MARGUERITE YOURCENAR ET LE THÉÂTRE POÉTIQUE
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MARGUERITE YOURCENAR ET LE THÉÂTRE POÉTIQUE
MARGUERITE YOURCENAR ET LE THÉÂTRE POÉTIQUE par Maria CÃPUŞAN (Université Babes-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie) « Cette poésie lentement psalmodiée […] hypnotique »1 – telles sont les paroles qui caractérisent, selon Marguerite Yourcenar, un spectacle de nô. Quel meilleur endroit, donc, pour parler de son « théâtre poétique », qu’un colloque Yourcenar au Japon, là où poésie et théâtre se marient depuis des siècles pour illustrer un genre-emblème de la culture nippone. On reconnaît comme bénéfique cette alliance en Europe, aussi bien qu’en Asie, mais il n’est pourtant pas chose familière que d’en parler dans un colloque où la rigueur scientifique exige une juste mesure des termes dont on se sert, surtout quand leur cohabitation les menace de connotations à part. Une première question qui se pose est liée au sens que le mot « théâtre » prend dans le cas d’une œuvre qui a pourtant bien délimité ses composantes, en matière de corpus ; il est légitime de se limiter aux textes dramatiques qui composent les deux volumes parus sous ce titre2. Non inclus dans les Œuvres qui sont romanesques3 et d’autant moins dans les Essais et mémoires, parus toujours en Pléiade. Secondaires par rapport au reste de l’œuvre, dirait-on, à l’avis du créateur même et des spécialistes yourcenariens. On y instaure donc, du même coup, une hiérarchie. Ce n’est pas là notre propos que de la contester le moins du monde. Elle est confirmée par les millions de lecteurs qui reconnaissent avant tout dans l’auteur des Mémoires d’Hadrien la romancière et la 1 « Kabuki, bunraku, nô », TP, EM, p. 649. Théâtre I et Théâtre II, Paris, Gallimard, 1971. 3 Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1982. 2 305 Maria Capusan « mémorialiste ». Mais il faut admettre que les dernières décennies ont quelque peu nuancé cette perspective : les spectacles yourcenariens se multiplient dans le monde entier, dans cette ère visuelle que nous vivons. Ils mettent souvent à profit des textes non-théâtraux, notamment les monologues de Feux, dont les qualités scéniques sont incontestables4. Insidieusement, donc, une autre question surgit. Est-ce que pour Marguerite Yourcenar le théâtre n’était qu’un violon d’Ingres… Depuis La Mort conduit l’attelage jusqu’à Une belle matinée, l’obsession du théâtre et de Shakespeare traverse son œuvre. La préface même de Feux en fait foi ; là des références à Cocteau 5 renvoient à la scène et au-delà d’elle, au théâtre du monde. Un sujet qui porte à réflexion, mais que nous n’envisageons pas de traiter dans ce qui suit. C’est en fait au public même de donner la vraie réponse du millénaire III face à l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Quant à nous, nous parlerons de son théâtre en faisant référence à certains monologues que leur auteur même considérait comme appartenant à un genre non-tranché. D’ailleurs Diderot avec ses romans dialogués, de même que Beckett, avec des romans-monologues, nous encouragent, nous aussi, à ne pas trancher. Quant à « poétique », reconnaissons que le problème est plus complexe. On utilise cette épithète pour caractériser des textes dramatiques et des spectacles très divers, qu’ils appartiennent à Musset, à Claudel ou à Giraudoux. Un premier départ à faire est généralement celui entre l’écriture et la scène, qui valorise des matières et des signes spécifiques. Une incursion dans l’histoire du genre découvre que pour d’Aubignac mais aussi pour Diderot ou pour Hegel toute œuvre destinée à la représentation était un « poème dramatique ». L’usage a restreint ce syntagme au théâtre des poètes, que l’on reconnaît d’habitude moins approprié à la scène, tel celui de Péguy, nommé aujourd’hui « théâtre poétique » ou « des poètes ». Sans qu’aucun créateur le revendique pour autant comme strictement défini, jusqu’à en fixer les codes avec rigueur, ce qui arrive pour le « théâtre épique » de Brecht. « Poétique » veut dire donc pour ce qui est des textes dramatiques pièce en intertexte, qui met 4 Nous nous sommes penchée sur leur théâtralité dans notre intervention au Colloque Yourcenar de Bogota, « Le Moi théâtral de Marguerite Yourcenar », L’Écriture du moi dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, Clermond-Ferrand, SIEY, 2004, p. 149-160. 5 Préface de Feux, OR, p. 1077. 306 Marguerite Yourcenar et le théâtre poétique en œuvre des règles caractéristiques pour deux types de discours, comparable donc à l’emploi du terme dans « roman poétique ». Au-delà de ces fluctuations il s’agit, dans tous ces emplois, de la pièce écrite. Le spectacle, lui, peut être « poétique », à base d’un tel texte, mais la mise en scène ose aussi en « poétiser » d’autres, les arrachant à la « tranche de vie » ou à toute autre direction par trop réaliste – nous revenons làdessus. À qui se fier donc pour tenter de définir ce que « théâtre poétique » veut dire. À quelqu’un qui s’est voulu avant tout « poète », bien qu’aussi romancier, dramaturge et peintre, jusqu’à imposer ce terme comme dénominateur commun de toute son œuvre. Marguerite Yourcenar l’aimait bien : il s’agit de Jean Cocteau. Par comparaison aux pièces mythiques de Giraudoux ou de Sartre, elle préfère les pièces de Cocteau. Elle dit dans une lettre6, à propos des poèmes de Clair-obscur, « souvent si beaux » : tout est poésie chez lui – « poésie de théâtre », « poésie cinématographique ». Sa définition de la « poésie de théâtre » est ellemême fidèle à ce « clair-obscur » qui régit sa perspective. Pour lui être poète c’est sonder le mystère, comme il le dit dans l’un de ses premiers poèmes : Accidents du mystère et fautes de calculs Célestes, j’ai profité d’eux, je l’avoue. Toute ma poésie est là : Je décalque L’invisible (invisible à vous)7. « Décalquer » donc et non pas « déchiffrer » – tel est son rôle ; mettre à profit les signes mais non pas les traiter en symboles, vu sa méfiance vis-à-vis de l’interprétation vers quoi ce dernier terme l’entraînerait. Signalons en passant que si Marguerite Yourcenar semble préférer le théâtre de Jean Cocteau à celui de ses contemporains c’est qu’il ne retombe pas « dans un genre de pièce poétique et symbolique qui a été beaucoup fait au théâtre et au cinéma […] » 8. Méfiante donc, elle aussi, vis-à-vis de la symbolique théâtrale. Sonder les profondeurs de son théâtre n’est guère poétique tout en surface, et exige donc des stratégies 6 Lettre à Alexis Curvers et Marie Delcourt, 15 août 1955, HZ, p. 478-484. Jean COCTEAU, « Par lui-même », Opéra, Paris, Stock, 1927, p. 9. 8 Lettre à Elsa Thulin, Paris le 18 janvier 1954, HZ, p. 293. 7 307 Maria Capusan appropriées pour en saisir le génie particulier. Mais Cocteau, lui, dit « poésie de théâtre », donc une même substance commune – combien définissable ? – y prend un sens spécifique. Elle est vue comme « dentelle en cordage » 9, donc intéressée par l’effet visible de loin sur la scène. Mais surtout « navire sur la mer », supposant donc une dynamique propre. Il nous semble que nous pouvons mettre à profit cette poétique théâtrale formulée par Cocteau ; ce n’est guère une théorie systématique, nourrie de principes et de codes, mais centrée sur quelques points essentiels, tels ceux que nous venons de citer, exprimés le plus souvent par des images. À notre avis, il ne s’agit pas seulement dans le cas des deux poètes de théâtre, de la simple admiration que Yourcenar voue à son aîné, mais il y a plus, sans parler d’influence, dans le stricte sens du terme ; on peut constater chez les deux écrivains des parallèles quant à la manière de construire leur vision, une même tentative de démystifier Orphée ou Électre jusqu’aux « coups de théâtre » présents chez les deux, mais bien plus chargée d’effets à grand spectacle chez le créateur de la Machine infernale : faire d’Oreste le fils d’Égisthe dans Électre est tout aussi téméraire que créer un Sphinx jeune fille ou une Jocaste à la Isadora Duncan, le jeu d’anachronismes y aidant dans le mythe d’Œdipe, teinté aussi de psychanalyse. Mais dans ce dernier cas l’esprit de provocation est bien plus évident. Notre objet c’est le texte écrit mais aussi le spectacle virtuel qui y gît « in nuce », grâce aux signes visuels de la représentation présents dans le dialogue et dans les didascalies proprement dites, là où couleurs et formes décrivent souvent l’espace scénique, en véritable tableau. Certains textes des deux volumes de Théâtre sont « poétiques » sur la page même du livre : la qualité du verbe en soi prime dans Dialogue dans le marécage. Le « dramen » n’y est qu’esquissé, pas de conflit, c’est la psalmodie, à la fois ostentatoire et ensorcelante, d’une détresse. Elle n’y est, peut-être, que l’écho discursif d’un certain climat. L’espace des marécages, souligné par le titre lui-même, où rien de ferme ne s’offre comme repère, semble dissoudre les contours mêmes du langage tout en répétitions et dont les valeurs incantatoires semblent annoncer la 9 Jean COCTEAU, Théâtre I, Préface de 1922 aux « Mariés de la Tour Eiffel », Paris, Gallimard, 1948, p. 45. 308 Marguerite Yourcenar et le théâtre poétique psalmodie et l’hypnose que Marguerite Yourcenar allait découvrir dans le nô japonais. Certaines pages de Feux, notamment Marie-Madeleine ou le Salut, bien que des récits, semblent être contaminées par le lyrisme des poèmes proprement dits. Dans l’Électre de Marguerite Yourcenar la « machine infernale » qu’est la pièce de Cocteau consacrée à Œdipe, devient « machination » – terme qui revient mainte fois à la bouche des personnages. Les dieux – que le « poète de théâtre » assimile au diable dans l’épigraphe de sa pièce – y sont moins présents, sinon indirectement par cette ironie qui déjoue les mobiles de la vengeance au moment où l’on apprend la véritable identité d’Oreste. Le mot « nécessité » se répète lui aussi comme pour confirmer la tragédie dans un déterminisme immanent, un jeu des hommes fortement théâtralisé. Pour Pylade, l’ami-témoin dégradé en agent d’Égisthe, cette tragédie n’est qu’un « spectacle de guignol » (Th I, p. 62). C’est toujours à lui d’assumer le rôle du meneur de jeu, plus exactement celui de metteur en scène : Pylade : […] les acteurs sont-ils à leurs places ? Tout est-il bien compris ? Un… deux… Silence. (Th II, p. 64) sans s’ériger pour autant en véritable Auteur qui tient le fil de l’action. Parfois il est aussi chœur qui commente les événements, mais distinct de la voix de Théodore qui, malgré sa médiocrité, a le dernier mot de la pièce : Théodore : […] Je sais tout… Rien ne s’est fait sans moi… Je suis le mari d’Électre. (Th II, p. 79) C’est à lui qu’appartient la dernière réplique, après le départ des trois héros. À lui, le jardinier qui marque une permanence, porteur des fruits de la terre mais aussi de la braise qui éclaire la première scène du réveil d’Électre. Signe d’un feu leitmotiv de la pièce, présent aussi dans l’éclairage d’« aurore » qui la nimbe, en écho de Giraudoux dirait-on, malgré le peu de crédit que Marguerite Yourcenar accorde à l’auteur de 309 Maria Capusan cette autre Électre du XXe siècle. Bien plus actif, d’ailleurs, ce jardinier dont le rôle ne se réduit pas à un lamento en intermède de la pièce. Est-ce donc une conscience du rôle, à laquelle ils accèdent, Électre et Oreste, au moment du crime, quand ils détaillent leurs gestes… Cette explication se marie mal à l’état de « frénésie » – autre mot leitmotiv – qu’ils atteignent par leurs actes. On dirait plutôt qu’ils y accomplissent un rituel. Blasphématoire, puisque matricide et parricide. Cette hypothèse pourrait être soutenue aussi par le Pater noster accordé aux données du mythe grec, sinon parodie en anachronisme, qui clôt la première partie de la pièce : Électre : Notre père qui êtes dans la tombe… Oreste : Que votre volonté soit faite… Électre : Que votre vengeance arrive… Oreste : Et pardonnez-nous nos offenses… Électre : Puisque nous ne pardonnons pas à ceux vous ont offensés. (Th II, p. 51) Faux rituel ou plutôt messe noire, que le frère et la sœur célèbrent ensemble, doublement faux parce que parodique, mais surtout vu que ceux qui l’énoncent, nés de pères différents, ne mènent pas une même vengeance. Les actes extrêmes sont donc « ritualisés » par la nomination de chaque geste ; le jeu des acteurs sur la scène y exige un tempo au ralenti, différent de l’ensemble de la pièce. Paradoxalement, difficile à réaliser, cette alliance de la « frénésie » et du ralenti dans un état second, en écho du rituel de la première partie. C’est peut-être là un des sens de la continuité dont parle Yourcenar, le crescendo d’une folie menée à ses dernières conséquences. Admettre, peut-être, qu’il s’agit en fait d’un rêve, qui lui, crée du temps, de manière à part, dans un rythme qui peut allier fulguration et lenteur. De là, l’hypothèse que toute pièce n’est que la suite du cauchemar nocturne d’Électre, rêve elle-même. La frénésie y est un signe de folie. On y devine en sous texte une acception toute shakespearienne de la vie même comme le cauchemar d’un fou, telle que Macbeth la voit et dont le théâtre se veut le miroir. Loin de voir dans cette liquidation finale un triomphe de l’absurde, une dégradation définitive des mythes héroïques, et somme toute, une défaite 310 Marguerite Yourcenar et le théâtre poétique de l’humain, j’y voyais plutôt une sorte de nettoyage par le vide, l’accession à un monde de complexités et de rigueurs nouvelles que mes personnages aveuglés par le sang ne pouvaient guère entrevoir, mais que l’auteur ou le spectateur pouvait pressentir pour eux. (Th I, p. 19-20) Étrange catharsis, que celle proposée par Marguerite Yourcenar dans son avant-propos. En rejetant la solution de l’absurde, telle qu’elle apparaît sous-entendue ici, chez O’Neill, Giraudoux et Sartre, qui démystifie l’histoire d’Électre, l’auteur de la Chute des masques plaide pour une prise de conscience, où auteur et spectateur communient pour se distancer des actes de folie représentés sur la scène. Mais retenons plutôt, de tout cela, « aveuglés par le sang », mots que Yourcenar emploie pour caractériser ses personnages, termes apparentés à « frénésie » et qui situent les héros, bien que motivés différemment, dans une même famille. Si rêve et folie il y a, repérons les signes de cet envoûtement comme effet de lecture et de spectacle, dont le lecteur et le public sont censés se détacher pour prendre enfin conscience d’une hybris dangereuse. Les axes qui soutiennent la construction dramatique n’y sont pas, comme on s’y attendrait de la part d’une grande romancière, d’ordre narratif. L’auteur avoue, toujours dans son Avant-propos, qu’elle a choisi « la variante la plus sombrement réaliste » (Th II, p. 20) de l’histoire, avec des protagonistes cachés, en fuite, dans un « mode de vie souterraine, envenimé par la misère, l’humiliation et la haine ». « Réaliste » nomme ici une atmosphère opposée à la noblesse et à l’altitude des gestes héroïques d’une tragédie classique. Cette histoire de sang et de mort s’enferme dans les « quatre murs » d’un logis misérable, où les souvenirs d’Électre y sont obsédés par le huis clos ; tout y prend forme de cercueil, en présage de la mort, même le lieu d’amour d’Égisthe et de Clytemnestre. Le retour à l’unité d’espace se retrouve d’ailleurs chez les dramaturges qui font renaître la tragédie au XXe siècle – Sartre dans Huis Clos, Camus dans le Malentendu – à la différence des pièces où le comique l’emporte, d’une construction plus libre, chez Cocteau ou chez Giraudoux. Les deux parties de l’Électre yourcenarienne se passent dans « une chambre blanchie à la chaux », pendant une même journée, dès l’aube – « une porte dont les fentes laissent passer les premières lueurs de l’aube » (Th II, p. 26), jusqu’à « l’après-midi du même jour » (Th II, p. 55). Les 311 Maria Capusan didascalies de la pièce configurent donc un huis clos aussi bien dans le temps que dans l’espace, caractérisé par Oreste comme « trappe » ou « tombe ». Mais cette unité de temps, toute classique, dirait-on, éclate en anachronismes tout au long de la pièce, depuis le « Monseigneur » par lesquels les gardes s’adressent à Égisthe, jusqu’aux épithètes peu nobles dont Électre gratifie sa mère. Et pourtant, visuellement parlant, cet espace-temps est apte à concentrer l’action dans une « crise » qui en déclenche le dénouement. Connoté en prison, chez Yourcenar, par les fentes de la porte pareilles à l’interstice des barreaux, cet espace laisse entrevoir un ailleurs décrit par les paroles des personnages comme collines et jardin, situés en pleine lumière. Dedans, c’est un jour rougi par la braise que Théodore apporte, en signe prémonitoire de toute une atmosphère qui, de la sorte, dépasse le simple « réalisme » annoncé par Yourcenar dans sa préface. Là, une « vierge de feu » avoue comment elle manipule un mari humble et aimant ou tue sa mère en savourant chaque geste. Parmi les leitmotive, en paroles et en images, qui tissent l’étrange cohérence d’Électre, le feu s’impose comme élément définitoire. Ce réseau qui tient plutôt à la poésie qu’à l’histoire, qu’elle soit narrative ou théâtrale, vient compenser en fait une structure dramatique « éclatée ». À première vue, la pièce, de par sa complexité même, s’articule difficilement en unité d’action, bien que le lieu et l’espace y soient de souche classique. Elle a deux noyaux qui la polarisent : son héroïne, personnage-titre comme la tradition le veut, entourée de trois hommes, s’impose donc comme protagoniste. Mais « la chute des masques » nommée dans le sous-titre, c’est Oreste qui la vit et l’assume en premier lieu, et ce n’est qu’en écho qu’elle nourrit aussi la tragédie d’Électre. Marguerite Yourcenar maîtrise les fils complexes d’une double action menée en fait par deux protagonistes : elle use d’un coup de théâtre – reconnaissance qui l’éloigne des données du mythe. Si dans toute une tradition théâtrale la révélation de l’identité cachée et la reconnaissance viennent définitivement d’habitude en finale, les fils de l’action – le retour d’un père dans la Phèdre racinienne, mais aussi d’un fils-touriste dans les Mouches de Sartre – dans l’Électre yourcenarienne la révélation de la véritable identité d’Oreste déstabilise l’intrigue qui tirait vers sa fin. Sa préface avoue la distance qu’elle prend vis-à-vis des autres Électres du XXe siècle, mais, en fait, son texte les reprend en palimpseste. « L’aurore » du lever de rideau n’est peut-être qu’une réplique à l’aurore 312 Marguerite Yourcenar et le théâtre poétique qui clôt l’Électre de Giraudoux, un exemple parmi d’autres de la mémoire théâtrale yourcenarienne. Pour garantir l’unité de ces deux volets qui se déclarent au moment où Oreste devient le fils d’Égisthe et sa cause n’est plus celle de sa demisœur, l’auteur construit les deux scènes des crimes en crescendo, complémentaires l’une par rapport à l’autre. L’originalité de la « poésie de théâtre » yourcenarienne ne se réduit pas à son intérêt pour l’humain, hérité des grandes tragédies antiques que l’auteur préfère de loin aux modernes, mais aussi de Shakespeare et de Dostoïevski, qu’elle cite aussi. C’est plutôt sa manière à part de valoriser l’humain par une « frénésie » théâtrale dont la mise en scène se doit de tenir compte ; folie représentée par un réseau très dense d’images du feu, verbales et visuelles. La structure « éclatée » de la pièce s’en trouve compensée. Car il ne s’agit pas seulement de lois et d’assises morales « désagrégées » (Th II, p. 23) mais ce processus se reflète dans la structure même d’Électre ou la Chute des masques. Folie et feu s’y allient pour lui donner une marque d’originalité poignante. À relire l’examen yourcenarien des pièces mythiques, on est frappé par l’importance que l’on accorde au premier thème, jusqu’à motiver un détour shakespearien. On y plaide pour la folie « feinte » (Th II, p. 15) du prince danois. En échange, c’est la « vague halo de ténèbres » qui accompagne Oreste chez Racine. Au début du XXe siècle la folie éclate dans une vague de freudisme : les « motivations sexuelles » (Th II, p. 17) réduisent l’idée de justice à une valeur subjective. Les Furies poursuivent l’assassin de la mère, n’agissant plus au nom de la Justice antique, ni du pardon chrétien, mais animées par la seule haine. À ne pas les voir réapparaître dans l’Électre de Yourcenar, en héritières des étranges fillettes de Giraudoux ou des mouches sartriennes, on dirait que cette tragédie se situe au seul niveau de la lucidité, que l’auteur condamnait pourtant comme froide abstraction chez l’écrivain existentialiste et qui devient chez elle prise de conscience du public et non pas attribut des personnages. Or, ce qui fait la force de la pièce yourcenarienne c’est justement cette frénésie, cette atmosphère de cauchemar qui semble prolonger tout au long de la journée infernale le rêve nocturne d’Électre : 313 Maria Capusan Électre : Je viens de voir en rêve un homme portant un baquet de sang. (Th II, p. 28) Toute la pièce n’est que le « souvenir d’un délire nocturne » (Th II, p. 31) ou plutôt son développement. Les signes en sont tissés d’une main de maître dans un réseau qui donne son unité secrète à la pièce, au-delà d’une histoire complexe et « éclatée vers sa fin ». Sa poésie se dégage d’un langage hautement incantatoire, même lorsqu’on insulte sa mère au moment de la tuer. Est-ce là un écho du monologue du Sphinx dans la Machine infernale de Jean Cocteau… On ne le dirait pas, puisque Marguerite Yourcenar use surtout des vertus du dialogue, plus favorable aux reprises. Le Pater noster déjà cité en fait foi, et il vaudrait à lui seul une analyse complexe de ses vertus incantatoires. Nombre de scènes le méritent aussi. Mais notre propos n’est pas de mettre en valeur ces vertus poétiques au niveau du verbe, repérables à la lecture, surtout si elle est faite à haute voix. La « dentelle en cordage » en est surtout visuelle ; elle produit en signes, en effets de spectacle, certains leitmotive qui traversent la pièce. Chez Cocteau la broche ou l’écharpe de Jocaste apportaient des présages de mort. Chez Yourcenar c’est le feu, le sang et le couteau qui l’annoncent, ce dernier en écho shakespearien, peut-être. Le feu, qui ouvre la pièce par le plat de braise que Théodore apporte sur la scène, reste un signe ambigu. Bachelard en signalait la diversité des avatars 10, depuis « la braise qui égaye le foyer » jusqu’au complexe d’Empédocle, au feu sexualisé ou idéalisé. Que le feu soit l’élément privilégié chez Yourcenar, n’en doutons pas ; elle le choisissait comme titre pour son recueil, centré sur un vers de Racine qui en parlait. Ce feu intérieur qui brûle l’être, qui donne la frénésie comme ardeur extrême, constitue une constante de l’œuvre et on le retrouve dans Électre. Mais « vierge de feu » pour nommer son personnage-titre n’en passe pas moins ambigu. Si pureté il y a dans cet attribut – Bachelard alliait d’ailleurs feu et pureté – « feu » voudrait dire plutôt ici frénésie, être qui brûle par une passion qui mène au crime. Rapprocher plutôt feu et sang, puisque Yourcenar elle-même les superpose pour en faire un signe scénique complexe : le feu de la braise 10 Gaston BACHELARD, La Psychanalyse du feu, Paris, Idées, 1949, p. 23. 314 Marguerite Yourcenar et le théâtre poétique apportée par Théodore accompagne la réplique d’Électre sur son cauchemar nocturne où elle évoque le « baquet de sang ». Elle semble d’ailleurs se réveiller en sursaut de ce rêve (« je viens de voir ») qu’elle vient de quitter et qui l’obsède encore. Obsession du verbe mais aussi et surtout images obsédantes en paroles et en objets scéniques ayant la valeur de signes qui forment un réseau très serré. À tout moment le dialogue d’Électre et de Théodore (Première partie, scène I) revient sur « couteau », « poignard » (p. 28), « mains crevassées » qui « saignent » (p. 29), « l’ennemi qu’on va poignarder » (p. 31). Et puis, de nouveau, le sang (p. 31), les « yeux rugissants » (p. 31). Le « délire nocturne » y continue en fait, à deux, s’empare aussi de l’homme qui, comme pour répondre aux cauchemars de sa femme, au sang qui les noie, apporte chaque matin « un peu de braise de l’âtre » (p. 27), le plat de charbons ardents n’y est pas pour suggérer la paix, la constance d’un foyer, mais comme signe prémonitoire de la fin de mort. Il connote le déroulement même de l’action, la tension qui l’anime. Tout y est chauffé au rouge, même les passages évoquant le passé – tel la mort d’Agamemnon. Le présent scénique s’en trouve renforcé, de même que par les moments où Électre imagine un avenir de meurtre. Le « soleil noir » – réminiscence nervalienne ? – s’y intègre dans un même contexte onirique, général plutôt que lié directement aux déshérités que sont Électre et Oreste. Les images-leitmotive qui sillonnent le dialogue et l’espace scénique donnent à cette pièce une cohérence qui n’est guère celle de la logique, sinon dans le sens lacanien du terme, lié justement à la folie. Mais si les signes tiennent de l’audible et du visible – et dans ce sens l’expérience de Cocteau semble avoir trouvé écho chez Yourcenar – ces « feux » comme dans le livre qui en porte le titre sont avant tout intérieurs. Et c’est là qu’un départ nécessaire s’impose entre la Machine infernale et Antigone d’une part – dont Yourcenar a dit du bien à maintes reprises, mais tout en gardant ses distances – et Électre ou la Chute des masques. Le poids humain que Marguerite Yourcenar entend donner à son écriture, qu’elle soit ou non vouée à la scène, n’accepte pas le ludique comme élément définitoire des mythes actualisés, malgré certains glissements dans le Mystère d’Alceste qui font penser à Giraudoux. Les personnages yourcenariens, qu’ils s’appellent Électre, Oreste, Clytemnestre ou Égisthe sont habités par des passions qui les brûlent. L’auteur sait mettre à profit aussi bien les données d’une psychologie qui 315 Maria Capusan frôle les profondeurs de l’être que les signes scéniques qui les manifestent. La « poésie de théâtre » yourcenarienne ne se réduit guère à un jeu des formes et des couleurs. Elle est là pour conférer à l’humain une valeur de « réalisme » dans le sens très large que Yourcenar donne à ce terme (vie concrète et immédiate), approprié à la scène. 316