13 Une production confidentielle, commercialement - Haut-Rhin
Transcription
13 Une production confidentielle, commercialement - Haut-Rhin
Région Q LUNDI 30 NOVEMBRE 2015 13 VITICULTURE Les récoltes en vin de glace Le défi du froid Une production confidentielle, commercialement inexistante, qui ne répond à aucune logique économique… Pourtant, des viticulteurs alsaciens essaient régulièrement de réaliser une partie de leur récolte en vin de glace. Pour la beauté du geste, « résultat d’une histoire d’amour avec des rescapés », résume le vigneron Seppi Landmann, qui a popularisé la pratique. L DU CONGÉLO À L’HÉLICO… e Grand Ballon vient peut-être d’enfiler son bonnet blanc, mais la température qui règne dans les coteaux alsaciens n’a pas encore réellement flirté avec le gel. Ce matin-là, seuls quelques filets de brume s’accrochent un instant aux flancs de la Vallée Noble, avant d’être déchirés par l’armée d’innombrables ceps noueux et griffus. Le soleil perce enfin et éclaire les flancs du Zinnkoepflé, décor du « géant débonnaire toujours prêt à rugir de rire », du « célèbre vigneron de Soultzmatt », « allure rabelaisienne », « gouaille » et « truculence », ainsi que l’a longtemps présenté la presse spécialisée : Seppi Landmann, qui a gagné ses galons avec ses sylvaners et assis sa réputation de vigneron passionné avec ses récoltes en vin de glace. Plus du boulot que du folklore « C’est vrai, dans les années 1990, les gens venaient me voir à cause de ça », se souvient, simple et affable, le professionnel. « Quand ils voyaient le prix, ils hésitaient, puis finissaient par trouver autre chose. Découvrir le reste de la production. À ceux-là, j’offrais alors une bouteille », ajoute-t-il, avec un clin d’œil. Un geste généreux, quand on sait que les récoltes en vin de glace se L’eau étant gelée, on ne récupérera que le sucre et les acidités au moment du pressage : c’est la cryoextraction naturelle. Sur une parcelle du domaine Ginglinger, d’Eguisheim, mi-décembre 2007. Les récoltes en vin de glace dépendent du thermomètre. Une température de -7°C est considérée comme le maximum acceptable. ARCHIVES DNA- J. KAUFFMANN rangent avec les vendanges tardives et la sélection de grains nobles. C’est normal : l’eiswein, c’est plus du boulot que du folklore, même si on a tendance à ne retenir que l’image de vendangeurs emmitouflés, doigts gourds, nez coulants, travaillant à une température inférieure à -7°C. On en oublierait presque les semaines d’attente du vigneron, le nez collé au thermomètre, craignant d’être pris au dépourvu, avant d’avoir eu le temps de battre le rappel. « On s’est fait braire, pendant toutes ces années, parce que c’est une gestion pour perdre le moins possible. L’expérience vous apprend que la grappe de riesling tombe, pas celle de gewurz. Et puis, il vaut mieux couvrir, parce que vous devenez le dernier garde-manger du vignoble. Les oiseaux, comme les hommes, vont au plus près », décrit Seppi Landmann. « Les filets sont bien sûr embêtants à mettre, et à usage unique. Il faut vérifier régulièrement Eiswein Grüner Veltiner 2011 Domaines Ginglinger et Buecher, à Eguisheim, Vogt, à Avolsheim, Blanck, à Obernai, Haag, à Soultzmatt… Voilà les noms des « pratiquants » qui ont tenté l’expérience une, deux, plusieurs fois, selon les archives de notre journal. Il est probable que l’un ou l’autre ait « échappé » à notre vigilance. On peut rappeler que l’Alsace n’a jamais eu la prétention d’entrer en concurrence avec la production issue des récoltes en vin de glace de l’Allemagne, de l’Autriche ou du Canada (qui ont signé un accord en 2001 pour définir les conditions d’appellation « vins de glace »). La production canadienne s’est fait remarquer, au fil des ans, arborant la médaille d’or obtenue à Vinexpo 1991 pour un vin de glace 1989, puis celle décernée à un vin de glace ontarien, en 2001, au concours riesling du monde organisé à Colmar. « Contrairement à la Lorraine, à l’Allemagne ou au Canada, on n’est pas sur un terroir de vins de glace », explique Nicolas Jeangeorges, co-créateur de la Fédération culturelle des vins de France (FCVF), dont le siège se trouve à la Closerie, à Illzach. « J’ai le sentiment que c’était un effet de mode, lié aux vins d’élite. Si la production alsacienne est marginale, c’est aussi parce qu’il y a une prise de risque. Ce sont des vins chers, difficiles à associer. Même s’ils en vendent, ce n’est pas ce qui les fait vivre. » Et ce qu’on est en droit d’attendre d’un vin de glace ? « Prenons la fiche technique d’un vin de glace autrichien (eiswein grüner veltiner), du Schloss Gobelsburg, vendangé le 1er février 2012. Notez bien le taux d’alcool à 8°C et le taux de sucre résiduel avec plus de 330 g par litres de sucres résiduels. Ce vin est immortel… Au visuel, la robe est d’un beau jaune paille aux reflets or. Olfactivement, le nez offre de délicates notes de sirop de rhubarbe mêlées à des touches de fruits exotiques et d’agrumes (pamplemousse). Gustativement, la bouche est d’une grande délicatesse ; un sucre cajoleur porté par de très beaux arômes d’ananas mûr se fond dans une fraîcheur revigorante et très persistante. Indéniablement un très grand liquoreux… » s’ils ne sont pas abîmés. Et si vous arrivez à récolter en vin de glace, ça veut dire que vous allez recommencer à salir votre cave, les outillages… quand les autres sont en pleine saison de vente. Si j’ai réussi à en faire, presque chaque année, c’est parce que j’étais seul. Je décidais. J’appliquais. En GAEC (groupement agricole d’exploitation en commun), il y en aura toujours un qui estimera que le jeu n’en vaut pas la chandelle. Je ne dis pas que c’est un tort, parce qu’il faut être prêt à perdre une partie de la récolte annuelle. Se priver des grains nobles et des vendanges tardives pour un vin qui ne bénéficie pas d’une appellation contrôlée. Mais il faut savoir attirer le client. C’est quelque chose de fondamental. Et puis, dans le rêve de l’acheteur de grands vins d’exception, le vin de glace, ça fait partie de l’assortiment. » Pas de cadre juridique, pas de visibilité Proches et clients ont répondu présent pendant presque deux décennies pour participer à ces vendanges atypiques. « Plus faciles à joindre en urgence depuis l’arrivée d’internet », relève Seppi Landmann. On le sent presque déçu de cette garantie, qui éloigne les coups de génie improvisés. Sa carrière ? « Un cheminement qui n’était pas de rentabilité mais de passion », résume-t-il. Et la passion, c’est bien connu, ça ne se quantifie pas. On sait que d’autres professionnels se sont lancé des défis semblables. Mais il reste difficile d’avoir une idée précise du nombre de viticulteurs qui jouent une partie de leur récolte, chaque année. Simplement, parce que, comme le rappelle le CIVA, conseil interprofessionnel des vins d’Alsace, « c’est une production confidentielle, contrairement aux vendanges tardives et à la sélection de grains nobles, qui font l’objet d’une appellation. Il n’y a pas de déclaration de récolte, donc pas de statistiques. » Jouer ? Assurer ses arrières ? « Le fait qu’il n’y ait pas de cadre juridique ne donne que peu de visibilité à ce genre de récolte. Ce qui fait qu’on ne tire pas les bénéfices du travail », confirme Frédéric Orth, directeur de la cave de Cleebourg. Une poignée de viticulteurs s’était pourtant lancée dans l’aventure, en l’an 2000, par « amour de l’art ». Mais la « cuvée millénium », abordée dans la bonne humeur, n’a pas suscité de réelle émulation, pendant les quinze années suivantes. « Nous Pas d’appellation alsacienne, mais les viticulteurs n’ont pas à rougir de la qualité de leur modeste production face aux vins allemands, assure-t-on. « Il arrive qu’on nous demande pourquoi on ne met pas simplement notre récolte en chambre de congélation », rit la viticultrice Régine Bannwarth. Simplement parce que « le raisin qui subit les frimas de l’automne pendant trois mois se modifie », explique Seppi Landmann. « Mettre des grappes au congélateur n’aidera en rien le phénomène de botrytisation (formation de pourriture noble sur les baies de raisin à maturité, ndlr). Ça ne présenterait aucun intérêt par rapport à nos vendanges tardives, qui ont déjà des caractéristiques de surmaturation. » Et de préciser, dans un rire : « La rumeur a longtemps circulé, mais je n’ai jamais emmené mes cagettes de raisin au Markstein en camion. » Il serait de toute façon enfoncé par ce vigneron savoyard, Pascal Perceval, qui a eu « l’idée de produire du vin de glace, tel qu’on en fait en Alsace ou au Canada », dixit le site internet de la station de Pralognan-la-Vanoise… en offrant un voyage en hélicoptère à ses raisins. La production est stockée au refuge des Cosmiques et le résultat final écoulé sous la marque « vin des glaces ». On appréciera la subtilité. Seppi Landmann, de la Vallée Noble, et un sylvaner récolté en vin de glace, en 2004. « Le but ultime, c’était pas d’en faire, mais d’arriver à en faire. » Défi relevé durant plusieurs années. PHOTO DNA-SF avons toujours quelques bouteilles à l’œnothèque », précise Frédéric Orth. On peut cependant y prendre goût, comme en témoigne le domaine Bannwarth, à Obermorschwihr : « J’étais un peu jeune, mais il me semble que la première fois qu’on a essayé, c’était fin des années 80, début des années 90. La deuxième année où on a récolté, c’était en 2001, en gewurztraminer et en pinot gris, une année particulière avec une arrière-saison magnifique. On a pu faire ce qu’on voulait avec les liquoreux, des raisins séchés, du grain noble », sourit Régine Bannwarth. « 2008 était une cuvée intéressante, mais on n’a pas eu la concentration qu’on souhaitait. On l’a fait agréer en sélection de grains nobles. Notre dernière récolte en vin de glace date de 2009. Depuis, nous n’avons plus bénéficié des conditions requises. » Non pas qu’ils aient mal sélectionné leurs parcelles, « loin des arbres et des habitations, dans un endroit bien exposé, avec assez de vents pour empêcher les brumes de stagner et permettre de sécher les raisins ». Mais la pluie, puis les drosophiles, l’année suivante, ont ruiné l’attente. « Ça aurait peut-être tenu cette année », convient notre interlocutrice, « mais nous avons préféré assurer nos arrières économiquement. » STÉPHANE FREUND R