MARGUERITE YOURCENAR ET LE THÉÂTRE POÉTIQUE

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MARGUERITE YOURCENAR ET LE THÉÂTRE POÉTIQUE
MARGUERITE YOURCENAR
ET LE THÉÂTRE POÉTIQUE
par Maria CÃPUŞAN
(Université Babes-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie)
« Cette poésie lentement psalmodiée […] hypnotique »1 – telles sont
les paroles qui caractérisent, selon Marguerite Yourcenar, un spectacle de
nô. Quel meilleur endroit, donc, pour parler de son « théâtre poétique »,
qu’un colloque Yourcenar au Japon, là où poésie et théâtre se marient
depuis des siècles pour illustrer un genre-emblème de la culture nippone.
On reconnaît comme bénéfique cette alliance en Europe, aussi bien
qu’en Asie, mais il n’est pourtant pas chose familière que d’en parler
dans un colloque où la rigueur scientifique exige une juste mesure des
termes dont on se sert, surtout quand leur cohabitation les menace de
connotations à part.
Une première question qui se pose est liée au sens que le mot
« théâtre » prend dans le cas d’une œuvre qui a pourtant bien délimité ses
composantes, en matière de corpus ; il est légitime de se limiter aux
textes dramatiques qui composent les deux volumes parus sous ce titre2.
Non inclus dans les Œuvres qui sont romanesques3 et d’autant moins
dans les Essais et mémoires, parus toujours en Pléiade. Secondaires par
rapport au reste de l’œuvre, dirait-on, à l’avis du créateur même et des
spécialistes yourcenariens. On y instaure donc, du même coup, une
hiérarchie. Ce n’est pas là notre propos que de la contester le moins du
monde. Elle est confirmée par les millions de lecteurs qui reconnaissent
avant tout dans l’auteur des Mémoires d’Hadrien la romancière et la
1
« Kabuki, bunraku, nô », TP, EM, p. 649.
Théâtre I et Théâtre II, Paris, Gallimard, 1971.
3
Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1982.
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« mémorialiste ». Mais il faut admettre que les dernières décennies ont
quelque peu nuancé cette perspective : les spectacles yourcenariens se
multiplient dans le monde entier, dans cette ère visuelle que nous vivons.
Ils mettent souvent à profit des textes non-théâtraux, notamment les
monologues de Feux, dont les qualités scéniques sont incontestables4.
Insidieusement, donc, une autre question surgit. Est-ce que pour
Marguerite Yourcenar le théâtre n’était qu’un violon d’Ingres… Depuis
La Mort conduit l’attelage jusqu’à Une belle matinée, l’obsession du
théâtre et de Shakespeare traverse son œuvre. La préface même de Feux
en fait foi ; là des références à Cocteau 5 renvoient à la scène et au-delà
d’elle, au théâtre du monde. Un sujet qui porte à réflexion, mais que nous
n’envisageons pas de traiter dans ce qui suit.
C’est en fait au public même de donner la vraie réponse du millénaire
III face à l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Quant à nous, nous parlerons
de son théâtre en faisant référence à certains monologues que leur auteur
même considérait comme appartenant à un genre non-tranché. D’ailleurs
Diderot avec ses romans dialogués, de même que Beckett, avec des
romans-monologues, nous encouragent, nous aussi, à ne pas trancher.
Quant à « poétique », reconnaissons que le problème est plus
complexe. On utilise cette épithète pour caractériser des textes
dramatiques et des spectacles très divers, qu’ils appartiennent à Musset, à
Claudel ou à Giraudoux. Un premier départ à faire est généralement celui
entre l’écriture et la scène, qui valorise des matières et des signes
spécifiques. Une incursion dans l’histoire du genre découvre que pour
d’Aubignac mais aussi pour Diderot ou pour Hegel toute œuvre destinée
à la représentation était un « poème dramatique ». L’usage a restreint ce
syntagme au théâtre des poètes, que l’on reconnaît d’habitude moins
approprié à la scène, tel celui de Péguy, nommé aujourd’hui « théâtre
poétique » ou « des poètes ». Sans qu’aucun créateur le revendique pour
autant comme strictement défini, jusqu’à en fixer les codes avec rigueur,
ce qui arrive pour le « théâtre épique » de Brecht. « Poétique » veut dire
donc pour ce qui est des textes dramatiques pièce en intertexte, qui met
4
Nous nous sommes penchée sur leur théâtralité dans notre intervention au Colloque
Yourcenar de Bogota, « Le Moi théâtral de Marguerite Yourcenar », L’Écriture du moi
dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, Clermond-Ferrand, SIEY, 2004, p. 149-160.
5
Préface de Feux, OR, p. 1077.
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Marguerite Yourcenar et le théâtre poétique
en œuvre des règles caractéristiques pour deux types de discours,
comparable donc à l’emploi du terme dans « roman poétique ». Au-delà
de ces fluctuations il s’agit, dans tous ces emplois, de la pièce écrite. Le
spectacle, lui, peut être « poétique », à base d’un tel texte, mais la mise en
scène ose aussi en « poétiser » d’autres, les arrachant à la « tranche de
vie » ou à toute autre direction par trop réaliste – nous revenons làdessus.
À qui se fier donc pour tenter de définir ce que « théâtre poétique »
veut dire. À quelqu’un qui s’est voulu avant tout « poète », bien qu’aussi
romancier, dramaturge et peintre, jusqu’à imposer ce terme comme
dénominateur commun de toute son œuvre. Marguerite Yourcenar
l’aimait bien : il s’agit de Jean Cocteau. Par comparaison aux pièces
mythiques de Giraudoux ou de Sartre, elle préfère les pièces de Cocteau.
Elle dit dans une lettre6, à propos des poèmes de Clair-obscur, « souvent
si beaux » : tout est poésie chez lui – « poésie de théâtre », « poésie
cinématographique ». Sa définition de la « poésie de théâtre » est ellemême fidèle à ce « clair-obscur » qui régit sa perspective. Pour lui être
poète c’est sonder le mystère, comme il le dit dans l’un de ses premiers
poèmes :
Accidents du mystère et fautes de calculs
Célestes, j’ai profité d’eux, je l’avoue.
Toute ma poésie est là : Je décalque
L’invisible (invisible à vous)7.
« Décalquer » donc et non pas « déchiffrer » – tel est son rôle ; mettre
à profit les signes mais non pas les traiter en symboles, vu sa méfiance
vis-à-vis de l’interprétation vers quoi ce dernier terme l’entraînerait.
Signalons en passant que si Marguerite Yourcenar semble préférer le
théâtre de Jean Cocteau à celui de ses contemporains c’est qu’il ne
retombe pas « dans un genre de pièce poétique et symbolique qui a été
beaucoup fait au théâtre et au cinéma […] » 8. Méfiante donc, elle aussi,
vis-à-vis de la symbolique théâtrale. Sonder les profondeurs de son
théâtre n’est guère poétique tout en surface, et exige donc des stratégies
6
Lettre à Alexis Curvers et Marie Delcourt, 15 août 1955, HZ, p. 478-484.
Jean COCTEAU, « Par lui-même », Opéra, Paris, Stock, 1927, p. 9.
8
Lettre à Elsa Thulin, Paris le 18 janvier 1954, HZ, p. 293.
7
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appropriées pour en saisir le génie particulier. Mais Cocteau, lui, dit
« poésie de théâtre », donc une même substance commune – combien
définissable ? – y prend un sens spécifique. Elle est vue comme « dentelle
en cordage » 9, donc intéressée par l’effet visible de loin sur la scène. Mais
surtout « navire sur la mer », supposant donc une dynamique propre.
Il nous semble que nous pouvons mettre à profit cette poétique
théâtrale formulée par Cocteau ; ce n’est guère une théorie systématique,
nourrie de principes et de codes, mais centrée sur quelques points
essentiels, tels ceux que nous venons de citer, exprimés le plus souvent
par des images. À notre avis, il ne s’agit pas seulement dans le cas des
deux poètes de théâtre, de la simple admiration que Yourcenar voue à son
aîné, mais il y a plus, sans parler d’influence, dans le stricte sens du
terme ; on peut constater chez les deux écrivains des parallèles quant à la
manière de construire leur vision, une même tentative de démystifier
Orphée ou Électre jusqu’aux « coups de théâtre » présents chez les deux,
mais bien plus chargée d’effets à grand spectacle chez le créateur de la
Machine infernale : faire d’Oreste le fils d’Égisthe dans Électre est tout
aussi téméraire que créer un Sphinx jeune fille ou une Jocaste à la Isadora
Duncan, le jeu d’anachronismes y aidant dans le mythe d’Œdipe, teinté
aussi de psychanalyse. Mais dans ce dernier cas l’esprit de provocation
est bien plus évident.
Notre objet c’est le texte écrit mais aussi le spectacle virtuel qui y gît
« in nuce », grâce aux signes visuels de la représentation présents dans le
dialogue et dans les didascalies proprement dites, là où couleurs et formes
décrivent souvent l’espace scénique, en véritable tableau.
Certains textes des deux volumes de Théâtre sont « poétiques » sur la
page même du livre : la qualité du verbe en soi prime dans Dialogue dans
le marécage. Le « dramen » n’y est qu’esquissé, pas de conflit, c’est la
psalmodie, à la fois ostentatoire et ensorcelante, d’une détresse. Elle n’y
est, peut-être, que l’écho discursif d’un certain climat. L’espace des
marécages, souligné par le titre lui-même, où rien de ferme ne s’offre
comme repère, semble dissoudre les contours mêmes du langage tout en
répétitions et dont les valeurs incantatoires semblent annoncer la
9
Jean COCTEAU, Théâtre I, Préface de 1922 aux « Mariés de la Tour Eiffel », Paris,
Gallimard, 1948, p. 45.
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psalmodie et l’hypnose que Marguerite Yourcenar allait découvrir dans le
nô japonais.
Certaines pages de Feux, notamment Marie-Madeleine ou le Salut,
bien que des récits, semblent être contaminées par le lyrisme des poèmes
proprement dits.
Dans l’Électre de Marguerite Yourcenar la « machine infernale »
qu’est la pièce de Cocteau consacrée à Œdipe, devient « machination » –
terme qui revient mainte fois à la bouche des personnages. Les dieux –
que le « poète de théâtre » assimile au diable dans l’épigraphe de sa pièce
– y sont moins présents, sinon indirectement par cette ironie qui déjoue
les mobiles de la vengeance au moment où l’on apprend la véritable
identité d’Oreste. Le mot « nécessité » se répète lui aussi comme pour
confirmer la tragédie dans un déterminisme immanent, un jeu des
hommes fortement théâtralisé.
Pour Pylade, l’ami-témoin dégradé en agent d’Égisthe, cette tragédie
n’est qu’un « spectacle de guignol » (Th I, p. 62). C’est toujours à lui
d’assumer le rôle du meneur de jeu, plus exactement celui de metteur en
scène :
Pylade : […] les acteurs sont-ils à leurs places ? Tout est-il bien compris ?
Un… deux… Silence. (Th II, p. 64)
sans s’ériger pour autant en véritable Auteur qui tient le fil de l’action.
Parfois il est aussi chœur qui commente les événements, mais distinct de
la voix de Théodore qui, malgré sa médiocrité, a le dernier mot de la
pièce :
Théodore : […] Je sais tout… Rien ne s’est fait sans moi… Je suis le mari
d’Électre. (Th II, p. 79)
C’est à lui qu’appartient la dernière réplique, après le départ des trois
héros. À lui, le jardinier qui marque une permanence, porteur des fruits
de la terre mais aussi de la braise qui éclaire la première scène du réveil
d’Électre. Signe d’un feu leitmotiv de la pièce, présent aussi dans
l’éclairage d’« aurore » qui la nimbe, en écho de Giraudoux dirait-on,
malgré le peu de crédit que Marguerite Yourcenar accorde à l’auteur de
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cette autre Électre du XXe siècle. Bien plus actif, d’ailleurs, ce jardinier
dont le rôle ne se réduit pas à un lamento en intermède de la pièce.
Est-ce donc une conscience du rôle, à laquelle ils accèdent, Électre et
Oreste, au moment du crime, quand ils détaillent leurs gestes… Cette
explication se marie mal à l’état de « frénésie » – autre mot leitmotiv –
qu’ils atteignent par leurs actes. On dirait plutôt qu’ils y accomplissent un
rituel. Blasphématoire, puisque matricide et parricide. Cette hypothèse
pourrait être soutenue aussi par le Pater noster accordé aux données du
mythe grec, sinon parodie en anachronisme, qui clôt la première partie de
la pièce :
Électre : Notre père qui êtes dans la tombe…
Oreste : Que votre volonté soit faite…
Électre : Que votre vengeance arrive…
Oreste : Et pardonnez-nous nos offenses…
Électre : Puisque nous ne pardonnons pas à ceux vous ont offensés. (Th
II, p. 51)
Faux rituel ou plutôt messe noire, que le frère et la sœur célèbrent
ensemble, doublement faux parce que parodique, mais surtout vu que
ceux qui l’énoncent, nés de pères différents, ne mènent pas une même
vengeance.
Les actes extrêmes sont donc « ritualisés » par la nomination de
chaque geste ; le jeu des acteurs sur la scène y exige un tempo au ralenti,
différent de l’ensemble de la pièce. Paradoxalement, difficile à réaliser,
cette alliance de la « frénésie » et du ralenti dans un état second, en écho
du rituel de la première partie. C’est peut-être là un des sens de la
continuité dont parle Yourcenar, le crescendo d’une folie menée à ses
dernières conséquences. Admettre, peut-être, qu’il s’agit en fait d’un
rêve, qui lui, crée du temps, de manière à part, dans un rythme qui peut
allier fulguration et lenteur. De là, l’hypothèse que toute pièce n’est que
la suite du cauchemar nocturne d’Électre, rêve elle-même. La frénésie y
est un signe de folie. On y devine en sous texte une acception toute
shakespearienne de la vie même comme le cauchemar d’un fou, telle que
Macbeth la voit et dont le théâtre se veut le miroir.
Loin de voir dans cette liquidation finale un triomphe de l’absurde, une
dégradation définitive des mythes héroïques, et somme toute, une défaite
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Marguerite Yourcenar et le théâtre poétique
de l’humain, j’y voyais plutôt une sorte de nettoyage par le vide,
l’accession à un monde de complexités et de rigueurs nouvelles que mes
personnages aveuglés par le sang ne pouvaient guère entrevoir, mais que
l’auteur ou le spectateur pouvait pressentir pour eux. (Th I, p. 19-20)
Étrange catharsis, que celle proposée par Marguerite Yourcenar dans
son avant-propos. En rejetant la solution de l’absurde, telle qu’elle
apparaît sous-entendue ici, chez O’Neill, Giraudoux et Sartre, qui
démystifie l’histoire d’Électre, l’auteur de la Chute des masques plaide
pour une prise de conscience, où auteur et spectateur communient pour se
distancer des actes de folie représentés sur la scène. Mais retenons plutôt,
de tout cela, « aveuglés par le sang », mots que Yourcenar emploie pour
caractériser ses personnages, termes apparentés à « frénésie » et qui
situent les héros, bien que motivés différemment, dans une même famille.
Si rêve et folie il y a, repérons les signes de cet envoûtement comme
effet de lecture et de spectacle, dont le lecteur et le public sont censés se
détacher pour prendre enfin conscience d’une hybris dangereuse. Les
axes qui soutiennent la construction dramatique n’y sont pas, comme on
s’y attendrait de la part d’une grande romancière, d’ordre narratif.
L’auteur avoue, toujours dans son Avant-propos, qu’elle a choisi « la
variante la plus sombrement réaliste » (Th II, p. 20) de l’histoire, avec des
protagonistes cachés, en fuite, dans un « mode de vie souterraine,
envenimé par la misère, l’humiliation et la haine ». « Réaliste » nomme
ici une atmosphère opposée à la noblesse et à l’altitude des gestes
héroïques d’une tragédie classique. Cette histoire de sang et de mort
s’enferme dans les « quatre murs » d’un logis misérable, où les souvenirs
d’Électre y sont obsédés par le huis clos ; tout y prend forme de cercueil,
en présage de la mort, même le lieu d’amour d’Égisthe et de
Clytemnestre. Le retour à l’unité d’espace se retrouve d’ailleurs chez les
dramaturges qui font renaître la tragédie au XXe siècle – Sartre dans Huis
Clos, Camus dans le Malentendu – à la différence des pièces où le
comique l’emporte, d’une construction plus libre, chez Cocteau ou chez
Giraudoux.
Les deux parties de l’Électre yourcenarienne se passent dans « une
chambre blanchie à la chaux », pendant une même journée, dès l’aube –
« une porte dont les fentes laissent passer les premières lueurs de l’aube »
(Th II, p. 26), jusqu’à « l’après-midi du même jour » (Th II, p. 55). Les
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didascalies de la pièce configurent donc un huis clos aussi bien dans le
temps que dans l’espace, caractérisé par Oreste comme « trappe » ou
« tombe ». Mais cette unité de temps, toute classique, dirait-on, éclate en
anachronismes tout au long de la pièce, depuis le « Monseigneur » par
lesquels les gardes s’adressent à Égisthe, jusqu’aux épithètes peu nobles
dont Électre gratifie sa mère. Et pourtant, visuellement parlant, cet
espace-temps est apte à concentrer l’action dans une « crise » qui en
déclenche le dénouement. Connoté en prison, chez Yourcenar, par les
fentes de la porte pareilles à l’interstice des barreaux, cet espace laisse
entrevoir un ailleurs décrit par les paroles des personnages comme
collines et jardin, situés en pleine lumière. Dedans, c’est un jour rougi par
la braise que Théodore apporte, en signe prémonitoire de toute une
atmosphère qui, de la sorte, dépasse le simple « réalisme » annoncé par
Yourcenar dans sa préface. Là, une « vierge de feu » avoue comment elle
manipule un mari humble et aimant ou tue sa mère en savourant chaque
geste. Parmi les leitmotive, en paroles et en images, qui tissent l’étrange
cohérence d’Électre, le feu s’impose comme élément définitoire. Ce
réseau qui tient plutôt à la poésie qu’à l’histoire, qu’elle soit narrative ou
théâtrale, vient compenser en fait une structure dramatique « éclatée ».
À première vue, la pièce, de par sa complexité même, s’articule
difficilement en unité d’action, bien que le lieu et l’espace y soient de
souche classique. Elle a deux noyaux qui la polarisent : son héroïne,
personnage-titre comme la tradition le veut, entourée de trois hommes,
s’impose donc comme protagoniste. Mais « la chute des masques »
nommée dans le sous-titre, c’est Oreste qui la vit et l’assume en premier
lieu, et ce n’est qu’en écho qu’elle nourrit aussi la tragédie d’Électre.
Marguerite Yourcenar maîtrise les fils complexes d’une double action
menée en fait par deux protagonistes : elle use d’un coup de théâtre –
reconnaissance qui l’éloigne des données du mythe. Si dans toute une
tradition théâtrale la révélation de l’identité cachée et la reconnaissance
viennent définitivement d’habitude en finale, les fils de l’action – le
retour d’un père dans la Phèdre racinienne, mais aussi d’un fils-touriste
dans les Mouches de Sartre – dans l’Électre yourcenarienne la révélation
de la véritable identité d’Oreste déstabilise l’intrigue qui tirait vers sa fin.
Sa préface avoue la distance qu’elle prend vis-à-vis des autres Électres du
XXe siècle, mais, en fait, son texte les reprend en palimpseste.
« L’aurore » du lever de rideau n’est peut-être qu’une réplique à l’aurore
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Marguerite Yourcenar et le théâtre poétique
qui clôt l’Électre de Giraudoux, un exemple parmi d’autres de la
mémoire théâtrale yourcenarienne.
Pour garantir l’unité de ces deux volets qui se déclarent au moment
où Oreste devient le fils d’Égisthe et sa cause n’est plus celle de sa demisœur, l’auteur construit les deux scènes des crimes en crescendo,
complémentaires l’une par rapport à l’autre.
L’originalité de la « poésie de théâtre » yourcenarienne ne se réduit
pas à son intérêt pour l’humain, hérité des grandes tragédies antiques que
l’auteur préfère de loin aux modernes, mais aussi de Shakespeare et de
Dostoïevski, qu’elle cite aussi. C’est plutôt sa manière à part de valoriser
l’humain par une « frénésie » théâtrale dont la mise en scène se doit de
tenir compte ; folie représentée par un réseau très dense d’images du feu,
verbales et visuelles. La structure « éclatée » de la pièce s’en trouve
compensée. Car il ne s’agit pas seulement de lois et d’assises morales
« désagrégées » (Th II, p. 23) mais ce processus se reflète dans la
structure même d’Électre ou la Chute des masques.
Folie et feu s’y allient pour lui donner une marque d’originalité
poignante. À relire l’examen yourcenarien des pièces mythiques, on est
frappé par l’importance que l’on accorde au premier thème, jusqu’à
motiver un détour shakespearien. On y plaide pour la folie « feinte »
(Th II, p. 15) du prince danois. En échange, c’est la « vague halo de
ténèbres » qui accompagne Oreste chez Racine. Au début du XXe siècle
la folie éclate dans une vague de freudisme : les « motivations sexuelles »
(Th II, p. 17) réduisent l’idée de justice à une valeur subjective. Les
Furies poursuivent l’assassin de la mère, n’agissant plus au nom de la
Justice antique, ni du pardon chrétien, mais animées par la seule haine. À
ne pas les voir réapparaître dans l’Électre de Yourcenar, en héritières des
étranges fillettes de Giraudoux ou des mouches sartriennes, on dirait que
cette tragédie se situe au seul niveau de la lucidité, que l’auteur
condamnait pourtant comme froide abstraction chez l’écrivain
existentialiste et qui devient chez elle prise de conscience du public et
non pas attribut des personnages. Or, ce qui fait la force de la pièce
yourcenarienne c’est justement cette frénésie, cette atmosphère de
cauchemar qui semble prolonger tout au long de la journée infernale le
rêve nocturne d’Électre :
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Électre : Je viens de voir en rêve un homme portant un baquet de sang.
(Th II, p. 28)
Toute la pièce n’est que le « souvenir d’un délire nocturne » (Th II,
p. 31) ou plutôt son développement. Les signes en sont tissés d’une main
de maître dans un réseau qui donne son unité secrète à la pièce, au-delà
d’une histoire complexe et « éclatée vers sa fin ».
Sa poésie se dégage d’un langage hautement incantatoire, même
lorsqu’on insulte sa mère au moment de la tuer. Est-ce là un écho du
monologue du Sphinx dans la Machine infernale de Jean Cocteau… On
ne le dirait pas, puisque Marguerite Yourcenar use surtout des vertus du
dialogue, plus favorable aux reprises. Le Pater noster déjà cité en fait foi,
et il vaudrait à lui seul une analyse complexe de ses vertus incantatoires.
Nombre de scènes le méritent aussi. Mais notre propos n’est pas de
mettre en valeur ces vertus poétiques au niveau du verbe, repérables à la
lecture, surtout si elle est faite à haute voix. La « dentelle en cordage » en
est surtout visuelle ; elle produit en signes, en effets de spectacle, certains
leitmotive qui traversent la pièce. Chez Cocteau la broche ou l’écharpe de
Jocaste apportaient des présages de mort. Chez Yourcenar c’est le feu, le
sang et le couteau qui l’annoncent, ce dernier en écho shakespearien,
peut-être.
Le feu, qui ouvre la pièce par le plat de braise que Théodore apporte
sur la scène, reste un signe ambigu. Bachelard en signalait la diversité des
avatars 10, depuis « la braise qui égaye le foyer » jusqu’au complexe
d’Empédocle, au feu sexualisé ou idéalisé. Que le feu soit l’élément
privilégié chez Yourcenar, n’en doutons pas ; elle le choisissait comme
titre pour son recueil, centré sur un vers de Racine qui en parlait. Ce feu
intérieur qui brûle l’être, qui donne la frénésie comme ardeur extrême,
constitue une constante de l’œuvre et on le retrouve dans Électre. Mais
« vierge de feu » pour nommer son personnage-titre n’en passe pas moins
ambigu. Si pureté il y a dans cet attribut – Bachelard alliait d’ailleurs feu
et pureté – « feu » voudrait dire plutôt ici frénésie, être qui brûle par une
passion qui mène au crime.
Rapprocher plutôt feu et sang, puisque Yourcenar elle-même les
superpose pour en faire un signe scénique complexe : le feu de la braise
10
Gaston BACHELARD, La Psychanalyse du feu, Paris, Idées, 1949, p. 23.
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Marguerite Yourcenar et le théâtre poétique
apportée par Théodore accompagne la réplique d’Électre sur son
cauchemar nocturne où elle évoque le « baquet de sang ». Elle semble
d’ailleurs se réveiller en sursaut de ce rêve (« je viens de voir ») qu’elle
vient de quitter et qui l’obsède encore. Obsession du verbe mais aussi et
surtout images obsédantes en paroles et en objets scéniques ayant la
valeur de signes qui forment un réseau très serré. À tout moment le
dialogue d’Électre et de Théodore (Première partie, scène I) revient sur
« couteau », « poignard » (p. 28), « mains crevassées » qui « saignent »
(p. 29), « l’ennemi qu’on va poignarder » (p. 31). Et puis, de nouveau, le
sang (p. 31), les « yeux rugissants » (p. 31). Le « délire nocturne » y
continue en fait, à deux, s’empare aussi de l’homme qui, comme pour
répondre aux cauchemars de sa femme, au sang qui les noie, apporte
chaque matin « un peu de braise de l’âtre » (p. 27), le plat de charbons
ardents n’y est pas pour suggérer la paix, la constance d’un foyer, mais
comme signe prémonitoire de la fin de mort. Il connote le déroulement
même de l’action, la tension qui l’anime. Tout y est chauffé au rouge,
même les passages évoquant le passé – tel la mort d’Agamemnon. Le
présent scénique s’en trouve renforcé, de même que par les moments où
Électre imagine un avenir de meurtre. Le « soleil noir » – réminiscence
nervalienne ? – s’y intègre dans un même contexte onirique, général
plutôt que lié directement aux déshérités que sont Électre et Oreste.
Les images-leitmotive qui sillonnent le dialogue et l’espace scénique
donnent à cette pièce une cohérence qui n’est guère celle de la logique,
sinon dans le sens lacanien du terme, lié justement à la folie.
Mais si les signes tiennent de l’audible et du visible – et dans ce sens
l’expérience de Cocteau semble avoir trouvé écho chez Yourcenar – ces
« feux » comme dans le livre qui en porte le titre sont avant tout
intérieurs. Et c’est là qu’un départ nécessaire s’impose entre la Machine
infernale et Antigone d’une part – dont Yourcenar a dit du bien à maintes
reprises, mais tout en gardant ses distances – et Électre ou la Chute des
masques. Le poids humain que Marguerite Yourcenar entend donner à
son écriture, qu’elle soit ou non vouée à la scène, n’accepte pas le ludique
comme élément définitoire des mythes actualisés, malgré certains
glissements dans le Mystère d’Alceste qui font penser à Giraudoux.
Les personnages yourcenariens, qu’ils s’appellent Électre, Oreste,
Clytemnestre ou Égisthe sont habités par des passions qui les brûlent.
L’auteur sait mettre à profit aussi bien les données d’une psychologie qui
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frôle les profondeurs de l’être que les signes scéniques qui les
manifestent. La « poésie de théâtre » yourcenarienne ne se réduit guère à
un jeu des formes et des couleurs. Elle est là pour conférer à l’humain
une valeur de « réalisme » dans le sens très large que Yourcenar donne à
ce terme (vie concrète et immédiate), approprié à la scène.
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