Défenses ou calculs de la grâce - Association Démocraties Nouvelles
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Défenses ou calculs de la grâce - Association Démocraties Nouvelles
Défenses ou calculs de la grâce ? Il est de mode, n’est-ce pas renforcé depuis l’évincement médiatique de la gauche du pouvoir politique, d’opposer, pour ce qui est de la création littéraire, une écriture engagée, militant pour le progrès des couches sociales dominées, et une écriture qui s’emploie avant tout à révolutionner sa forme d’expression. Paul Celan pour sa part, voulant traiter les expressions malades et criminelles dans la langue où s’effectuait la synthèse philosophique pour toute l’espèce humaine, s’est affranchi de cette opposition entre instrumentalisation et infinitisation de la formule. Il a bien plutôt posé, aux civilisations de l’humanité, cette question : comment rendre la grâce plus apte au quotidien ? Comme « la majorité des oiseaux ne se reproduisent plus sur le rivage continental français en raison de l’impact croissant des activités humaines, incompatibles avec la nidification des oiseaux. Seules quelques îles accueillent encore des populations reproductrices significatives… », selon Louis Dutouquet dans Iles de Bretagne un écosystème à protéger, certains écrivains de poésie ont été enfermés dans une marginalité qui les préserve des agressions « gratuites » de leurs contemporains les plus « endurcis », mais leur interdit de gagner, à leur vision sensible et souvent prophétique, ceux du « troupeau » restés un peu accessibles à la beauté vivante. Rostrenen a vu naître Armand Robin, Danielle Collobert et Françoise Morvan, Tréguier, Saint-Yves, Ernest Renan et Yvon Le Men. Y a-t-il en Bretagne des terroirs propices à développer le génie de leurs enfants ? Un précurseur y fait-il enseignement d’une façon plus intense qu’en d’autres régions ? Est-ce par l’attention suivie des François-Marie Luzel, des Hersart de La Villemarqué…, collecteurs de folk-récits traditionnels, que l’expression, dans cette région fractale – la côte escarpée de la Bretagne n’est-elle pas une inhabituelle présence de la montagne à la mer – garde une capacité cosmogonique (chasséenne ?) qu’elle a perdu dans nombre de régions de France, voire d’Europe ? Certains écrivains revenus de la métropole, ayant contracté la « déconstruction » mentale, tels Xavier Grall ou Georges Perros (ne se fuyaient-ils autant l’un l’autre du seul fait de ce point de ressemblance traumatique) n’ont, semble-t-il, pu dissuader Yvon Le Men de conserver le génie de conter à haute voix, propre à la Bretagne. Il semble, de plus, que dans son passage à la prose de 1995, il n’ait pas du tout abandonné l’expression poétique des vingt années précédentes, mais qu’elle y demeure comme enchâssée, comme des rehauts dans l’écrit ; la poésie sortant ainsi de ses cénacles, s’offrant imperceptiblement à tous lecteurs, malgré le tabou idéologique fort prégnant. Si nous constatons qu’il lui est resté possible – par un combat quotidien où il a mis, non seulement « sa peau », mais ses dents « sur la table » – d’être un écrivain-du-peuple-populaire, (par opposition aux écrivains prolétariens restés pour leur part très confidentiels, même après leur mort), c’est sans doute parce que cette région de bout du monde a résisté, notamment, à l’implantation d’un « Tchernobyl » latent, par la lutte pied à pied, face aux représentants de l’ordre, casqués, bottés et armés. Peut-il se trouver quelque écrivain populaire sans un peuple, resté debout, qui l’alimente ? Ainsi les bureaucraties littéraires et leurs pacotilles subventionnées n’ont-elles pu étouffer là cette écriture vivante : ce n’est pas faute pour les anciens « nationalistes » – comme l’explique Françoise Morvan dans le très éclairant Le Monde comme si – tendances Olier Mordrel ou le moins soupçonné Per Denez, d’avoir fait passer L’Institut Culturel Breton pour un Centre Régional du Livre comme un autre, alors qu’ils verrouillaient toute entrée d’un renouveau littéraire sur la région et la possibilité pour les écrivains bretons de circuler dans les autres régions, voire dans le monde. Dans les photos de Chantal Connan il n’y a pas de place pour l’anecdote, pour l’humour non plus, ou plutôt, l’anecdote, l’humour sont purifiés des petites intentions de nuire, de persifler, bardées de nos meilleures raisons préconscientes du monde d’amender par la critique. La photo de Chantal Connan magnifie, exhausse, élève le paysage à sa légèreté concrète, corpusculaire, en intime liaison avec le moléculaire de la sensation. La terre se souvenant de l’étoile, elle nous rend, non seulement meilleurs, mais elle fait de nous des saints, extatiques, à l’instant du contact visuel avec ses (lâchées) prises. Certains pensent que la maturité artistique correspond à une modulation plus discrète du génie créatif. Aussi accueillent-t-ils avec bienveillance le passage chez Yvon Le Men des poèmes brefs aux courts récits, le passage d’un cérémonial sacré, quasi druidique, à une convivialité plus ouverte, plus apaisée. A la stratégie de constituer des traces envoûtantes par la concision de la formule (haïkus) succède la stratégie d’une certaine expression « de plaisance », par des récits à tonalités poétiques, mais ne nécessitant plus le même recueillement fervent continu. Cette capacité d’attention un peu religieuse est-elle en train de disparaître dans le public littéraire ? Faut-il ne voir, dans cette préférence à adoucir le public de la prose, qu’ un effet du Désenchantement du monde tel que décrit par cet autre fils d’un cantonnier et d’une mère couturière catholique qu’est Marcel Gauchet ? Pascal ENARD Ap2006(01/20) © Association Démocraties Nouvelles