Folie : comme toujours, l`enfermement

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Folie : comme toujours, l`enfermement
cycle raison, folie, déraisons / LNA#60
Folie : comme toujours, l’enfermement
Par Patrick COUPECHOUX
Journaliste
En conférence le 17 avril
Les murs de l’asile sont tombés, mais l’enfermement de
la folie est toujours à l’ordre du jour.
T
rois ans après le fameux discours prononcé par le
Président de la République à Antony – qui a assimilé
maladie mentale et dangerosité – la question de l’enfermement
est de nouveau posée. On a presqu’envie de dire : comme
toujours… Les désaliénistes de l’après-guerre, Lucien Bonnafé
et Georges Daumézon considéraient l’enfermement comme
une « conduite primitive ». Ils avaient bien choisi le terme :
une conduite primitive qui consiste à enfermer, à retirer du
monde ce qui ne nous ressemble pas – ou nous ressemble
trop – ce qui perturbe le bon fonctionnement social…
L’enfermement des fous a donc toujours été une constante
de l’histoire. Par exemple, lorsque la Révolution française
en a fini avec l’hôpital général – symbole de l’absolutisme
de l’Ancien Régime, zone de non droit comme nous dirions
aujourd’hui, dans lequel on pouvait être enfermé sur simple
lettre de cachet – la folie lui a posé problème. Comment
va-t-on continuer à enfermer les fous sans déroger au respect
des droits de l’homme ? De cette contradiction naît l’asile
qui fait du fou un malade et du médecin le « personnage
médical » dont parle Michel Foucault. On va dès lors enfermer
les fous pour leur bien, avec le secours de la science et de la
philanthropie. La folie existe à cette époque, elle est définie
par deux mots, l’aliénation mentale, elle a son lieu, l’asile,
ses spécialistes, les aliénistes, un corpus théorique, le
traitement moral de Philippe Pinel, son credo, l’enfermement.
Cette « conduite primitive » a-t-elle cessé lorsque sont
tombés les murs de l’asile ? Non, évidemment. La tentation
de l’enfermement existe toujours bien sûr, même si elle
se travestit. Commençons par l’une des plus évidentes :
la présence de plus en plus préoccupante de malades en
prison. Celle-ci, me disait une psychiatre qui avait longtemps travaillé en milieu carcéral, « se substitue de plus en
plus à l’asile ». On pourrait d’ailleurs apporter un bémol à
cette pertinente remarque : la prison fait plutôt référence
au vieil hôpital général – où les fous étaient enfermés avec
les pauvres, les délinquants, les prostituées, les « déraisonnables » – l’asile ayant au moins l’ambition de soigner. Voici
un recul de plus de 200 ans… Prenons un exemple moins
évident. On assiste depuis quelque temps à une véritable
« criminalisation » de la folie. Ce terme signifie que, désormais, on désigne toute une population, dans son ensemble
– les malades mentaux – comme étant dangereuse. C’est le
sens du discours du Président de la République en décembre
2008 à Antony… Ce regard posé sur la folie constitue une
sorte d’enfermement. Avec des conséquences bien réelles
comme le recours à des vigiles dans les hôpitaux, la mise en
place – de nouveau – de grilles et de systèmes de sécurité,
l’utilisation de plus en plus fréquente des chambres d’isolement, la volonté d’utiliser des bracelets électroniques…
Sans oublier l’exclusion, la violence dont sont victimes de
plus en plus de patients et le regard qui enferme. Tout le
monde sait cela.
Quelle conception du soin ?
Mais la tentation de l’enfermement ne s’arrête pas là : elle est
également présente dans l’esprit de la loi qui a été votée l’été
dernier. Pourquoi ? Reprenons les grands points qui ont fait
débat durant plusieurs semaines : la période d’observation
de 72 heures, la notion de péril imminent, la possibilité de
se passer du tiers pour hospitaliser, la transmission du
protocole de soins au Préfet, la tenue de fichiers de malades,
l’autorisation d’un juge au-delà de 15 jours d’hospitalisation… Tout cela relève d’une vision : les malades mentaux
constituent un risque, ils sont l’objet d’une loi d’exception,
qui vise à les obliger à se soigner, et à permettre leur enfermement physique si cela est nécessaire. Faut-il rappeler ce
fait simple : un malade somatique a le droit, s’il le désire, de
ne pas se soigner… À propos du texte qui devait, à ses yeux,
en finir avec la fameuse loi de 1838, Lucien Bonnafé disait
que celui-ci ne devrait compter qu’un seul article : « la loi de
1838 est abolie ». On sait que celle-ci ne le fut jamais, qu’elle
a été toilettée par celle de 1990, puis par celle de 2011,
comme si, à chaque fois, on avait seulement voulu l’adapter
à son époque, mais sans en changer les ressorts profonds. Si
nous nous attardons sur ce qui fait le fond de la loi de 2011,
l’obligation de soins en ambulatoire, que constatons-nous ?
Le patient, où qu’il se trouve, devra se soigner sous peine
d’être hospitalisé de force. Là réside l’esprit sécuritaire de la
loi. Pour le comprendre, il faut revenir à la question du soin.
Aujourd’hui, deux conceptions du soin s’affrontent.
La première considère que celui-ci relève avant tout de la
relation, établie dans la durée, sans rupture – et sans pour
cela nier l’utilité des médicaments. Alors, dans ce cas, la
psychiatrie n’a pas besoin d’une loi obligeant le patient à se
soigner, mais de soignants compétents en nombre suffisant
faisant leur métier. La psychiatrie sait le faire, du moins
une certaine psychiatrie. Cela ramène à la question de la
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LNA#60 / cycle raison, folie, déraisons
contrainte. Convaincre un patient, qui est dans le déni de
sa maladie, de se soigner fait partie du soin. Cela implique
la relation et la confiance établie dans le temps, cela exclut
l’abandon dont sont trop souvent victimes les patients, cela
écarte la force a priori…
La deuxième conception du soin sous-tend l’esprit de la loi.
Pour ses concepteurs, le soin, c’est le médicament et seulement lui. L’important, c’est que le patient prenne ses pilules,
suive son « traitement » – même si l’on assorti cela, dans
les protocoles, d’une rencontre régulière avec le psychiatre.
Tout le dispositif de « gestion » de la folie repose là-dessus :
à un « pôle », l’hôpital pour faire face à la crise, avec des
durées de séjours les plus courtes possibles, l’application de
protocoles, afin d’alléger les coûts – ce qui a pour conséquences d’entraver le travail vivant des soignants, celui de
la relation créative justement. À un autre « pôle », la gestion
de la chronicité, avec le recours au médico-social, et, de plus
en plus, au social et à la charité, ce que l’on appelle dans
la novlangue officielle « l’accompagnement ». Peu importe,
au fond, que le patient soit enfermé dans un foyer d’hébergement d’urgence pour SDF, à l’abandon, pourvu qu’il ait
son injection retard et qu’il se tienne tranquille… Nous ne
sommes plus dans le soin, mais dans la neutralisation et dans
la gestion de la folie.
Derrière le fou, le sujet
Il y a enfin une forme de contrainte encore plus insidieuse
qui s’applique aux patients, celle de devoir, comme tous
les citoyens, gérer leur vie comme une entreprise. Le fou
doit aujourd’hui, à peine sorti du délire qui l’a conduit à
l’hôpital, avoir un « projet personnel ». Il doit collaborer à son
propre traitement, préparer sa réinsertion, conçue comme
une injonction de rentrer dans le cycle production/consommation, redevenir utile… Il doit se « responsabiliser »…
Pour pouvoir le faire, il va s’adresser à son psychiatre, expert
reconnu qui lui donnera le coup de main nécessaire, à son
médecin généraliste, qui lui prescrira son traitement, dans
la durée, souvent à vie, à sa famille, qui reste tout de même
le socle sur lequel il peut s’appuyer, aux associations qui vont
le récupérer s’il s’égare et l’occuper s’il se trouve quelque
peu désœuvré ou s’il fait tache dans le paysage d’une société
compétitive.
Finalement, il doit faire comme le citoyen, qui doit aussi être
capable de s’adapter à un environnement changeant, dont il
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ne comprend même pas toujours les ressorts, mais sur lequel
il doit éviter de s’interroger. Ce qu’on lui demande, c’est
d’être individuellement comptable de ses succès comme
de ses échecs, d’être f lexible, mobile, performant, de
devenir un bon petit soldat du marché. Et s’il a la tentation
du « burn out », de la dépression, des experts – médecins,
psychologues, psychiatres – pourront l’aider à affronter le
monde tel qu’il est…
Une telle conception de l’individu – uniquement conçu
comme une ressource humaine – peut-elle s’accommoder
de la folie ? Non, bien sûr, si l’on entend la folie comme la
concevait François Tosquelles, le fondateur de la psychothérapie institutionnelle, celle de « ces types dans les asiles
qui ont raté leur folie »… Pourquoi ? Parce que celle-ci nous
enseigne qu’un être humain, un « sujet », c’est autre chose
qu’une ressource humaine évaluée, ramenée à des chiffres,
des courbes et des « indicateurs ». Qu’il y a en lui une irréductible part de mystère, d’intime, d’inattendu qui échappe
à la terrifiante « transparence » néolibérale. Et c’est pour
cela qu’il faut faire disparaître la folie, la nier, la ramener,
côté cour, à un handicap, à une série de « troubles » cérébraux, nerveux, génétiques…, c’est-à-dire à un déficit et
uniquement à cela et, côté jardin, à une monstruosité, un
risque, un danger, contre lequel il faut se prémunir. Alors
qu’elle est d’abord un possible de l’humanité. « Sans la reconnaissance de la valeur humaine de la folie, disait encore
François Tosquelles, c’est l’ homme même qui disparaît ».