Bourdieu dans l’ouvrage La distinction nous apporte un éclairage fondamental pour l’étude du rapport au corps des populations reçues par les assistantes sociales. Néanmoins, cette analyse en terme de rapports de classes a été publiée en 1979 et nous paraît aujourd’hui devoir être questionnée. En effet, si ce point de vue est d’un apport très riche, en particulier lorsque l’on s’interroge sur les populations défavorisées, il ne peut répondre totalement à une nouvelle complexité de la société moderne, confrontée à une individualisation des parcours sociaux et à une forte mobilité sociale ascendante et descendante, qui fait que les classes sociales ne sont plus figées. L’hexis corporelle reste avant tout attachée aux différentes classes sociales, mais on assiste actuellement à une montée de l’individualisme favorisant la responsabilité des agents. L’approche de la relation au corps en terme de classe sociale s’oppose à celle que nous allons développer dans le chapitre suivant concernant l’individualisme. Néanmoins, il me semble que ces deux dimensions antagonistes sont deux facettes d’un phénomène complexe. Il y a antagonisme mais pas opposition, chaque angle de vue apportant un éclairage différent qui permet de mieux appréhender la question et de comprendre à partir de quoi se construit la représentation sociale du corps qu’ont les assistants sociaux. 3. L’investissement du corps dans l’hyper modernité27 Aujourd’hui ni les corps professionnels ni les institutions n’ont plus le pouvoir de dicter une façon d’être, de se vêtir ou de se présenter. Jusqu’au début du XXème siècle, chacun pouvait reconnaître un avocat, un médecin ou un ouvrier à sa tenue vestimentaire sans possibilité de se tromper. Nombre d’écrivains ont décrit les notables par exemple à partir de leurs caractéristiques physiques et de leurs vêtements. Chaque profession et 27 Dossier : L’individu hyper moderne, vers une mutation anthropologique ? Revue Sciences Humaines N°154 Novembre 2004. 17 chaque catégorie sociale avait ses codes vestimentaires ou même son uniforme. Aujourd’hui, nous nous sommes affranchis du poids des grandes institutions : églises, classes sociales, appartenances syndicales, professionnelles ou familiales. Aussi, l’apparence s’individualise et devient de plus en plus importante. Chacun doit construire son identité et le corps est le principal instrument de cette construction. Le corps est devenu aujourd’hui le support de notre identité. L’intériorisation des contraintes sociales par l’incorporation des règles, analysée par N. Elias, trouve son prolongement dans l’injonction de la société individualiste telle que la décrit Alain Ehrenberg. Ce dernier considère que «le recul de la régulation par la discipline conduit à faire de l’agent individuel le responsable de son action (…) Commettre une faute à l’égard de la norme consiste désormais moins à être désobéissant qu’à être incapable d’agir.»28 L’effacement des régulations collectives fait porter sur l’individu les responsabilités et les tensions. On assiste ainsi à une évolution vers une société d’individus, «une société de responsabilité de soi : chacun doit se trouver un projet et agir par lui-même pour ne pas être exclu du lien, quelle que soit la faiblesse des ressources culturelles, économiques ou sociales dont il dispose.»29 L’individu porte ainsi la responsabilité totale de ses actes, en dehors de tout contexte social et économique, à l’inverse de l’analyse développée par P. Bourdieu. Face à cette exacerbation de l’individualisme dans la société occidentale moderne, «chacun veut et doit devenir acteur de sa propre vie. Ce mélange d’aspirations et de normes dessine un style de rapport à la société qui fait de l’estime de soi la condition de l’action »30. Une estime de soi dévalorisée sera un frein à l’action. Les assistants sociaux le constatent parmi les personnes qu’ils reçoivent. Mais le lien entre l’estime de soi, le narcissisme et la corporéité n’apparaît pas avec évidence. David Le Breton nous explique ce lien au travers du processus d’individualisation qui se déroule à l’intérieur de la société contemporaine. L’individualisme «invente le corps en même temps que l’individu »,31 et cela dans la situation où les liens entre les acteurs sont «moins sous l’égide de l’inclusion que sous celle de la séparation ». Autrement dit, le degré d’individualisation dit tout sur l’état du lien social, plus il est élevé, moins le lien est fort. Dans sa dernière étape, celle «d’atomisation des acteurs et de l’émergence d’une sensibilité narcissique», on assiste à la transformation du corps en «refuge et valeur ultime.» C’est la seule certitude de l’individu, le seul moyen de se «rattacher à une sensibilité commune, rencontrer les 28 EHRENBERG A. La fatigue d’être soi, Poches, Odile Jacob, Paris, 1978 ((p.210) EHRENBERG A. L’individu incertain, Calmann Lévy, Paris, 1995 (p.15) 30 Ibidem (p.23) 31 LE BRETON D. Anthropologie du corps et modernité, P.U.F., Paris, 1990, Ed.2001 (p.159) 29 18 autres et se sentir toujours en prise avec une société ou règne l’incertitude »32. Une illustration en est le rapport des adolescents avec la mode vestimentaire, qu’ils utilisent comme façon d’affirmer leur individualité tout en favorisant les liens sociaux avec leurs pairs. David Le Breton nous montre le lien entre le processus d’individualisation et le rapport de l’homme avec son propre corps. Une fois le lien avec autrui rompu, l’individu transforme son corps en un «autre soi-même », un «alter ego », un «équivalent du sujet ». On assiste à un passage du «corps objet » au «corps sujet », à la promotion du corps au stade de «personne à part entière en même temps que miroir, faire-valoir ». De cette façon, «l’individu devient sa propre copie »33, le corps pouvant se détacher du sujet pour mener seul son aventure. Il s’établit une relation duale entre le corps et son sujet. Agir sur l’un entraîne nécessairement des conséquences sur l’autre et inversement. L’image de soi est en questionnement en permanence. Elle n’est plus donnée d’emblée. L’individu doit donc se regarder pour avoir prise sur son image. L’individualisme contemporain engendre ainsi le phénomène de narcissisme. « En plongeant dans le miroir où il forge le sentiment de son bien-être et de sa séduction personnelle, l’homme individualisé voit moins sa propre image que son allégeance plus ou moins heureuse à un agencement de signes. Une tonalité narcissique traverse aujourd’hui mezza voce la sociabilité occidentale » Le narcissisme est envisagé par l’auteur en tant que discours sur «une certaine ambiance du social », «l’une des veines de la sociabilité », une «idéologie du corps », l’image d’un dualisme qui «érige le corps en faire-valoir ». Il représente le travail sur soi, la recherche d’une «personnalisation de la relation au monde » par la mise en avant des «signes vestimentaires, d’attitudes, mais aussi et surtout de signes physiques ». C’est aussi un «inducteur de sociabilité » par sa capacité d’adapter «le choix personnalisé » lorsque l’ambiance sociale «élargit son champ d’influence dans la sphère la plus intime du sujet ». Les codes sociaux de la relation au corps ne sont plus donnés d’emblée par une société devenue incertaine. Au contraire, l’individu se trouve placé devant une quête narcissique pour construire sa propre relation à son corps. Cette construction peut poser problème à l’individu. L’assistant social peut être amené à interroger cette construction de l’image de soi, lorsqu’elle semble difficile à élaborer, inappropriée ou simplement inexistante. Ainsi, l’homme est de plus en plus coupé de son corps dans un dualisme. Il en a de moins en moins besoin dans ses activités quotidiennes, au sens où ses capacités proprement physiques sont peu ou pas sollicitées. Le corps ne vit plus que dans un effacement ritualisé. « La modernité a réduit le continent-corps. C’est parce que ce dernier a cessé d’être le centre rayonnant du sujet qu’il a perdu l’essentiel de sa 32 33 Ibidem (p.160) Ibidem (p.163) 19 puissance d’action sur le monde, que les pratiques ou les discours qui le cernent prennent de l’ampleur.»34 On assiste ainsi à un investissement sans cesse croissant sur le corps. Le rapport au corps se situe ici dans une absence-présence. La préoccupation croissante pour la santé et la prévention amène les acteurs à pratiquer des activités physiques, à porter attention à leur nourriture, leur hygiène de vie, leur forme. Il s’agit pour David Le Breton de «restituer à la condition occidentale la part de chair et sensorialité qui lui fait défaut.»35 Dans sa quête de plaisir corporel, l’individu cherche à réaffirmer que son corps est bien central. L’adhésion aux normes corporelles en vigueur n’est qu’un moyen pour maintenir les liens sociaux, être intégré dans la socialité corporelle occidentale. Alain Ehrenberg se penche sur l’autonomie de l’individu. Selon lui, nous sommes entrés «dans un âge d’apparence intérieure. Pour trouver un emploi ou pour se faire aimer, pour avoir une relation humaine, il est nécessaire de montrer son intérieur psychique, de lui donner une corporéité quasi palpable par le regard d’autrui »36 Ainsi l’individu moderne se donne à voir au regard de l’autre. Il est responsable de ce qu’il donne à voir, donc de son apparence. « Plus les gens sont responsables d’eux-mêmes, plus ils sont propriétaires de leurs corps et plus l’identité est question »37 Cet auteur décrit une société de responsabilité de l‘individu, sans filet social, et il y voit un réel danger : « l’un des problèmes majeurs de l’individualisation réside dans le report de responsabilités illimitées sur l’individu, qui réduit la capacité à agir et conduit à cette face sombre de la subjectivité qu’est l’impuissance psychique (dépression, inhibition, fatigue psychique, stress, etc.) ».38 Les assistants sociaux sont souvent sollicités à ce moment-là, lorsque l’exigence de responsabilité personnelle liée à l’individualisme devient trop lourde à porter. L’individu fait alors appel à des soutiens divers pour affronter les exigences de l’autonomie et faire face aux réalités de sa condition sociale. « Le S.D.F. est l’antimodèle.»39 Il montre l’ambivalence entre les obligations liées à l’individualisme et le contexte socio-économique d’une partie non négligeable de la population qui n’a pas accès à ce modèle. Les assistants sociaux sont en permanence confrontés à cette contradiction, et à la souffrance qu’elle engendre, entre la volonté des individus de faire preuve d’autonomie et de maîtrise de soi-même, « le gouvernement de soi » et les difficultés socio- économiques du marché du travail qui constituent un frein à la réalisation de cette volonté. 34 Ibidem (p.170) Ibidem (p.171) 36 EHRENBERG A. L’individu incertain, Calmann Lévy, Paris, 1995. (p.302) 37 ERHENBERG A. ibid. (p.306) 38 EHRENBERG A., ibid. (p.309) 39 EHRENBERG A. , ibid. 35 20 Le travail social se trouve inscrit dans cette évolution sociale et dans ses conséquences pour l’individu dans les différentes dimensions de la relation au corps que nous avons examinées. Entre corps vécu par l’individu avec sa responsabilité dans son existence matérielle et le corps magnifié par les médias et en particulier la presse féminine, il y a une distance réelle. A partir du processus de civilisation, de l’hexis corporelle et de l’individualisme de la société actuelle, les assistantes sociales se construisent des représentations sociales du corps fondées de diverses manières sur ces concepts. Leurs pratiques s'appuient autant sur les concepts précédents que sur les représentations sociales du corps. Les trois portes d’entrée à l’étude du rapport au corps étudiées dans ce chapitre vont nous servir de socle pour construire une problématique. 21 Chapitre II De la problématique aux hypothèses 22 1. Problématique A partir de ces trois points de vue très différents qui nous permettent d’appréhender le corps comme construit social, je me suis interrogée sur la façon dont les assistants sociaux se positionnent sur ce sujet. Comment le rapport au corps est-il utilisé, manipulé par mes collègues dans leurs pratiques professionnelles ? Est-ce un outil ou un tabou ? Aborder le rapport au corps est un domaine largement ignoré par la plupart des travailleurs sociaux. Les travailleurs sociaux travaillent avec le langage, la mise en mots des sentiments, des actions et sur la vie quotidienne. Au mieux, ils accompagnent les usagers sur le plan de la santé, quand le corps est malade ou souffrant. Mais ils abordent rarement comment le corps réagit et comment il se positionne dans toutes les difficultés que la personne rencontre. Cette impression a été confirmée par les entretiens que j’ai menés. La majorité des assistantes sociales interrogées ont été surprises par le thème, précisant qu’elles n’avaient jamais réfléchi à la question, qu’elles n’avaient jamais pensé à la dimension physique dans les entretiens qu’elles mènent quotidiennement. Les assistants sociaux polyvalents reçoivent des personnes en entretiens individuels. Ils analysent ces entretiens le plus souvent en termes relationnel, psychologique, économique ou social. Mais la dimension physique est rarement évoquée par ces professionnels. Lorsqu’on les interroge, ils ont pourtant une analyse très fine de la situation physique des personnes reçues. Les professionnels gardent en permanence le souci éthique du respect de l’intimité de l’autre. En effet, ils sont amenés à entrer parfois dans des questions très intimes, dont tout ce qui touche au corps fait partie. Les assistants sociaux restent coûte que coûte dans le respect de l’usager et de son rythme. Ils attendent que la personne soit prête à aborder la question physique. Ils font preuve d’une grande pudeur pour aborder l’intimité corporelle. Néanmoins, dans l’entretien, le corps parle ; une partie de la relation passe par le corps, la communication non verbale, la présentation de soi, les gestes, les postures, mais l’assistante sociale n’en parle pas. Le corps reste dans le nondit. J’ai pu constater au cours de mes observations préliminaires que la dimension corporelle n’est pas ou très peu abordée par les assistants sociaux polyvalents alors que 23 je considère que l’utilisation du rapport au corps pourrait être un outil dans l’entretien social. Pourtant ces professionnels ne l’abordent que rarement. Aussi je m’interroge sur les raisons de la non-prise en compte de cette dimension dans les entretiens sociaux. 2. Hypothèses : Je propose deux hypothèses pour tenter d’en comprendre les raisons. Hypothèse N°1 : Les assistantes sociales polyvalentes se forgent des représentations sociales du corps qui influencent leurs façons d’utiliser la dimension corporelle comme outil dans le cours de l’entretien social. Hypothèse N°2 : Les assistantes sociales se censurent dans l’utilisation de la dimension corporelle comme outil au cours de l’entretien social, par respect de la personne reçue. Pour examiner ces hypothèses, nous avons besoin d’expliciter les deux concepts proposés : représentations sociales du corps et la valeur de respect. Ainsi, je propose d’utiliser le concept de représentation sociale comme outil d’analyse des pratiques. En effet, les trois axes développés dans le premier chapitre nous permettent d’envisager que le rapport au corps peut faire l’objet de représentations sociales extrêmement différentes, selon la prise en considération de l’un ou l’autre angle d’approche, voire de plusieurs en complémentarité. Nous étudierons donc comment se constituent les représentations sociales et, en particulier, la représentation sociale du corps telle que l’a étudiée Denise Jodelet. Par ailleurs, pour répondre à nos hypothèses, nous allons examiner les discours des assistantes sociales sur leurs pratiques, durant les entretiens sociaux. Il m’a semblé indispensable pour bien situer le cadre, de présenter le déroulement de l’entretien social. L’assistante sociale reçoit la personne en entretien individuel. Il s’agit de deux individus, donc de deux corps en interactions, d’un corps à corps dont les règles du jeu sont prévues d’avance. Nous étudierons donc l’entretien social en nous appuyant sur l’analyse des interactions développée par Erving Goffman, en considérant l’entretien comme une pièce de théâtre. 24 Une fois le cadre de l’entretien présenté, il nous sera nécessaire de présenter le cadre déontologique de la profession d’assistant de service social. En effet, notre seconde hypothèse évoque la question du respect. Nous étudierons le rôle de cette valeur dans la profession. Nous allons maintenant examiner ces trois outils en détails. 25 Chapitre III Concepts et outils d’analyse 26 1. Les représentations sociales du corps 1. Les éléments constitutifs : aspects théoriques Le concept de représentation sociale, situé à l’interface du psychologique et du social, va être d’un apport important dans la compréhension du phénomène que nous étudions. La théorie des représentations sociales pose «qu’il n’y a pas de coupure entre l’univers extérieur et l’univers intérieur de l’individu. »40 Ainsi, nous allons examiner comment s’élaborent les représentations sociales et quelles sont leurs caractéristiques constitutives. Puis nous tenterons de comprendre comment et à partir de quoi se forment les représentations du corps. Cela nous permettra d’étudier de quelles façons les pratiques des assistantes sociales se fondent sur ces représentations sociales, à partir des discours de ces professionnels sur leurs pratiques. Denise Jodelet définit la représentation sociale comme «une forme de connaissance socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social.» Les représentations sont «organisées sous l’espèce d’un savoir disant quelque chose sur l’état de la réalité.»41 Elles constituent «des modalités de pensée pratique orientées vers la communication, la compréhension et la maîtrise de l’environnement social, matériel et idéel.»42 La représentation sociale du corps permet au sujet, c’est-à-dire l’assistante sociale, de donner un sens à sa pratique, d’analyser la réalité de la dimension corporelle de l’usager. Il y a un lien direct entre la représentation sociale et la pratique qui en 40 MOSCOVICI 1969 (p.9) in JODELET D., Les représentations sociales, P.U.F. 7ème édition 2003. JODELET D. Les représentations sociales, P.U.F., Paris, 7ème édition 2003, (p.53) 42 JODELET D. Représentation sociale : phénomènes, concept et théorie, in Psychologie sociale, sous la direction de S. MOSCOVICI, P.U.F., Paris, 1997 (p .365) 41 27 découle, une interrelation entre les deux aspects. Jean-Claude Abric considère que «par ses fonctions d’élaboration d’un sens commun, de construction de l’identité sociale, par les attentes et les anticipations qu’elle génère, la représentation est à l’origine des pratiques sociales.»43 . Nous commencerons par étudier les aspects théoriques des représentations pour nous interroger ensuite sur la façon dont la représentation sociale du corps va influencer les pratiques de l’assistant social dans l’entretien. Les représentations se construisent à partir des pratiques selon J-C Abric, mais il accorde néanmoins une grande importance à trois autres déterminants : ! Les facteurs culturels : les représentations se basent sur «un fond culturel et historique » ! Les facteurs liés au système de normes et de valeurs : l’individu engagé dans une pratique doit la reconnaître «comme acceptable par rapport au système de valeurs qui est le sien »44 ! Les facteurs liés à l’activité du sujet, qui lui permettent de construire sa représentation. Les assistants sociaux constituent un corps professionnel unifié qui possède sa culture, ses normes et ses valeurs pour réaliser son action. La profession est nettement délimitée par la possession d’un diplôme d’état acquis au cours d’une formation réglementée. Le cursus de formation ainsi que l’association professionnelle favorisent la constitution d’un référentiel commun à la profession et de méthodes d’analyse fondées sur des représentations sociales communes. Les facteurs constitutifs des représentations sont en présence pour constituer une représentation sociale du corps ayant une certaine unité. Denise Jodelet établit un ensemble de caractéristiques des représentations sociales qui va nous permettre de comprendre le sens de ce concept et en quoi il éclaire la relation entre le sujet et l’objet. En effet, une représentation n’existe pas sans objet. Il s’agit pour notre étude d’un objet à la fois très concret : le corps des assistants sociaux et des personnes reçues en entretien, et en même temps abstrait : l’idée du corps ou du vécu corporel. En second lieu, la représentation a un caractère imageant, en permettant de figurer la réalité par le biais d’un imaginaire social et individuel. Elle permet la compréhension de notions abstraites. Par exemple, la représentation du corps permet ainsi de s’imaginer l’intérieur du corps, par l’assimilation de notions médicales souvent 43 44 ABRIC JC Pratiques et représentations sociales, P.U.F., Paris, 1994, 3ème édition 2001, (p.18) ABRIC JC Ibidem (p.220) 28 simplifiées. En troisième lieu, elle a un caractère symbolique et signifiant. La représentation sociale a deux faces, l’une figurative, l’autre symbolique. Dans la figure, le sujet symbolise l’objet qu’il interprète en lui donnant un sens. Pour Abric, «cela permet de définir la représentation comme une vision fonctionnelle du monde, qui permet à l’individu de donner un sens à ses conduites, et de comprendre la réalité, à travers son propre système de références, donc de s’y adapter, de s’y définir une place.»45 Ainsi, l’assistante sociale interprète ce qu’elle observe de la gestuelle ou de l’attitude corporelle de la personne à travers le prisme de sa représentation. Ce qui nous conduit à la quatrième caractéristique. En quatrième lieu, la représentation construit la réalité sociale. « Toute réalité est représentée, c’est-à-dire appropriée par l’individu ou le groupe, reconstruite dans son système cognitif, intégrée dans son système de valeurs dépendant de son histoire et du contexte social et idéologique qui l’environne.»46 En dernier lieu, elle a un caractère autonome et créatif. Elle ne fait qu’influencer les attitudes et les comportements. Elle est un guide pour l’action qui reste néanmoins créative. Elle est un système de pré-décodage de la réalité car elle détermine un ensemble d’anticipations et d’attentes. Les représentations sociales répondent à quatre fonctions qui justifient leur utilité dans la pratique : - « Fonction de savoir : elles permettent de comprendre et d’expliquer la réalité ; Fonctions identitaires : elles définissent l’identité et permettent la sauvegarde de la spécificité des groupes ; Fonctions d’orientations : elles guident les comportements et les pratiques ; Fonctions justificatrices : elles permettent à posteriori de justifier les prises de positions et les comportements. »47 45 Ibidem (p.13) Ibidem (p.12) 47 Ibidem (p.16 et 17) 46 29 A partir de ces éléments de définition, nous allons étudier ce qui constitue la représentation sociale du corps dans la société occidentale et comment elle se construit de façon générale, puis appliquée spécifiquement à notre objet, la représentation sociale du corps construite par le groupe social des assistants sociaux. Dans leur fonction de savoir, les représentations sociales s’appuient sur des réseaux de communication et médias ouvrant la voie à des processus d’influence. Elles permettent ainsi d’intégrer des données nouvelles dans un cadre de pensée pré-existant. Par exemple, des connaissances médicales ou biologiques ou bien des idées nouvelles concernant le développement ou l’équilibre corporel s’intègrent dans la représentation sociale du corps et la font évoluer. Les médias jouent ici un rôle important dans l’évolution des représentations sociales par la vulgarisation de connaissances scientifiques. Par leur fonction identitaire, elles renforcent la cohésion du groupe social et «traduisent la façon dont le groupe se pense. »48 Elles constituent des versions de la réalité partagées par les membres d’un groupe et forment ainsi une vision consensuelle de la réalité, favorisant la cohésion sociale. Les représentations se construisent notamment pendant le cursus de formation qui constitue l’acquisition d’une identité professionnelle et donc de représentations communes au groupe professionnel. Une assistante sociale interrogée indique qu’elle fait observer par les stagiaires qu’elle forme les attitudes corporelles et le langage non-verbal des usagers pendant les entretiens. Entretien N°3 : « La gestuelle, je ne fais pas forcément attention, là où je fais attention, je suis plus vigilante, c’est quand je prends des stagiaires, les premiers mois c’est ce qu’on travaille. Tout ce qui est physique, du verbal et du non verbal. Donc ça, on est amené à le travailler, je suis d’autant plus vigilante quand j’ai une stagiaire, je ne le suis pas forcément en dehors.» Alors qu’elle-même ne semble plus y prêter attention, elle participe ici au processus de construction d’une représentation en formant les étudiants à acquérir des outils d’analyse de l’entretien. De plus elle utilise sa propre représentation sociale du corps de façon automatique, comme faisant partie de son identité professionnelle. 48 Ibidem (p.68) 30 Denise Jodelet a réalisé en 197649 une recherche sur les représentations sociales du corps en interrogeant un large échantillon de personnes sur tous les mots qu’elles associaient au mot «corps ». (Technique d’étude largement détaillée par J. C. Abric dans le chapitre sur les méthodologies de recueil des représentations sociales, in Pratiques sociales et représentations, P.U.F. 2001). L’auteur les regroupe en une liste de thématiques qui participent à la construction de la représentation sociale du corps. Cela nous apporte un éclairage très riche sur la diversité des composants de la représentation, éléments que nous retrouverons dans le discours des assistantes sociales interrogées, sous des formes diverses. - Les parties du corps : les organes, Les états organiques : les soins, les transformations, Les éléments matériels ou fonctionnels, L’esthétique, l’apparence extérieure, Les formes d’actions, les états posturaux, Les sensations, le vécu corporel, Le potentiel corporel, la sexualité, L’expression, les relations, Les affects, le vécu émotionnel, Les éléments naturels et poétiques Les notions morales. En fonction des catégories des répondants (sexe), l’auteur détermine deux visions du corps : le corps morcelé, juxtaposition d’éléments anatomiques qui lui apparaît comme la représentation majoritaire chez les femmes interrogées et le corps tout fonctionnel, c’est-à-dire organique, qui est majoritaire chez les hommes interrogés. Denise Jodelet considère que la représentation sociale du corps se construit à partir de quatre approches complémentaires : • • • • Le vécu corporel : la pratique du corps, le voir et l’image du corps, Le rapport du corps à l’environnement, Les interactions sociales, Les acquisitions notionnelles et normatives. Nous utiliserons ces catégories pour approfondir l’étude des éléments constitutifs de la construction de la représentation du corps pour le groupe social qui nous intéresse. 49 JODELET D. La représentation sociale du corps, Rapport de recherche, EHESS, Paris, 1976, non publié. 31 Les assistants sociaux naviguent entre deux représentations du corps qui se superposent parfois, mais pas toujours : celle de leur propre corps et celle du corps des personnes reçues. 2. Le vécu corporel, la pratique du corps et l’image du corps : Dans ses ouvrages, David Le Breton considère l’existence de deux corps, celui qu’on exhibe «triomphant, sain, jeune et bronzé », et celui du quotidien «dilué dans la banalité des jours ». « Si le nouvel imaginaire du corps n’est pas sans incidence sur le quotidien, ses effets restent mineurs, ils concernent plus l’imaginaire que le corps vécu. »50 Le premier type de corps tombe sous les rites de l’effacement ; la seule possibilité de refaire une «alliance ontologique » avec son possesseur, c’est celle des exercices physiques. C’est le seul moment où l’individu réussit à entrer en contact avec les autres. Quant au corps exhibé, il représente le résultat direct du fonctionnement de la publicité. Ainsi «le corps libéré de la publicité est propre, lisse, net, jeune, séduisant, sportif. Ce n’est pas le corps de la vie quotidienne.»51 En réalité, D. Le Breton considère cet aspect comme «l’imaginaire du corps », un imaginaire profondément «dualiste ». Ainsi, la «libération du corps » représente en fait une libération de soi, « le sentiment d’avoir gagné un épanouissement » à travers «un usage différent de ses activités physiques » ou une «gestion neuve de son apparence (…) Ecarter le corps du sujet pour affirmer ensuite sa libération est une figure de style d’un imaginaire dualiste. »52 David Le Breton y voit un dualisme entre l’homme et son corps mais aussi entre deux visions du corps dans la société : « sur les deux plateaux de la balance, celui du corps méprisé et destitué de la techno-science ou celui du corps choyé de la société de consommation. »53 Le corps vécu par chacun est constitué d’effacement et de quotidienneté, de gestes mille fois répétés et de petites douleurs, de jouissance et de plaisirs, de sensations et d’insensibilité, de souplesse et de rigueur, de force et de fragilité. Le corps est souvent 50 LE BRETON D., Anthropologie du corps et modernité, P.U.F. Paris, 1990 (p.130) Ibidem (p.136) 52 Ibidem (p.143) 53 Ibidem (p.158) 51 32 oublié dans la routine du quotidien. Il disparaît de la conscience de l’acteur dans l’écoulement de la vie courante. La vie quotidienne répète inlassablement les mêmes mouvements, les mêmes mimiques. Les conduites corporelles les plus futiles impliquent la médiation du corps. Mais ces actes quotidiens sont tellement ritualisés que l’individu les oublie, du fait de la répétition. On assiste à un effacement ritualisé du corps. L’acteur utilise son corps sans y penser. Il ne réapparaît qu’à de rares moments, dans des phases de tensions, de douleurs ou de stress. Les représentations sont constituées de toutes ces images, dans leurs aspects négatifs et positifs, en accord ou en opposition, mais qui s’affrontent et se confrontent à la chair tangible. 3. Rapport du corps à l’environnement social Les représentations de la corporéité varient dans les différents groupes sociaux. En effet, le corps est toujours investi socialement de manière spécifique. « Le corps que nous observons, loin d’être une donnée définitive, est le lieu d’une (re)configuration permanente : il est « à l’œuvre » (dans l’œuvre et l’espace social). En ce sens, certains voient en lui un remarquable révélateur social, voir un « métalieu » (J.M. Brohm) : un lieu dialectique, révélateur du fonctionnement imaginaire de nos représentations.»54 Ainsi, en adoptant certaines habitudes corporelles du pays d’accueil, le migrant se moule dans une culture somatique différente. Il acquiert d’autres gestes, d’autres façons de saluer ou de marcher. Une nouvelle couche de «socialité corporelle (Le Breton) » vient se superposer à la première et la mettre en sommeil. La langue du pays d’accueil fonctionne avec une gestuelle appropriée. Les gestes et les mimiques qui accompagnent le langage verbal font partie intégrante du système de communication. « Pareil à la langue, le corps est un prisme projeté sur le monde : un système sémiologique qui fonctionne pour le sujet lui-même, mais qui s’adresse également aux autres acteurs par l’intermédiaire de la gestuelle.»55 De retour dans son pays d’origine, l’émigré renoue avec les gestes d’autrefois, retrouve des sensations oubliées, des techniques corporelles qu’il croyait perdues. 54 « La lettre du corps », Site internet de l’Université P. Mendes France, Grenoble, 2000. LE BRETON D. Corps et société, Essai de sociologie et d’anthropologie du corps, Librairie des Méridiens, Paris, 1985. 55 33 De même l’expression des sentiments, le rapport à la douleur physique ou la manifestation sociale des maladies dépendent des modèles culturels et sociaux des groupes où ils se manifestent. Les assistantes sociales sont amenées à recevoir des personnes appartenant à une grande diversité culturelle. Leur représentation se construit autour de cette diversité, avec la notion de la signification et de la valeur différentes des gestes ou des expressions corporelles selon les cultures. Une assistante sociale (entretien N°5) explique qu’elle peut être amenée à avoir un contact physique (toucher la main) avec une personne de culture méditerranéenne, mais qu’elle ne se le permettra pas avec une personne d’origine asiatique, chez qui le toucher pourrait paraître indécent. 4. Les interactions sociales : La représentation sociale du corps évolue au gré des interactions sociales. Cellesci mettent en jeu la présentation corporelle de chaque individu, sa façon de dire bonjour, de s’asseoir, de bouger. L’intégration des normes de présentation corporelle forme un répertoire de comportements, de possibilités de présenter son apparence au regard social en fonction de situations données. Les pratiques de construction de l’apparence corporelle font appel pour leur mise en œuvre à une forme de savoir social. Le filtre que constitue la représentation sociale permettra une analyse de la présentation corporelle au cours de l’interaction constituée dans l’entretien social. Le savoir corporel participe de la socialisation et s’alimente en retour des modes de socialisation. Il est en perpétuelle construction, il se transforme sans cesse au gré des situations sociales rencontrées. La représentation du corps peut être amenée à évoluer parallèlement. Il y a interrelation dans le sens où l’a défini Erving Goffman dans la mesure où chacun des deux acteurs accorde sa posture et ses réactions physiques avec les interactions de l’autre. Selon la façon dont l’acteur se présente physiquement, l’interlocuteur va réagir, indépendamment des paroles prononcées. L’assistante sociale et la personne qu’elle reçoit sont tour à tour acteur et interlocuteur dans le jeu de l’entretien. Goffman décrit en détail les jeux de regards, les mimiques, les gestes qui nous sont également rapportés par les assistantes sociales interrogées. Les acteurs sociaux mobilisent leurs représentations et élaborent des techniques en fonction des rapports sociaux. Les phénomènes corporels font partie de la socialisation. Tout usage de l’apparence corporelle est socialisé et dépend, selon Goffman56, de l’interlocuteur choisi. 56 GOFFMAN E. La mise en scène de la vie quotidienne, Tome 1 : La présentation de soi, Editions de minuit, Paris, 1973. 34 L’utilisation de l’apparence corporelle dépend aussi du contexte social où évolue l’individu. La maîtrise de ce savoir socio-corporel constitue un enjeu d’appartenance au groupe social. Elle établit une partie du capital social qui permet à l’individu de se situer dans les logiques sociales. L’apparence corporelle est un construit social dans lequel les pratiques d’acteurs sont en action. En effet, les assistantes sociales reçoivent des publics de différentes classes sociales et observent des différences d’apparence corporelle, d’héxis corporelle et de vécu corporel. Nous avons pu examiner cette dimension plus haut dans le chapitre sur le corps et les classes sociales à partir des recherches menées par P. Bourdieu. 5 Les acquisitions notionnelles et normatives : La représentation sociale du corps se construit grâce aux médias, mais aussi grâce à la publicité. L’industrie liée aux diverses pratiques corporelles (produits de régimes, cosmétiques, salles de sport, chirurgie esthétique, etc.) est en plein essor. Les enjeux économiques sont sans cesse en augmentation. Le corps est un objet qui rapporte. Plusieurs images du corps se côtoient dans les médias sans s’opposer : d’une part l’image d’un corps jeune, mince et bronzé, objet de séduction et de plaisirs, d’autre part le corps objet des sciences médicales, morcelé entre les différentes spécialités médicales, examiné dans sa transparence par les techniques d’explorations et d’imagerie. Parallèlement, on trouve une image du corps habité, objet de tous les soins liés au bienêtre par une prise en charge active de soi-même. Les magazines féminins et depuis peu masculins, véhiculent le culte de la minceur au travers d’articles sur des techniques miracles pour mincir ou rester mince, ainsi que d’un nombre impressionnant de pages de publicités pour des produits amaigrissants. L’image du corps ne peut être que «jeune, mince et bronzé.» La plupart des magazines n’admettent aucune autre image corporelle. L’étude d’une revue de presse de divers magazines féminins fait apparaître une seule publicité intitulée «soyez ferme, affirmez vos courbes » pour une crème «raffermissante », qui valorise les rondeurs féminines et une page de publi-info pour la prévention de l’ostéoporose qui, tout en reconnaissant le vieillissement de l’organisme, propose de rester toujours en forme et de «protéger son indépendance pour plus tard ». L’image du corps déformé, handicapé ou âgé est occultée par un anti-âgisme et un antipoids généralisés. Ainsi, le journal de vingt heures à la télévision qui présente un reportage sur l’obésité en Chine, suivi d’une manifestation des personnes handicapées 35 revendiquant leurs droits, met en exergue les différences de ces personnes avec les normes corporelles en vigueur et s’appuie justement sur leurs différences pour renforcer la puissance des normes sociales. Nous avons décrit dans un autre chapitre la place du corps dans l’individualisme de la société occidentale, avec ses conséquences en terme de responsabilité de soimême. Pour Gilles Lipovetsky, «plus s’impose l’idéal d’autonomie individuelle, plus s’accroît l’exigence de conformité aux modèles sociaux du corps.»57 Pour cet auteur, les représentations sociales du corps qui survalorisent la minceur et la jeunesse s’inscrivent dans la logique de la société des individus. Ainsi, la volonté d’être mince signifie une puissance sur soi, un souci d’efficacité, d’autonomie, «la volonté d’être jugé moins comme corps et plus comme sujet maître de lui-même.»58 Il considère que «le culte contemporain de la beauté doit se comprendre sous le signe moderne de la nonacceptation de la fatalité, de la montée en puissance des valeurs conquérantes d’appropriation du monde et du soi »59. Ces arguments me questionnent pour ce qui concerne la population reçue en service social, qui est pour une grande partie éloignée de l’autonomie et des valeurs conquérantes décrites par G. Lipovetsky. Il semble qu’il existe une distance importante entre cette représentation sociale dynamique, du rapport au corps comme maîtrise de soimême, avec la représentation sociale du corps beaucoup plus passive des personnes ayant une faible autonomie sociale. Les représentations que les assistants sociaux ont de leur propre corps peuvent, dans certain cas se distancier largement de la représentation sociale qu’ils ont du corps des personnes reçues en entretien social. Cette distance est peut-être un élément d’explication de leur façon d’aborder le rapport au corps pendant les entretiens sociaux. La distance entre ces deux représentations sociales trouve sa source dans les éléments abordés dans les premiers chapitres. En effet, nous avons étudié trois dimensions du rapport au corps qui sont constitutifs de la représentation sociale du corps. Chaque angle d’approche est mis en jeu différemment dans la représentation sociale que les assistants sociaux ont de leur propre corps et dans celle qu’ils ont du corps des personnes reçues. Etablir une dichotomie entre ces deux représentations reviendrait à effectuer une simplification abusive. Notre enquête nous permettra d’étudier les nuances. Ce chapitre nous a permis de comprendre comment se construisent les 57 LIPOVETSKY G. La troisième femme : permanence et révolution du féminin, Gallimard, 1997, (p.135) Ibidem (p.140) 59 Ibidem (p.143) 58 36 représentations sociales du corps telles qu’elles entrent en jeu dans l’entretien social. L’ensemble de ces éléments participe à la constitution de la représentation sociale du corps, chacun apportant un éclairage complémentaire sur un objet multiforme, concret et abstrait, comme on l’a vu plus haut. Pour approcher de plus près notre objet d’étude, nous nous appuierons sur les représentations sociales du corps pour étudier dans le chapitre suivant les interactions qui sont mises en œuvre dans le déroulement d’un entretien social. 2. Le déroulement d’un entretien social Les entretiens sociaux menés par les assistantes sociales se déroulent dans un cadre très structuré. Il leur arrive de sortir de ce cadre lorsqu’elles effectuent des visites à domicile ou des interventions en travail collectif, mais ce n’est pas ce que nous étudions ici. Dès que les deux acteurs ou groupes d’acteurs sont en présence, dès les premiers regards échangés, les modalités et les caractéristiques de l’interaction se mettent en place (groupe d’acteurs car l’assistante sociale peut recevoir accompagnée d’un stagiaire ou d’un autre travailleur social et l’usager peut être un groupe familial ou bien accompagné d’un interprète). Nous allons comparer l'entretien social à une pièce de théâtre en nous appuyant sur les analyses de l’interaction développées par Erving Goffman dans son ouvrage La mise en scène de la vie quotidienne60. Les deux groupes d'acteurs en présence jouent chacun un rôle dont les grandes lignes sont déterminées d'avance. A partir du déroulement de l'entretien et de ses différentes phases, nous pourrons examiner l'importance de la perception sociale d'autrui dans les interactions. La perception d'autrui passe notamment par l'apparence corporelle et par des règles d'étiquette sociale, que nous étudierons au cours des différentes étapes de l'entretien. 60 GOFFMAN E. La mise en scène de la vie quotidienne Tome 1 La présentation de soi, Les éditions de minuit, Paris, 1973. 37 1. L'entrée en matière : le lever de rideau Le lever de rideau a lieu le plus souvent dans la salle d'attente. Cet espace est ouvert à tout le public. Aussi l'interaction se met en place avant même d'entrer dans l'intimité du bureau : Entretien N°7 : On a des flashs et ça influence sûrement l'entretien. C'est le premier regard. Avant que la personne parle, en fait c'est la première chose. Dès l’entrée en matière, le premier regard, la première poignée de main, l’interaction se met en œuvre. La perception de l’âge et du sexe, de l’origine ethnique et de la catégorie sociale d’appartenance permettent à l’assistante sociale de procéder mentalement à une première catégorisation immédiate. Ceci va lui permettre de procéder à un choix parmi l’ensemble de ses propres représentations du corps telles que nous les avons définies dans le chapitre concerné, pour s’adapter à la personne qui lui fait face. Cette catégorisation est plus ou moins sommaire et pertinente selon son habitude du contexte social particulier de la population reçue et des traits décryptés par ses perceptions. Elle effectue mentalement un classement social plus ou moins précis, révisable à tous moments, qui lui sert de grille de lecture. Pour cela elle s’appuie notamment sur les divers constituants de ses représentations sociales. (Voir chapitre ci-dessus) Puis les premiers gestes, la façon de s’asseoir, de prendre la parole, vont permettre à l’assistante sociale de percevoir comment se sent la personne, son état mental, son état de stress : Entretien N°5 : « Oui, souvent au premier entretien, l’attitude physique est très marquée, soit sur la réserve, soit au contraire très volubile, des gens qui viennent, qui posent toutes leurs questions, tous les problèmes, quitte à se pencher vers l’assistante sociale. Ils viennent comme s’ils avaient à convaincre quelqu’un, comme s’ils avaient besoin de tout poser d’un coup pour que surtout ils n’oublient rien, et l’attitude physique qui va avec. Comment tu l’expliques, qu’est-ce que ça signifie pour toi ? Je pense que c’est un stress de la personne qui est en demande et qui, soit déballe tout d’un coup, va tout poser d’emblée en début d’entretien et du premier entretien. Je pense que ça c’est des gens qui sont sous pression. Et puis les autres qui sont plus réservés, sont plus dans le questionnement autour de : qu’est-ce qu’elle va me demander, et qu’est-ce que je peux attendre d’elle, une inquiétude et un stress aussi d’une certaine façon. Je crois que d’un côté comme de l’autre, il y a une forme de stress qui s’exprime différemment, mais qui s’exprime. » Elle en déduit ainsi l’attitude qu’elle doit prendre pour s’adapter. Son attitude dépend ainsi totalement de sa perception d’autrui. 38 Les rituels de salutation et d’interactions permettent de prévoir globalement le déroulé de l’entretien social qui se doit de respecter certaines règles de civilité. « Toute interaction s’ouvre et se clôt par une série de rituels, de gestes et de paroles qui mettent les acteurs en position propice pour engager ou conclure un échange. L’entrée en matière sollicite des formes de salutations socialement et culturellement variables.» Les horizons culturels des personnes reçues par les assistants sociaux sont d’une grande diversité et les rituels de salutation divergent à travers le monde : se serrer la main, s’embrasser, mettre la main sur sa poitrine, se pencher en avant, se serrer dans les bras. Des études anthropologiques ont été menées pour mettre en relief cette diversité. Dans le cadre de l’institution du service social, il y a confrontation entre la poignée de main habituelle de l’assistant social et les habitudes culturelles de salutation de la personne reçue. Cette confrontation donne des indications sur l’intégration et l’assimilation de la personne dans la société française. Entretien N°2 : je suis quelqu’un qui serre la main à chaque entretien. Il y a, pour moi c’est important qu’il y ait un contact physique avec la personne à travers le fait de serrer la main, de le regarder dans les yeux, Entretien N°6 : Alors la première chose, ce à quoi je fais attention, c’est de leur serrer la main. Bon alors serrer la main, ce n’est pas forcément spontané pour eux. C’est-à-dire qu’en général, c’est moi qui avance le bras pour serrer la main. Il y en a chez lesquels ça paraît naturel quoi, qui d’emblée vont le faire spontanément et d’autres pas. Entretien N°7 :J’essaie d’être assez souriante, pour les mettre à l’aise. Moi personnellement, si je ne pense qu’à moi. Non c’est plutôt en souci de la réaction de l’autre, pour mettre l’autre à l’aise. 2. Le corps de l'entretien : l'intrigue Après le lever de rideau et les premières interactions, il peut sembler que la pièce est écrite d'avance. Pourtant comme dans le théâtre d'improvisation, seule la mise en scène est déterminée par le maître du jeu. Les professionnels choisissent leur mise en scène : le décor, les accessoires et la place de chaque acteur. Parfois l'assistante sociale laisse volontairement le choix de la place de chacun à la personne reçue. Entretien N°6 : Alors là, il y a autre chose qui se passe, c’est en fait : où est-ce qu’ils vont s’asseoir ? Parce qu’on a des tables, tu as vu nos locaux. Il y a deux salles, en fait une vraie salle d’entretien et éventuellement celle-ci, la cuisine 39 donc tu vois. Et dans la salle d’entretien, nous on l’a plus souvent, parce que tu vois à l’accueil, elles ont un bureau. Donc systématiquement, leur place est derrière le bureau et elles devant. C’est la même chose quand on reçoit dans le bureau de la responsable, au niveau de la position des gens. Par contre comme c’est une table ronde dans la salle où on reçoit le plus souvent, ça dépend de la distance qu’ils veulent mettre dans l’entretien. Alors soit ils vont s’asseoir, évidemment ça fait un rond, moi si je suis assise, ils veulent être assis en face, je leur indique pas forcément un siège quoi. Je dis « asseyez-vous », quand même le réflexe le plus courant, c’est d’aller s’asseoir en face de moi. Mais ça arrive qu’il y ait des gens qui choisissent de s’asseoir plus près. Elles fixent les règles du jeu en fonction de l'objectif de l'entretien. Un entretien réalisé suite à une convocation du service social sera beaucoup plus formalisé et sera donc réalisé dans un cadre très administratif, derrière un bureau : Entretien N°6 : Ce qu’il y a aussi que j’ai constaté, c’est quand on fait un entretien avec l’enfance (avec une éducatrice ou une assistante sociale de l’équipe de l’aide sociale à l’enfance), un entretien cadré par rapport à un signalement, euh, là c’est pareil ce n’est pas toujours, on évite de recevoir à la cuisine, ça ne peut pas… et là… est-ce que c’est un cadre … de…, du contexte où on reçoit qui fait ça, mais moi je ne vais pas m’asseoir à n’importe quelle place. Tu vois, en fait, je ne sais pas, évidemment ça dépend s’il y a une personne ou deux, mais on cherche le face à face. Je trouve qu’on cherche le face à face, autant le professionnel de l’enfance que…que… Comment tu l’expliques ? Peut-être pour marquer une plus grande distance, oui je pense que c’est ça. Là on est…ils n’ont pas demandé à nous voir, c’est nous qui les faisons venir et pas pour n’importe quoi, et c’est peut-être ça aussi qui fait qu’on cherche à marquer le cadre, qu’on évite de recevoir ici dans la cuisine, je pense que ce n’est pas anodin. Tandis que lors d'un entretien pour la rédaction d'un contrat d'insertion par exemple, l'assistante sociale recherche une plus grande proximité en s'asseyant côte à côte avec la personne reçue : Entretien N°3 : Il y a certaines personnes avec qui cette distance, tu as pas envie de l’avoir, ou tu sens que c’est important d’essayer de rétablir tant qu’on peut, même si c’est dans l’illusoire, cette distance, de la réduire un peu, c’est important, notamment pour les contrats d’insertion. (...), un contrat d’insertion, ça prend du temps, on est pas forcément dans la même dynamique ou dans le même travail qu’une aide financière, sur un entretien lambda, un contrat d’insertion, moi je sais que je prenais le temps avec les gens, et on s’installait en côte à côte, c’est plus par rapport aux demandes des gens, des dossiers à remplir… C’est aussi pour avoir une attitude plus dans la proximité ? 40 Oui, plus proche, mais quelque part ça peut être déstabilisant pour les gens, c’est marrant. Il y a des gens qui ont été très étonnés, qui m’ont dit, vous votre place c’est là-bas : Non aujourd’hui ça ne va pas être comme ça. Aujourd’hui on va travailler sur votre dossier. Donc tu sens au départ, dans la gestuelle, les gens ne sont pas à l’aise parce que ce n’est pas la relation habituelle et puis finalement au fur et à mesure que ça se fait, ils apprécient. Ils en redemandent. Mais je ne dis pas que pour moi, ce n’est pas forcement non plus évident, parce qu’on n’est pas habitué à ce genre de face à face, d’être à côté l’un de l’autre mais je trouve que ça casse aussi une certaine distance, parfois il n’ y a pas forcement besoin d’avoir. Néanmoins, deux assistantes sociales ont cités des exemples dans lesquels les rôles se sont renversés : c'est la personne reçue qui a décidé et imposé la règle du jeu , en restant debout durant tout l'entretien. Chacune explique ce comportement par un malaise lié à une pathologie psychiatrique ou à une toxicomanie. Entretien N° 9 : Il n’a pas voulu s’asseoir. Il est resté debout. J’étais mal, mal à l’aise parce qu’il diffusait un truc là, mais vraiment, alors bon je ne sais pas s’il pouvait être violent, pas violent. Il paraît que oui, bon il n’a pas voulu s’asseoir. J’ai essayé de lui dire « bon asseyez-vous cinq minutes et tout». « Non non je n’ai pas le temps, j’ai des tas de choses à faire et tout». J’avais fait le geste de m’asseoir, je me suis relevée. Je ne vais pas rester… en plus il était assez... (elle fait des gestes pour montrer qu’il était grand et costaud) Je suis restée debout. On a fait un entretien debout, pour être à la même hauteur que lui. Entretien N°2 : quelqu’un qui est bénéficiaire du R.M.I. que j’ai reçu il n’y a pas longtemps qui est resté debout lors que je le recevais dans le cadre du contrat d’insertion. Il bougeait, il regardait par la fenêtre, alors je lui ai proposé de s’asseoir. Bon alors, lui, je l’ai reçu plusieurs fois, à chaque fois il a cette attitude-là. En fait je laisse la personne complètement libre de ça. C'est-à-dire qu’au départ, ça m’a un petit peu gênée, au départ, mais en fait je lui ai proposé de s’asseoir, surtout que c’était là dans le cadre d’un écrit. Finalement il a écrit debout en deux lignes, ça a été très rapide. Et en fait, donc lui c’était quelqu’un d’agité, que je qualifierais d’agité, et toutes ses attitudes montraient qu’il était à la fois pas content d’être là. A travers sa gestuelle, son comportement, il traduisait complètement le fait qu’il n’avait pas envie d’être là. Ces personnes remettent en question la place de l'assistante sociale en jouant sur la mise en scène. Chaque acteur apporte sa participation mais aucun des deux ne maîtrise la suite de l'oeuvre théâtrale qui s'élabore sous leurs yeux. Lorsque les premières interactions sont mises en place, le corps de l'entretien peut se dérouler. Comme l'acteur, l'assistante sociale doit composer entre sa personnalité et le rôle qu'elle joue. Ainsi en entrant dans 41 la peau du personnage joué, elle n'abandonne pas la sienne : Entretien N°11 : "Avant d'être assistante sociale, je suis une femme comme une autre". Entretien N°2 : Là par contre, je me suis surprise moi-même. Et je crois que c'est complètement en lien avec ce qu'on est, quoi". L’apparence corporelle apporte des éléments sur l’identité de l’individu. « Par suite, lorsqu’un inconnu se présente à nous, ses premières apparitions ont toutes chances de nous mettre en mesure de prévoir la catégorie à laquelle il appartient et les attributs qu’il possède, son «identité sociale » pour employer un terme meilleur que celui de «statut social » car il s’y inclut des attributs personnels tels que « l’honnêteté », tout autant que des attributs structuraux comme la «profession ».61 Goffman évoque ici la profession comme faisant partie de l’identité sociale. C’est pour partie vraie. Néanmoins les personnes reçues dans les services sociaux n’ont, pour un grand nombre d’entre eux, pas de profession à laquelle ils pourraient s’identifier. Chômeurs et précaires sont largement majoritaires. Une assistante sociale (entretien N°6) cite l’exemple d’un homme coiffeur : «En fait à chaque fois, il venait pour qu’on lui trouve une chambre, un foyer. C’était désagréable parce que, enfin, il mettait beaucoup en avant ses problèmes de diabète. En fait, il est coiffeur de métier. A chaque fois qu’il a une place de coiffeur, il n’y reste pas parce qu’il s’alcoolise, parce qu’il vient pas à l’heure. Il ne tient pas. Et une fois, je me rappelle, ce qui avait été tenté. On lui avait trouvé une place au foyer d’Arcueil, au centre Vivre, de réinsertion. Et il n’a pas…, il avait un suivi. Il est parti de lui-même. Elle le définit avant tout par son stigmate : l’alcoolisme qui détermine sa condition de précaire avant d’être coiffeur. La profession ne se manifeste pas ici par des signes identitaires clairement identifiables et constitutifs de l’individu. La situation d’entretien social mobilise l’apparence corporelle. Ainsi selon le message qu’elle veut faire passer, la personne reçue modifie sa présentation vestimentaire, sa posture physique, la manifestation de ses émotions, dans une dynamique plus ou moins volontaire et souvent inconsciente. Elle exerce un autocontrôle sur les signes porteurs d’informations sociales. Ces signes ont du sens pour la personne qui les reçoit, même sans parole échangée. Erving Goffman analyse ces signes en distinguant plusieurs catégories : 61 GOFFMAN E. Stigmates, les usages sociaux des handicaps, Editions de Minuit, Paris, 1975, (p.12) 42 • • • • Les symboles de prestige qui donnent des informations sur le statut, l’appartenance sociale, Les symboles de stigmates qui «attirent l’attention sur une faille honteuse » Les «désidentificateurs» qui visent à modifier la cohérence du tableau dans un sens positif pour leur auteur De plus, il distingue des signes fugitifs : les «bons points » et les «gaffes » et des signes transitoires.62 Les assistantes sociales sont attentives à ces signes d’information. En effet, elles reçoivent fréquemment des personnes porteuses de stigmates, qu’elles s’entraînent à identifier le plus rapidement possible. En effet, certains stigmates sont visibles au premier regard tandis que d'autres sont invisibles ou cachés volontairement. Goffman décrit la façon dont les personnes stigmatisées s’ingénient à imaginer des stratagèmes pour déjouer l’interlocuteur. En réponse, les assistants sociaux ont l’habitude d’exercer un œil attentif sur les signes fugitifs ou transitoires, dans l’objectif de pouvoir parler du stigmate, d’en faire l’objet de leur intervention. Goffman cite ainsi un exemple de signe corporel porteur d’information sociale qui est très souvent évoqué par les assistantes sociales interrogées : « les capillaires distendus sur les joues et sur le nez, parfois appelés, avec un à-propos involontaire, des «stigmates veineux », peuvent être et sont interprétés comme des signes d’excès alcoolique.»63 Selon la visibilité du stigmate et son évidence, la réaction de l’assistant social varie très largement. Goffman distingue l'individu discrédité parce que son stigmate est visible dès le premier regard et l'individu discréditable dont le stigmate est invisible ou caché. La réaction de l'assistant social sera évidemment différente suivant que la personne évoque d'elle-même le stigmate qui n'apparaît pas au regard. Dans le cas de l’alcoolisme évoqué ci-dessus, la réaction de l’assistante sociale et sa pratique professionnelle autour du stigmate s’établissent notamment à partir de sa représentation sociale de l’alcoolisme. Le chapitre sur la construction de la représentation sociale nous indique la diversité des représentations et donc des réactions dans la pratique. Les étiquettes corporelles différentes entrent en interaction. Entretien N°7 : Le pire que j’ai eu, c’était un matin, c’était une dame qui était enceinte, une africaine, qui est arrivée avec un bocal et un couvercle. Et elle 62 63 Ibid. (p.59 à 61) Ibid. (p.63) 43 parlait et elle n’arrêtait pas de cracher dans le bocal. C’était toutes les deux minutes. Là c’était plus que ce que je pouvais supporter. Donc là j’ai raccourci l’entretien. C’était le matin de bonne heure, j’avais des haut-le-cœur. Là c’était trop. Et vous avez pu lui dire ? Non je n’avais qu’une idée, c’était que ça se termine. Après j’en ai reparlé avec je ne sais plus avec qui. Il paraît que chez les Africaines, il y en a qui le font. Quand elles sont enceintes, il ne faut pas ravaler sa salive. Alors là… Je n’ai vu ça qu’une fois. J’avais des haut-le-cœur, je ne pouvais plus supporter. Mais en temps normal, …J’essaye de m’adapter … plus ou moins bien, je ne sais pas. De même, un signe corporel «ne renvoie à une signification qu’à travers un arbitraire culturel.»64 Certains mouvements du corps sont quasiment universels : hocher la tête de haut en bas pour exprimer l’accord et tourner la tête de gauche à droite pour exprimer le désaccord. Néanmoins, de nombreuses mimiques ou gestes prennent des significations différentes selon les parties du monde. Il y a «une ambiguïté toujours possible des signes du corps et donc leur polysémie.»65 Le corps est un langage, mais il faut avoir les clefs culturelles pour le comprendre. Les gestuelles et les mimiques «participent d’un ordre rituel, d’une symbolique corporelle dont chacun attend qu’il soit respecté (…) Dans la rencontre avec l’autre, qu’il soit un familier ou un étranger, rien n’est laissé au hasard d’une improvisation susceptible de déclencher l’embarras.» Pourtant dans l’entretien social, le public reçu fait facilement fi de l’étiquette parce que les règles ne sont pas corporellement intégrées de la même manière par tous. Il y a parfois des surprises et un grand embarras, lorsque la personne soulève soudain sa chemise au détour de la conversation pour montrer une cicatrice, un signe manifeste de sa souffrance, que l'on ne saurait voir. «L’allégeance mutuelle à ces signes permet d’associer aussitôt toute dérogation à ces normes de conduite à une signification particulière que seul le contexte est habilité à dégager.»66 L'assistant social navigue entre les normes de conduite de la société occidentale moderne tel que nous avons pu les observer dans le premier chapitre et ses connaissances des normes des cultures d'origine des personnes reçues, pour attribuer une signification aux gestes et mimiques. Les gestes et les attitudes physiques permettent de construire une relation entre les deux acteurs en présence. Le corps se manifeste différemment selon le type de relation. Ainsi certaines assistantes sociales évoquent leur plaisir d'établir une relation de 64 LE BRETON D. Les passions ordinaires, Anthropologie des émotions, Petite Bibliothèque Payot, Paris, Edition 2001. 65 Ibid. (p.85) 66 Ibid (p 95) 44 confiance. L'empathie qu'elles témoignent s'exprime par leur attitude corporelle : toucher la main de la personne, se pencher en avant, ... Sur un registre opposé, plusieurs assistantes sociales évoquent des situations de violence et d'agressivité dont font preuve les personnes reçues. Le sentiment de peur est ressenti physiquement. Même si elles ne souhaitent pas montrer leur peur, elles savent que leur attitude et leurs mimiques expriment leur sentiment et les trahissent : Entretien N°11 : une nana qui a voulu me taper. Mais on était dans le couloir, ce n’était pas du tout un entretien et j’ai eu un moment de recul et je me suis dit « ça il faut surtout pas ». Parce que je me dis qu’il vaut mieux affronter, de toute manière, quoi qu’il en soit vaut mieux affronter la situation que de lui tourner le dos quoi. Même si ça va être quelqu’un d’agressif. De plus, elle modifie le cadre habituel de l'entretien en recevant avec la porte du bureau ouverte ou en recevant avec une autre collègue : Entretien N°11 : Souvent on n’est pas seule. Des fois on se débrouille, quand on le sait pour ne pas être seule. On va recevoir le bureau ouvert, des choses comme ça. D’avoir un certain… Je ne pense pas avoir montré une réaction de crainte, sauf là où je te disais. A l'inverse, quelques assistantes sociales reconnaissent se mettre en colère et entrer dans un rapport de force avec la personne reçue, soit parce que leur seuil de tolérance est dépassé : Entretien N°2 : Elle avait débordé par rapport à moi, mon seuil de tolérance. C’est-à-dire qu’elle se foutait de moi. En gros, ce qu’elle me disait c’était incohérent, que des contradictions. Elle me disait, ça, ça ne m’a pas plu, que je faisais rien pour elle, ça fait des mois que j’étais dans un tas de démarches pour essayer de l’aider. Moi en tout cas, j’avais le sentiment d’une injustice, c’est ça qui m’a un peu piquée. Soit parce qu'elle ne se sent pas respectée : Entretien N°10 : Donc le cas le plus extrême, c’est moi qui m’énerve en entretien en disant « écoutez, vous vous moquez de moi » sans entrer dans les détails. Dans la colère, leur corps parle autant que les mots, le corps est totalement présent. Il exprime peut-être plus de choses encore que les mots n'osent pas dire : Entretien N°2 : Là par contre, physiquement je me suis redressée, un peu comme un animal, avec quelque chose de vindicatif dans les gestes. J’ai parlé beaucoup plus vite, par rapport à la manière dont je travaille d’habitude. J’ai senti, je me 45 suis énervée, moi aussi j’avais des manifestations physiques d’énervement, je commençais à devenir rouge, je me suis un peu hissée, j’avais le poil qui se hérissait, vraiment une attitude animale et du coup là dans un rapport de force, je n’aime pas du tout ça le rapport de force. Sans aller jusqu'à la colère, d'autres évoquent l'agacement : Entretien N°8 : C’est vrai qu’il y a des gens qui t’enquiquinent. Tu te dis, ils sont là. Ils exagèrent. Tu les as fait rentrer. Mais ils exagèrent, on n’est pas là pour juger non plus mais c’est vrai que, inconsciemment tu as peut être des mimiques, des trucs qui font que…(rires) Entretien N°12 : Je sais aussi qu'elle m'insupporte et du coup, j'ai pas envie que l'entretien dure des heures quoi hein . Donc physiquement il y a pratiquement pas de sourire. J'essaye qu'elle parle le plus et moi d'en dire le moins quand je m'en rends compte que je suis beaucoup trop fermée. (...)Voilà, il y a plein de choses qui font que je suis assez fermée et du coup physiquement je crois que ça se voit. Alors elle ne me connaît peut-être pas autrement. Mais je ne crois pas qu'au début j'étais comme ça. A la base, quand je rencontre les gens la première fois ... fermée c'est vraiment ça, des phrases courtes en laissant quelqu'un essayer de gérer son truc , les bras qui peuvent être croisés ...A mon avis c'est ça. Et du coup, ça met de la distance ? Et du coup, rien ne se crée. L'entretien est une rencontre, une interaction, mais parfois les acteurs ne se rencontrent pas. Chaque discours est resté dans sa logique sans rencontrer la logique de l'autre, comme deux monologues en parallèle renforcé par l'expression corporelle des acteurs. Chaque acteur en sort insatisfait. 3. Epilogue : conclusion de l'entretien L'épilogue de l'entretien est le moment où l'assistante sociale peut comparer l'évolution de l'attitude corporelle de la personne reçue grâce à son observation des manifestations physiques. L'anxiété qui se manifestait au départ a-t-elle diminué ? Par des gestes dits "de régulation,"67 l' assistante sociale manifeste que l'entretien se termine: 67 LE BRETON D. Les passions ordinaires, anthropologie des émotions, Petite bibliothèque Payot, Paris, 2004, (p.102) 46 Entretien N°9 : Alors moi l’attitude, c’est quand un entretien dure, que ça fait déjà trois quarts d’heure, une heure et bon, c’est fastidieux. Je pense qu’on a fait le tour. Pour mettre fin, je me lève au bout d’un moment. J’ai déjà fait plusieurs fois la petite phrase pour essayer de clore l’entretien et ça ne fonctionne pas, bon je me lève. Des fois ils sont encore un certain temps, une fois que je me suis levée, mais c’est la façon que j’ai trouvée quand le reste ne marche pas. Parce que je ferme le dossier, on dit bon d’accord, on redit un peu ce qu’on a dit, on fait la conclusion et si ça continue... Donc au bout d’un moment, moi je me lève pour arrêter l’entretien. Il nous a semblé nécessaire d'étudier les interactions en oeuvre dans le déroulement de l'entretien social afin de préciser le cadre qu'évoquent les interviewées. Comme nous avons pu le constater dans les extraits d'interviews ci-dessus les interactions utilisent les représentations sociales et notamment celles du corps. L’analyse des interviews nous permettra de repérer quelles sont les représentations sociales du corps qui guident l’action des assistantes sociales interviewées, afin de valider ou non nos hypothèses. Après avoir précisé le cadre de l’entretien, il apparaît nécessaire maintenant de présenter le cadre professionnel dans lequel exercent les assistants de service social et en particulier la valeur primordiale qui guide leurs actions. 3 . Déontologie et valeurs professionnelles des assistants de service social Dès sa création en 1948, l’Association Nationale des Assistants Sociaux Diplômés d’Etat (aujourd’hui A.N.A.S.) s’est fixé comme mission d’élaborer un Code de Déontologie, adopté en 1949. L’association visait à établir un statut professionnel reconnu et pour ce faire elle a cherché à codifier les règles jusque-là transmises par la tradition, sous forme de morale et de valeurs. L’objectif annoncé dès cette époque, était « d’expliciter les valeurs qui sous-tendent l’intervention des assistants de service social, de façon à ce qu’au-delà de la bonne volonté ou des convictions personnelles de tous 47 ceux qui font du social, on puisse assurer à l’usager la garantie de valeurs communes à l’ensemble des professionnels auxquels ils s’adressent. »68 Revu à plusieurs reprises, le Code de Déontologie rappelle l’ensemble des règles déontologiques qui, au-delà du secret professionnel, garantissent la relation de confiance indispensable à toute relation en travail social. Entre éthique et morale, la déontologie est l’ensemble des règles et devoirs qui régissent une profession69, la conduite de ceux qui l’exercent, les rapports entre ceux-ci et leurs clients. Si ce code n’a pas de valeur juridique, il a toutefois une valeur d’usage reconnue. Il sert de guide pour l’action pour tous les professionnels qui s’en réclament. Il édicte les valeurs qui vont être mises en œuvre par les assistants de service social. Dans sa dernière version adoptée par l’assemblée générale de l’A.N.A.S. le 28 novembre 1994, le titre I traite des principes généraux et devoirs. L’article 1 se présente ainsi : Article 1 – De la dignité de la personne Le respect de la personne fonde, en toutes circonstances, l’intervention professionnelle de l’assistant de service social. Il apparaît bien ici l’importance de la valeur de respect dans la profession d’assistant de service social. Le mot « respect » est le premier mot du premier article. C’est dire l’importance que lui accordent ces professionnels. Cette valeur est la base éthique de tous leurs actes professionnels. Le dictionnaire de la sociologie définit les valeurs comme « l’expression de principes généraux, d’orientations fondamentales et d’abord de préférences et de croyances collectives. »70 La valeur « respect » est le fondement de l’action de l’assistant social. C’est pourquoi nous l’avons utilisée dans notre seconde hypothèse. Le respect est : 1°-« Le fait de prendre en considération, 2°- Le sentiment qui porte à accorder à quelqu’un une considération admirative, en raison de la valeur qu’on lui reconnaît, et à se conduire envers lui avec réserve et retenue, par une contrainte acceptée.»71 68 Revue Française de Service Social, Déontologie 1ère partie : textes de référence, 1er trim. 1997, N°184, (p .7) 69 Dictionnaire Le petit Robert 1, 1983 70 Sous la direction de Boudon R. Besnard P. Cherkaoui M. Lécuyer B.P. Dictionnaire de la Sociologie, Larousse 1997 71 Dictionnaire Le petit Robert 1983 48 La notion de réserve et de retenue contenue dans la définition implique que l’assistant social doit mesurer la portée de ses actes et de ses paroles, de manière à ne pas risquer de heurter les principes ou les valeurs de la personne reçue. Ainsi le thème de la dimension corporelle peut être un domaine sensible car il touche à l’intimité de chacun. Les assistants sociaux peuvent adopter deux postures opposées selon leur interprétation de la valeur de respect : - Soit aborder le rapport au corps dans l’entretien à cause d’une prise en considération de la personne, - Soit éviter d’évoquer la dimension corporelle, par respect de la personne. Notre recherche va nous permettre d’analyser la notion de respect dans ce domaine précis et de tenter de comprendre le fonctionnement des différentes postures. 4 - Le service social polyvalent La circulaire du 15 novembre 1975 a précisé que la circonscription d’actions sanitaires et sociales doit permettre une intervention concertée de l’ensemble des praticiens de l’action sociale sur un territoire délimité. Elle a pour but « de mettre à la disposition des usagers des assistantes capables d’avoir une vue d’ensemble de leurs problèmes sanitaires, sociaux, économiques, psychologiques et de les aider à mettre en œuvre les moyens d’y porter remède. »72 Le service social polyvalent est donc généraliste. Il prend en compte l’aspect global des accompagnements où toutes les dimensions de la vie quotidienne peuvent être évoquées. Il n’y a pas de limites ou de censure édictée par le cadre de travail ou par le service employeur, dans le respect du code de déontologie évoqué plus haut. Les assistants de service social polyvalents exercent les missions suivantes : • Faciliter l’accès de l’ensemble du public à toute information concernant l’obtention des droits et aux services et dispositifs relevant du domaine sanitaire et social, • Concourir au maintien de l’autonomie, du lien social et à l’insertion des personnes en difficulté, sur le plan individuel, familial, économique et social, à la prévention des risques d’exclusion, à la prévention des mauvais traitements à l’égard des mineurs, • Participer à la protection des mineurs en danger dans le respect du droit des familles, 72 Circulaire du 26 mars 1965 relative à l’organisation du service social. 49 la protection des adultes vulnérables dans le respect des libertés individuelles. Ces missions s’exercent dans le respect de la personne, des principes d’équité et de solidarité, selon les règles déontologiques et éthiques des professionnels. Ces missions extrêmement larges sont réalisées au moyen de divers outils, entre autres l’entretien social que nous avons déjà présenté plus haut. Dans le cours de l’entretien social, la personne reçue ainsi que l’assistant de service social ont la liberté d’évoquer tous les thèmes qui sont susceptibles de participer à la réalisation des missions énoncées ci-dessus. Le thème du rapport au corps peut survenir au détour d’un d’entretien. Nous verrons dans notre enquête comment les assistants sociaux sont amenés à l’aborder. Nous avons maintenant posé tous les préalables à notre enquête de terrain et à son analyse. Pour réaliser cette enquête, nous avons effectué des choix méthodologiques qui vont être détaillés ci-après. 50 Chapitre IV Méthodologie 51 Les représentations sociales sont souvent étudiées grâce à des méthodes d'analyse de questionnaires ou d'associations de mots. Les mots sont ensuite regroupés pour former des "dictionnaires" constitués des termes qui sont utilisés pour imager l'objet de la représentation. Dans sa recherche sur les représentations sociales du corps, Denise Jodelet avait travaillé à partir de tous les mots associés au mot "corps" pour déterminer le concept de représentation sociale du corps. Nous n'avons ni les compétences, ni les moyens techniques pour utiliser ces méthodes. De plus l'analyse des représentations sociales du corps est pour nous un outil pour comprendre le mode d'approche de la dimension physique dans les entretiens sociaux et l'utilisation qu'en font les assistantes sociales dans leurs pratiques professionnelles. Nous avons travaillé différemment car nous utilisons une méthode basée sur l'analyse des discours produits en entretiens semidirectifs. Aussi, la méthode retenue est l'entretien semi-directif qui permet l'analyse du sens que les acteurs donnent à leurs pratiques et nous paraît plus approprié à la compréhension des pratiques. Mais surtout, notre étude porte sur les représentations sociales du corps utilisées par les assistantes sociales pendant les entretiens sociaux. Le concept de représentation sociale nous est utile dans une démarche compréhensive. Il s'agit donc d'un outil d’analyse qui va permettre de comprendre leurs pratiques professionnelles. J’ai fait le choix de la polyvalence comme terrain d’étude pour la diversité des thèmes abordés dans les entretiens et la possibilité au moins formelle d’aborder éventuellement le rapport au corps durant les entretiens sociaux. L’entretien d'aide est le principal outil de travail utilisé par les assistants sociaux. Néanmoins trois assistantes sociales parmi notre échantillon indiquent qu’elles mettent en place et animent des actions collectives. Cette méthode de travail apporte une dynamique différente pour aborder la dimension physique, par une plus grande proximité entre assistantes sociales et usagers. Elle est citée comme pouvant faciliter ensuite la relation individuelle en entretien. Néanmoins nous nous attacherons uniquement à l’analyse de ce qui entre en jeu dans le cours de l’entretien individuel, afin de limiter clairement notre étude à une méthode utilisée par la totalité des professionnelles interrogées. Les interviews se sont déroulées sur les lieux de travail, dans des bureaux destinés à recevoir le public. Ces bureaux sont très neutres, sans décoration 52 personnalisée, car toutes les assistantes sociales du service y reçoivent à tour de rôle les usagers. Nous avons interrogé douze femmes, aussi les assistants de service social seront dénommés au féminin « assistantes sociales » pendant toute la suite de cette recherche. Les interviews ont été enregistrées. J’ai noté pour chaque assistante interrogée sa tenue vestimentaire et des éléments concernant son apparence et ses gestes, ainsi que son âge et son ancienneté dans la profession, afin d’établir un portrait de chacune à partir du discours, mais aussi de la dimension physique, à partir de ce qu’elles en disent et de ce qu’elles donnent à voir. Présentation du guide d'entretien : J’ai posé cinq questions très ouvertes, destinées à ouvrir la discussion et à favoriser une grande pluralité dans les réponses. Une première partie portait sur les observations de l’assistante sociale à propos du corps des personnes reçues : ce qu’elles observent et ce qui les frappent du discours des personnes sur leur corps. La deuxième partie concernait l’analyse de leur propre façon d’appréhender le rapport au corps dans les entretiens. (Voir guide d’entretien en annexe) Ces questions ont déconcerté plus d’une assistante sociale, entraînant une forte réticence à répondre pour deux d’entre elles. Pour mener à bien l'analyse des entretiens, j’ai utilisé une grille d'analyse qui sert de filtre de lecture et d'organisation des discours produits par les assistantes sociales interrogées. La grille est composée de trois questions qui vont me permettre de proposer des réponses à mes hypothèses. Choix de l’échantillon Pour réaliser cette enquête, j’ai interrogé douze assistantes de service social 53 exerçant dans quatre circonscriptions d’actions sanitaires et sociales du Val de Marne. Ces professionnelles exercent toutes en polyvalence. Dans notre échantillon, six personnes ont moins de cinq ans d’ancienneté dans la profession tandis que six ont de onze à vingt-cinq ans d’ancienneté. Les âges sont répartis de la manière suivante : Moins de 30 ans 31 à 40 ans 41 à 50 ans Plus de 51 ans 3 personnes 4 personnes 4 personnes 1 personne Portraits des personnes interrogées Entretien N°1 : Elle est assistante sociale depuis deux ans, à la suite d'une reconversion professionnelle. Elle est âgée de quarante-trois ans et d’origine Malgache. Elle s’habille de façon vaguement masculine, coiffée très court. Elle mime le comportement des gens dans des gestes assez théâtraux. Elle a suivi un stage de formation sur la santé des bénéficiaires du R.M.I. Elle associe directement la dimension physique aux problèmes de santé. Selon elle, les gens parlent peu de leurs problèmes de santé : "Ce n'est pas la première préoccupation chez eux". Entretien N°2 : Elle est diplômée depuis bientôt deux ans et occupe son premier poste. Elle est âgée de quarante-cinq ans. Elle soigne son apparence, elle est élégante et maquillée discrètement. Elle est attentive à occuper une place sur un pied d’égalité avec les personnes qu’elle reçoit. Pourtant son apparence la classe dans une catégorie sociale 54 aisée, éloignée de la plupart des personnes reçues. Elle estime que les gens ne parlent pas de leur corps pendant les entretiens sauf exceptions : les violences conjugales et les pathologies reconnues. Pour elle "c'est une dimension qui reste très difficile, le rapport au corps". Entretien N°3 : Elle est âgée de trente ans et travaille depuis cinq ans comme assistante sociale polyvalente. Elle est habillée en jean et chaussures de sport, elle a une allure plutôt sportive. Elle a accueillie une stagiaire en formation d’assistant de service social. Elle est à l’aise dans le cadre institutionnel qu’elle sait utiliser au mieux. Elle est ouverte aux changements et à la discussion sur ses pratiques. Pour elle, le corps renvoie à l'aspect physique, mais pour les gens qu'elle reçoit, cela renvoie à la santé et "les gens ne sont pas là-dedans". Le bien-être, "c'est tellement compliqué à aborder avec les gens". Entretien N°4 : C’est la benjamine de l’échantillon, elle est âgée de vingt-trois ans et travaille depuis moins d’un an. Elle est coquette et s’habille à la mode dans un style jeune. Elle est soigneusement maquillée. Son comportement et sa manière de s’exprimer sont très toniques. Le corps c'est avant tout, selon elle, en lien avec la santé et les problèmes de santé. " Au départ pour eux, ce n'est pas la priorité. Donc ils n'en parlent pas". Pourtant dit-elle "C'est au bout de différents entretiens, quand une confiance s'installe, quand ils se livrent un petit peu plus au niveau de la santé, que c'est vrai qu'on peut aborder tout ce qui est sport, bien-être...le stress". Entretien N°5 : Elle est âgée de quarante-six ans et exerce depuis vingt-trois ans en service social polyvalent, dont huit dans la même circonscription. Elle a une élégance classique et discrète et elle est légèrement maquillée. Elle semble posée et montre une grande assurance professionnelle acquise par l'expérience : Quand on devient une vieille assistante sociale, il y a des moments où on ressent des choses et il faut s’autoriser à laisser parler aussi ce qu’on ressent. 55 Elle associe le corps à la maladie et au handicap, c'est-à-dire quand le corps est déjà repéré comme souffrant par d'autres interlocuteurs extérieurs (Médecins, COTOREP). A part ces situations,c’est très peu fréquent que des gens parlent d’emblée de leur corps. Entretien N°6 : Elle est âgée de trente-sept ans. Elle est assistante sociale depuis douze ans et auparavant elle travaillait comme auxiliaire de vie à domicile. Ses vêtements sont joliment coordonnés ce qui démontre une attention à sa tenue vestimentaire. Elle reprend son poste après un long arrêt maladie de plusieurs mois pour dépression. Elle a repris le travail depuis quelques jours seulement. Elle semble un peu mal à l'aise et parle lentement. Elle est déconcertée par les questions de l'interview, mais elle se détend petit à petit et ses paroles deviennent plus fluides à la fin. D'après elle, les gens parlent rarement de leur corps spontanément, mais elle observe des caractéristiques d'après leur physique : alcoolisme, toxicomanie, dépression ainsi que la tenue vestimentaire. Le corps est donc associé à des registres multiples. Elle explique que son point de vue a évolué à la suite d'un stage de formation : J’ai suivi la formation sur l’éducation à la santé, sur comment aborder la santé avec les usagers. Et en fait on s’est rendu compte qu’il y avait plein de choses qu’on n'abordait pas parce qu’on pensait à la santé en terme de maladie. Alors qu’en fait, si on élargissait la définition de la santé, il y avait plein de choses dans lesquelles on était impliqué. Par exemple au niveau des loisirs, enfin si on pense à la santé en terme d’un état de bien-être, c’est beaucoup plus large. En terme de santé plus dans la prévention, l’alimentation oui… il y avait plein de façon d’aborder la santé. La première chose qui est venue à l’ensemble des travailleurs sociaux, c’est : non je suis pas compétent. On pense plus à la maladie. Par rapport à ton sujet, je pense que les attitudes du corps parlent. La façon dont la personne se ressent, ça peut être au-delà d’un …ça doit être audelà. Entretien N°7 : Elle est âgée de cinquante-six ans et exerce depuis vingt-cinq ans la profession d'assistante sociale. Elle est vêtue d'une tenue classique un peu démodée qui la fait appartenir à la vieille génération d'assistantes sociales à jupe grise et chignon, telles que les caricatures peuvent les présenter. Elle est très impressionnée par l'interview car elle ne s'est pas préparée et ne s'attendait pas à ces questions. Elle se sent prise au dépourvu et s'inquiète de mon jugement pour savoir si ce qu'elle fait est bien ou mal. La dimension corporelle se rattache directement à la maladie. 56 Oh non ce n’est pas ce qui vient en premier. En général, la maladie quelque fois quand ils viennent vraiment… Enfin je trouve que c’est les deux extrêmes, soit ils n’en parlent pas du tout, soit ils se lancent dessus, alors on a le droit à enlever la chemises et à montrer la cicatrice. Je trouve que souvent c’est les deux extrêmes. Il y a des gens qui en parlent normalement, mais finalement ce n’est pas fréquent. Au niveau santé… Néanmoins le rapport au corps évoque aussi pour elle les odeurs corporelles et leur dimension parfois insupportable. Entretien N°8 : Elle est assistante sociale depuis onze ans et elle est âgée de trente-sept ans. Elle porte de grosses lunettes de myope et montre une image vieillotte et un peu négligée. Elle est intimidée par l'interview et cache sa timidité derrière des rires fréquents. Elle a du mal à parler de sa façon de mener les entretiens car elle dit ne pas mémoriser les situations : Mais pour mémoriser les situations…Si on veut se souvenir pour voir le déroulement de l’entretien.... C’est vrai que c’est plus... (rires) Le corps est associé aux problèmes médicaux visibles : claudication, pansements, cicatrices, et éventuellement la déprime, c’est-à-dire les problèmes de santé qu'elle peut observer au premier regard. J'attribue la limitation de son discours à son immense timidité. Pourtant elle a participé au stage de formation sur l'éducation à la santé en même temps que l'assistante sociale N°6 et à la préparation d'un Forum santé. Mais elle ne parvient pas à exprimer les évolutions éventuelles dans sa pratique professionnelle. Entretien N°9 : Elle est âgée de trente-deux ans et est assistante sociale depuis cinq ans. Elle est vêtue d'une tenue soignée et discrète. Elle explique être dans le contrôle de soi et la maîtrise de ses gestes et de ses paroles. La dimension corporelle renvoie aux problèmes de santé, mais d'après elle, les gens n'en parlent pas. Sauf lorsqu'ils souhaitent mettre en avant leur problème de santé comme explication à leurs difficultés : Des gens qui ne viennent pas forcément pour ça ne parlent pas du tout de ça, qu’ils auraient mal quelque part. Ils ne parlent pas de la santé. On peut leur demander « comment vous aller ? » mais si ils ne le mettent pas en avant… Par contre des personnes qui veulent… Enfin c’est l’impression que j’ai. Qui veulent 57 justifier « vous voyez, je suis vraiment malade.» Donc ils parlent de leur problème, soit dans un cadre d’accident de travail ou pas du tout « J’ai un problème au genou », «J’ai mal au dos, » des choses comme ça. Qui le mettent en avant, ils ont besoin de le mettre en avant pour qu’on puisse… Enfin l’impression que j’ai, c’est qu’ils se disent « si je lui dis ça, je le mets en avant, elle va m’aider. » Evoquer les problèmes de santé est pour la personne qu'elle reçoit une façon d'entrer en relation et d'attirer la compassion de l'assistante sociale. Entretien N°10 : Elle est âgée de vingt-sept ans et exerce depuis trois ans. Elle vient de changer de lieu de travail. Elle exhibe fièrement des particularités physiques choisies : elle porte des tatouages et un foulard autour de la tête. Elle soigne son look par un style vestimentaire branché. La dimension physique est reliée d'abord aux problèmes médicaux : pathologie déclarée ou soins dentaires. Mais elle évoque plus loin l'aspect vestimentaire et l'apparence. Non les gens parlent peu de leur physique à proprement parler. Bon mis à part peut être, le plus souvent, c’est pour demander une aide. « Quelles démarches faire pour avoir des soins dentaires » par exemple quand les gens ont un état dentaire très dégradé. Bon c’est important l’apparence, c’est préoccupant, à un moment par exemple où on cherche du travail. Donc ils peuvent dire à ce moment là « Oui j’ai besoin de soins dentaires » mais sans préciser « j’ai des dents en mauvais état, j’ai ci j’ai ça ». Non les gens n’évoquent pas trop ça et c’est vrai que pour les assistants sociaux, je pense que, bon en tout cas pour moi, c’est difficile de… quand je constate vraiment, je parle au niveau physique uniquement, au niveau vestimentaire ça existe aussi, des gens qui se… qui s’habillent de façon un peu décalée, qui ne va pas très bien avec leur démarche générale de réinsertion par exemple. Elle considère donc le corps sous deux approches distinctes : le corps malade et le corps-apparence, ce qu'on montre de soi. Entretien N°11 : Elle est âgée de quarante ans. Elle a travaillé auprès de S.D.F. pendant deux ans puis en polyvalence depuis quatorze ans. Elle va rarement chez le coiffeur comme elle nous l'a précisé, mais elle est habillée en jean et tee-shirt élégant. Elle est très bavarde et spontanée. Elle dit ce qu'elle pense. Elle est très active et toujours en mouvement même pendant les entretiens. Elle a une approche multi-dimensionnelle de la question du corps: 58 le sommeil, la maladie alcoolique, les priorités financières liées à aux choix en matière de soins du corps, la propreté, la tenue vestimentaire et même la prostitution et la violence physique ou la sexualité.. Elle aborde tous les domaines physiques : C’est pareil, c’est extrêmement variable. Il y a des choses sur lesquelles… alors il y a des points qu’on fait avec des gens, on sait d’avance sur quoi l’entretien va être délimité. J’ai des entretiens bien cadrés. Mais il y en a d’autres effectivement, on est amené, soit moi, soit la personne est amenée à parler du coté un petit peu physique des choses. Effectivement ça peut être pourquoi pas dans la tenue vestimentaire, ça peut être le sommeil. J’aborde assez facilement le sommeil parce que je pense que c’est un point extrêmement important quand il y a des gens qui vont pas forcément bien, ils ne dorment pas forcément très bien ; et ça peut rejaillir sur leur insertion, tant sociale que professionnelle d’ailleurs à mon sens. Les problèmes de pathologie peuvent être abordés. Entretien N°12 : Elle est âgée de quarante-cinq ans. Elle a exercé pendant deux ans dans un centre de réentraînement au travail pour des personnes prostituées. Et elle travaille depuis vingt ans en polyvalence. Elle est très coquette et élégante. Elle est vêtue d'une tenue très courte. Ses chaussures à talons pointus sont coordonnées avec son sac à main. Elle attache beaucoup d'importance à sa tenue vestimentaire et à l'image qu'elle présente. Elle est bavarde et l'entretien a été le plus long. Elle accueille une stagiaire qui assiste à l'interview et donne son avis comme un miroir qui voit les gestes en observateur muet. La dimension physique est associée au sentiment de bien-être et mal-être et elle aborde ce point dans la plupart de ses entretiens avec les personnes reçues. Par contre, pour ellemême, la dimension physique est liée à l'image de soi et à la séduction. On constate chez elle deux approches différentes de la dimension corporelle : Des gens qui se positionnent en fonction du bien-être/mal-être. Cela évolue au cours de l’entretien, et en plus, en fonction de la personne et de ce qu’elle montre à voir, aussi de comment j’arrive à en parler avec elle ou pas. Parce que à un moment ou à un autre, au niveau de l’attitude,… Et alors quand tu connais plus les gens, est-ce que ça évolue ? En fait, je trouve qu’ils montrent plus facilement s’ils vont bien ou s’ils vont mal. Et tout cas, j’essaye de faire attention pour leur dire : « vous allez bien aujourd’hui ou vous êtes belle », voilà, en lançant des compliments ou si ils vont mal, en leur disant aussi « vous avez l’air fatigué ». Et à partir de là, on essaye aussi d’amener le sujet. 59 Chapitre V Analyse des entretiens 60 1 – De la perception du corps aux représentations sociales Les assistantes sociales interrogées nous ont exprimé ce qu'elles observent et ce qui est en oeuvre dans l'entretien social. Elles sont attentives à leurs premières perceptions de l'attitude corporelle de la personne reçue. Comme nous l'avons étudié dans le chapitre sur les interactions dans l'entretien, elles observent dans un premier temps les éléments strictement visuels et perceptibles au premier regard. Néanmoins la vue n'est pas le seul sens qu'elles sollicitent, car elles utilisent aussi l'odorat. Elles citent en premier lieu les éléments suivants qui relèvent de la stricte observation visuelle et olfactive : ! Le visage et le regard (cités deux fois) ! L'apparence vestimentaire (citée sept fois) ! Les gestes et les mouvements du corps (cités huit fois) : agité, remuant, exubérant, volubile ou bien l'absence de mouvement : posé, passif, prostré, statique, replié, sur la défensive. ! Le handicap et les problèmes de santé visibles (cités six fois) : claudication, pansement, cicatrice, goitre. ! Les odeurs corporelles (citées six fois) et le manque d'hygiène (cité trois fois). ! L'attitude corporelle dans un sens large (citée trois fois) : attitude de honte, de gêne ou d'ouverture. Elles sont donc très attentives, pour la majorité, aux éléments qu'elles observent et les prennent en compte dans leur analyse de la situation de la personne. Leur observation des postures et des attitudes leur permet d'utiliser ces éléments dans le cours de l'entretien ou dans l'entretien suivant avec la personne. Les éléments corporels servent d’outils pour aborder la situation de la personne. Entretien N°12 : Alors à un moment ou à un autre, je ne sais pas quelqu'un qui va très mal. A un moment, tu as un déclenchement, tu te dis, voilà, elle ne va pas bien pour un motif ou pour un autre. Soit la personne arrive à nous le dire toute seule, soit je me dis, l'entretien suivant, il faut absolument que j'arrive à l'aborder avec elle d'une façon ou d'une autre. Ce qui veut dire que l'entretien d'après, je me saisis du moindre mot qui peut renvoyer au bien-être/mal-être pour entamer le sujet. 61 Après la stricte observation physique, nous les avons interrogées sur la place de la dimension corporelle dans les entretiens. Dans un premier temps, il s’agissait de ce que disent les personnes reçues de leur corps. Pour neuf sur douze, le corps n'est pas évoqué par les gens, en dehors de problèmes de santé particuliers. Nous avons vu avec D. Le Breton dans le premier chapitre que le corps peut être oublié dans la répétition quotidienne des mêmes gestes. Les ritualités du quotidien font oublier la sensation de l'existence du corps. Le corps ne parle que quand il souffre : problème de dos, de tensions, de fatigue, de sommeil. Les personnes reçues n’abordent pas le domaine corporel tant que leur corps ne se manifeste pas dans la douleur. Par contre, les problèmes dentaires évoqués par les gens sont cités à quatre reprises par les assistantes sociales. Le handicap est cité à plusieurs reprises, tandis que le problème de sur-poids est cité trois fois et la violence conjugale une fois. Plus globalement, cinq assistantes répondent que les gens ne parlent pas de leur corps ni de la dimension physique et quatre répondent que les gens abordent ce thème : très peu, pas tout de suite, pas beaucoup. Une précise que les gens n'en parlent pas avec des mots, mais que leur corps parle : Entretien N°5 : C’est très peu fréquent que des gens parlent d’emblée de leur corps. C’est rarement mis en mots. En revanche, on voit effectivement des gens qui soit sont très amaigris, qui présentent visiblement des problèmes de santé, qu’on perçoit à travers leur corps au premier regard. La dimension corporelle n'est jamais le sujet central dans les entretiens sauf pour une assistante sociale (N°12). A partir du discours des assistantes sociales sur la façon dont les gens parlent de leur corps, nous pouvons repérer des distinctions dans leurs façons d’appréhender le rapport au corps. Deux assistantes sociales associent le corps aux problèmes de santé et à la maladie exclusivement. C’est-à-dire qu’elles n’entendent parler du corps que quand il est douloureux. D’après elles, les gens parlent de leur corps quand ils souffrent, quand ils sont malades ou handicapés. Leur perception du corps les conduit à envisager le corps comme un organisme biologique, fait de besoins à satisfaire (manger, dormir) et de douleurs à soigner. Nous dénommerons cette première représentation sociale du corps le « corps-souffrant ». Par contre les dix autres ajoutent à cette représentation d'autres associations d'idées. Pour ces dernières, leur perception de la dimension corporelle est liée à des degrés différents avec le bien-être et l'image de soi. Parmi celles-ci, un groupe de huit assistantes sociales associent le mot « corps » à deux dimensions opposées : à la fois la maladie et la santé, mais aussi se sentir en forme et le bien-être. Elles font appel à deux 62 registres distincts qu’elles tentent de concilier sous diverses formes. Nous appellerons cette représentation le «corps en forme ». Les deux autres n'abordent le corps qu'en terme de bien-être et d'image de soi. Elles perçoivent le rapport au corps comme le lieu de l’expression du rapport à la société. Elles font parler les gens de leur mal-être et bien-être physique comme un écho de leurs difficultés sociales. C’est pourquoi nous avons désigné cette dernière catégorie sous l’expression le « corps–bien-être » car elle constitue une représentation sociale du corps axée sur la valorisation du bien-être corporel. Nous pouvons donc considérer que la dimension physique fait l'objet de deux approches diamétralement opposées et d’une approche intermédiaire. Deux représentations sociales du corps différentes pour trois catégories : 1 - Le corps -souffrant : Entretiens N°7 et 8 Pour un premier groupe de deux assistantes sociales, le corps fait référence exclusivement à la maladie, aux problèmes de santé et au handicap. Pour décrire cette approche, j'ai utilisé des extraits d'entretiens appartenant non seulement aux deux assistantes sociales qui utilisent cette façon de se représenter le rapport au corps, mais aussi à certains entretiens du groupe intermédiaire. En effet, ces extraits me semblent illustrer cette représentation sociale et la rendre plus intelligible. Pendant les entretiens sociaux qu'elles mènent, les gens ne parlent pas de la dimension physique sauf pour évoquer des problèmes de santé précis ou de maladie. Entretien N°9 : Des gens qui dans la demande parlent de leur problème de santé? Des gens qui ne viennent pas forcément pour ça, ne parlent pas du tout de ça, qu’ils auraient mal quelque part. Ils ne parlent pas de la santé. Entretien N°8 : C’est vrai qu’il y en a qui vont me dire j’ai des cicatrices, comme ça, parce qu’ils sont prêts à se déshabiller devant toi (rires) Cela m’est déjà arrivé. Ceux-là on va les stopper un peu quand même, parce que c’est vrai que …C’est vrai qu’il y en a, qui au niveau de la santé, sont …comme ça d’eux- 63 mêmes quoi, …qu’ils vont souvent voir le médecin, qu’ils ont des problèmes de santé…C’est lié à un problème de santé… Elles estiment qu'en tant qu'assistantes sociales, elles ont à traiter les problèmes sociaux et non pas les problèmes médicaux. Les gens viennent avec un problème social et attendent une réponse sur ce registre-là. Entretien N°1 : parce que la situation qui l’ amène en fait, pour elle, me semble doit être plus préoccupante que les problèmes de santé. Parfois la personne met en avant son problème médical, mais l'assistante sociale est déconcertée et supporte mal l'étalage des douleurs physiques. Entretien N°9 : Par contre des personnes qui veulent… Enfin c’est l’impression que j’ai. Qui veulent justifier « vous voyez, je suis vraiment malade. » Donc ils parlent de leur problème, soit dans un cadre d’accident de travail ou pas du tout « J’ai un problème au genou », « J’ai mal au dos », des choses comme ça. (...)Et qui miment du coup. J’avais un monsieur qui mimait la douleur qu’il avait eue. Moi je trouve ça, c’est trop quoi. Il se pliait en deux pour me montrer. 2 - Le corps - bien-être : entretiens N°11 et 12 Pour un deuxième groupe composé de deux assistantes sociales, le corps évoque immédiatement le bien-être, la forme et l'image de soi. Le parcours de l’assistante sociale N°12 l’a amenée à prendre en compte le rapport au corps des femmes prostituées, donc le corps objet, le corps offert, le corps séduction. Son expérience entraîne nécessairement une réflexion sur la place du corps et l’image de soi, de son corps : Entretien N°12 : Et par rapport à d’autres situations, tout ce qui est aspect physique, rapport au corps, est-ce que tu es amenée à l’aborder dans les entretiens ? Alors, je l’aborde tout le temps parce que j’ai une expérience un peu particulière, j’ai travaillé avec les femmes prostituées. Donc mon premier poste était un poste avec des femmes prostituées. Donc on a toujours abordé l’aspect présentation et image renvoyée. (...) Tu parles beaucoup de l’image de soi, l’image qu’elles peuvent renvoyer aux autres femmes, l’image qu’elles peuvent se renvoyer à elles-mêmes, voilà. J’ai une expérience d’un an comme ça. 64 J’aborde facilement les problèmes d’image. Donc à un moment ou à un autre, moi dans mon parcours professionnel et mon parcours avec les gens, c’est d’office, ça vient. Et j’essaye de faire attention, quand elles vont bien, je le souligne, etc. Mais quand elles vont mal, je le souligne aussi, voilà, c’est d’office quoi. Je pense que c’est mon expérience professionnelle qui fait que je l’aborde tout le temps. Durant les entretiens sociaux, elles abordent systématiquement des questions ayant trait à ces dimensions, telles que le sommeil, la tenue vestimentaire ou bien comment les gens se sentent, c'est-à-dire comment les gens vivent avec leur corps, comment leur corps exprime leurs difficultés sociales : Entretien N°12 : En fait, je trouve qu’ils montrent plus facilement s’ils vont bien ou s’ils vont mal. Et tout cas, j’essaye de faire attention pour leur dire : « vous allez bien aujourd’hui ou vous êtes belle », voilà, en lançant des compliments ou s’ ils vont mal, en leur disant aussi « vous avez l’air fatigué ». Et à partir de là, on essaye aussi d’amener le sujet. Entretien N°11 : on est amené, soit moi, soit la personne est amenée à parler du côté un petit peu physique des choses. Effectivement cela peut être pourquoi pas dans la tenue vestimentaire, ça peut être le sommeil. Ces thèmes leur semblent faire partie de l’entretien social, au-delà des problèmes médicaux. 3 - Le corps en forme : Un troisième groupe se situe en position intermédiaire entre les deux représentations sociales et utilise les deux représentations alternativement. Il est composé des huit autres assistantes sociales. Dans ce groupe, elles envisagent le corps à la fois dans sa dimension santé et maladie mais aussi dans la dimension bien-être et image de soi. Elles ont une double référence et elles naviguent entre ces deux visions du corps. Néanmoins elles envisagent la santé plutôt en terme de bien-être, en y incluant tant la maladie et le handicap que le fait d’être et de rester en forme. Elles parlent plus d'être en bonne santé que de problèmes de santé. Pour elles, les gens ne parlent pas de leur corps d'emblée, en dehors de problèmes médicaux particuliers. Pourtant ils abordent parfois ce thème quand la relation est établie et que la confiance s'est installée. Pour elles, l'aspect qu'elles abordent le plus fréquemment est le problème dentaire. 65 Entretien N°10 : Donc décidément les dents, on en parle beaucoup. Mais c’est vrai que c’est souvent les problèmes dentaires. Le visage, c’est quand même l’introduction. Il m’est arrivé avec un homme qui avait une bouche dans un état pas très beau, de lui suggérer d’aller faire des soins dentaires. Mais sans toutefois lui dire « Bon écoutez, là, esthétiquement parlant je pense que ce n’est pas bien ». Par la suite il s’avère qu’il a trouvé un emploi sans toucher à ses dents. Donc ce n’était peut-être pas si grave finalement. Mais oui ça m’est arrivé au moins une fois. Cette représentation sociale est la plus complexe car construite à partir des deux aspects évoqués plus haut. Elle est donc la plus nuancée et son utilisation varie beaucoup selon les entretiens et les personnes reçues. Les assistantes sociales construisent une sorte de bricolage, au sens de M. de Certeau, entre leur propre rapport au corps, ce qu’apporte la personne dans l’entretien, ce qu’elles en comprennent, et ce qui leur semble possible d’évoquer dans les limites du cadre et de la valeur de respect. Nous allons analyser dans la partie suivante ce qui fonde l’orientation qu’elles donnent à leurs pratiques. 2 - Comment et quand abordent-elles la dimension physique ? Les deux types de représentations sociales du corps que nous avons délimités cidessus déterminent des pratiques différentes dans les trois groupes constitués. Nous avons vu avec J.C. Abric que les représentations sociales permettent d'orienter la pratique. Nous ne sommes donc pas surpris de constater que les assistantes sociales adoptent des pratiques différentes en fonction de comment elles se situent dans ces deux modèles de représentations sociales du corps dans les entretiens sociaux. Aussi leurs façons de parler du corps ou pas, et d'écouter les corps parler, diffèrent. C'est ce que nous allons examiner maintenant. 66 Groupe 1 : le corps-souffrant Les deux assistantes sociales qui utilisent exclusivement la représentation sociale du corps que j'ai désignée sous l'expression le « corps-souffrant », observent que les personnes reçues peuvent présenter une cicatrice, une malformation ou un handicap, c'est-à-dire un stigmate remarquable qui discrédite d’emblée la personne selon la terminologie de E. Goffman. Parfois elles reçoivent des personnes qui viennent pour parler de la maladie ou bien elles font le constat que la personne est très déprimée. Selon la façon dont la personne reçue expose son stigmate, elles vont procéder rapidement à un classement pour envisager une réponse. Leur réponse est une orientation soit vers un spécialiste compétent qui pourra traiter la souffrance, soit vers un psychologue : Entretien N°8 : C’est vrai qu’on voit des gens déprimés etc. en service social, c’est vrai que ça arrive…Oui c’est vrai. Nous ça nous arrive assez facilement. Nous, on travaille avec une psychologue de l’AERA qui vient ici et qui est très très large dans son ouverture. C’est assez facile de proposer ses services, c’est vrai que c’est quelqu’un qui…Ce n’est pas connoté comme un C.M.P. etc. C’est une association, c’est quelqu’un qui vient ici. Ça peut être anonyme, c’est gratuit etc. Parfois il s'agit d'un centre médical. Il s’agit donc pour ce groupe d’effectuer la bonne orientation afin que la personne ait la possibilité de parler de son corps ailleurs. Néanmoins elles s’interrogent parfois sur le rôle de chaque professionnel pour aborder un thème particulièrement sensible, comme nous le verrons par la suite : Entretien N°6 : Je repense toujours à cette dame qui a des problèmes d’hygiène très flagrants, (...)Et puis après il y a eu une confiance comme ça. Au niveau de tout ce qui est ses démarches, ses démarches administratives, elle fait appele à moi. Et là maintenant, elle va au dispensaire. C’est relativement nouveau. Comme elle ne pouvait pas avoir de soin en H.A.D., elle fait des soins au dispensaire municipal. Comme là il y a une infirmière et un médecin, je me dis, peut-être par ce biais-là, on va pouvoir faire quelque chose d’autre. Il me semble que ça fait partie de …(...)Je n’en sais rien en fait. Elle a été hospitalisée plusieurs fois, je n’étais pas là. J’ai été arrêtée. J’avais un message d’un médecin qui cherchait à me parler, qui interpellait le service en disant «comment ça se fait qu’elle est dans des conditions d’hygiène, il y a vraiment un problème d’hygiène avec cette dame, que fait l’assistante sociale ? » Est-ce que c’est … c’est plus facile pour le médical de l’aborder ? Dans cet extrait, nous observons que l’assistante sociale considère que toutes les questions liées au corps relèvent du domaine médical et elle a orienté la personne pour une prise en charge par un service médical. Pourtant le médecin l’interpelle sur ce qui relève du domaine social. La question de l’hygiène est le sujet le plus complexe, qui 67 touche autant aux conditions de vie de l’individu qu’à une éventuelle pathologie mentale. Il se situe au point de rencontre entre les deux domaines social ou médical, mais le corps y est bien central. Une autre réponse évoquée consiste à ne pas voir et ne pas entendre car l’assistante sociale considère que ce que montre la personne reçue est à la limite de l'exhibitionnisme. Elle refuse de voir le stigmate de la personne et fait comme s’il n’existait pas, même quand il est parfaitement visible, car cela la met extrêmement mal à l’aise : Entretien N°7 : Je pense à autre chose, j’ai reçu une fois un monsieur avec un goitre, quelque chose de…J’essaye de faire comme si je regardais, mais je ne regarde pas. …J’essaye de… Je me dis bon il faut pas que j’ai l’air de tourner la tête. Je ne sais pas si ça se voit dans mon comportement. J’essaye de faire comme si de rien n’était, mais je ne sais pas si la personne voit que je suis en train d’éviter cette chose insupportable pour moi. Il arrive qu’on reçoive des gens en entretien, on a du mal à les regarder en face parce que, des histoires d’œil, je pense à cette histoire de goitre, enfin des choses vraiment insupportables. C’est vrai souvent je me suis demandée comment faire pour ne pas regarder à côté pendant l’entretien. Une fois une dame qui me montrait ses dents, ses dents gâtées. Elle s’est approchée en me disant «regardez, regardez » Je ne sais pas mais je n’aime pas regarder ça. Donc j’ai dis oui oui, puis l’entretien continue. Puis, je lui dis «vous avez fait changer vos dents ? » Elle me dit «vous avez bien vu qu’il me manque des dents ». C’est vrai que j’ai regardé, mais sans regarder, donc c’est un petit peu ce que je fais. Par ces stratégies, orienter vers un autre professionnel ou ne pas voir, ces deux professionnelles évitent ainsi tous les sujets qui pourraient risquer de les mettre en situation difficile. Elles mettent en place une tactique d’évitement qui leur permet de mener à bien l’entretien, dans une sorte de compromis entre leur propre rapport au corps et ce qu’apporte la personne comme souffrance corporelle. Parler de la dimension corporelle constitue un danger pour elles. Elles éloignent le risque de parler de toutes autres approches de la dimension corporelle, sujet où elles ne sont pas à l'aise. Nous tenterons d’expliquer cette pratique dans la troisième partie. 68 Groupe 2 : le corps - bien-être Les deux assistantes sociales de ce groupe considèrent le corps comme source de bien-être et pour l'image de soi qu'il renvoie. Nous pouvons dire qu'elles reçoivent en entretien « des corps qui parlent ». Elles sont particulièrement sensibles à ce que la personne reçue exprime avec son corps. Elles vont solliciter la personne pour qu'elle mette des mots sur ce qu'elle ressent. Entretien N°12 : J’ai envie de dire, s’ils vont très mal, on a beaucoup de mal à en parler. …Donc euh, je force un peu, je force un peu la conversation. Et en fait mieux ils se sentent et plus ils arrivent à en parler facilement. Elles sont à l'écoute du moindre mot et s'en saisissent pour solliciter la personne sur sa vie quotidienne : Entretien N°11 : Ce qui m’arrive c’est d’essayer de… au niveau du sommeil aussi, je demande aux gens qu’est-ce qu’ils font de leur journée quand ils sont un peu seuls, comment se déroule une journée, comment ça se passe ? Des fois, ça permet d’aborder des problèmes autres, divers et variés, ça peut être le problème d’isolement, ça peut être des problèmes de sommeil, ça peut être des problèmes de fatigue, de «je sais pas quoi faire de mes journées, je traîne.» L’alcoolisme par exemple, pour quelqu’un qui est franchement inoccupé, c’est un gros problème. L'habillement, l'apparence, les dents sont des thèmes très fréquemment abordés car ils touchent des aspects de l'image de soi, et de ce fait participent de la place de la personne dans la société, de son identité sociale. Nous avons vu avec E. Goffman l’importance de la mise en scène de soi dans les interactions sociales. Ainsi l'image de soi est abordée pour son rapport avec l’insertion professionnelle : Entretien N°10 : quelqu’un qui recherche un emploi et qui passe son temps en survêtement, un jeune par exemple. Le jeune, de lui-même, il ne va pas en parler parce qu’il faut une prise de conscience. Face au culte de la minceur dans la société moderne, l’assistante sociale aide la personne à analyser son rapport à l’image de soi et à la norme du modèle dominant : Entretien N°12 : Ce matin j’avais une dame très très forte et qui s’est fait poser un anneau gastrique. En fait, on en a parlé pendant pratiquement vingt minutes 69 au cours de l’entretien, de comment elle se sentait, quelle évolution au niveau du corps, quelle image ça lui renvoyait. Elle, elle a entamé ce que lui renvoyait les gens et notamment sa famille, par rapport à l’image qu’elle pouvait renvoyer. Pour ces assistantes sociales, le thème de l'image du corps peut être le sujet principal d'un entretien social. Elles considèrent que dès qu'ils sont sollicités, les gens parlent aisément de l'image de soi et dévoilent rapidement leur histoire personnelle : Entretien N°12 : Cela veut dire que l'entretien d'après, je me saisis du moindre mot qui peut renvoyer au bien-être/mal-être pour entamer le sujet. Oui tu accroches par un mot. A moins que ce soit quelqu'un que je connaisse vraiment depuis très longtemps et avec qui on a eu des discussions et le départ de ce type de chose. Et quand elle ne va pas bien, qu'elle rentre dans mon bureau, je dis "oh la la vous avez l'air fatigué, ça ne va pas du tout, qu'est-ce qui se passe ?". Voilà, parce qu'il y a déjà eu le premier déclencheur qui a fait qu'on a déjà discuté du mal-être, du bienêtre, du pourquoi et du comment. Donc après, ça enclenche des histoires familiales souvent. L'image de soi est déterminée par l'histoire personnelle autant que par l'appartenance familiale. Le corps est le lieu où s'exprime au regard social l'intériorité de l'être humain. Il sert de révélateur de l’identité et des difficultés sociales. Les sentiments et la façon d'être au monde sont incorporés. Entretien N°12 : Donc en fait, tu te rends compte que quand tu parles de l'image, à un moment ou à un autre, les gens s'en préoccupent. Mais que pour eux, ça fait partie aussi de leur bien-être et que... Ils n’ osent pas, ils n’ ont pas réussi à trouver ce qui pouvait enclencher les choses... Et ils en parlent facilement. Groupe 3 : Le corps en forme et en bonne santé. Dans ce groupe, les assistantes sociales sont autant attentives aux aspects médicaux qu'aux signes de bien-être/mal-être. Elles notent des détails dans le visage, 70 l'hygiène, la tenue vestimentaire, la coupe de cheveux ou l'aspect physique général mais elles les gardent en réserve. Entretien N°1 : je le remarque, je n’irais pas jusqu’à le dire. Maintenant, je ne regarde pas la personne, je regarde comme ça, mais regarder sans regarder. Enfin, tous ce qui est vêtements, il y a des choses que je ne regarde pas spécialement, c'est-à-dire que je vois la personne dans son entier. Elle préfère ne pas aborder ces thèmes car elle craint d'avoir un discours négatif en comparant ses normes qui proviennent des normes sociales dominantes à ce que donne à voir la personne, ce qui risquerait de renforcer les difficultés de la personne : Entretien N°1 : Il m’arrive de faire des remarques, s’ il y a des assortiments de couleurs, des choses simples. Maintenant, c’est uniquement pour… quand je dis positiver la coupe de cheveux, c’est qu’il était chouette, il avait rajeuni, enfin ça l’a mis en valeur au niveau du visage, donc c’est venu comme ça tout de suite. Maintenant si je vois qu’ il y a des trous partout, ou que les chaussures sont ouvertes devant, ou que les talons sont complètement…, et qu’il peut avoir des problèmes de dos, j’évite, parce que, dans l’aspect positif, parce que sinon ça revient à identifier quelque chose d’un manque. C'est-à-dire que la personne peut se dire, « oui, je n’ai pas les moyens de racheter des chaussures, oui ça ne va pas ». … Je sais pas comment dire, c’est en frontière parce que ça pourrait soit alimenter et faire que la personne dise « oui ça ne va pas, mais je ne peux pas », et que du coup elle reparte sur ce qui ne va pas. C’est pour ça que j’évite de le faire, (...) Je pense que le faire remarquer, si la personne n’a pas les moyens de…, il me semble, ça peut remettre la difficulté devant soi, en présence. Nous nous situons dans le cadre d'une relation d'aide et le risque est que son attitude ne soit pas aidante, donc contraire aux objectifs de l'entretien d'aide. Il peut y avoir conflit entre les normes de présentation sociale de soi. Nous avons vu avec P. Bourdieu que l’attention et la valeur accordées à la présentation de soi varient selon les classes sociales. L’assistante sociale craint ici de confronter la norme sociale dominante qui considère qu’il ne faut pas porter de chaussures trouées, avec la faible valeur que la personne accorde au fait de porter des chaussures trouées. Elle est partagée entre l’injonction normative « il ne faut pas porter des chaussures trouées » et la réalité économique de la personne qui vient la voir justement par rapport à ses difficultés financières, et qui ne peut sans doute pas intégrer ces normes pour diverses raisons. Deux d'entre elles considèrent que le stigmate (maladie ou handicap) sert de mode d'entrer en communication. La maladie ou le handicap donne un statut social par l'appartenance à une catégorie socialement reconnue : 71 Entretien N°5 : Sinon, il y a quelques personnes qui parlent facilement de leur état de santé, j’ai envie de dire que c’est des gens pour qui il y a déjà eu un diagnostic de posé. Je pense notamment aux personnes handicapées. La maladie est déjà étiquetée et ils ont un statut autour de la maladie. Je pense à des personnes qui sont en invalidité, qui perçoivent une allocation adulte handicapé, ou qui sont en longue maladie, ou qui ont perdu leur travail parce qu’ils ont des problèmes de santé, qu’ils sont en reclassement professionnel. J’ai envie de dire que la maladie a été reconnue socialement et a un impact sur leur vie actuelle, sur leurs projets. De ce fait, ils osent en parler. Parfois la personne reçue utilise son problème de santé pour rechercher la compassion de l'assistante sociale : Entretien N°9 : Des personnes qui veulent… Enfin c’est l’impression que j’ai. Qui veulent justifier « vous voyez, je suis vraiment malade » Donc ils parlent de leur problème, soit dans un cadre d’accident de travail ou pas du tout « J’ai un problème au genou », »J’ai mal au dos », des choses comme ça. Qui le mettent en avant, ils ont besoin de le mettre en avant pour qu’on puisse… Enfin l’impression que j’ai, c’est qu’ils se disent « si je lui dis ça, je le mets en avant, elle va m’aider. » Parfois il leur semble que la démonstration est exagérée : Entretien N°2 : En fait elle montre, et ça va même plus loin que ça, sa pathologie fait qu’ elle en joue. (...) une pathologie assez lourde et puis vraiment un cumul au niveau de la santé, et elle est vraiment dans l’expression quoi. C'est-à-dire qu’elle ne va pas exprimer par les mots, mais elle va montrer. Elle fait de l’eczéma alors elle, c’est un peu l’excès inverse, elle va vraiment montrer dans l’exubérance. L’assistante sociale est attentive à ce que la personne exprime par son corps, néanmoins elle reste sur le registre social. Elle sait que la démonstration des symptômes physiques est une manière de l’interpeller, voir éventuellement de manipuler l’entretien. Par ailleurs, comme nous l’avons vu plus haut, le thème de l’hygiène et des odeurs est extrêmement complexe. Dans l'entretien N°6, l'assistante sociale n'ose pas aborder ces thèmes car elle craint d'être trop intrusive dans l'intimité de la personne reçue : 72 Entretien N°6 : Je reçois une personne, je ne l’ai pas abordé avec elle. Elle a un très gros problème d’hygiène et donc déjà au niveau des odeurs, c’est difficilement, c’est difficile à soutenir (…), je ne sais pas pour quelles raisons, je n’ai pas réussi à aborder ce problème-là avec elle. Parce que je sens bien, alors je ne suis pas à l’aise, il y a peut-être des choses, je ne sais pas mais, il y a quelque chose qui me retient de l’aborder. Comment tu l’expliques ? Cela fait partie de son mal-être d’une façon intime, ça touche trop à l’intime, à l’ordre de l’intime. En effet, le rapport au corps touche à ce qu'il y a de plus intime de l'être humain. Ainsi certains sujets sont plus privés que d'autres : toutes les assistantes sociales qui parlent de l'hygiène indiquent que c'est la question la plus intime. En effet, elle touche à la peau même de l'individu, à ce qui est caché, aux sécrétions, à la sexualité. L’individu qui perd la notion de l’odeur de sa peau, perd aussi la notion des limites de son propre corps. La peau assure une fonction d’individuation. Les personnes dont l'odeur est insupportable et l'hygiène très défectueuse occupent une place à part dans le processus de civilisation des mœurs décrit par Norbert Elias, qui touche à la reconnaissance de leur humanité, à leur reconnaissance en tant qu'être humain. Norbert Elias nous montre dans son étude du processus de civilisation des mœurs, la place bannie des odeurs corporelles. Notre civilisation occidentale moderne nie que les corps puissent avoir une odeur. Les odeurs sont masquées par la senteur artificielle des produits cosmétiques. Ce bannissement explique la difficulté d'aborder ce sujet. Comment parler d'une chose qui est censée ne plus exister, avoir été totalement maîtrisée par la civilisation ? Et pourtant l’individu se répand et envahit l’espace par son odeur. Entretien N°7 : C’est vrai qu’une personne qui arrive, qui est sale. Ce n’est pas une chose qu’on aborde quand même assez facilement. Au bout de plusieurs entretiens, si ça arrive dans la conversation, ça peut arriver. Mais parfois les réactions ne sont pas toujours…Une fois, j’ai aidé une personne qui, c’était pas ici, qui sentait mauvais. Elle empestait toute la salle d’attente, c’était plus gérable. C’était dans un centre de P.M.I. Avec la puéricultrice, on lui en a parlé. Oh la la on s’était fait jeté. On a cru se faire agresser. Soi-disant que nous on sentait le patchouli, que c’était aussi désagréable qu’elle …Ca avait été très très mal vécu …C’était un Monsieur, fallait plus rien dire. Il vivait sa vie, on vivait la notre. Il ne fallait pas qu’on occupe de ses histoires. Il venait quand même, mais ça il ne voulait pas en entendre parler. Il n’y avait rien à faire. A partir des réponses, nous observons que les réactions des assistantes sociales face aux odeurs très fortes et dérangeantes s'élaborent dans trois directions : 73 - Soit les odeurs sont totalement insupportables pour l'assistante sociale. Elle adopte alors diverses tactiques, qui ont pour but de dissimuler son malaise et raccourcir l'entretien : Entretien N°4 : quand il y en a un qui a une odeur nauséabonde parce qu’il a des problèmes pour se laver. C’est vrai que là j’ai encore un blocage. J’avoue que c’est assez difficile à gérer, bon alors j’aborde ça plus par le côté logement mais c’est vrai que c’est souvent lié au logement, donc c’est une manière d’aborder. Quand par exemple c’est des personnes qui ont des problèmes mentaux, c’est vrai, moi je ne trouve pas ça facile de dire à quelqu’un, bon on va pas lui dire qu’elle pue. Ce n’est pas évident en entretien, surtout que souvent ça sent tellement mauvais que j’ai envie d’abréger l’entretien. J’essaie de ne pas le faire, mais ce n’est pas évident. Mais c’est vrai que j’ai du mal à l’aborder. Entretien N°1 : Là j’ai eu un mouvement immédiat, je me suis reculée. Et à un moment donné, l’odeur était presque, je suis sortie du bureau et quand je suis rentrée, j’ai ouvert un petit peu la fenêtre quoi (...) Ce n’est pas évident mais il faut quand même recevoir, donc ce que j’avais trouvé comme solution, pour le monsieur en question, c’est que je me suis décalée au niveau du siège. - Soit l'assistante sociale parvient à dépasser sa répulsion : Entretien N°7 : Je crois que dans 95 % des cas, même plus 99 %, on supporte mais on ne dit rien. - Soit à l'inverse, l'assistante sociale dépasse totalement toute répulsion pour atteindre l'humanité de l'individu odorant et permettre une relation d'aide approfondie. Entretien N°10 : Est-ce que la dimension affective envers les gens entre en compte ? Oui d’accord. Il y a un mois, j’étais encore à Ivry et j’accompagnais une personne âgée, un monsieur très en difficulté, de 84 ans, en parfaite santé. Il vivait sur un terrain vague,, qui lui appartenait mais il avait choisi de vivre sans eau, sans électricité, comme ça. C’était une expérience qu’il faisait soi-disant pour endurer son corps et voir jusqu’où il pouvait tenir comme ça. Et bon c’est une personne que j’ai accompagnée puisqu’on doit faire la prévention «personnes vulnérables ». Je l’ai accompagné à droite, à gauche, pour faire un bilan de santé, faire différentes démarches et tout. Et là, la proximité physique était très grande, puisqu’on sortait bras dessus, bras dessous, et puis bon, on ne se faisait pas la bise, mais il était… il appréciait cet accompagnement très poussé que je faisais avec lui. (...)Et c’est vrai que ça passe beaucoup par le contact. C’était un monsieur repoussant au niveau de l’odeur parce qu’il se lavait pas. Heureusement il n’était pas alcoolique, mais bon il avait un choix de vie qui faisait qu’il ne pouvait pas se laver à l’eau courante. Donc forcément sur les vêtements et la peau, il y avait une odeur tenace. Il y avait quand même une 74 proximité physique, parce que moi, cela ne me gène pas trop ce genre d’odeur. Et du fait de la proximité physique, donc, on s’attache un peu à la personne, surtout si elle est isolée. Nous percevons dans cet extrait que l’assistante sociale a construit une relation forte sur le registre affectif avec la personne sans prendre en compte la question de l’odeur qui n’était un problème ni pour elle, ni pour la personne. Elle n’en a donc pas parlé. Par contre les assistantes sociales parlent très volontiers des problèmes dentaires car c'est ce qui se voit au premier regard sur un visage. De plus les soins dentaires sortent du registre de l’intimité car ils font intervenir un praticien spécialiste. Ils sont donc sur le registre public, avec participation de la sécurité sociale. Ils sont très onéreux et nécessitent des financements particuliers. Entretien N°12 : Donc on n’avait jamais fait de contrat R.M.I. ensemble et le fait de passer par les soins dentaires, on a demandé la prise en charge des soins dentaires. Et il y en a quand même pour cent trente mille ou deux cents mille francs, je ne sais pas. Douze mille euros voilà. On quitte donc le registre de l'intimité. Entretien N°12 : Alors il n’en est pas encore à l'image de soi, on est dans des problèmes de soins dentaires, voilà. Soins dentaires parce qu'il faut qu'il refasse toutes ses dents. Du coup, le fait d'avoir rencontré les femmes du groupe et de venir nous rencontrer, du coup il a entamé des soins dentaires. Donc voilà, là, il en est à l'image. Le cas des problèmes dentaires et celui des odeurs corporelles nous montrent que les assistantes sociales de ce groupe n'abordent pas tous les problèmes de la même façon. On a pu examiner que la plus ou moins grande facilité dépend du thème évoqué. Ainsi elles parlent toutes des problèmes dentaires avec facilité. Soit elles saisissent l'occasion lorsque la personne reçue sollicite un secours pour financer une prothèse dentaire ; soit elles vont au devant de la demande en suggérant un lien éventuel entre dentition et insertion professionnelle : Entretien N°10 : Bon, le plus souvent, c’est pour demander une aide. « Quelles démarches faire pour avoir des soins dentaires » par exemple quand les gens ont un état dentaire très dégradé. Bon c’est important l’apparence, c’est préoccupant, à un moment par exemple où on cherche du travail. Donc ils peuvent dire à ce moment-là : « Oui j’ai besoin de soins dentaires » mais sans préciser « j’ai des dents en mauvais état, j’ai ci j’ai ça ». . 75 Entre les deux positions, elles imaginent une multitude de possibilités d'aborder le thème des dents, en fonction de l'interlocuteur et surtout selon leur évaluation de ses "caractéristiques", en s'appuyant sur les concepts définis dans la première partie : son positionnement dans le processus de civilisation des mœurs, dans les classes sociales et dans l'individualisme de l’hyper modernité. Mais leurs propositions dépendront aussi de leur relation personnelle avec leur propre corps et de la manière dont l'interaction s'est structurée entre les deux acteurs. Ainsi, les assistantes sociales considèrent qu'il y a un moment où il est possible de parler de la dimension corporelle. La relation s'est bien engagée, la confiance s'est établie entre les interlocuteurs qui se sont rencontrés à plusieurs reprises et se connaissent. Elles sentent qu'elles peuvent aller plus loin dans l'intimité de la personne : Entretien N° 6 : Enfin voilà, jusqu’à maintenant je ne l’ai pas abordé, mais maintenant je la connais suffisamment bien pour lui dire quelle gêne finalement ça occasionne. Je ne sais pas comment elle réagira ? Au moins la réaction sera un peu aidante pour moi pour savoir si elle a quelque chose à dire là-dessus. Entretien N°7 : C’est vrai que la santé, ce n’est pas uniquement ne pas être malade, c’est aussi un état physique, un état de bien-être, et ça, arriver à l’aborder, en général, c’est plus long, ça demande de se connaître un petit peu plus. Ça peut être au premier entretien, mais pas d’emblée, pas en début d’entretien, c’est quelque chose qui peut être amené au cours de l’entretien. On peut établir une échelle de fréquence dans leur façon d'aborder les sujets, soit sur le versant santé en parlant plutôt de bonne santé, soit sur le versant bien-être et forme. En effet, les premières gardent à l'esprit cette façon de penser le rapport au corps, mais elles ont beaucoup de réticences à l'aborder pendant les entretiens. Les secondes se saisissent parfois de la parole des gens pour explorer ce domaine quand elles estiment que cela peut être d'un apport bénéfique pour la personne reçue. Quant au dernier sous-groupe, il s'attache fréquemment à faire parler les gens sur ce que leur corps exprime quand l'opportunité se présente. Nous allons examiner maintenant les raisons qui motivent ces différentes pratiques. 76 3 - Quelques explications sur ces pratiques : Groupe 1 : Nous avons pu voir que ces deux assistantes sociales évitent autant que possible d'aborder toutes les questions concernant la dimension physique et le rapport au corps, en utilisant diverses stratégies qu'elles nous ont exposées. L'analyse du discours de l'assistante sociale N°7 montre qu'elle cherche à être la plus neutre possible. Bon j’essaie d’être assez neutre, de me tenir sans trop me révéler. Elle se retient d'interroger les gens sur les explications possibles de leur comportement ou de leurs gestes, même si elle les observe et qu'elle est intriguée ou dérangée par ce comportement. J’ai une personne que je reçois qui regarde tout le temps à côté. Je ne sais pas d’où ça vient. C’est peut être culturel, c’est un africain. Je n’ai jamais osé lui demander pourquoi il regardait à côté. Il ne regarde jamais en face. C’est vrai que pour moi c’est assez désagréable. On a du mal quand même, à mener un entretien avec quelqu’un qui ne vous regarde pas. Cette retenue lui permet de se protéger des sujets trop intimes, qui pourraient la mettre en difficulté. Ceci est apparu de façon particulière dans l'enquête. En effet, elle n'avait pas été informée du sujet de l'interview à l'avance et sa première réaction a été " Oh la la, vous auriez dû me dire le sujet avant pour que j’y réfléchisse." Elle s'est sentie mise en difficultés par le thème du rapport au corps : Les gestes c’est peut-être plutôt quand on est plus en difficulté, parce que là, je ne sais pas trop quoi dire. C’est peut être dans ces cas là. Un entretien plus cool, je pense que je bouge peut-être moins….Non je ne m’attendais pas à ces questions là. Elle craignait d'être jugée sur sa pratique, par un jugement moral sur sa manière d’aborder un sujet tabou pour elle : C’est ce que j’essaie de faire, je ne sais pas si c’est bien. 77 Nous avons présenté dans le chapitre précédent un portrait de chaque interviewée que nous allons utiliser dans notre analyse. Si nous nous reportons au portrait de l’assistante sociale N° 7, il est possible de faire un lien entre son malaise face à la question de la dimension corporelle tel qu’elle nous l’exprime et sa propre apparence démodée et caricaturale. Cette assistante sociale ne semble pas avoir une grande aisance corporelle ni une image de soi lui permettant de savoir l'utiliser. Elle ne me paraît pas à l'aise dans son corps de par l'image qu'elle renvoie et les gestes qu'elle exécute. De ce fait, elle est très mal à l’aise aussi pour aborder toutes les questions concernant la dimension physique dans les entretiens sociaux. L'analyse du discours de l'entretien N°8 fait apparaître des éléments similaires. L'assistante sociale est déroutée par l'interview : Oui ce n’est pas facile comme question, c’est trop vaste …(rires) Et ses réponses sont très peu détaillées. Elle rit fréquemment pour masquer son mal-être et elle s'inquiète de savoir si ce qu'elle fait est bien ou mal : Ce n’est pas fréquent que je ferme les bras, mais ça m’est déjà arrivé et je me souviens m’avoir fait la réflexion de me dire : il ne faut pas, et c’est pour ça que je m’en souviens (...) Jamais personne ne m’a reprise sur «vous avez pas l’air de vous intéresser » ou des choses comme ça. Mais bon, ça pourrait arriver. On peut imaginer... De même que l'assistante sociale précédente, elle présente une apparence désuète et mal à l’aise dans son corps comme nous l’avons décrite dans son portrait. La mise en parallèle de leurs réactions face à la dimension physique, tant à partir de leurs discours que pendant le déroulement de l’interview et de leurs deux portraits, nous permet d'avancer qu'il existe un lien de cause à effet entre les deux éléments. Le fait qu'elles soient en difficulté ou du moins mal à l'aise dans leur corps, les empêche d'évoquer ce thème avec les personnes reçues, car elles risqueraient d'être déstabilisées par les discours. Le corps est pour elles un sujet tabou, que l’on ne peut évoquer sans risquer de rompre le lien avec la personne, en lui manquant de respect. De même qu’elles se sentent mises en difficultés si la personne reçue venait à l’aborder. La morale judéo-chrétienne est encore très prégnante et elles ne peuvent évoquer le rapport au corps sans déroger à la morale. En effet, le corps a été mis à distance pendant des siècles par la tradition judéo-chrétienne. Le corps était un sujet tabou car considéré comme le lieu de l’incarnation du mal. La notion de respect de l’autre se situe ici dans le respect de l’interdiction morale d’évoquer le tabou lié au corps. 78 Groupe 2 : A l’inverse, ces deux assistantes sociales évoquent sans retenue tous les sujets se rapportant à la dimension physique. Elles se positionnent dans une grande ouverture d'esprit qui permet à la personne reçue de s'exprimer avec profondeur. Cela libère la parole, notamment sur tout ce qui a trait au corps. L'assistante sociale N° 12 exprime clairement que cette possibilité est donnée par son attitude et l'image élégante et soignée qu'elle renvoie : En lien avec moi, oui je pense. C'est important pour moi, aussi et je renvoie une image, voilà, de quelqu'un qui fait attention. Donc peut-être que c'est plus facile aux gens de pouvoir en parler avec moi que peut-être avec quelqu'un d'autre. Parce que je renvoie une image de quelqu'un qui fait attention. Elle poursuit en précisant qu'elle peut jouer avec son image et la modifier au gré de sa volonté. Dans l’ouvrage La distinction, P. Bourdieu nous apporte un élément de compréhension de cette faculté à manier l’amélioration ou la modification de son apparence. Selon lui, les femmes de la petite bourgeoisie ont « beaucoup plus conscience de l’utilité de la beauté et reconnaissent plus souvent l’idéal dominant en matière d’excellence corporelle »73. Cette assistante sociale appartient visiblement à cette catégorie sociale qui possède une hexis corporelle faite d’aisance et d’assurance : C'est vrai que j'ai un peu modifié mon image à cause de ce que me renvoyaient les gens, à m'acheter des bijoux etc. une image un peu... de remerciements ... mais quand même... Moi j'ai modifié aussi mon aspect... comment je m'habille vis-à-vis des gens et comment je me présente. A cause de ça. Et d'ailleurs depuis que j'ai modifié, je n'ai plus de bijoux. Donc on renvoie aussi une image aux gens qu'on peut maîtriser aussi. Dans la mesure où on la maîtrise, ça renvoie d'autres choses. Alain Ehrenberg nous a montré, dans la première partie, comment l'individu construit son apparence dans une volonté d'individualisation. Le "nouvel individualisme" décrit par cet auteur signifie que l'individu peut et doit agir pour et par lui-même et faire ses 73 BOURDIEU Pierre : La distinction, critique sociale du jugement, Ed. de Minuit, 1979, p.228 79 propres choix. Il est responsable de son apparence par la maîtrise de son corps. L'individu doit ainsi être capable de valoriser son image pour ne pas être exclu du lien social, dans une société qui sur-valorise l'image. L’individu qui ne parvient pas à acquérir la maîtrise de soi-même aura d’autant plus de difficulté à rester socialement inséré dans les liens sociaux. Pour cette assistante sociale, le gouvernement de soi implique que la personne doit se prendre en charge elle-même. Son rôle est d’aider la personne dans ce processus, face à cette injonction de responsabilité de soi : On a parlé du poids et des futurs problèmes de grossesse s’il devait y en avoir. Elle a réussi à en parler parce qu’elle avait décidé aussi de se prendre en charge dans le sens où elle avait décidé de voir un médecin et de se mettre un anneau gastrique Pour l’assistante sociale N°12, la maîtrise de sa propre image fait partie de l’insertion sociale de l’individu. Elle se situe dans une perspective de développement de l’individualisme, par un « auto façonnement de son corps. »74 Pour entrer en relation et créer un lien avec une personne exclue des liens sociaux de base (famille, enfant, ainsi que toutes institutions), l'assistante sociale N°12 peut être amenée à utiliser son image et sa gestuelle dans un jeu de séduction : En fait tout le monde m'avait dit" attention à ce monsieur, attention il est vraiment extrême", et je me suis dis, au point que je ne sais plus, la responsable du C.C.A.S. m'avait dit attention : un truc de travers ou si ça ne colle pas, il est capable de monter sur le bureau et taper sur tout. Dans la violence. Donc je me suis dis, je vais le prendre comment. Et oui au niveau physique ça joue. Quelque part, je n'ai pas joué du charme avec lui, mais en tout cas je lui ai donné une importance, parce que quelque part c'était aussi pour faire attention à moi, en me disant j'ai pas envie qu'il saute sur la table, qu'il me tape dessus quoi, donc voilà. Oui je pense que j'ai utilisé un numéro de charme et je m'en suis rendu compte. Ça ne devait pas être conscient. A la fin de l'entretien, je m'en suis rendu compte parce qu'il m'a dit... Je ne sais plus ce qu'il m'a dit. Je me suis dis oh la la j'ai été peut-être un peu trop loin dans le numéro de charme que j'ai fait avec lui... Il m'a dit quelque chose. En fait, il m'a parlé de toute sa vie privée en un entretien, sur les femmes, sur ses enfants, sur ses relations avec ses enfants, sur comment il vivait les choses. Elle utilise le charme et la séduction comme outil professionnel pour créer un lien avec des personnes en très grande difficulté : 74 Dossier L’individu hypermoderne, vers une mutation anthropologique ? Revue Sciences Humaines N°154, Novembre 2004,p.37 80 Alors j'ai plus de facilité avec des gens qui vont mal à essayer de créer une relation, mais qui vont mal. Mal ça va être au niveau psychiatrique etc. Je suis plus encline à essayer de créer la relation pas très fort, mais assez fort pour qu'ils aient un minimum confiance et qu'on puisse avancer. Et c'est là que le physique joue, je suis plus souriante avec eux, je suis plus cool, j'essaye de bien leur expliquer les choses sans les prendre pour des idiots, pas le B.A. BA, mais quand même, en faisant attention à tout ce que je leur explique, voilà. Il est nécessaire de mettre en parallèle cette grande maîtrise de l'image de soi que nous venons de décrire avec le portrait de cette assistante sociale. Son apparence corporelle montre qu'elle attache beaucoup d'importance à ses vêtements et à sa forme physique. Elle aime parler de mode et de maquillage. Elle est spontanée dans ses réactions et exprime facilement ce qu'elle pense car son interview a été la plus longue. Il existe donc un lien entre son aisance corporelle personnelle et sa facilité à aborder le rapport au corps avec les personnes reçues. L'assistante sociale N°11 joue, quant à elle, avec sa spontanéité. Je suis relativement à l’aise à l’oral avec les gens. J’aurais tendance à penser, mais sans l’avoir conscientisé, que ça peut se transmettre dans la manière dont je peux être aussi assise moi, parce que je me dis, quand les gens sont gênés, j’ai tendance à le voir. Bon, mais quand il y a quelque chose qui me gêne avec les gens, j’ai tendance à le dire, ce qui me permet d’aller au-delà de ma gêne. (...) Je suis très naturelle, j’ai envie de dire. Et ce côté naturel, je m’en sers, c’est-àdire qu’en fait, quand je ressens un truc, j’ai tendance à le dire. Elle se sert de cet outil pour libérer la parole. La personne reçue se sent libre d'aborder tous les sujets sans tabou. Elle est la seule à évoquer les relations sexuelles : Puis il m’a sorti tout de go un truc qui n’ avait rien à voir, on parlait d’autre chose : « Ben vous savez madame, j’ai oublié de vous dire, là je suis avec une copine, je crois que je l’aime et je n’arrive plus à bander ». Bon je n’ai pas rigolé mais j’avais envie. Je fais « Oui c’est ennuyeux effectivement » Je suis sûre que là, c’était fait pour me déstabiliser, parce que c’était un mec avec …bon 81 L’absence de tabou sur la dimension corporelle se situe dans le cadre de la valeur de respect qui est la base des principes déontologiques de la profession. Elle peut accepter et reconnaître les différences avec un profond respect de la personne : J’ai suivi avec une conseillère en économie sociale et familiale, une dame pour qui le coiffeur c’était une de ses priorités, bon ça ne sera pas la mienne ça se voit. OK. Après comment on fait avec un contexte de réalité. Elle a ses priorités, c’est sa situation ça la regarde, mais maintenant voir comment on assume. Donc ça vient dans les entretiens en essayant effectivement de voir quelles sont les priorités des personnes, qu’est-ce qu’on peut faire par rapport à ça, par rapport à un contexte de réalité. Néanmoins le seul sujet pour lequel elle se sent en difficulté, c'est l'hygiène. Nous avons vu que c'est le plus intime de tous : Alors, après ce qui n’est pas toujours facile à aborder, c’est la propreté. Ce n’est pas toujours facile, je trouve. En quoi c’est plus difficile que le problème d’alcool ? Cela m’est plus difficile, c’est quelque chose de tout à fait personnel de dire à quelqu’un qu’il sent franchement mauvais, que de dire à quelqu’un qu’il a un problème de maladie, d’alcool. Alors qu’on peut penser même à la limite que le problème de propreté peut s’apparenter à une pathologie. Après il y a des choses personnelles je pense, on est des humains, la propreté c’est des fois difficile. On observe chez elle une grande liberté de parole. Son portrait nous montre qu'elle n'est pas particulièrement attachée à son apparence et à sa tenue vestimentaire. Sa spontanéité fait qu'elle est à l'aise dans sa façon de s'exprimer, dans ses mouvements et dans son corps, même si ce n'est visiblement pas sa première préoccupation. Il apparaît donc un lien manifeste entre sa capacité à aborder tous les thèmes liés à la dimension corporelle et son aisance à communiquer. A l'inverse du premier groupe décrit plus haut, la facilité de ces deux assistantes sociales à aborder les questions physique, trouve son explication dans leur aisance, tant corporelle que relationnelle. C'est-à-dire que leur manière d'être influence directement leurs pratiques professionnelles. Elles ont une conception du rapport au corps basé sur le plaisir, le bien-être. Pour elles, le corps est un signe de l’insertion socioprofessionnelle de la personne et y participe. La dimension corporelle est donc un outil qu’elles sont amenées à utiliser dans leur pratique quotidienne des entretiens sociaux. 82 Groupe 3 : Nous avons insisté sur l'analyse des deux premiers groupes car ils sont représentatifs de deux conceptions extrêmement différentes de la relation au corps. Ceci nous a permis de mettre en lumière les traits marquants de chaque approche. Le troisième groupe se situe en position intermédiaire et alterne entre l'une et l'autre positions. Certaines assistantes sociales penchent plutôt vers une représentation sociale du corps qui s'appuie sur la santé, mais elles gardent néanmoins à l'esprit le bienêtre et la forme. Les autres sont plutôt sur le versant du bien-être et de l'image de soi et ne s'intéressent guère aux problèmes médicaux. Nous allons analyser plus en détails ces deux sous-groupes. Les assistantes sociales N° 1, N°2, N° 3 et N°9 pensent la dimension physique avant tout dans le sens de la santé. C'est-à-dire qu'elles vont parler d'"être en bonne santé", de "faire attention à sa santé". Elles se soucient de l'apparence et de la tenue vestimentaire. Mais quand elles parlent des personnes reçues, elles pensent toujours en terme de problème et n'abordent pas le «corps - bien-être» : Entretien N°2 : Le sport, c’est quelque chose qui n’est pas abordé parce qu’en fait, sport égal plaisir. Donc tout ce qui est plaisir, loisirs, positif, … les personnes qui viennent avec des difficultés ne parlent pas du côté jouissif de la vie, j’ai envie de dire. Donc tout ce qui est sport, je prends soin de moi, c’est quelque chose qui est très difficile à …Elles ne l’abordent pas si on ne l’aborde pas. D’où la difficulté à aborder, parce que ça ne vient pas de la personne. Moi je n’ai pas vu ça, dans tous les entretiens que j’ai faits. Pourtant elles sont attentives à remarquer les aspects positifs : une nouvelle coupe de cheveux ou des vêtements biens choisis : Entretien N°2 : d’emblée comme ça la première image, elles veulent montrer une image positive d’elles. Et ça je trouve ça très bien en terme de dignité. Et ça, ça montre que la personne se respecte, moi je trouve ça essentiel (...)le vêtement ce n’est pas elle quoi, mais c’est quand même un peu elle. Ce qu’elle a voulu montrer. 83 L'image de soi est considérée comme un signe que la personne se respecte et l’assistante sociale souhaite le mettre en relief. Dans ce sous-groupe coexistent les deux représentations sociales du corps. Lorsqu'elles pensent la dimension corporelle de façon générale ou pour elles-mêmes en particulier, elles évoquent le « corps-bien-être ». Par contre lorsqu'elles pensent au corps des personnes reçues, elles l'associent à la santé, bonne santé ou mauvaise santé. Entretien N°3 : Au jour d’aujourd’hui quand tu parles de santé en France, c’est tout ce qui touche à la maladie. La santé … mon hygiène alimentaire, est-ce que je fais du sport, de la marche, les publicités qu’on entend, l’équilibre alimentaire, les gens ils ne sont pas là-dedans non plus. Pour les gens, quand tu vas chercher des légumes ou tu prends des pâtes, le choix est vite fait. Elles ont intégré le discours de prévention et d'éducation à la santé des pouvoirs publics relayés par les médias qui transmet la norme dominante du corps jeune et mince, en pleine forme. Mais elles ne semblent pas l'appliquer aux personnes qu'elles reçoivent car elles observent l’embarras et la gêne de celui qui se sent mal à l’aise dans son corps, qui vit dans un corps en souffrance. L'assistante sociale N° 3 évoque des raisons financières et le coût important des frais médicaux pour les personnes reçues : Une dame qui avait des problèmes de santé, sa fille avait des problèmes de santé, bon elle ne pouvait pas payer les soins, elle n’allait qu’à l’hôpital de honte de dire au médecin, je n’ai pas pu faire… Il y a un gros problème en ce moment, c’est l’aspect financier. En mettant en avant l’argument financier, c’est bien la question des différentes classes sociales qui est mise en évidence. P. Bourdieu nous apporte un autre éclairage pour comprendre ce phénomène. Comme nous avons pu l'examiner dans la première partie, le rapport à la santé et au corps varie selon les classes sociales. On peut considérer que les assistantes sociales appartiennent à une catégorie socioprofessionnelle plus aisée que les personnes qu'elles reçoivent. La façon de prendre soin de son corps et de sa santé est plus valorisée pour les assistantes sociales que par les personnes reçues. L'assistante sociale N°3 nous montre bien la distance de classe sociale entre "les gens" et "nous". Elle fait une distinction, au sens de Bourdieu entre le jugement des « gens » sur le rapport au corps et son propre jugement : Le peu de gens qui abordent ce problème là, finissent par me dire, "mais la santé c’est secondaire. C’est secondaire, parce que ma priorité, c’est de 84 retrouver un boulot, puis quand j’aurai un boulot, on verra". Nous on sait le lien de cause à effet, pourtant les gens ont énormément de mal à le comprendre. Elle établit une nette distinction entre son savoir à elle et la réalité des gens. L'hexis corporelle des assistantes sociales de ce sous-groupe valorisent le bien-être et l'image de soi, l'aisance corporelle et la forme physique comme norme sociale pour elles-mêmes. Tandis que l'hexis corporelle des personnes reçues, de classe sociale plus populaire (ouvriers, employés, chômeurs ou femmes au foyer) que les assistantes sociales, s'appuie sur l'absence de maladie et la force physique, associées à une faible écoute du corps. La santé ne fait pas partie des priorités tant que le corps peut rester dans "le silence des organes" par un "effacement ritualisé" (D. Le Breton), la priorité est ailleurs. "Je suis pas venu là pour ça quoi. Moi ce que je veux, c’est des sous, c’est trouver un boulot" et tu as énormément de mal à rentrer dans cette discussion avec les gens. Dans ce premier sous-groupe, nous constatons donc qu'il existe une distance importante entre la représentation sociale qu'ont les assistantes sociales de leur propre corps et celle du corps des personnes reçues. Elles appliquent la norme sociale corporelle dominante à elles-mêmes. Mais elles sentent confusément que les gens qu’elles reçoivent sont éloignés de cette norme. Cette distance permet d'expliquer pourquoi elles utilisent la représentation sociale « corps-santé » avec les personnes, alors qu'elles ont en tête le «corps - bien-être» pour elles-mêmes. Un deuxième sous-groupe est constitué par les assistantes sociales N° 4, N°5, N°6 et N°10. Elles aussi font coexister les deux types de représentations sociales et naviguent entre les deux. Elles observent le mal-être, la fatigue, les dents abîmées. Mais contrairement au sous-groupe précédent qui observe sans rien dire, elles verbalisent leurs observations du langage corporel. Entretien N° 5 : il y a des gens qui sont presque soulagés qu’on arrive à dire « Ah mais là je vous sens pas très bien, vous pensez être en état de reprendre un travail ? » A travers ce biais-là, souvent à travers le biais du travail d’ailleurs, on peut parler de la santé. 85 Dans l'entretien N° 10, l'assistante sociale nous cite un exemple tout à fait caractéristique de ce sous-groupe : la personne souffre d'une pathologie déclarée et reconnue. L'entretien s'engage sur la façon dont la personne vit avec sa pathologie, comment elle s’accommode de son problème de santé : Quelqu’un qui avait une hépatite C, qui se sentait très fatigué, qui n’avait pas l’air fatigué d’ailleurs, qui se portait plutôt bien, donc ça faisait plaisir, mais qui m’a précisé que c’était exceptionnel qu’elle soit dans cet état. Habituellement elle ne pouvait pas faire ses démarches. Non les gens parlent peu de leur physique à proprement parler. La maladie n'est pas abordée sous l'angle médical mais bien sous l'angle de ses répercussions sur la vie sociale de l'intéressé. L'entretien est basé sur le stigmate, c'est-àdire le vécu corporel de la maladie et la façon dont l'individu l'expose ou le cache au regard de la société, tel que le décrit E. Goffman. L'assistante sociale dans ce cas ne représente pas toujours la société, mais plutôt un point d'ancrage pour affronter le regard de la société sur le stigmate. Introduire les sujets liés aux corps suscite beaucoup de réticences et semble impossible pour certaines, avant de bien connaître la personne. Entretien N° 10 : Je n’aurais pas pu exprimer ça quoi, sauf si la personne m’avait tendu la perche, parce que le physique, c’est un point sensible. On peut blesser la personne facilement sur le physique. Si la personne vit bien comme ça, après tout pourquoi… Entretien N°9 : Il faut déjà amorcer quelque chose avec la personne pour pouvoir se permettre d’aborder cet aspect là. Même sur la santé en général, les gens peuvent parler de leurs problèmes de santé qui… Il y aurait des choses à faire, au début, moi en tout cas, je ne suis pas très à l’aise pour aborder d’emblée si ils doivent aller … C’est dû à quoi d’après toi ? Moi je mets ça sur le compte qu’il faut connaître la personne. Elles prennent donc le temps d'établir une relation de confiance et de respect pour saisir le moment opportun. Entretien N° 5 : c’est quelque chose qui demande à être travaillé sur du plus long terme, là encore. Et ça ne passe pas quand c’est posé trop rapidement. Soit au contraire, elles s’en saisissent un peu avec soulagement. Pouvoir reconnaître, pouvoir s’entendre dire que, peut-être il faut qu’elles prennent soin d’elles, sur un plan physique, sur un plan moral, en tout cas sur un plan de leur santé, avant 86 d’envisager de rechercher un emploi, rechercher un logement, de prendre en charge de façon plus intensive leurs enfants, enfin d’envisager un autre projet, peut-être qu’elles devraient envisager de prendre soin d’elles. Certaines sont soulagées de se l’entendre dire. Entretien N°4 : Ce n’est pas au premier entretien. C’est au bout de différents entretiens quand une confiance s’installe, quand ils se livrent un petit peu plus au niveau de la santé, qu’on peut aborder tout ce qui est sport, bien-être…le stress. Elles établissent une relation basée sur l'empathie qui tient compte du rythme de la personne. Elles savent qu'elles ne peuvent pas amener le thème du bien-être avant d'avoir fait parler du mal-être : Entretien N°4 : j’essaye de gérer, on va dire les problèmes qui pour eux sont prioritaires, pas forcément les gérer, mais essayer de leur donner une petite réponse ou une orientation, ça les soulage un peu de ce poids-là, pour justement après pouvoir orienter plus la discussion sur tout ce qui est santé, bien-être, le fait de se faire plaisir aussi, par ce que souvent ça ils l’oublient. E t ça c’est important, mais c’est vrai que ça vient plus après. Comme nous l'avons vu, ce dernier sous-groupe utilise les deux représentations sociales du corps. Mais les assistantes sociales n'ont pas la même conscience de la différence d'hexis corporelle entre les classes sociales que dans le sous-groupe précédent. Ou du moins, elles considèrent qu'il n'y a pas forcément de rupture ou de rigidité pour passer d'une représentation à l'autre. C'est-à-dire qu'elles ont en tête que l'hexis corporelle n'est pas la même, mais cela ne les empêche pas d'avoir la volonté d’étendre leur propre mode de relation au corps. Elles peuvent entendre que les personnes parlent de leur corps-souffrant et prendre le temps d'écouter, pour ensuite orienter et proposer l'autre représentation du corps axée sur le bien-être, à laquelle elles associent une valeur plus positive. Elles considèrent que leur propre représentation du corps a plus de valeur que celle qu'elles attribuent aux personnes reçues. Nous pouvons nous interroger pour savoir s'il s'agit d'imposer des valeurs et des normes corporelles mieux reconnues socialement à une classe sociale inférieure ou bien s'il s'agit de donner l'opportunité à une classe sociale moins aisée d'avoir un accès personnalisé à des valeurs de bien-être et de plaisir d'une classe sociale plus aisée. Imposition d'un modèle signifie qu’un pouvoir symbolique est à l’oeuvre, tandis qu'opportunité signifie créer des possibles. Je pense, d'après les discours étudiés que les assistantes sociales sont dans une démarche d'écoute, prêtes à saisir les opportunités. 87 Néanmoins nous savons que la relation de pouvoir n'est pas totalement absente des entretiens sociaux. Toute communication peut entraîner un rapport de force symbolique entre les agents. Et le pouvoir symbolique de l’assistante sociale permet que la personne reconnaisse ses propositions comme valables. Les éléments et les conclusions de l'analyse des entretiens pour chaque sousgroupe vont nous permettre de procéder à la vérification des hypothèses. 88 Chapitre VI Vérification des hypothèses 89 L’analyse des entretiens a mis en lumière qu’il n’y a pas d’unicité dans les représentations sociales du corps pour les assistantes sociales interrogées. Deux types de représentations sociales du corps coexistent, basées soit sur la maladie et la santé, le «corps souffrant», soit sur le bien-être et l’image de soi, le «corps- bien-être». Nous avons pu voir que ces deux représentations déterminent des pratiques diamétralement opposées. Groupes 1 et 2 : Au delà de leurs antagonismes, les deux premiers groupes se rejoignent sur un point fondamental. Les assistantes sociales utilisent une représentation sociale identique pour leur propre corps et pour celui des personnes reçues. Elles appliquent donc la même représentation dans la mise en œuvre de leur pratique professionnelle. Elles agissent en cohérence avec leur propre image du corps. Comme nous l’avons vu plus haut, les assistantes sociales N°7 et N°8 sont plutôt mal à l’aise dans leur corps et évitent d’aborder la dimension corporelle dans les entretiens, sauf pour orienter les malades vers les médecins compétents. Tandis que les assistantes sociales N°11 et N°12 sont très à l’aise dans leur corps et dans la communication et abordent systématiquement les questions liées à la dimension corporelle. Les unes se censurent totalement et les autres ont une grande aisance sur ce thème. Mais toutes les quatre, elles font concorder leur représentation sociale du corps avec leur pratique professionnelle sur ce sujet. Le lien est clair, direct et simple. Leur représentation sociale influence clairement leurs pratiques professionnelles au-delà de leurs différences. Selon leur représentation, cela aboutit soit à une censure totale, soit à une grande aisance. Dans ces deux premiers groupes, notre première hypothèse est parfaitement validée. Par contre, notre deuxième hypothèse est partiellement erronée. En effet, les assistantes socialesN°7 et N°8 se censurent non par respect de la personne reçue, mais par respect d’elles-mêmes. Elles ne peuvent pas faire autrement, sans briser un tabou moral qui risquerait d’entraîner un manque de respect. Par contre les assistantes sociales N°11 et N°12 évoquent les questions physiques car ce n’est pas un tabou pour elles-mêmes. Pour ces deux dernières, à l’inverse, nier les liens entre la 90 dimension corporelle et le positionnement de l’individu dans la société serait de l’ordre du manque de respect car cela reviendrait à nier leurs valeurs personnelles. La dimension du respect est toujours présente car inscrite dans le code de déontologie, mais le respect se situe sur des registres différents. Il implique la censure pour les deux premières et à l’inverse la nécessité d’évoquer la dimension corporelle pour les deux autres. Pour toutes les quatre, la notion du respect s’inscrit par rapport à leurs propres valeurs concernant la dimension corporelle et non pas par rapport aux valeurs de la personne reçue et à son rapport au corps. Néanmoins en agissant dans le respect de leur propre relation au corps, elles situent leurs pratiques dans la cohérence, dans un souci de respect de la personne reçue. Nous allons voir maintenant qu’il en est autrement pour le troisième groupe. Groupe 3 : Ce dernier groupe fait preuve de beaucoup plus de subtilité dans l’utilisation alternée des deux types de représentations sociales du corps. Nous avons distingué deux sous-groupes qui se différencient justement par cette utilisation alternée dans les pratiques professionnelles. Nous avons exposé l’analyse concernant un premier sous-groupe qui différencie la représentation sociale de son propre corps basé sur le bien-être et celle du corps des personnes reçues, basé sur le corps comme absence de maladie. Nous avons vu que leurs pratiques se situent dans le respect de l’hexis corporelle de la personne reçue. Elles respectent la façon de vivre son corps de la personne et cela ne leur permet que rarement d’évoquer le corps comme source de bien-être. Elles ont conscience de la distance entre les deux représentations sociales du corps que nous avons distinguées, mais elles sont amenées à se censurer dans l’utilisation de la dimension corporelle dans l’entretien par respect de l’individu et de ses attentes. Néanmoins, elles sont disponibles si la personne souhaite aborder un sujet lié au corps. Le dernier sous-groupe a lui aussi présent à l’esprit les deux représentations sociales du corps évoquées plus haut et les différences d’hexis corporelle selon les catégories sociales. Mais à la différence du sous-groupe précédent, ces assistantes sociales évoquent volontiers le corps sous toutes ses approches, en saisissant le moment 91 opportun, éventuellement avant même que la personne n’en exprime le besoin. Elles avancent dans une démarche volontariste pour proposer leur propre représentation sociale du corps basée sur le corps plaisir et bien-être. Elles peuvent entendre que la personne reçue se situe dans une problématique liée à la maladie et à la souffrance physique. Mais elles s’appuieront sur son discours pour lui proposer une autre représentation qui leur semble plus positive. Bien qu’ils aient les mêmes représentations sociales du corps, ces deux groupes ne sont pas influencés de la même façon dans leurs pratiques. Ils utilisent la dimension corporelle de manière sensiblement différente durant les entretiens, selon la prise en compte des différences d’hexis corporelle. La différence dans la combinaison entre les deux types de représentation sociale du corps ne suffit pas à expliquer les différences entre les pratiques professionnelles. Notre première hypothèse n’est donc pas validée dans ce groupe et il apparaît qu’un autre facteur entre en considération dans les pratiques de l’entretien social. Nous constatons que notre hypothèse est partiellement validée. Pour un tiers des professionnelles interrogées, la première hypothèse se révèle exacte, tandis que pour les deux autres tiers, la représentation sociale du corps n’est pas le seul facteur explicatif des pratiques professionnelles sur la dimension corporelle. Le facteur de l’hexis corporelle est apparu clairement au détour des entretiens. Néanmoins nous pouvons aussi nous interroger sur ce qui explique les différentes pratiques des deux derniers sous-groupes. Nous avons évoqué dans l’analyse des entretiens la question des valeurs et des normes. Cette question est toujours présente dans les entretiens sociaux et le domaine corporel est à fortiori concerné. Nous avons analysé dans la première partie l’importance des normes et des valeurs corporelles, en montrant leur relativité dans le cours du processus de civilisation des mœurs que nous avons décrit plus haut, ainsi qu’en analysant la valeur accordée aux modèles corporels selon les classes sociales. Nous avions fait l’hypothèse que le facteur permettant d’expliquer les pratiques concernant la dimension corporelle se trouvait dans le souci d’une relation respectueuse de l’individu. Notre enquête nous conduit à confirmer cette hypothèse pour un sous-groupe en la précisant. Il s’agit bien de respect, et plus précisément de respecter les normes et les valeurs corporelles de la personne reçue. Quant au dernier sous-groupe, il nous semble le plus difficile à interpréter. En effet, il apparaît que les pratiques des assistantes sociales de ce sous-groupe n’ignorent aucunement le respect de l’individu. Car il s’agit de la base de leur déontologie. Lorsqu’elles proposent une représentation sociale du corps différente de celle de la 92 personne reçue, elles estiment parfaitement se situer dans le respect de l’individu. Cela nous conduit à nous interroger afin de comprendre ce que signifie la notion de respect dans le cadre d’un entretien de service social. Est-ce accepter telles quelles les valeurs de la personne reçue et leur reconnaître leur raison d’être ? Ou bien est-ce être en capacité d’entendre et de comprendre les valeurs de la personne reçue pour s’y adosser afin de lui proposer des valeurs mieux connotées socialement ? Peuvent-elles proposer des valeurs différentes sans les imposer, dans le cadre de l’entretien social, en restant dans une relation respectueuse de l’individu ? Nous ouvrons ici un autre débat sur l’entretien social et la relation professionnelle en travail social, qui dépasse largement le domaine de la dimension corporelle. Il apparaît que ces professionnelles réussissent à manier les deux représentations sociales du corps dans un grand respect de la personne reçue, avec spontanéité et sans censure. Notre deuxième hypothèse n’est donc pas validée pour ce dernier sous-groupe. Notre enquête nous a amené à nuancer nos deux hypothèses qui ne sont que partiellement vérifiées. Nous avons pu observer que divers paramètres entrent en jeu dans l’utilisation de la dimension corporelle dans les entretiens. Les professionnelles abordent ce thème plus souvent que nous l’imaginions. Elles y mettent néanmoins toutes les limites que nous avons observées. Leur manière d’évoquer la dimension corporelle dans les entretiens dépend donc soit de leur propre représentation sociale du corps, soit de leur façon de manier les différentes représentations sociales du corps. 93 Conclusion En commençant cette recherche, j’avais en tête l’idée fondamentale pour moi de l’unité de l’homme. Son corps et son esprit sont interdépendants et s’influencent mutuellement. J’avais pu observer dans ma pratique professionnelle que les difficultés d’insertion sociale ont souvent des retentissements sur la manière de vivre avec et dans son corps. Les assistants sociaux se situent, me semble-t-il, à la croisée de ces deux dimensions. Aussi me paraissait-il nécessaire d’interroger le lien entre l’accompagnement social et la dimension corporelle. Je suis partie d’un à priori que la dimension corporelle peut être utilisée comme outil dans l’entretien social. Ce point de départ m’a servi de base pour questionner les pratiques des assistants sociaux dans l’entretien social. Aussi ai-je souhaité comprendre et approfondir ce qui fait lien entre les deux dans la pratique des assistants sociaux. Comment ces professionnels réalisent-ils cette articulation entre le rapport au corps et leur façon d’accompagner le processus d’insertion socioprofessionnel de la personne. Dans l’entretien, deux corps sont en interactions : le corps de l’assistant social et celui de la personne reçue. Aussi notre recherche a porté à la fois sur le corps de la personne reçue tel qu’il est perçu par l’assistant social, mais aussi sur le propre corps de l’assistant social impliqué dans la relation. C'est-à-dire les deux corps qui entrent en interaction, mais aussi les représentations sociales du corps que l’assistant social utilise dans sa pratique professionnelle. Dans notre étude sur la place du rapport au corps dans la société occidentale, nous avons pu observer avec Norbert Elias, que le processus de civilisation des mœurs tend vers un refoulement des manifestations corporelles, ce qui explique que la dimension physique est souvent à une place discrète dans les pratiques des assistants sociaux. 94 Pierre Bourdieu nous a apporté un éclairage sur les différences d’hexis corporelle selon les classes sociales, qui nous permet de comprendre les raisons profondes qui motivent les différentes pratiques des assistants sociaux. Cet élément n’avait pas été évoqué dans les hypothèses, mais est nettement apparu comme un facteur essentiel pour comprendre l’utilisation de la dimension corporelle comme outil dans l’entretien social. Le troisième éclairage que nous avons utilisé concerne une approche théorique différente de la place du corps dans une société hyper moderne. La montée en puissance de l’individualisme favorise une préoccupation croissante pour la santé et le bien-être, par un phénomène d’autocontrainte incorporée. Les assistants sociaux se situent à l’interface entre les exigences d’autonomie et de responsabilité de soi qui caractérisent cette évolution, et les difficultés d’insertion des personnes qu’ils reçoivent. La responsabilité face à son propre corps est souvent questionnée et utilisée dans les pratiques de certains assistants sociaux. Grâce à ces éléments, nous avons pu mieux comprendre la place du corps dans la société actuelle, dans l’objectif d’articuler le rôle des assistants sociaux avec la dimension corporelle. En effet, les assistants sociaux se situent toujours au point de jonction. Ils forment la charnière entre les normes et les valeurs dominantes de la société d’une part et les difficultés des individus qui ont du mal à s’y inscrire d’autre part. Les assistants sociaux doivent sans cesse inventer cette articulation en s’adaptant aux personnes reçues par des pratiques professionnelles sans cesse différentes. Nous avons pu observer cette grande variété dans les manières de faire. Ils bricolent au quotidien des « arts de faire»75. Notre enquête nous a permis de dégager trois types de pratiques qui se distinguent par les différentes représentations sociales du corps sur lesquelles elles s’appuient. Un premier groupe d’assistantes sociales modèle ses pratiques autour d’une représentation sociale du corps que nous avons désigné comme « corps-souffrant ». Un deuxième groupe d’assistantes sociales considère le corps dans sa dimension liée au bien-être. Le troisième groupe utilise les deux approches pour élaborer des pratiques diverses. Chaque pratique reste malgré tout unique, car elle appartient à un individu qui élabore sa propre tactique en fonction de sa représentation sociale du corps, de ses expériences, de sa conscience ou non de l’hexis corporelle. La forme que prend l’utilisation de la dimension corporelle dans les entretiens est déterminée par les représentations sociales du corps, mais nous avons pu constater que ces représentations sont diverses. De plus, nous avons pu observer que le langage des corps est très présent dans la mise en scène de l’entretien. Les interactions corporelles sont toujours présentes 75 de CERTEAU M., L’invention du quotidien Tome 1 :arts de faire, Folio, Gallimard, Paris, 1980, Ed.1990. 95 au travers des gestes et des attitudes, même quand l’assistant social refuse de s’appuyer sur la dimension corporelle comme outil. Selon la façon d’appréhender le rapport au corps comme « corps-souffrant » ou « corps-bien-être », le fondement même des pratiques est différent. Et donc la dimension corporelle est évincée de l’entretien en tant qu’outil, ou bien à l’inverse, elle est utilisée comme filtre de compréhension des difficultés de la personne reçue. Le corps touche à ce qu’il y a de plus intime. Aussi cette dimension renvoie à la valeur qui est au cœur de la profession d’assistant de service social ; à savoir le respect. Même si cette notion peut prendre des sens différents selon ce que l’on y met, comme nous l’avons constaté dans les interviews : • • • • • Le respect de la morale et des tabous, Le respect de la discrétion sur un sujet intime, Le respect de ses propres valeurs, Le respect de l’autre, Le respect des différences d’hexis corporelle entre les classes sociales. Ce dernier point pose question sur ce qui se joue dans un entretien social en terme de relation entre deux individus à des places inégales. La notion de pouvoir symbolique est inhérente à cette situation, comme à toute situation de communication. Ce sujet est apparu à la fin de notre recherche et pourrait constituer un prolongement par l’analyse du pouvoir symbolique dans l’entretien social, et en particulier le pouvoir symbolique sur les corps par l’imposition d’un modèle corporel dominant. En effet, face à la montée en puissance de normes corporelles de plus en plus puissantes et proposées notamment en raison de leur lien avec le capital santé de l’individu et son rôle préventif, on peut s’interroger sur la position que peuvent adopter les assistants sociaux entre respect de l’hexis corporelle de la personne reçue et imposition du modèle dominant. Le discours ambiant de responsabilisation face à sa santé par la prescription d’attitudes préventives peut parfois être difficilement perçu par le public reçu en service social. Cela nous conduit à un autre type de questionnement. En effet, il serait utile de questionner l’utilité de cet outil : un outil qui sert à quoi ? Le postulat de départ est que se sentir bien dans son corps a des répercussions sur la vie sociale et l’insertion socioprofessionnelle et vice versa. C’est le postulat qui sert de fondement à la pratique 96 professionnelle dans le groupe que j’ai intitulé « corps-bien-être.» Plusieurs questions surgissent. Quels sont leurs objectifs dans l’utilisation de la dimension corporelle et quels sont les résultats attendus de cette approche ? Est-ce que le fait d’appréhender le corps comme support de l’identité est de nature à favoriser l’évolution de l’individu dans ses démarches d’insertion socio-professionnelle ? Ces questions restent à approfondir et pourraient faire l’objet d’une autre recherche. L’ensemble des éléments analysés au cours de cette recherche nous amène à proposer de développer ce thème dans la formation initiale, par une intervention sur la sociologie du corps et sa place dans l’entretien social, à la croisée entre savoir-faire et savoir-être. En effet, la dimension corporelle est un élément présent dans tous les entretiens sociaux, comme nous l’avons développé ci-dessus. Le corps est souvent « une évidence oubliée» alors qu’il est par définition le lieu de l’inscription de l’homme dans la société, et donc le point sensible quand l’insertion sociale est mise en question. L’analyse des pratiques professionnelles menée dans cette recherche nous a montré que, lorsque la dimension corporelle est un sujet tabou, aucune prise en compte du corps de l’individu n’est possible dans l’entretien social. Tandis que, quand la dimension corporelle est prise en compte comme élément de compréhension de la problématique de la personne reçue, elle peut être utilisée comme outil dans l’accompagnement social de la personne dans son parcours d’insertion socioprofessionnelle. La réflexion sur cet enjeu dans l’entretien devrait donc permettre de faire naître un positionnement professionnel éclairé sur une dimension négligée dans le travail social. 97 Bibliographie ABRIC Jean-Claude, Pratiques sociales et représentations, Paris, P.U.F., 1994. BOURDIEU Pierre, La distinction, Critique sociale du jugement, Editions de minuit, Paris, 1979. BOURDIEU Pierre, Raisons pratiques, sur la théorie de l’action, Paris, Points, Seuil, 1994. BRAUNSTEIN Florence et PéPIN Jean-François, La place du corps dans la culture occidentale, P.U.F., Paris, 1999. BROHM Jean-Marie, Construction du corps, quel corps ? in Le corps rassemblé, pour une perspective interdisciplinaire et culturelle de la corporéité. Université du Québec à Montréal, MONTREAL 1991. De CERTEAU Michel, L’invention du quotidien, tome 1 arts de faire, Folio, Gallimard, Paris, 1980, Ed. 1990. DETREZ Christine, La construction sociale du corps, SEUIL, Paris, 2002. 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Avez-vous remarqué des réactions physiques de votre part ? 101 Annexe 2 Code de déontologie 102 Annexe 3 Entretiens 103 NOM : HANNEBERT PRENOM : Estelle DATE DU JURY : Février 2005 FORMATION : Diplôme Supérieur de Travail Social TITRE : LE CORPS A CORPS DANS L’ENTRETIEN SOCIAL La dimension corporelle comme outil professionnel pour les assistantes sociales polyvalentes RESUME : Grâce à mon expérience d’assistante sociale polyvalente, j’ai pu observer que les difficultés d’insertion socioprofessionnelle ont souvent des retentissements sur la manière de vivre avec et dans son corps. Le corps n’est pas seulement l’incarnation physiologique de la personne, mais aussi le lieu de son inscription dans la société. La sociologie du corps nous montre à quel point le corps est un construit social. Aborder le rapport au corps est un domaine largement ignoré par la plupart des travailleurs sociaux. Ceux-ci travaillent avec le langage, la mise en mots des sentiments, des actions et sur la vie quotidienne. Au mieux, ils accompagnent les usagers sur le plan de la santé, quand le corps est malade ou souffrant. Mais ils abordent rarement comment le corps réagit. Comme tous les individus, les assistants sociaux sont imprégnés de la place du corps dans la société occidentale. Ainsi, la dimension corporelle est peu abordée dans les entretiens sociaux pour des raisons que nous explique notamment N. Elias. Le concept d’hexis corporelle décrit par P. Bourdieu et ses différences selon les classes sociales va nous apporter un éclairage sur les raisons profondes qui motivent les différentes pratiques des assistants sociaux. Sur un autre registre, les exigences accrues de responsabilité personnelle dans la société occidentale moderne entraînent une évolution du rapport au corps. Les assistants sociaux se situent à l’interface entre les exigences d’autonomie et de responsabilité de soi qui caractérisent cette évolution et les difficultés d’insertion des personnes qu’ils reçoivent. La responsabilité face à son propre corps peut être questionnée. Aussi ai-je souhaité comprendre et approfondir ce qui fait lien entre les deux dans la pratique des assistants sociaux. Comment ces professionnels réalisent-ils cette articulation entre le corps et leur façon d’accompagner le processus d’insertion socioprofessionnelle de la personne ? Dans l’entretien, deux corps sont en interaction : le corps de l’assistant social et celui de la personne reçue. Aussi notre recherche porte à la fois sur le corps de la personne reçue, tel qu’il est perçu par l’assistant social, mais aussi sur le propre corps de l’assistant social impliqué dans la relation. C'est-à-dire les deux corps qui entrent en interaction dans la mise en scène de l’entretien, mais aussi les représentations sociales du corps que l’assistant social utilise dans sa pratique professionnelle. Comment le rapport au corps est-il utilisé, manipulé par mes collègues dans leurs pratiques professionnelles ? Est-ce un outil ou un tabou dans les entretiens sociaux ? NOMBRE DE PAGES : 100 VOLUME ANNEXES : 20 CENTRE DE FORMATION : Université PARIS XII Faculté des sciences de l’éducation et des sciences sociales CRETEIL