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L I V R E S
Les Farc ou l’échec
d’un communisme de combat
Colombie : 1925-2005
d’Eduardo
Mackenzie
Publibook, 2005, 596 p., 28 €
ENLÈVEMENT EN 2002 D’INGRID BETANCOURT par
les Farc – Forces armées révolutionnaires de
Colombie – et l’action menée en France pour sa
libération ont placé sur le devant de la scène l’histoire agitée de la Colombie et celle de
ce mouvement armé, dernière guérilla présente en Amérique latine. Eduardo
Mackenzie, journaliste colombien vivant en France, projette, avec son ouvrage, un
éclairage précieux sur une guérilla mal connue, du fait, selon lui, des fructueux efforts
de désinformation entrepris par ce mouvement. « L’opinion européenne, écrit-il, ne
comprend pas bien les enjeux, ignore par exemple pourquoi les discussions de paix
depuis vingt-trois ans ont toujours échoué. Les communistes ont toujours essayé de
brouiller les pistes sur leurs objectifs et leur histoire, ont falsifié des épisodes entiers, se
sont livrés à d’habiles manipulations pour donner à croire que leur action avait toujours été légitime, patriotique, progressiste […] Ils se sont toujours dépeints comme
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les « champions de la paix » à une époque où leurs milices tuaient des civils innocents,
où leurs élus s’efforçaient de saper la démocratie ».
Les Farc ont été officiellement constituées en 1964 par le PCC – Parti communiste
colombien –, afin d’en constituer le bras armé. Pour éclairer la nature de ce mouvement de guérilla, l’auteur retrace donc l’histoire du Parti communiste depuis sa création en 1928, dans un pays rendu peu stable par la faiblesse de l’appareil d’État et les
écarts sociaux criants, mais aussi par l’impact de la guerre froide, puis du mouvement
castriste et de l’irruption du narcotrafic. Eduardo Mackenzie fait ainsi le procès du
PCC à qui il impute les immenses souffrances du peuple colombien. Depuis ses origines affirme-t-il, contrairement à l’image qu’il cherche à donner d’un parti qui n’utiliserait la lutte armée que comme réponse défensive à l’action du gouvernement
colombien, celui-ci cherche à développer la guerre civile pour prendre le pouvoir.
Il reconstitue les premières années du mouvement communiste afin de montrer
qu’elles influent sur la physionomie de l’histoire colombienne. Les communistes du
PSR – le Parti social révolutionnaire, ancêtre du PCC – sont à l’origine de la grève des
bananeraies en 1926, utilisée depuis comme événement fondateur de la vie politique
du pays. Le PSR en effet transforme cette grève en insurrection visant à la prise du
pouvoir, puis crée le mythe d’une répression gouvernementale qui aurait fait des milliers de morts. En réalité, selon l’auteur, il n’y en eut que quelques dizaines mais cette
légende diffusée par le PSR lui permit à l’avenir de justifier toutes ses violences, présentées comme des réponses à la violence gouvernementale. « Aujourd’hui encore, la
Colombie continue à payer le prix de cette imposture » écrit Eduardo Mackenzie.
Par ailleurs, la transformation du PSR en PCC et le remplacement de sa direction,
réalisés par une délégation de l’Internationale communiste envoyée par Moscou, font
disparaître tout embryon d’un parti socialiste qui aurait pu défendre une option
réformiste et dévaloriser les pratiques staliniennes. « Privé d’un PS et d’une évolution
normale vers un système politique sensible aux réformes, donc privée d’un pôle politique capable d’arriver à des compromis démocratiques, la Colombie est dès lors le
terrain d’une radicalisation certaine. […] L’amputation historique d’un parti de
réformes favorisera les extrémismes et la radicalisation aveugle des luttes, ainsi que
l’irruption d’un esprit d’intransigeance même dans les partis de l’arc démocratique »
écrit l’auteur.
L’absence de parti socialiste n’a pourtant pas favorisé l’émergence d’un parti communiste de masse: il est resté une secte bien organisée et financée par l’URSS, toujours
fidèle à Moscou et à sa ligne.
La naissance des Farc s’inscrit ainsi dans le cadre de la politique soviétique de
guerre froide, mais aussi dans celui des soubresauts de la difficile vie politique colom-
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bienne. Elle est consécutive en effet à un autre événement fondateur: le Bogotazo de
1948, c’est-à-dire l’insurrection organisée à Bogota pour empêcher la tenue de la neuvième Conférence panaméricaine. Celle-ci, qui rassemblait les représentants de 22
États du continent, avait été organisée par les États-Unis afin de mettre en place, dans
le cadre de l’OEA, une coopération interaméricaine qui puisse faire face à l’offensive
communiste. L’agitation contre la Conférence, menée par les communistes venus de
nombreux pays latino-américains et européens sur injonction de Moscou et soutenue
par certains libéraux, tourne à l’insurrection avec l’assassinat le 9 avril du chef du
Parti libéral, Jorge Eliécer Gaitan: le centre de Bogota est incendié, plusieurs milliers
de personnes tuées.
Qui a tué Gaitan? Le PC a-t-il dirigé cette insurrection afin de prendre le pouvoir?
C’est la version à laquelle se rallie Eduardo Mackenzie après avoir longuement analysé
les différentes hypothèses, y compris celle peu vraisemblable, selon laquelle Fidel
Castro, présent effectivement sur les lieux, serait l’auteur du meurtre, et celle selon
laquelle la révolte aurait été préparée à Budapest par le ministre de l’Intérieur hongrois Laszlo Rajk.
En tout cas, la Bogotoza est à l’origine de la constitution des guérillas. Les deux
grands partis du pays, le parti conservateur et le parti libéral, commencent en effet, à
la suite de cette insurrection, à s’affronter par bandes armées interposées. Les conservateurs détiennent le pouvoir, les libéraux créent des milices pour parer aux attaques
de la police et des bandes d’extrême-droite. Quant au PCC, les consignes soviétiques
sont claires: une partie doit passer à la clandestinité et constituer des groupes de combat armé.
Cette période dite de la Violencia se termine en 1953 avec la réconciliation des
deux grands partis colombiens. Mais le PCC ne rend pas les armes, d’autant plus qu’il
a été interdit par le gouvernement. Les guérillas communistes se maintiennent mais,
face à l’offensive militaire organisée par le gouvernement, se replient au sud. Ainsi,
dans les régions peu habitées et peu accessibles, les chefs rebelles construisent des bastions, à partir desquels ils étendent progressivement leur domination.
Les années 1960 sont donc des années de renforcement des guérillas communistes : en 1961, il existe 12 « républiques indépendantes » en Colombie. Malgré
quelques succès militaires des forces gouvernementales, les guérillas se développent et
s’organisent. Une nouvelle stratégie est décidée, celle de la « guerre populaire », inventée par Mao et utilisée au Vietnam: il s’agit d’une guérilla mobile, guerre de surprises,
de coups rapides, d’embuscades, qui prend appui sur la population, contrôlée de très
près par la direction communiste. La pratique de l’enlèvement est à la base de la nouvelle tactique, à la fois pour trouver des ressources et pour immobiliser l’armée. Le
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financement de la guérilla est assuré par l’impôt révolutionnaire sur les paysans.
Parallèlement, se créent d’autres mouvements de guérillas, l’EPL, guérilla maoïste,
l’ELN, guérilla castriste.
Une des premières actions menée dans le cadre de la guerre populaire est le vol et
le massacre des voyageurs d’un autobus et d’habitants de la ville d’Inza par le surnommé Tirofijo (« Dans le mille »), C’est à cet homme qu’est confiée en 1964 la direction des Farc – qu’il dirige encore actuellement sous le nom de Manuel Marulanda –
créées secrètement à cette date, puis officiellement lors du Xe congrès du PCC en janvier 1966.
Les efforts politiques et militaires des communistes redoublent en Colombie
durant les années 1970-1980, marquées par les projets expansionnistes de Brejnev
dans le Tiers-monde. Dès lors, le PCC, de nouveau autorisé, mène une double guerre:
guerre parlementaire légale contre la démocratie par la pénétration de la société civile
et le noyautage des forces politiques et guerre clandestine opérée par les Farc. Celles-ci
se développent – en 1982, on compte 17000 guérilleros répartis sur 64 fronts – grâce à
l’aide financière de l’URSS mais surtout grâce à l’argent de la drogue qui joue un rôle
de plus en plus important dans leurs activités et permet d’acheter des armes. La vague
d’enlèvements et d’assassinats s’amplifie. La Colombie est durant ces années-là un
véritable champ de bataille entre les Farc, qui ont créé en 1985 un nouveau parti, l’UP,
l’Union patriotique, les groupes paramilitaires d’extrême-droite, les trafiquants de
drogue inféodés aux différents cartels, les bandits de droit commun. Les assassinats se
multiplient : l’UP déclare 3 000 morts, parlant d’un « génocide politique » dont il
impute la responsabilité au gouvernement, ce que conteste l’auteur ; les assassinats
seraient l’œuvre des cartels de la drogue et d’ailleurs auraient pris fin avec leur
démantèlement
Les années 1990 montrent une nette mutation des Farc, esquissée déjà dans les
années 1980 avec le développement du trafic de drogue. Le lien entre le PCC (dont
l’influence dans le pays va progressivement décliner) et les Farc est dissous. Cette séparation est liée à la mort de Jacobo Arenas, commissaire politique des Farc, et à la
domination croissante de Tirofijo et de ses hommes de main. Elle est consécutive surtout à la disparition de l’URSS. Dès lors, les Farc perdent leurs repères politiques et
apparaissent de plus en plus comme une organisation criminelle qui vit du trafic de
drogue. Elles bénéficient en effet des coups portés aux cartels de Cali et Medellin dont
elles récupèrent une partie de l’activité. Les cultures de coca s’étendent. Bien que ses
dirigeants nient faire du trafic et transformer la coca en cocaïne, la preuve en a été
donnée par l’énorme opération du 5 février 2001 menée par l’armée dans le village de
Barrancominas qui a mis à jour l’existence de 60 laboratoires clandestins, 22 pistes
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d’atterrissage, 13 000 hectares de plans de coca. Au total, les Farc seraient à cette
époque à la tête de 144807 ha de coca dont elles tireraient 300 à 500 millions de dollars de revenus par an.
Elles complètent ceux-ci par les enlèvements, qui visent à la fois à accumuler du
capital et à paralyser la population civile. Plus de 3000 personnes par an sont ainsi
kidnappées par les différentes guérillas, surtout des hommes d’affaires et des enfants.
Le record a été établi en 1999 avec 3708 personnes enlevées. Mais l’enlèvement de
personnalités politiques a une autre fonction: servir de monnaie d’échange dans les
négociations avec le gouvernement. Dans ce cadre, celui d’Ingrid Betancourt, le
23 février 2002 fut, écrit Eduardo Mackenzie, un cadeau inespéré.
La troisième activité des Farc est constituée par des attaques contre l’infrastructure
économique du pays. Le but est de saper la puissance de l’État et de terroriser les civils.
C’est ainsi qu’elles se sont attaquées à l’oléoduc Cano Limon, saboté 900 fois, ont
dynamité des aqueducs, privant ainsi d’eau potable 70000 Colombiens, des ponts et
des installations électriques. Ces destructions ruinent le pays, qui exporte du pétrole,
et lèse la population.
La puissance grandissante des Farc, dans les années 1990, alliée à l’inefficacité
d’une armée corrompue, a pu faire penser qu’il y avait réellement menace de prise du
pouvoir. Andrès Pastrana, président de la République 1998 à 2002, a obtenu l’aide
financière des États-Unis pour mener une politique de répression et de destruction
par défoliation des cultures de coca. Mais il a mené aussi une politique de négociation
dont Eduardo Mackenzie fait la critique. En effet, en échange, dit-il, de vagues promesses, le gouvernement, persuadé de la bonne volonté des Farc, a accepté en 1998 la
création d’une zone démilitarisée de 42000 km2 (soit 4 % du territoire) regroupant
une population de 80000 habitants qui ne fut en rien consultée. Cette zone est vite
devenue un camp retranché, où ont prospéré les cultures de coca, où meurtres et enlèvements, pratiqués en toute impunité, ont provoqué la fuite de milliers de
Colombiens. La politique de négociation a donc renforcé la situation des Farc d’autant plus que les accords de janvier 2002, qui devaient aboutir à un cessez-le-feu, n’ont
jamais été concrétisés. Finalement, Pastrana a récupéré la zone démilitarisée, tandis
que les Farc ont lancé une opération d’inondation de la capitale, en tentant de faire
sauter le barrage de Golillas, opération qui a heureusement échoué. Elles espéraient
ainsi entrer triomphalement dans la Bogota.
Le plan de Pastrana, fait de concessions pour arriver à une paix négociée, fut donc,
écrit l’auteur, un total échec. Eduardo Mackenzie affirme l’absurdité de ce type de stratégie, les négociations étant en effet menées sans exigence d’un cessez-le-feu. Aussi, dès
qu’il y eut un projet d’accord, les insurgés intensifièrent les violences pour arriver aux
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négociations dans les meilleures conditions, convaincus que le gouvernement n’y
riposterait pas pour ne pas risquer de détruire le processus de paix. C’est grâce à cette
logique suicidaire, écrit-il, que les forces armées ont subi des coups très durs et que les
Farc ont fait des progrès considérables. Le gouvernement n’avait pas compris que les
terroristes faisaient seulement semblant de négocier, que donc tout dialogue de paix
était exclu, sinon comme moyen utilisé par les Farc pour avancer leurs pions.
Il faut donc utiliser une autre stratégie. C’est pourquoi l’auteur approuve la politique menée par le président Alvaro Uribe Velez, élu le 26 mai 2002 et réélu en 2006
sur un programme de restauration de l’autorité de l’État. Cet homme, dont le père fut
assassiné par les Farc et qui a lui-même échappé de peu à un attentat, est haï par les
guérillas: Raul Reyes, second des Farc qui vient d’être tué par l’armée, l’appelait (selon
l’Express) « le fasciste agenouillé devant les gringos ». Il lance en effet dès son arrivée
au pouvoir le plan Patriote avec l’aide financière des États-Unis et celle des deux mille
Colombiens les plus riches qui doivent verser une contribution financière: les forces
armées sont augmentées et bénéficient d’un pouvoir accru dans certaines zones, un
réseau d’un million d’indicateurs est mis en place dans la population civile. De plus,
par l’opération « Justice et Paix », il propose une amnistie aux paramilitaires, leur
offrant des réductions de peine en échange d’aveux sur leurs activités.
L’ouvrage d’Eduardo Mackenzie ayant été publié en 2005, les résultats de ce plan
n’ont pas été analysés par l’auteur (sinon dans des articles postérieurs) mais il semble
qu’à l’heure actuelle 30000 paramilitaires aient été démobilisés et que le nombre de
membres des Farc ait nettement diminué: 9000 contre 20000 en 2002. Il semble surtout que l’indulgence dont les Farc bénéficiaient dans l’opinion internationale a fortement décliné, ce que traduit le classement par l’UE en 2005 des Farc dans la catégorie
d’organisation terroriste (ce qu’avaient fait les États-Unis en 2003). Quant à la population colombienne, la présence de millions de manifestants le 4 février 2008 dans les
rues des grandes villes du pays est le signe manifeste de leur rejet des Farc, qui, depuis
leur création, auraient tué plus de 50000 personnes.
Florence Grandsenne
www.souvarine.fr
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