Les sociologues et la démocratie

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Les sociologues et la démocratie
Sociologie de la démocratie
Cours pour le Master 2 Recherche
Angelina Peralva
2007-2008
I
Les sociologues et la démocratie
Je partirai d’une question : celle de savoir dans quelle mesure la démocratie peut être
envisagée comme une catégorie à part entière de l’analyse sociologique – au même titre que
les rapports des classes, le genre ou la domination, par exemple ; et dans le cas affirmatif, quel
serait son importance heuristique ? En disant cela, je suggère un mode de perception de la
démocratie qui ne la confond pas avec un objet socio-historique ou sociopolitique. Ce n’est
pas d’une analyse des institutions ou de la vie politique dont il est question. L’idée que je
tenterai de défendre est que le thème de la démocratie peut apporter un éclairage sur la vie
sociale en général, considérée à différentes échelles et dans ses différentes expressions
empiriques : qu’il s’agisse de la vie scolaire, de la vie de couple, du rapport parents enfants,
des rapports de travail, ou du rapport aux médias... Admettant, comme je le fais, que le
phénomène démocratique traverse l’expérience sociale dans son ensemble - quelles
conséquences faudrait-il tirer de cette constatation ? La démocratie supposerait-elle un type
particulier de lien social, observable dans des situations diverses et différenciées ? Si c’est le
cas, alors il y a peut-être un mode proprement sociologique d’approche de la démocratie,
distinct de celui de la science politique, ou de celui de la philosophie politique, avec une
portée analytique spécifique qu’il convient d’élucider.
1 – Trois sens du mot démocratie
On peut se référer à, pour le moins, trois significations relativement distinctes,
autonomes et éventuellement complémentaires du mot démocratie. D’abord, la démocratie est
un mode de gestion des affaires publiques qui reconnaît une certaine égalité à ceux qu’elle
appelle « des citoyens » en reconnaissant leur capacité à délibérer librement sur leur destin
collectif. Dès le départ, on retrouve donc au cœur de la démocratie un principe d’égalité restrictif, puisque renvoyant à un groupe restreint, mais « universel » dans les limites de ce
groupe ; un principe de liberté de choix accordé à chaque citoyen ; et un principe de
reconnaissance – la « citoyenneté » - qui établit une frontière entre ceux qui sont et ceux qui
ne sont pas concernés par la vie démocratique dans un espace social donné.
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Par extension – et c’est la deuxième signification de la notion de démocratie – la
démocratie comprend un ensemble de politiques de réduction des inégalités, qui visent à
préserver les intérêts d’une majorité de citoyens. Cette signification prend acte du fait que,
dans une société complexe, le respect des principes de la démocratie formelle, notamment le
droit de vote, n’assure pas nécessairement l’égalité des citoyens. Il faut alors pouvoir saisir
sous une forme plus concrète les sources d’inégalité et y répondre par des politiques de
compensation. Autrement dit, il faut tenir compte de l’autonomie relative qui existe entre la
sphère politique et la sphère proprement sociale ; tenir compte du fait que chacune est
informée par des dynamiques relativement autonomes quoiqu’interdépendantes, et qui
peuvent être même dans certaines situations historiques parfaitement disjointes. De ce fait, un
gouvernement autocratique, où la liberté politique n’est pas assurée, peut développer un
certain nombre de politiques « démocratiques » - et c’est très souvent le cas, lorsque, sous la
pression des accords internationaux, certains pays adoptent des chartes de droits en
contradiction avec leur politique intérieure générale.
La troisième signification du mot « démocratie » – et c’est celle qui nous intéresse le
plus directement ici – renvoie au fait qu’une dynamique égalitaire peut prendre source dans
des changements qui s’opèrent au niveau de la vie sociale et qui sont susceptibles d’être
analysés en tant que tels, et non pas simplement comme le résultat de décisions prises dans la
sphère politique. Les changements qui ont abouti, par exemple, à des relations plus égalitaires
entre les hommes et les femmes que par le passé ne relèvent pas seulement de décisions qui
concernent la sphère politique ; ils comprennent un ensemble de changements culturels, euxmêmes fondés sur des éléments autrement plus complexes et diversifiés – par exemple,
l’impact d’une « découverte » scientifique et d’un outil technique, comme les pilules
contraceptives, sur la capacité des femmes à contrôler leur activité de procréation. Assurant
aux femmes de nouveaux espaces de liberté et d’égalité vis-à-vis des hommes, dans le
domaine de la sexualité, les pilules contraceptives ont entraîné une dynamique sociale
égalitaire et démocratique quasiment autonome vis-à-vis de la sphère politique, entraînant tout
d’abord des conflits culturels ou moraux relatifs à la définition du « permis » et de
« l’interdit ». En ce sens, l’impact de la pilule contraceptive a été plus ou moins le même,
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autant dans les pays relevant de régimes démocratiques que dans ceux qui n’en relevaient pas,
et elle a suscité une révolution démographique qui n’épargne pas les régions du monde où les
contraintes qui pèsent sur les femmes restent encore très lourdes, et où, pourtant la
contraception peut être fortement pratiquée.
Dès lors, de tels changements, de nature démocratique, peuvent s’opérer à l’intérieur
d’un cadre politico institutionnel non démocratique. Ils peuvent aussi être en décalage avec
des institutions démocratiques n’ayant pas suffisamment tenu compte des changements
introduits par la dynamique sociale - auquel cas une mise à jour des institutions
démocratiques peut être nécessaire ; et elle peut, enfin, déborder ces institutions en donnant
lieu à des pratiques sociales échappant à toute forme de régulation institutionnelle. Nous y
reviendrons. En tout état de cause, pour l’instant, il s’agit simplement d’affirmer l’autonomie
d’une dynamique sociale à visée démocratique, susceptible d’être repérée et analysée en tant
que telle, par rapport aux institutions et aux régimes politiques démocratiques.
2 – Revisiter Tocqueville
L’apport de Tocqueville à une approche proprement sociologique de la démocratie est
probablement le plus importante, parmi les auteurs qui participent à la naissance de la
sociologie. Cet apport est fondamentalement en lien avec cette troisième signification du mot
« démocratie » que j’ai évoquée ici : la prise en compte d’une dynamique démocratique
intrinsèque à la vie sociale, qui ne se confond pas avec l’existence, ou non, d’un
gouvernement démocratique.
Dès l’introduction du premier volume de De la démocratie en Amérique1, Tocqueville
dit l’étonnement qu’il a éprouvé en découvrant « l’influence prodigieuse » qu’un
gouvernement démocratique exerce sur la marche de la société ; et il ajoute ensuite, à propos
de l’Europe, qu’il il y voyait une égalité des conditions qui, sans avoir atteint comme aux
Etats-Unis ses limites extrêmes, s'en rapprochait chaque jour davantage ; « et cette même
démocratie, qui régnait sur les sociétés américaines, me parut en Europe s'avancer rapidement
vers le pouvoir." (Souligné par moi, p. 37/38.)
1
Paris, Gallimard, 1961 (1ère édition : 1836).
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Quelles logiques identifiait-il comme étant à l’œuvre dans cette dynamique
démocratique observable en Europe ? D’abord l’importance de l’Eglise en tant que voie de
mobilité sociale. En France le pouvoir fondé sur la propriété de la terre, tel qu'il existait 700
ans auparavant, avait été progressivement remplacé par celui du clergé. : "Le clergé ouvre ses
rangs à tous, au pauvre et au riche, au roturier et au seigneur ; l'égalité commence à pénétrer
par l'Eglise au sein du gouvernement, et celui qui eût végété comme serf dans un éternel
esclavage, se place comme prêtre au milieu des nobles, et va souvent s'asseoir au-dessus des
rois." (DA, 1er vol. p. 38) Ensuite, l’impact du marché : progressivement, "l'influence de
l'argent commence à se faire sentir sur les affaires de l'Etat. Le négoce est une source nouvelle
qui s'ouvre à la puissance et les financiers deviennent un pouvoir politique qu'on méprise et
qu'on flatte." (DA, 1er vol. p. 39) L’éducation s’étend à un nombre plus large de personnes :
"peu à peu les lumières se répandent (...) les lettrés arrivent aux affaires." (DA, 1er vol. p. 39).
Des mécanismes institutionnels d’égalisation partielle des conditions voient le jour : «le
premier anoblissement a lieu en 1270, et l’égalité s’introduit enfin dans le gouvernement par
l’aristocratie elle-même » (DA, 1er vol. p. 39). « Les conditions sont plus égales de nos jours
parmi les chrétiens, conclut-il, qu’elles ne l’ont jamais été dans aucun temps ni dans aucun
pays du monde » Or, un tel changement, constate-t-il, s’est produit à l’insu des chefs d’Etat
ou malgré eux : « il en est résulté que la révolution démocratique s’est opérée dans le matériel
de la société, sans qu’il se fit, dans les lois, les idées, les habitudes et les mœurs, le
changement qui eût été nécessaire pour rendre cette révolution utile ». (DA, 1er vol. p. 43).
L’« utilité » d’une révolution démocratique s’effectuant d’abord sur le plan social, c’est ce
que Tocqueville a cherché en Amérique. Et il dit alors : "J'avoue que dans l'Amérique j'ai vu
plus que l'Amérique ; j'y ai cherché une image de la démocratie elle-même, de ses penchants,
de son caractère, de ses préjugés, de ses passions ; j'ai voulu la connaître, ne fût-ce que pour
savoir du moins ce que nous devions espérer ou craindre d'elle. (DA, 1er vol., p. 51)
Ce raisonnement de Tocqueville concernant une dynamique sociale démocratique
autonome vis-à-vis des institutions démocratiques sera repris et développé dans L’ancien
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régime et la révolution2. Dans ce livre, publié en 1856, vingt ans après la première édition de
DA, après avoir entrepris un vrai travail d’historien de l’Ancien Régime, Tocqueville présente
la révolution de 1789 comme le point d’aboutissement d’une histoire sociale marquée par
l’égalisation progressive des conditions, par la réduction des distances qui séparaient la
noblesse et le Tiers Etat, par les transformations internes d’une noblesse devenue de moins en
moins puissante, socialement hétérogène, subissant les effets de la division de la propriété
agraire et au pouvoir délégitimé ; et par les transformations internes d’un Tiers Etat devenu de
plus en plus actif sur le plan économique, engendrant en son sein des classes moyennes
diversifiées – petits commerçants, paysans indépendants, agents des services urbains – et se
rapprochant du pouvoir. La tension entre l’architecture absolutiste du pouvoir et une
dynamique sociale marquée par l’égalisation des conditions (par la réduction des distances
sociales) aurait abouti à un point de rupture, la révolution.
Dans ce raisonnement, ce qui intéresse Tocqueville n’est pas tant l’existence de poches
de misère – incontestables dans cette France prérévolutionnaire - mais l’impact d’une
égalisation tendancielle des conditions sur les modes traditionnels de domination. Si on
comprend la domination comme basée sur le monopole de certaines ressources d’action, un
meilleur partage (même relatif) de ces ressources ne peut manquer d’avoir une incidence sur
la domination elle-même. Or, ces effets ne sont pas toujours entièrement positifs, ils peuvent
charrier de la violence (la révolution) et ils posent, selon Tocqueville, une interrogation
majeure : à quelles conditions est-il possible de combiner dynamique égalitaire et un « vivre
ensemble » pacifié ? Si Tocqueville s’était montré sensible à l’expérience nord-américaine de
la démocratie, c’est bien parce qu’il croyait y trouver une réponse à cette interrogation.
Tocqueville a ainsi ouvert aux sociologues la possibilité d’une pensée sur la
démocratie qui n’a pas pour seul objet les institutions – qui ne s’y réduit pas – mais qui porte
sur la nature du lien démocratique, sur son caractère dynamique et sur les implications qu’il
peut avoir sur la vie sociale en général. En France (contrairement à l’Amérique d’ailleurs),
l’égalisation des conditions, fondement de la démocratie, précède les institutions
démocratiques ; inversement, la dynamique démocratique, en tant que trait propre au
changement social, rend par périodes ces institutions périssables. C’est la raison pour laquelle
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Paris, Flammarion, 1988 [1856]
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un contemporain et un interlocuteur de Tocqueville, John Stuart Mill3, dans son petit essai sur
la liberté, nous propose une approche (faible) des institutions comme des « arrangements
provisoires » de la démocratie.
Prenons donc à notre compte cette expression, qui souligne le caractère subordonné
des institutions vis-à-vis de la dynamique sociale. On peut constater que ces « arrangements »
sont en permanence soumis à deux éléments de tension, complémentaires et symétriquement
opposés. Le premier relève de la consistance inhérente à l’univers symbolique auquel les
pratiques sociales se trouvent référées. Une consistance située bien au-delà de sa
fonctionnalité propre, et qui permet de comprendre pourquoi les institutions parviennent à
résister à leur propre dépérissement, comme l’a rappelé Danilo Martuccelli4 à travers le thème
du décalage. Le second élément de tension relève des effets de débordement (y compris les
effets dits « de violence ») de ces mêmes institutions par la pratique sociale. D’un côté, les
institutions se maintiennent au-delà du sens et des compromis qui les ont fondées [le thème de
la « République »] ; de l’autre, tout un pan de la vie sociale leur échappe, fait d’initiatives qui
ne sont pas susceptibles d’être expliquées à la lumière du rapport aux institutions, ou qui ne
sont pas institutionnellement encadrées, ou le sont seulement en partie [la violence dans les
banlieues]. Toutes les démocraties sont ainsi périodiquement obligées de procéder à la mise à
jour de leurs institutions pour réduire le décalage et limiter les débordements, sans jamais y
parvenir totalement.
3 – La dynamique démocratique
Une telle relativité des arrangements démocratiques s’explique par une dynamique du
changement fondée sur trois points de déséquilibre : la tension entre exclusion et inclusion,
qui détermine l’accès tendanciellement croissant à l’égalité ; la tension entre liberté et
contrainte, qui définit l’espace tendanciellement élargi de l’initiative ; et la tension entre
reconnaissance et frontières, qui définit le visage multiforme de l’altérité.
3
4
De la liberté. Paris, Gallimard, 1990 [1857]
Décalages. Paris, PUF, 1995
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Des plus anciennes aux plus modernes, les démocraties ont toujours été marquées par
une définition de l’égalité laissant hors jeu certains – les non citoyens ; mais elles ont toujours
été marquées, également, par une dynamique historique tendanciellement fondée sur
l’élargissement, et non pas sur la réduction, de l’espace de la citoyenneté. Progressivement,
diverses catégories sociales exclues de droits citoyens ont été bénéficiées par ces droits : les
esclaves ont cessé de l’être, les ouvriers ont acquis le droit de vote, ainsi que les femmes et,
très récemment, au Brésil, les illettrés ; à l’égalité civile, politique et sociale, ont été ajoutés
les droits culturels ; les enfants sont désormais porteurs de droits, ainsi que les personnes
handicapées dont les droits sont pourtant quotidiennement déniés… Notre capacité à
découvrir des lieux où l’égalité est absente et où elle peut, par conséquent, être élargie est
devenue presque infinie, à se maintenir le rythme actuel de définition de nouveaux droits.
D’un autre côté, la démocratie reproduit en permanence en son sein de nouvelles catégories
d’exclus, ou y maintient en permanence plusieurs catégories de populations imparfaitement
incluses. Mais la force du phénomène démocratique vient du fait qu’il y existe un espace
ouvert à la lutte pour l’inclusion et que l’égalité politique contient en germe la possibilité,
pour les catégories subalternes, non pas d’éliminer une inégalité non éliminable, mais de la
limiter.
La tension entre liberté et contrainte définit l’espace de l’initiative – un espace, là
encore, évolutif, dans la mesure où la disponibilité de ressources d’action – économiques,
politiques, culturelles - à la portée des individus s’est fortement accrue au cours de l’histoire
et s’est déployée dans des domaines divers, aux effets agrégés, au sein des sociétés
démocratiques. Les transformations du marché en tant qu’espace de déploiement de la libre
initiative en sont une illustration majeure, avec toute la gamme des capitaux qui s’y déclinent,
à la fois source d’inégalités entre les individus et une des bases indiscutables de leur
autonomie. A ce niveau, un des phénomènes les plus étonnants de la vie sociale
contemporaine, nonobstant les nombreuses et inacceptables inégalités observables au sein de
nos démocraties, relève d’un élargissement sans précédents, insuffisamment régulé, et sans
doute moins souvent évoqué, de ressources d’initiative désormais à la portée de populations
qui en étaient auparavant dépourvues.
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La tension entre reconnaissance et frontières définit les visages de l’altérité, et a subi,
là encore, maintes évolutions significatives. La démocratie a toujours délimité les espaces
dans lesquels elle s’est déployée, celui des cités ou des sociétés nationales. Aussi a-t-elle
défini deux figures principales mais distinctes de l’altérité : une figure externe, celle de
l’étranger, exclu de la citoyenneté car appartenant avant tout (mais pas tout à fait – d’où son
caractère problématique, souligné par Simmel) aux dehors de la cité ; et une figure interne,
liée au caractère asymétrique des relations - sociales, politiques, culturelles – propres aux
sociétés complexes, qui rappelle que la démocratie n’est pas une mais plurielle, qu’elle se
construit à travers des oppositions et des conflits (société civile x Etat, ouvriers x patrons,
majorité x minorités) à la seule condition qu’on accepte de reconnaître autrui en tant que
valeur, par delà les conflits qui éventuellement nous opposent à lui.
Ces figures internes de l’altérité et la reconnaissance dont elles ont pu bénéficier au
sein des sociétés démocratiques ont constitué la condition de possibilité de l’expérience
démocratique elle-même et d’un certain type de vivre ensemble. Aujourd’hui, néanmoins,
l’interne et l’externe apparaissent brouillés. C’est donc, probablement, à partir de ce dernier
point de déséquilibre que la dynamique démocratique se doit d’abord d’être repensée. Mais
avant de commencer à aborder le caractère problématique que revêt l’expérience
contemporaine de la démocratie, il convient de répondre à la question formulée au début.
Oui, il me semble que la démocratie – ou, plus précisément, la « dynamique
démocratique » - peut être envisagée comme une catégorie à part entière d’une analyse
sociologique détachée de la sphère politique et référée à la vie sociale en général. Le fait
d’être fondée sur trois points de déséquilibre – la tension entre exclusion et inclusion, la
tension entre liberté et contrainte et la tension entre reconnaissance et frontières – rattache le
phénomène démocratique, à ce niveau de l’analyse, au changement social, avec un impact
périodiquement renouvelé sur le pouvoir et sur les formes établies et institutionnelles de la
domination, ou sur les sources de l’autorité. En ce sens on peut dire que l’idéaltype de la
démocratie, considéré du point de vue de la sociologie, repose sur un effort, toujours
provisoire et fragile à combiner un principe d’égalité, un principe de liberté et un principe
d’altérité à l’intérieur d’un espace social donné et quelle que soit l’échelle des pratiques
considérée – celle macro historique d’une société nationale ou celle, microsociale de la vie
familiale. Mais le sociologue sait que cet équilibre, quelles que soient les institutions sur
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lesquelles il s’appuie, est constamment mis à l’épreuve par une dynamique démocratique qui
opère, au mieux, dans le sens de la mise à jour des institutions et de la formation de nouveaux
équilibres ; au pire, en introduisant des ruptures faiblement maîtrisées et a fortiori la violence.
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Les frontières de la démocratie : des sociétés nationales à l’espace monde
Si on accepte aujourd’hui de se poser des questions du type de celles que s’est posé
Tocqueville, il y a peut-être lieu de se demander comment certaines asymétries qui structurent
les rapports sociaux sur les scènes nationales et mondiale sont aujourd’hui remises en cause,
ou se transforment, sous l’impact de l’élargissement du champ d’initiatives propre aux moins
favorisés. A ce niveau, le raisonnement de Tocqueville reste d’une entière actualité : quelle
que soit l’importance de la pauvreté dans l’expérience contemporaine, des réductions même
faibles des taux d’inégalité, comme celles que constatent les rapports mondiaux du
Programme des Nations Unies pour le Développement, PNUD, peuvent avoir un impact
saisissant en termes d’accroissement des capacités d’initiative des populations subalternes et,
par conséquent, sur l’architecture sociale de la domination.
Le Rapport Mondial sur le Développement Humain de 2005 souligne ainsi
l’importance de l’inégalité de revenus entre pays, qui forme deux tiers de l’inégalité
mondiale, le dernier tiers seulement correspondant à l’inégalité à l’intérieur des pays. Cette
asymétrie fondamentale coexiste pourtant avec des indicateurs significatifs d’amélioration du
développement humain – progrès de l’espérance de vie, réduction du taux de mortalité chez
les enfants de moins de cinq ans, réduction significative de l’analphabétisme
(l’analphabétisme actuel reflétant surtout les lacunes passées en matière d’accès à
l’éducation), réduction du taux de pauvreté extrême, passé de 28% en 1990 à 21% aujourd’hui
(moins 130 millions de personnes). Malgré un rythme d’évolution du revenu monétaire
sensiblement moins positif que pour les autres composantes de l’indice de développement
humain (santé et éducation), le rapport du PNUD constate depuis l’an 2000 un accroissement
du revenu moyen par habitant des pays en développement de 3,4%, soit le double de la
croissance observée dans les pays à haut revenu. Cet accroissement concerne même l’Afrique
subsaharienne (+ 1,2% depuis l’an 2000), la région la plus mal lotie parmi celles qui
composent le monde en développement.
Il faut donc tenir compte d’un meilleur accès à l’éducation, à la culture et à
l’information, phénomène d’assez grande portée même s’il s’observe à des intensités et à des
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rythmes inégaux ; et d’un meilleur accès à la mobilité ainsi qu’à la maîtrise de relations
sociales délocalisées (meilleur accès à un « capital spatial » pour employer le terme de
Jacques Lévy), grâce aux NTCI. A ce dernier niveau, l’existence d’importantes inégalités sur
le plan mondial peut être considérée comme un phénomène au moins aussi significatif que
leur réduction tendancielle. Même si une telle réduction est sans cesse remise en cause par
l’effet d’une évolution technologique permanente et rapide, la baisse des prix qui touche des
produits en situation d’obsolescence relative, mais restés sur le marché, contribue à leur
diffusion. Autrement dit, les écarts mondiaux en matière de connectivité sont un phénomène
dynamique qui ne préjuge pas de l’usage qui peut en être fait dans les pays pauvres, voire de
l’usage préférentiel qui peut en être fait par certains segments particulièrement dynamiques
des populations pauvres5.
Ces éléments suggèrent une redéfinition significative des ressources susceptibles
d’être mobilisées à l’échelle individuelle et collective dans différents points du globe,
entraînant un déplacement des frontières de l’initiative et de la démocratie. Les Etats
nationaux restent l’outil principal de mise en œuvre de politiques de gestion des populations,
mais leurs frontières sont devenues poreuses. Sous la pression des grands déplacements de
migrants et réfugiés à l’échelle mondiale, certains de ces Etats s’interrogent de plus en plus
souvent sur leur propre capacité à faire frontière. La citoyenneté, principe sociopolitique de
reconnaissance d’autrui propre aux sociétés nationales démocratiques, est mise à mal au nom
d’un autre principe, plus universel, celui des droits de la personne. L’affaiblissement de la
capacité à clôturer certains espaces (inséparable de tout principe d’ordre) a aussi une
incidence sur la lutte contre la criminalité et la violence en général, comme on l’a vu en 2006
dans le cas des prisons de São Paulo où des actions de grand impact sur la ville ont pu être
menées à bien sous la direction de prisonniers, qui pour cela n’avaient pas eu à quitter leur
lieu d’incarcération.
5
Leonardo de la Torre Avila (2004) évoque une scène vécue lors d’une fête de village à Tiataco, province de
Esteban Arze en Bolivie. Une paysanne sort de son sac un téléphone portable qui venait de sonner et raconte
longuement et à hauts cris la fête à un interlocuteur qui paraît l’écouter attentivement. Lorsqu’elle raccroche, le
chercheur l’interpelle, étonné que sa connexion marche, alors que lui n’arrivait pas à téléphoner. Elle lui répond
que son téléphone fonctionnait sans problème et que l’appel venait des Etats-Unis. Il s’agissait évidemment d’un
téléphone satellitaire, autonome vis-à-vis du réseau bolivien et beaucoup plus puissant que celui dont disposait le
chercheur.
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L’accroissement du capital spatial dont peuvent disposer certaines populations,
marginales de par leur situation sociale ou géoéconomique, a pour conséquence de mettre en
cause certaines asymétries caractéristiques des rapports sédentaires. Dans la description qu’il
nous propose d’une « mondialisation par le bas », peu visible, Alain Tarrius (2002) nous parle
d’hommes et de femmes pauvres qui se vivent comme des acteurs de leur vie, au plus loin de
l’Etat-providence ou en tissant avec lui des liens complexes. Il nous explique que leur monde,
même s’il échappe à toute emprise institutionnelle directe et s’il se définit souvent par une
activité économique informelle - donc, somme toute, illégale - n’est pas complètement
dominé par la violence et a su inventer ses formes propres de régulation. Les hiérarchies
identitaires sédentaires y sont subverties, les frontières ethniques s’y estompent, de nouveaux
cosmopolitismes et une nouvelle mixité sociale et culturelle s‘y inventent.
Parler de décalages et débordements, dans ce contexte, permet de rendre compte des
problèmes dérivés de l’affaiblissement et l’insuffisance des régulations institutionnelles, avec
pour corollaire, au sein des sociétés nationales, des conduites marquées par la nostalgie d’un
âge d’or passé (fonds de commerce de l’extrême droite), le ressentiment, voire la violence6 ;
et d’initiatives individuelles et collectives en marge du droit. Ainsi Hasnia Missaoui7 a pu
constater le « décalage » entre ce que l’Education Nationale en France interprétait comme un
phénomène d’ « évasion scolaire », expliqué en termes d’échec et incapacité à accéder aux
diplômes proposés par l’école, chez des populations gitanes et des jeunes marocains primo
arrivants ; et les conduites volontaires de débordement de l’école par l’évasion et l’insertion
précoce dans la vie économique, observables chez ces mêmes populations, dont la
compétence à mobiliser des mécanismes autonomes d’autoformation dans la mobilité reste
dans l’ombre : un même phénomène, deux lectures opposées.
Il en est ainsi également, à São Paulo, du lien entre économie « formelle », surtout
salariale et soumise à l’impôt, à laquelle sont attachés l’ensemble des bénéfices dérivés de la
législation du travail et l’économie « informelle », souterraine, qui se constitue comme un
espace d’initiatives répondant en général à des demandes de services non satisfaites. Dans
cette ville industrielle, dotée d’un système de transports collectifs hautement insuffisant, à la
6
Cf. Michel Wieviorka et ali. Violence en France. Paris, Seuil, 1999
De l’étranger au citoyen : l’école déstabilisée. Mixité scolaire, mixité familiale et attitude face à la
déscolarisation d’enfants gitans et maghrébins. Thèse pour le doctorat de sociologie. Université de Toulouse-leMirail, 2005.
7
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montée du chômage dans les usines a correspondu l’éclosion d’une offre alternative et
sauvage de transports collectifs – les camionnettes ou « Vans » – et l’émergence d’un
nouveau « personnage » urbain, le « perueiro », à la marge de toute capacité instituée de
régulation, et source, en l’occurrence, de conflits violents. Dans l’expérience urbaine pauliste,
la « violence », dit Vera Telles8, relève souvent d’initiatives très diverses de « négociation de
la vie », déployées à la marge des institutions et au-delà du bien et du mal.
La restructuration de l’espace monde a réduit l’importance de certains conflits sociaux
centraux, purement internes aux « sociétés », et accru l’importance corrélative d’initiatives
émanant de populations marginales – pauvres, migrants, qui se définissent eux-mêmes comme
des « chercheurs en vie meilleure»9 - dont l’impact social reste pour l’instant difficile à
estimer. Un rapport de la Banque Interaméricaine de Développement10 suggère néanmoins
déjà l’importance des transferts économiques effectués par les migrants vers leur pays
d’origine, supérieurs dans le cas de l’Amérique latine au montant total de l’aide au
développement. Des projets soutenus par la Banque, orientés vers neuf pays, tentent
désormais de tirer parti de ces transferts par la mise en valeur de l’argent envoyé aux familles
depuis l’étranger.
Pour des raisons dont il faut débattre – mais je ne le ferai pas ici - la forme sociale du
« sujet », thématique chère à Alain Touraine et qui, selon lui, définit le sens contemporain de
la démocratie11, paraît avoir été déplacée des rapports sociaux situés au cœur des sociétés
nationales – comme s’est trouvée être un moment, dans le modèle démocratique européen12,
l’action ouvrière, fondée sur la conscience d’un conflit (fondateur pour la démocratie)
directement inscrit dans les rapports de travail13 – vers d’autres lieux moins reconnus, à la
8
Cf. Vera Telles et Robert Cabanes. Nas tramas da cidade. Trajetórias urbanas e seus territórios. São Paulo,
Humanitas, 2006
9
Claire Escoffier, Communautés d’itinérance et savoir circuler des transmigrant-e-s au Maghreb. Thèse de
sociologie et sciences sociales, Université Toulouse II, juin 2006
10
Pedro de Vasconcelos. Sending Money Home: Remittance to Latin American and the Caribbean. IDB, 2004
11
Dans cette acception, la démocratie est pensée non pas comme expression politique de la vie « en société »
mais comme politique susceptible de favoriser la formation et le développement de l’individu en tant que
« sujet » défini par son autonomie et par sa liberté. Voir « L’école du sujet » in Pourrons-nous vivre ensemble ?
Egaux et différents. Paris, Fayard, 1997
12
La différence entre ce modèle, fortement redevable des conflits des classes, et le modèle américain, beaucoup
moins, a été très utilement soulignée par Marcel Gauchet. Cf. « Tocqueville, l’Amérique et nous. Sur la genèse
des sociétés démocratiques ». Libre 7, 1980, Paris, Payot
13
Comme l’avait notamment montré Alain Touraine dans son étude sur la « conscience ouvrière » : La
conscience ouvrière, Paris, Seuil, 1966
13
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marge de la vie sociale. Il en est ainsi des migrants transnationaux, dont on comprend de
mieux en mieux à quel point ils constituent un facteur considérable de modernisation
culturelle et d’intégration de l’espace monde. Les travaux d’Alain Tarrius, auxquels je me suis
référée, mais aussi ceux de Dana Diminescu14 sur l’utilisation des NTCI dans la migration par
des populations en situation précaire, sont exemplaires d’une pauvreté qui ne ressemble que
trop peu aux chômeurs de Marienthal, que Paul Lazarsfeld15 avait décrits comme exclus de
tout champ d’action autonome16.
Il faut y ajouter, à la suite d’Alain Touraine, l’idée de la « fin des sociétés », mode
particulier et daté d’agencement du « vivre ensemble » qui a pris dans l’occident moderne une
forme démocratique, occupe depuis quelques années une place importante dans les réflexions
du CADIS17. Aux problèmes qui en découlent, qui sont ceux de la disparition d’un modèle
d’ordre, des réponses sont encore à apporter, même s’il est presque contre nature de demander
à des intellectuels formés dans la dissidence de le faire. Au fonctionnalisme de Parsons, à sa
représentation de la vie sociale comme définie par la correspondance entre « le système et
l’acteur», Alain Touraine a opposé, à ses débuts de sociologue, l’image d’une société divisée
par son action sur elle-même et par le conflit des classes. Image actuellement périmée, à
laquelle il a substitué le thème du sujet personnel, défini par une logique culturelle particulière
d’appartenance mais aussi inventeur de sa propre vie, et surtout inspirateur d’un type de
rapport à autrui caractérisé par le respect d’autrui en tant que sujet. Dans Pourrons- nous vivre
ensemble ? Egaux et différents (1997 : 196), Touraine va jusqu’à affirmer que l’appel au sujet
« est la seule réponse disponible aujourd’hui » aux différentes questions que pose la vie
sociale.
14
Cf. « Les migrations à l’âge des nouvelles technologies » ? Hommes et migrations n° 1240, novembredécembre 2002 ; Visibles mais peu nombreux. Paris, Editions de la Maison des sciences de l'homme, 2003
15
Les chômeurs de Marienthal. Paris, Minuit, 1980 (1932)
16
Alain Touraine pour sa part propose « la femme » comme nouvelle forme culturelle du sujet (cf. Le monde des
femmes. Paris, Fayard, 2006) ; mais rien n’est dit sur la manière comme des dimensions sociales du sujet
s’articulent à cette forme culturelle nouvelle. Chassées par la porte, ces dimensions réapparaissent pourtant
périodiquement par la fenêtre ; mais seulement par défaut, comme des inégalités et des manques, jamais comme
des ressources auxquelles « le sujet » serait susceptible d’avoir accès par l’effet des logiques inhérentes à la
dynamique démocratique.
17
Très tôt, Alain Touraine a pris acte du virage qui, dans la rupture avec le fonctionnalisme, nous plaçait face à
l’existence d’une « sociologie sans société ». Il y est revenu à plusieurs reprises ces dernières années - de façon
particulièrement importante, par exemple, dans Critique de la modernité (1992) ou, plus récemment, dans Un
nouveau paradigme (2005). L’épuisement de la représentation d’une société « intégrée » et capable
« d’intégrer » ses membres par la socialisation a été rappelée de façon récurrente, entre autres, par Didier
Lapeyronnie (1993) ; par François Dubet (1994) ; par Michel Wieviorka (1996) – pour ne citer que ceux-là.
14
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Le thème du sujet a ainsi une dimension fortement normative – comme cela a été le cas
d’ailleurs pour la « société » chez Durkheim. Le sujet est une valeur démocratique qui renvoie
à un principe de liberté (il est doté d’initiative, de capacité créatrice) et à un principe d’égalité
(que suppose le respect d’autrui en tant que sujet), et il devrait inspirer un renouveau de la
démocratie, forme contemporaine du vivre ensemble, pensée non pas comme expression
politique de la vie « en société » mais comme politique susceptible de favoriser la formation
et le développement de l’individu en tant que sujet18.
Même si une telle définition normative correspond à un point de vue sur la vie sociale
aujourd’hui largement partagé19, elle ne me semble pas suffisamment lestée des particularités
de la dynamique démocratique en tant que forme du lien social. De même que la socialisation
a pu apparaître à un certain moment comme un élément fondamental de la relation,
asymétrique et hiérarchisée, d’interdépendance entre le « système » et « l’acteur », et comme
principe d’organisation des « sociétés » en général, il est un lien à élucider entre une
dynamique démocratique observable par le sociologue, aux effets souvent troubles, et les
principes organisateurs propres à une démocratie du sujet.
C’est ainsi que si la « marge » a pris le pas sur le « centre » dans la mise en forme des
conflits sociaux, toute initiative issue de la marge ne préfigure pas une forme sociale du sujet.
Beaucoup de ces initiatives sont en lien avec des violences graves, comme j’ai tenté de
montrer pour le cas du Brésil20. Mais dans un cas comme dans l’autre, les effets de
débordement qu’elles suscitent vis-à-vis de l’architecture institutionnelle des Etats nations
exigent de nous une réflexion spécifique. L’espace monde ne cesse d’être restructuré, pour le
bien et pour le mal, par de nouveaux acteurs émergents, dont le profil se précise à nos yeux au
fur et à mesure que leurs initiatives se développent. C’est sans doute sur eux qu’il faut porter
l’attention pour mieux établir le lien entre une dynamique démocratique ancrée dans
l’expérience sociale et une conception normative de la démocratie du sujet, largement
18
Voir par exemple « L’école du sujet » in Pourrons-nous vivre ensemble ? Op. cit.
Depuis une dizaine d’années en France des sociologues comme Robert Castel, Alain Ehrenberg, Farhad
Khosrokavar, François de Singly et plus récemment Danilo Martuccelli ont insisté, au positif et au négatif, sur
les nouvelles conditions dans lesquelles se déroulait pour l’individu l’épreuve de l’être soi.
20
Cf. Démocratie et violence, le paradoxe brésilien. Paris, Balland et São Paulo, Paz e Terra, 2001
19
15
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partagée par nos contemporains mais dont l’architecture institutionnelle demande à être
repensée. Ces populations à la marge, dont l’action a été rendue possible grâce à une
réduction tendancielle des inégalités, remettent en cause des asymétries fondamentales de
l’espace monde et charrient en même temps de nouveaux conflits sans lesquels il n’y a pas de
vie démocratique possible.
Disons-le autrement. La démocratie, telle que l’Occident moderne l’a vu se
développer, a reposé sur des valeurs de respect de la personne s’inscrivant dans un ensemble
de droits, sur une expérience sociale comprenant des pratiques diversifiées, et sur des
mécanismes de régulation sociale et institutionnelle de ces pratiques, et d’arbitrage des
conflits, ayant comme champ de pertinence les Etats-nations. Ces équilibres, provisoires et
fragiles, sont aujourd’hui sérieusement remis en cause : par une dynamique égalitaire qui
interpelle des modes traditionnels – c.d., fondés sur des principes de hiérarchisation –
d’ordonnancement du monde ; par une extension sans précédents de l’économie mercantile à
de nouveaux territoires géographiques et sociaux, rendant accessibles à des populations qui en
étaient auparavant exclues des produits industrialisés d’usage courant comme les vêtements,
les « marques » (via les contrefaçons), les NTCI qui constituent la nouvelle base technique de
structuration des liens sociaux à l’échelle mondiale, en multipliant les ressources de mobilité
via la chute des prix de moyens de transport rapides, comme les avions, et en favorisant la
circulation des imaginaires via les médias de masse globalisés21 – bref, en étendant à l’échelle
du globe les traits caractéristiques d’une société de consommation de masse et en renouvelant
profondément, par là même, le visage de la pauvreté qui devient plus complexe et qu’il est
impératif, par conséquent, de réinterroger.
21
Arjun Appadurai. Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation. Payot, 2005 (2001)
16
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III
Figures de l’égalité
Il a déjà été question d’une dynamique démocratique se développant à l’échelle
mondiale qui interpelle aujourd’hui des modes de régulation sociale et institutionnelle, et des
mécanismes d’arbitrage des conflits ayant comme champ principal de pertinence les Etats
nations. La mobilité transnationale, favorisée par la chute des prix des moyens de transport
rapides, comme les avions, interpelle les modes prévalents d’ordonnancement du monde.
L’extension de l’économie mercantile à de nouveaux territoires géographiques et sociaux rend
accessibles, à des populations qui en étaient auparavant exclues, des produits industriels
d’usage courant – vêtements, « marques » (via les contrefaçons), ou les NTCI, nouvelle base
technique de structuration des liens sociaux à l’échelle mondiale. La circulation des
imaginaires, rendue possible par des médias de masse globalisés22, étend à l’échelle du globe
les traits caractéristiques d’une société de consommation définie par l’individualisme de
masse, remet en cause des hiérarchies sédentaires, et renouvelle profondément le visage de la
pauvreté, lequel devient plus complexe et qu’il apparaît nécessaire, en conséquence, de
réinterroger.
L’idée dont nous sommes partis est que la dynamique démocratique repose sur des
logiques asynchrones, voire profondément disjointes, entre un régime politique basé sur
l’égalité des citoyens, des politiques de réduction des inégalités fondées sur le droit positif et
une dynamique démocratique remettant en cause des hiérarchies sédentaires. Les
déséquilibres qui en résultent sont d’autant plus importants que l’imaginaire démocratique,
aujourd’hui largement mondialisé, est fondé sur le principe d’un droit naturel par définition
méta social et sur une expérience proprement sociale de l’égalité, ou de l’égalisation des
conditions, fondée sur l’économie de marché. Entre les deux, c’est le vide, puisque les
moyens d’action politique apparaissent de fait, dans une très large mesure en retard par
rapport à ces deux éléments. Il semble ainsi impératif de passer d’une pensée nationale à une
pensée post nationale, voire transnationale sur l’égalité. Mais comment penser l’égalité ellemême ?
22
Arjun Appadurai. Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation. Payot, 2005 (2001)
17
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La question des droits naturels
Le présupposé, hérité de la pensée du 17ème siècle (Grotius, Puffendorf, Hobbes et
Locke) selon lequel les hommes naissent égaux en droit, intègre l’imaginaire démocratique, et
constitue une force motrice d’importance considérable pour faire évoluer le droit positif, c.à.d.
celui qui traduit la volonté du législateur. Un principe d’égalité méta social, inspiré d’un « état
naturel » ayant précédé l’avènement de la propriété privée, fait que l’égalité, comme l’indique
Rousseau, n’est pas sociale, bien qu’il incombe aux hommes, vivant en société, de veiller à ce
que l’inégalité soit autant que possible réduite pour rendre viable une nécessaire coopération
entre les êtres humains23. Fondée sur un principe méta social, l’égalité naturelle entre les
hommes leur impose de lutter, par le biais du droit positif, contre les méfaits les plus brutaux
associés à l’existence de la propriété privée. C’est par conséquent à l’intérieur de cette tension
dynamique entre droit naturel, expérience sociale de la propriété privée et droit positif qui
permet à la volonté collective d’aller dans le sens de l’égalisation des conditions, que cette
dernière peut devenir un processus social concret et observable.
Les figures de l’égalité
Le problème de l’égalité implique alors un double critère : il pose la question de
« qui » est concerné ; et il pose la question de « par quel registre d’expérience est-on
concerné ». Problème, par conséquent, assez complexe à examiner, puisque les combinaisons
qui dérivent de ces deux critères sont extrêmement variables. Par ailleurs, le problème de
l’égalité est d’abord à envisager, par le sociologue en tout cas, non pas comme une
construction du droit positif, mais comme un domaine de l’expérience.
La première figure importante de l’égalité démocratique est celle qui relève de
l’égalité civile, où l’expérience justement précède sa construction comme objet du droit
positif. L’illustration majeure qu’évoquent nombreux auteurs est celle des « coffee shops » du
18ème siècle, lieu public de rencontres et débats entre des populations d’origines sociales
diverses, exerçant un raisonnement critique à l’égard des choses publiques, se constituant en
« société civile » et contribuant par là même à la mise en place d’un Etat fondé en droit, qui
23
Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité entre les hommes (1755) et Le contrat social (1762).
18
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voit progressivement se réduire la part d’arbitraire que recèle son pouvoir24. A ce moment-là,
les droits civils, issus de l’expérience de l’égalité civile, concernent en partie de la sphère de
l’intimité - liberté de la personne et inviolabilité du domicile ; ils concernent aussi la sphère
publique, via la liberté d’opinion, de parole, de presse, d’association et de réunion ; puis,
progressivement, les fonctions politiques des personnes privées – droit de pétition, de vote,
droit à l’éligibilité. Si les coffee shops illustrent l’existence d’un espace restreint d’égalité
civile, qui fait abstraction des inégalités sociales - alors que ces inégalités ont par ailleurs une
très grande importance dans la vie sociale, mais qu’il est mal vu de les évoquer à cet endroitlà - les droits civils permettent d’inscrire cette expérience de l’égalité dans un cadre juridique
(formel ou informel) à portée universelle et contribuent à élargir les champs d’expérience
concernés.
En revanche, l’institution de ces droits civils n’épuise jamais complètement le champ
de pertinence de la tension inégalité sociale x égalité civile. Un exemple entre autres. Dans un
texte posthume extrêmement émouvant, Pierre Bourdieu évoque son expérience de lycéen
pauvre boursier de l’Etat à une époque où la différence sociale entre les boursiers (internes) et
les autres était visible dans l’uniforme (la blouse) portée par les un, mais pas par les autres qui
s’affichaient avec leurs vêtements civils et qui avaient droit, une fois les portes du lycée
franchies, à une liberté civile dont les autres étaient exclus. Pourtant, dit Bourdieu, dans
l’espace de la classe et face au maître, les élèves étaient tous égaux.
L’expérience de l’égalité civile correspond donc à une double définition - ancrée dans
la conscience individuelle - de soi-même et autrui comme égaux – une définition qui fait fi
des très nombreuses formes d’inégalité, sociales ou autres, qui peuvent les séparer. Cette
expérience est un élément fondamental de la dynamique démocratique ; elle est à considérer
probablement comme l’expression même de la conscience démocratique, dans la mesure où
c’est la figure la plus proche du « droit naturel » et dans la mesure où elle constitue le point
d’ancrage des conflits, qui vont faire évoluer la politique et le droit dans le sens d’une
réduction des autres registres d’inégalités.
On pourrait évoquer beaucoup d’autres exemples du même type. La conscience de
l’égalité civile remet en cause, en permanence, des hiérarchies sociales jusqu’alors perçues
comme légitimes – dès lors qu’elle élargit l’éventail de ceux qui sont concernés par une telle
expérience : par exemple, la candidature de Ségolène Royal à la présidence de la République
24
Jürgen Habermas, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société
bourgeoise. Paris, Payot, 1978. Richard Sennet, Les tyrannies de l’intimité. Paris, Seuil, 1979.
19
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en tant que personnalité éligible ne touche pas le champ du droit politique, qui reste inchangé,
mais a plutôt un impact sur le domaine de l’imaginaire social, en montrant qu’une femme peut
être aussi compétente (ou aussi incompétente) qu’un homme pour être présidente de la
République. On est en deçà du droit et pourtant ce fait purement symbolique reconfigure des
éléments de consistance du droit.
C’est le 19ème siècle qui a mis à l’ordre du jour l’interdépendance entre égalité civile,
égalité politique et égalité sociale grâce à l’arrivée dans l’espace public démocratique des
ouvriers salariés et du monde populaire. La démocratie bourgeoise au 18ème siècle a été fondée
sur un principe de séparation entre « société civile » et Etat, l’autonomie civile de la
bourgeoisie étant assurée par l’économie de marché. Les débuts d’une société très inégalitaire
fondée sur le salariat industriel ont exigé un nouveau type de compromis entre l’idéal
démocratique de l’égalité naturelle entre les hommes, le droit de vote conçu comme droit
politique universel et le phénomène, très palpable au 19ème siècle, de l’inégalité sociale. C’est
l’histoire de la construction de ce nouveau compromis que retrace Jacques Donzelot25, dans
un livre en partie consacré à la formation de la 3ème République. « Le social » entendu comme
une manière nouvelle d’envisager le marché et ses effets, lui opposant le thème de la
« solidarité », prend naissance à ce moment-là. Il suppose une remobilisation inédite de l’Etat,
placé à nouveau au cœur des affaires publiques, alors que l’expérience du 18ème siècle avait
consisté, au contraire, à séparer Etat et société civile. Il suppose aussi, comme le souligne
Habermas, un ensemble de droits nouveaux : les droits « sociaux », issus de cette articulation
nouvelle entre Etat et société civile. Par la suite, la dynamique économique du capitalisme
aidant, les relations internationales également, la place des droits sociaux s’élargit
considérablement tout au long du 20ème siècle jusqu’à devenir la définition la plus largement
admise de l’égalité, comme l’a souligné Dominique Schnapper dans un livre récent26. En tout
état de cause, l’avènement d’une définition proprement sociale de l’égalité a été décisif pour
résorber la tension existante entre le droit de vote (qu’il fût ou non accordé, comme lors de la
révolution de 1848, à des ouvriers dont l’organisation ne cessait de progresser) et des
inégalités sociales qui étaient source de tensions permanentes dans l’espace public. Autrement
dit, la stabilité d’un régime républicain fondé sur le vote populaire supposait de tenir compte
de la « question sociale », conformément au vocabulaire de l’époque.
25
26
L’invention du social. Essai sur le déclin des passions politiques. Paris, Fayard, 1984.
La démocratie providentielle. Paris, Gallimard, 2000
20
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Les formes de construction de l’égalité sociale sont, bien entendu, fortement
redevables de l’évolution de la vie économique. Pendant un long moment, elles ont placé en
leur centre le travail comme critère de compensation des inégalités et d’attribution de droits.
Aujourd’hui tout est à redéfinir et tout commence à être redéfini. L’égalité politique a
progressé en conséquence, mais pas seulement : elle a subi aussi l’impact de définitions issues
du champ de l’expérience civile – par exemple, lorsqu’il s’est agi d’accorder le droit de vote
aux femmes ou de réduire l’âge de la majorité légale permettant de voter.
Le thème de l’égalité culturelle - que l’on peut définir comme le droit à construire une
représentation autonome de sa place dans le monde en deçà ou au-delà des Etats-nations, qui
ont longtemps détenu ou continuent à détenir le monopole de ces représentations – est
d’apparition tardive : il prend son essor au dernier tiers du 20ème siècle et se cristallise en un
ensemble de droits spécifiques relatifs notamment au bilinguisme, avec l’usage public et
l’accès à l’éducation dans des langues minoritaires, la mise en valeur d’un patrimoine culturel
spécifique et la place nouvellement faite à un conflit qui devient majeur de nos jours, entre
mémoire et histoire.
Cette relation inégalité/revendication d’égalité et accès à de nouveaux droits constitue
donc un élément permanent de la dynamique démocratique, ayant donné lieu à la
configuration des divers champs d’expérience de l’égalité et aux quatre principaux champs de
droits qui viennent d’être évoqués. Comme je l’ai dit au début, une telle relation est aussi
compliquée par la question de savoir, à chaque fois, « qui » est concerné selon qu’on raisonne
en termes de critères sociaux, de genre, d’âge, ethniques, ou selon une combinaison variable
de critères qui est à la source de configurations diverses d’une opposition générale entre
« majorités » (détentrices de certains droits) et « minorités » (exclues). Si l’égalité n’est pas
sociale, l’égalisation des conditions relève d’une volonté politique de changer la vie sociale en
la rapprochant le plus possible de la définition égalitaire propre au thème des droits naturels,
qui constituent un mythe fondateur de la démocratie.
Ce thème, comme nous le rappelle Louis Dumont27, correspond à une valeur ancrée
dans la culture politique occidentale et est non seulement daté, mais circonscrit à une aire
27
Cf. Homo hierarchicus. Le système des castes et ses implications, Paris, Gallimard, 1966.
21
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culturelle donnée. En Inde, nous dit Louis Dumont, l’inégalité et la hiérarchie constituent des
valeurs légitimes et largement acceptées. Et il ajoute : le problème de l’Occident
démocratique a toujours consisté à trouver un mode de combinaison acceptable entre un idéal
d’égalité impossible à réaliser pleinement et l’expérience d’une inégalité sociale qui demande
à être légitimée – fonction, selon lui, remplie par les idées de « stratification sociale » et de
« mobilité sociale ». Comme lui, Tocqueville oppose, dans l’Ancien régime et la révolution,
inégalités légitimes et illégitimes. Les privilèges de la noblesse seraient devenus intolérables à
la conscience collective à partir du moment où ils seraient apparus comme injustifiés –
autrement dit, à partir du moment où l’émergence de nouvelles formes d’égalité fondées sur
l’autonomie civile de la bourgeoisie sont venues se heurter à la perte de fonction sociale de la
noblesse. Dans un livre publié en 200628, François Dubet oppose, à la suite de Tocqueville, les
inégalités perçues comme « justes » à celles perçues comme « injustes » par ceux qui en sont
l’objet. Or, l’acceptabilité plus ou moins grande de certaines inégalités est directement
redevable 1/ d’un certain état de la conscience collective 2/ repris par la pensée sociale et se
traduisant de façon plus ou moins directe dans les politiques publiques.
A ce niveau, deux noms issus du monde anglo-saxon se détachent pour ce qui
concerne le débat sur l’égalité. Celui de John Rawls, philosophe américain récemment décédé
et celui d’Amartya Sen, économiste indien, professeur à Cambridge et prix Nobel d’économie
en 1998.
Rawls distingue trois courants principaux qui marquent le débat sur l’égalité dans le
contexte nord-américain. Les « utilitaristes » (utilitarians) qui considèrent que les critères qui
fondent les inégalités justes et légitimes sont fondés sur la sélection des meilleurs en vue du
« bien commun » qu’ils placent non pas au niveau de l’individu mais à celui de la collectivité
à laquelle ils appartiennent. C’est la conception de Pitirim Sorokin, sociologue d’origine
russe, fondateur aux Etats-Unis, en 1927, de la théorie de la mobilité sociale. C’est aussi la
conception des Républicains français - une conception qui suppose des conditions historiques
où l’idée de « bien commun » peut être affirmée comme source concrète d’action et de
mobilisation. Deuxième courant évoqué par Rawls, celui des « libertarians », qu’il faut
traduire par « libéraux » dans notre vocabulaire, c'est-à-dire que ceux qui pensent l’égalité
comme égalité des chances et qui supposent l’égalité des chances garantie lorsque des
28
Injustices. L’expérience des inégalités au travail. Paris, Seuil.
22
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individus placés en situation de concurrence les uns vis-à-vis des autres sont jugés selon des
critères universels, c.à.d. applicables à tous. Ils se différencieront ensuite, certes, mais en
fonction des compétences et des qualités personnelles dont ils auront fait état. Troisième
courant, enfin, dans lequel Rawls lui-même s’inscrit, celui des « liberals » qui, dans notre
vocabulaire, correspondraient à une gauche social-démocrate. Ils considèrent qu’une
conception de l’égalité provenant d’un jugement selon des critères universels est insuffisante,
car les individus ne sont pas socialement égaux au départ et les inégalités sociales de départ
auraient une incidence sur leurs performances. C’est la raison pour laquelle il y a lieu de
plaider pour qu’une intervention dans le domaine des politiques publiques (dans le cas des
Etats-Unis cela va de paire avec la vague de politiques « d’action affirmative » qui bénéficie
d’abord les populations afro-américaines, puis d’autres minorités) vienne corriger des
inégalités de départ, complétant les critères universels de jugement, de telle sorte que
l’accomplissement personnel des individus puisse se réaliser pleinement. L’idée de « équité »
fait ainsi son entrée dans le débat public comme étant la voie par laquelle, grâce à une action
volontairement inégalitaire, on parvient à compenser des inégalités sociales et à combiner
liberté d’initiative (grâce à la concurrence et au marché) et justice sociale.
Rawls pense que, en Amérique, les conditions de garantie de l’égalité ont changé dès
lors qu’on est passé d’une économie de petits propriétaires, qui supposait une faible asymétrie
entre les groupes sociaux, à une économie de base salariale qui requiert de suppléer à la
fragilité des plus démunis pour leur assurer le juste exercice de leur liberté, en leur procurant
des conditions d’autonomie qui, sans cela, seraient défaillantes. Cette mutation se produit plus
tardivement aux Etats-Unis qu’en Europe (comme l’a indiqué Wright Mills elle s’est
effectuée entre la fin du 19ème et les années 1940 et elle a donné lieu à une société salariale à
dominante col blanc). L’énoncé fondamental de la théorie de la justice selon Rawls sera donc
le suivant :
« 1. Chaque personne a un droit égal à un système pleinement adéquat de libertés et de
droits de base égaux pour tous, compatible avec un même système pour tous » - ce qui
renvoie au thème de l’universalité des règles et du droit.
« 2. Les inégalités sociales et économiques doivent remplir deux conditions : en
premier lieu, elles doivent être attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous dans
23
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des conditions de juste (« fair ») égalité des chances ; et en second lieu, elles doivent être au
plus grand avantage des membres les plus défavorisés de la société. »29
Le principe d’équité a profondément renouvelé la pensée sur l’égalité dès lors qu’il ne
souscrit plus seulement à l’universalité des règles du droit, ni ne se fonde sur un principe
d’abstraction des inégalités sociales, mais qu’il ajoute à ces critères celui de la légitimation
d’un principe d’inégalité, pour autant qu’il soit appliqué dans un but d’élargissement de
l’expérience de l’égalité. Le domaine d’application d’un tel principe n’est pas seulement
social stricto sensu (ou socioéconomique), mais bien plus vaste puisqu’il peut concerner le
champ politique (via l’exigence de la parité), le domaine de la culture (par exemple via la
diversification des origines ethniques dans la fonction publique). Il est fortement incitatif de
politiques publiques de rétablissement de l’égalité ou de réduction des inégalités, là où la
dynamique sociale en tant que telle n’a pas constitué un outil suffisant. En France, les
politiques d’action affirmative (dites de discrimination positive) ont très souvent dû faire face
à l’obstacle représenté par une conception héritée des approches utilitaristes et/ou libérales.
Mais petit à petit elles font leur entrée dans l’espace public.
La réflexion d’Amartya Sen prolonge et renouvelle celle de John Rawls. Son travail a
eu un grand impact sur les études de la pauvreté à partir de deux idées principales : 1°
l’insuffisance de la notion de « seuil » de pauvreté, qui fait abstraction d’une vaste gamme de
situations placées « juste au-dessus » ou « juste en dessous » d’un seuil préétabli ; 2°
l’insuffisance du « niveau de revenu » en tant que critère de mensuration de la pauvreté en
fonction de l’hétérogénéité des contextes où ces revenus se traduisent en pouvoir d’achat. Au
début des années 1990, la création par le PNUD d’un indice de développement humain à
partir de trois indicateurs d’espérance de vie (santé), éducation et revenu est largement
redevable de la pensée d’Amartya Sen.
Dans son livre intitulé Repenser l’inégalité30, Sen s’inscrit dans le domaine de la
philosophie politique, en dialogue direct avec Rawls, qu’il considère comme le penseur le
plus important du 20ème siècle. Il se déclare entièrement redevable de la pensée de Rawls, tout
en prenant de la distance par rapport à la notion d’équité telle que formulée par Rawls ou en
l’envisageant autrement. Son raisonnement se base, comme celui de Rawls, sur deux principes
29
30
Théorie de la justice. Paris, Seuil, 1997 (1971).
Paris, Seuil, 2000
24
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complémentaires : 1° l’hétérogénéité des contextes dans lesquels la notion d’égalité prend
sens la rend, au final, peu opérationnelle comme fondement de l’exercice d’une liberté
mesurée en termes d’accomplissement personnel. A ce titre, les figures de l’égalité dessinées
par les « utilitaristes », les « libertarians » et les « liberals » dans le débat américain seraient
toutes vraies selon le point de vue (et/ou le contexte) dans lequel on se situe ; 2° même si on
prend en compte la notion de « biens fondamentaux » comme base de l’autonomie
individuelle, comme le fait Rawls, pour suggérer la nécessité d’une voie de compensation
d’inégalités fondamentales, l’hétérogénéité continuer à jouer d’individu à individu et les effets
de redistribution ne sont pas les mêmes selon certaines différences. Ainsi, les individus qui
pâtissent de certains handicaps moteurs ou physiques font face à des difficultés qui ne sont
pas susceptibles d’être résorbées par des effets de redistribution sociale et qui requièrent
d’autres critères – non exclusivement sociaux en l’occurrence – d’évaluation. Sen propose
alors la notion de « capabilities », traduite en français par l’expression « capabilité » - qui
renvoie à l’idée de compétence, capacité, habileté – comme critère de développement de
politiques publiques susceptibles de prendre en charge de façon efficace le diagnostic
concernant les moyens de l’autonomie individuelle.
A travers la notion de « capabilities », Sen propose donc de recentrer encore plus
fortement le lien entre justice et démocratie sur le thème des garanties de l’autonomie
individuelle, ce qui était déjà au cœur de la pensée de Rawls. L’idée formulée par Alain
Touraine en France concernant « la démocratie comme politique du sujet » (= de l’individu en
tant que défini par son autonomie) est complètement en phase avec cette conception31. Des
formulations qui nous conduisent directement vers un autre principe fondamental de la
démocratie qui est le principe de liberté.
31
Cf. Qu’est-ce que la démocratie ? Paris, Fayard. François Dubet, Les inégalités multipliées, Editions de
l’Aube, 2000
25
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IV
L’expérience de la liberté ( I )
Le deuxième principe fondateur de la démocratie est le principe de liberté. Une
question centrale qu’il pose, dans les termes d’Isaiah Berlin32, est celle des relations
problématiques entre « liberté négative » et « liberté positive ».
La « liberté négative » est relativement simple à concevoir. Berlin la définit comme
réponse à la question : « Quel est le champ à l’intérieur duquel un sujet – individuel ou
collectif – doit ou devrait pouvoir faire ou être ce qu’il est capable de faire et d’être, sans
l’ingérence d’autrui ? » (p. 170) La question posée est donc celle des relations, mutuellement
limitatives, entre liberté individuelle (ou collective) et exercice d’une contrainte (supposée
légitime) à l’égard d’autrui.
La « liberté positive » est plus complexe à cerner, car elle peut être posée de deux
manières différentes. Elle relève d’un côté de l’initiative individuelle, lorsqu’on la définit à
partir de la question : compte tenu des divers possibles qui s’ouvrent à moi (grâce à la
« liberté négative » dont je dispose), qu’est-ce qu’effectivement je suis capable de faire ?
Quelles sont les sources concrètes de mon autonomie, ou au contraire de mon incapacité à
agir ? Formulée en ces termes, l’idée de « liberté positive » renvoie à la diversité et à la
complexité des conditions qui rendent possible le plein exercice de la liberté, et qui relèvent
des différents modes de construction de l’autonomie individuelle, en tant que source de
l’initiative.
Chez Isaiah Berlin, cependant, la « liberté positive » renvoie avant tout à une réalité
historique perçue comme pervertie, qui débute avec le rationalisme moderne (en ce sens qu’il
nous induit à reconnaître des valeurs qui se trouvent au-dessus de nous et que nous sommes
censés employer notre propre volonté pour nous y conformer ; autrement dit, dans les termes
de Durkheim, nous sommes d’autant plus libres que nous sommes « socialisés ») ; et qui a
pris des contours tragiques dans l’expérience du totalitarisme au 20ème siècle, à travers la
nouvelle place prise par l’Etat « au nom du bien commun », en tant que pourvoyeur supposé
de « liberté positive ». Autrement dit, I. Berlin réfère très rapidement la « liberté positive » à
32
Historien des idées d’origine lettonienne émigré en 1919 en Angleterre, professeur à Oxford (1909-1997).
« Deux conceptions de la liberté » (1958) in Eloge de la liberté, Paris, Calmann-Levy, 1988.
26
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des enjeux situés dans le champ politique, à travers la question (p. 170) : « Sur quoi se fonde
l’autorité qui peut obliger quelqu’un à faire ceci plutôt que cela ? »
Or, si on laisse de côté cette problématique du despotisme et du totalitarisme, un peu
décalée par rapport à ce qui nous occupe ici, les relations entre « liberté négative » et « liberté
positive » peuvent constituer un outil intéressant pour penser, d’un point de vue sociologique,
l’espace de la liberté, les figures qui s’y déploient et les relations que ces figures entretiennent
avec la démocratie.
Ainsi, si on se réfère par exemple à la réflexion que développe Habermas à propos du
processus qui préside à la naissance d’une sphère publique bourgeoise dans l’Europe du 18ème
siècle, la liberté qui se construit dans les relations entre Etat et société civile est de nature
fondamentalement négative : le bourgeois, dit Habermas, pense le pouvoir à l’image et à la
similitude du marché comme un non pouvoir33 – autrement dit comme un instrument
« rationnel » de la volonté collective dépouillé de tout privilège et de toute connotation
arbitraire.
« Faire que les décisions tiennent compte des compétences, et respecter une
justice formelle sont donc devenus les critères qui caractérisent l’Etat
constitutionnel bourgeois ; au niveau de son organisation, l’administration
‘rationnelle’ et la justice ‘indépendante’ sont les conditions préalables
auxquelles il obéit. La loi elle-même, le fait de s’en tenir au pouvoir exécutif
et à la justice, doit avoir indifféremment pour tous et pour chacun le même
pouvoir contraignant, et n’autoriser en principe ni dispense ni privilège. »34
Parallèlement, cette dynamique démocratique sanctionne une série de droits
fondamentaux relevant à la fois de la sphère publique et de la sphère privée, dont l’ensemble
constitue « les droits civils » et « les droits politiques ». Les premiers assurent des libertés
fondamentales des personnes privées ; les seconds, leurs droits à participer à la définition des
modes de gestion de la vie collective. Les premiers relèvent essentiellement de la liberté
« négative ». Les seconds, d’une forme de liberté positive qu’est la liberté politique. Cet
ensemble de droits, conçus comme « universels » et propres aux « simples êtres humains »,
recèlent néanmoins une contradiction qui va prendre une importance croissante au 19ème siècle
– le fait que « l’autonomie civile » du bourgeois assoit sur sa condition de propriétaire qui,
elle, n’est pas universelle. Or, cette « autonomie civile », source pour le bourgeois d’une
33
Dans sa réflexion sur les relations entre absolutisme, totalitarisme et démocratie, Claude Lefort a rendu célèbre
la définition de la démocratie comme étant la « chaise » laissée « vide » par le Prince absolutiste, que le
totalitarisme était venu incarner à nouveau dans le courant du 20ème siècle. Cf. L’invention démocratique, Paris,
Fayard, 1984.
34
L’espace public, op cit. p. 90
27
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« liberté positive », est en lien direct avec les marges d’initiative dont il dispose dans le cadre
d’une économie de marché. Dans ce modèle, « liberté négative » et « liberté positive » sont
appelées à se combiner de façon plutôt harmonieuse et « le marché » apparaît comme une
figure importante de la liberté « positive ».
Au fur et à mesure, cependant, que la dynamique sociale introduit de l’hétérogénéité
dans la vie sociale, ces modes de combinaison deviennent plus tendus. Ainsi, dès le milieu du
19ème siècle, Tocqueville, dans le second volume de De la démocratie en Amérique, attire
l’attention sur les risques pour la liberté dérivés d’une égalité qui, dans la démocratie
américaine, tendrait au conformisme de masse. A travers cette question, immédiatement
relevée par John Stuart Mill35 en Angleterre, deux sources limitatives de la liberté
« négative » apparaissent : une source classiquement politique, exprimée dans les lois votées
par une majorité et imposées à des minorités via l’action de l’Etat ; et une source morale,
fondement des positions exprimées et imposées par une « opinion publique ». Autrement dit,
le principe démocratique du vote majoritaire est loin d’être une garantie suffisante de la
liberté. Celle-ci se construit dans la tension entre vote majoritaire, liberté individuelle et droit
des minorités.
Le rapport entre vote majoritaire et liberté individuelle est conçu, comme pour Isaiah
Berlin (qui s’inspire très directement de Mill), dans les termes propres à la pensée libérale
selon laquelle les limites à la liberté individuelle relèvent de l’atteinte à la liberté d’autrui.
Autrement dit, si des limites peuvent être légitimement opposées à la liberté individuelle, c’est
dans un but de réciprocité, c’est-à-dire avec l’objectif de faire en sorte que cette liberté soit
compatible avec la même liberté pour tous. Mill y ajoute un critère de responsabilité, dans la
mesure où il exclut de l’espace absolu de la liberté négative les individus en dessous de la
majorité légale.
Deuxièmement, la problématique de la liberté telle que formulée par Mill fait une
place importante à l’idée de pluralisme, via celle du débat contradictoire et de la conflictualité
sociale comme recherche de la vérité, qu’il conçoit non pas comme un « donné » mais comme
« construit » dévoilé dans un processus d’approximations successives issues d’un débat
conflictuel. Le pluralisme est la seule source possible de garantie de la liberté « négative » et
il met à l’honneur l’opposition vertueuse entre majorité et minorités – d’où l’importance
accordée par Mill aux femmes et aux minorités religieuses en tant qu’élément dynamique de
35
De la liberté, Paris, Gallimard, 1990 (préface de Pierre Bouretz)
28
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la vie démocratique. Et il précise (p. 113) : « si une opinion a davantage de droit que l’autre à
être, non seulement tolérée, mais encore encouragée et soutenue, c’est celle qui, à un moment
ou dans un lieu donné, se trouve minoritaire. C’est l’opinion qui, pour l’instant, représente les
intérêts négligés, l’aspect du bien-être humain qui risque d’obtenir moins que sa part. »
Autrement dit – les droits acquis des majorités caractéristiques de la vie démocratique
risquent, selon Mill, de porter atteinte aux libertés démocratiques conçues comme
« négatives » dès lors qu’ils glissent vers l’homogène et l’un, au détriment du conflit et de la
pluralité des opinions. L’arrivée des ouvriers et du monde populaire dans l’espace public du
19ème siècle perturbe le fonctionnement démocratique où il met en évidence la faiblesse de
leurs libertés « positives ». Le marché, figure majeure de l’autonomie civile bourgeoise au
18ème siècle, place ces nouveaux travailleurs urbains salariés nés de la révolution industrielle
dans une situation de dépendance intolérable. La « question sociale » telle qu’elle émerge
dans le débat public, l’avènement d’un droit « social » et le retour de l’ingérence de l’Etat
dans maints domaines de la vie sociale sont directement en lien avec ce déficit. L’essor de
l’Etat providence après la Seconde guerre mondiale consolide ses nouvelles fonctions de
pourvoyeur de libertés « positives » et pose à nouveau la question de l’un, de l’uniforme, du
despotisme et du totalitarisme, cette fois-ci via le thème de la consommation de masse – la
moyennisation de la vie sociale qui dérive de l’action volontaire de l’Etat engendrant le
conformisme et représentant à ce titre un risque majeur pour la liberté…
Jusqu’à ce que ce conformisme soit à nouveau interpellé par des logiques
conflictuelles qui ont pris leur essor à l’échelle mondiale et qui sont celles de la contre-culture
américaine des années 1950 et celles des mouvements étudiants des années 60, qui font état
de nouvelles libertés « positives » caractéristiques de ces sociétés hautement éduquées qui
vont placer la production des connaissances au cœur de leur action sur elles-mêmes.
L’espace de la liberté « négative » et les ressources susceptibles d’être mobilisées par
la liberté « positive » ont considérablement varié au fil du temps en fonction des relations
réciproques qui se sont tissées entre ces deux dimensions complémentaires de la liberté. La
liberté « négative » reflète en fin de comptes le type de compromis auquel une collectivité est
susceptible d’aboutir pour assurer l’exercice des libertés positives, voire pour favoriser une
accessibilité équitable de ces libertés positives à ses membres.
Ainsi Tocqueville était plus ou moins convaincu que l’exercice de la liberté était un
attribut de l’aristocratie, de par sa capacité à mobiliser des ressources intellectuelles et
29
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morales que la démocratie menaçait. Mais il est évident que l’emprise de la bourgeoisie sur le
marché la dote d’un ensemble de libertés « positives » dont le monde populaire est privé. Le
mouvement ouvrier, en Europe, a affirmé sa liberté en faisant valoir l’identification des
ouvriers au travail créateur, source du progrès et en se dotant d’un espace d’action politique
qui lui permet de conflictualiser la vie démocratique et d’en faire autre chose qu’un
despotisme éclairé. La contre-culture et le mouvement étudiant ont mobilisé des ressources
intellectuelles et éthiques pour remettre en cause le conservatisme de la morale bourgeoise.
Aujourd’hui, la mondialisation de l’espace économique et financier a un double
impact sur les libertés « positives » et « négatives » dans l’expérience démocratique. Pour ce
qui est des libertés « négatives », le fait nouveau relève de la béance issue de l’affaiblissement
des sociétés nationales en tant qu’espace d’institution d’un ordre social. L’espace des libertés
« négatives » semble s’accroître avec une mondialisation qui n’a pas fait place à un ordre
social mondialisé ; qui reste plutôt dans l’entre-deux d’un ordre national affaibli et de la
formation très incertaine de nouvelles institutions régionales et/ou mondiales. Ceci est
d’autant plus vrai que la morale collective s’est, elle aussi, considérablement affaiblie en tant
qu’élément de délimitation des libertés « négatives », suite à la critique dont elle a été l’objet
dans le cadre de la révolution culturelle libérale des années 50, 60 et 7036.
Dans ce contexte, les phénomènes « d’appel à l’ordre » gagnent de l’importance,
d’autant plus que la situation est sensiblement hétérogène du point de vue des libertés
« positives ». L’importance prise par le chômage dans beaucoup de pays du Nord industrialisé
a créé de nouvelles formes de dépendance ; mais la démocratisation de l’accès à des
ressources culturelles et de mobilité dans les pays du Sud a ouvert aux transmigrants
contemporains des opportunités économiques nouvelles, directement liées aux inégalités qui
séparent les pays du Nord et du Sud, et qu’ils mettent à leur profit. Curieusement, le
« marché » mondial devient pour eux une source importante d’initiative et d’autonomie,
comme il l’a été pour une bourgeoisie montante par le passé. Tandis que les états providence
dans les pays du Nord, au mieux instaurent au sein des couches les plus démunies de leur
population une nouvelle forme de dépendance insupportable.
36
Cf. Gilles Lipovetsky. Le crépuscule du devoir. L’éthique indolore des nouveaux temps démocratiques. Paris,
Gallimard, 1992
30
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V
L’expérience de la liberté (II)
Du point de vue de la tension entre liberté et contrainte, dont j’ai dit au départ qu’elle
définissait l’espace tendanciellement élargi de l’initiative, les figures de la « liberté négative »
et de la « liberté positive » examinées à partir d’Isaiah Berlin, nous permettent d’envisager
l’initiative comme étant fondée sur un espace socialement défini par des règles – et
notamment celle du droit positif qui relèvent pour l’essentiel de l’Etat nation ; et par une
action possible, virtuelle avant d’être réelle, susceptible de se déployer à l’intérieur de cet
espace. On m’a demandé, très justement, de revenir sur la manière par laquelle la sociologie –
et non pas la philosophie politique – avait pensé ces questions. On va le faire, en replaçant le
raisonnement sociologique à l’intérieur de ces catégories générales que Berlin nous propose
pour penser la liberté.
La contrainte a été pensée par les sociologues d’abord à partir d’un cadre « social » qui
affirmait la prééminence du collectif – la « société » - sur l’individuel : l’individu ne pouvant
pas survivre sans la collectivité, sa liberté reposerait sur l’intériorisation des normes
collectives et il serait d’autant plus libre qu’il serait conscient de cette intériorisation
nécessaire – autrement dit, il serait d’autant plus libre qu’il serait socialisé. C’est la pensée de
Durkheim et, à peu de choses près, celle de Parsons, de Norbert Elias et d’autres. Dans ce
contexte, la « liberté négative » et la « liberté positive » sont extrêmement proches l’une de
l’autre ; il n’y a quasiment aucun écart entre elles.
Une deuxième manière de penser la contrainte, en sociologie, a été à travers la notion
de « domination de classe». Deux cas de figure principaux. Chez Bourdieu, la contrainte se
fonde sur un capital légitime par nature, à la fois culturel et scolaire, qui écrase l’autonomie
des groupes subalternes et ne leur laisse que la possibilité de l’aliénation ou celle de
l’exclusion ; à une telle domination, on ne peut échapper que grâce à l’intervention de
l’intellectuel critique. Chez Touraine, au contraire, la « domination de classe » s’inscrit dans
un cadre conflictuel, auquel les couches subalternes répondent par la résistance à l’oppression
et par la contestation opposée aux logiques de changement développées par des classes
supérieures. Cette « double dialectique du conflit » fonde les théories du sujet historique et
des mouvements sociaux développées par Alain Touraine. A ce niveau la liberté du sujet est
doublement perçue, du point de vue négatif, comme un acte de résistance qui vise à élargir les
31
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espaces d’action du sujet ; et, d’un point de vue positif, à l’identification au travail comme
acte créateur fondamental propre à la société industrielle – d’où le statut du mouvement
ouvrier en tant que mouvement social.
Dans les théories du choix rationnel, dans l’analyse stratégique et les théories
interactionnistes en général, l’individu est supposé autonome – parce que doté d’une capacité
à effectuer des choix en tenant compte des contraintes de son environnement ; parce que
supposé capable de mettre à profit certaines ressources dont il dispose davantage
comparativement à d’autres, tout en tenant compte des « effets système » suscités par les
actions individuelles ; ou en tenant compte directement du rapport à autrui comme contrainte
à anticiper dans l’interaction. Autrement dit, ce dernier ensemble de théories sociologiques
met davantage l’accent sur le thème des libertés « positives » que l’individu peut faire valoir
dans le cadre de son action et attribue une très faible place au thème des libertés « négatives »
qui apparaît comme un effet second de l’agrégation des actions individuelles.
Aujourd’hui, la question des libertés « négatives » apparaît donc comme un problème
majeur – non pas parce que la contrainte collective vis-à-vis des libertés individuelles serait
trop importante mais, au contraire, parce que l’espace d’action et même les ressources
d’action se seraient par trop élargis dans un contexte plutôt défini par l’affaiblissement des
règles : affaiblissement des sociétés nationales en tant que cadres historico politiques de
l’expérience individuelle ; affaiblissement de la domination de classes en tant que cadre social
du travail ; et décalage entre les effets agrégés des choix rationnels ou des stratégies
individuelles qui relèvent dans l’ensemble d’un espace mondialisé et les cadres institutionnels
fondés sur le droit positif, qui relèvent pour l’essentiel d’un espace de compétence des Etats
nations.
Un exemple : les sans-papiers d’origine algérienne étudiés par Marie-Thérèse TetuDelage37. Cette étude montre d’abord l’importance de l’écart entre, d’un côté, un droit
national extrêmement restrictif à la poursuite d’une immigration algérienne sur le territoire
français ; et, de l’autre, une expérience sociale marquée la densité des liens qui unissent les
Algériens à la France. D’un côté, discontinuité territoriale des Etats Nations ; de l’autre,
continuité des liens historiques, sociaux, et des imaginaires qui forment la jeunesse algérienne
actuelle et qui la poussent vers la mobilité. L’impact sur les « usages du droit » étudiés par
Marie-Thérèse Tetu-Delage est
extrêmement
intéressant,
puisqu’il
pousse à des
37
« Clandestins » au pays des papiers. Une anthropologie des mondes et des circulations entre légal et illégal des
migrations algériennes (1998-2004). Ecole doctorale TESC, Université de Toulouse le Mirail, 2006
32
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compromissions, à des ajustements, à des arbitrages au coup par coup et à des actes arbitraires
de façon à faire correspondre autant que possible l’expérience sociale au droit sans passer par
une véritable reconfiguration du Droit avec un grand D.
La question des libertés « positives », quant à elle, est formulée de plus en plus par la
sociologie en termes de problèmes de « personnalité » : dans un monde de plus en plus ouvert,
qui multiplie les ressources d’action à la disposition de chacun, ce qui pose problème c’est
aussi la capacité à définir une voie propre à sa vie face à la multiplicité de choix virtuellement
possibles auxquels correspond en même temps une représentation intériorisée de l’échec,
désormais défini comme étant du ressort de la responsabilité individuelle. Une version de ce
changement se réfère à une reconfiguration de la famille contemporaine, perçue non plus
comme un lieu de socialisation aux règles et normes de la vie sociale, mais plutôt comme un
lieu de découverte et de définition de soi – des ses qualités intrinsèques – grâce au miroir des
autres et, autant que faire se peu, de découverte des codes d’évolution dans le monde38. Mais,
lorsque ce cadre n’est pas suffisant, là on observe un effondrement de l’individu incapable de
faire face à l’indétermination du monde et fatigué de l’injonction permanente à être « soi » à
laquelle il ne se sent plus en mesure de répondre – et c’est comme ça que Alain Ehrenberg
explique la consommation à une échelle tout à fait nouvelle dans la société contemporaine de
psychotropes légaux et illégaux39.
Ce que nous suggère la sociologie, donc, du point de vue du rapport précédemment
évoqué entre liberté « négative » et liberté « positive » est aussi un élargissement sans
précédents des espaces de la liberté « négative », devenus virtuellement ceux de l’espace
monde. Et, du point de vue de la liberté « positive » une évolution contradictoire – positive au
sens d’une plus grande disponibilité de ressources matérielles qui deviennent accessibles à des
populations pauvres notamment dans le domaine des NTCI, des ressources qui leur permettent
d’agir en tant qu’individus pour échapper à la pauvreté ; mais négative, aussi, au sens où le
problème de l’autonomie repose de plus en plus désormais sur des ressources d’autonomie qui
ne sont pas données à tout le monde et qui deviennent problématiques en tant que ressources
de personnalité : dépression, difficulté à s’orienter dans le monde, faible capacité à s’inscrire
dans des réseaux d’action.
Plusieurs registres de problèmes en dérivent.
38
39
François de Singly, Le soi, le couple et la famille. Paris, Nathan, 1994
L’individu incertain, Pluriel/Hachette, 1995 ; La fatigue d’être soi, Odile Jacob, 1998
33
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L’espace monde est aujourd’hui un espace de flux (d’informations et capitaux) et de
circulations humaines et marchandes faiblement régulées. On assiste à des efforts de
structuration politique de cet espace via les mobilisations alter mondialistes, mais ils
correspondent à des mouvements relativement faibles et encore faiblement étudiés compte
tenu du degré d’intégration propre à la mondialisation40. On assiste également à la mise en
place de « territoires circulatoires » grâce au déploiement « par le bas » d’une expérience
sociale transversale aux frontières des Etats nations. Ces Etats, qui ont à leur charge le
développement de politiques de gestion des populations, sont doublement pris en otage : par
le « haut », par la mondialisation d’une économie dont la maîtrise des flux leur échappe ; par
le « bas », par l’intégration imaginaire de l’espace monde, qui fait place à des formes
extrêmement ambivalentes de gestion des mobilités humaines. Une ambivalence qui relève de
l’économie d’abord : l’emploi d’une main d’œuvre illégale et à découvert en matière de droits
sociaux peut répondre à des besoins économiques notamment dans l’agriculture ; qui relève
du droit, ensuite, dans la mesure où elle s’inscrit dans un conflit entre droit de la citoyenneté
et droits de l’homme, et qui suscite maintes mobilisations et complicités au sein même des
sociétés nationales.
D’un autre côté l’expérience individuelle, pour se construire, doit surmonter deux
contraintes principales : celle de la dépression, conçue dans un sens très large en tant
qu’incapacité à définir le sens de sa vie ; et celle de l’errance, risque associé à la mobilité et
que la mobilité à elle seule, en tant que ressource d’action, ne parvient pas à endiguer. Dans
les deux cas, c’est l’ouverture de l’espace d’action ou l’affaiblissement des contraintes qui
devient lui-même contrainte pour l’action : la construction du sens devient davantage auto
référentielle plutôt que contestatrice ; elle s’inscrit dans une temporalité également ouverte et
indéterminée qui est celle de l’histoire individuelle de son début à son terme ; et elle dépend
de la rencontre/mobilisation de « supports » de l’action41. Cependant ces derniers, aussi
importants soient-ils, ne permettent pas à eux seuls de régler le problème du sens, devenu
radicalement individuel.
40
Michel Wieviorka (dir.) Un autre monde. Paris, Balland, 2003 ; Eric Agrikoliansky, Olivier Filleule et Nonna
Mayer. L’altermondialisme en France : la longue histoire d’une nouvelle cause, Paris, Flammarion ; Eric
Agrikoliansky, Dominique Cardon et Isabelle Sommier, Paris, La Dispute ; Antimo Farro (sur l’Italie)
41
Danilo Martuccelli, Grammaires de l’individu. Paris, Gallimard.
34
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VI
La reconnaissance problématique de l’altérité
C’est dans ce contexte, extrêmement nouveau du point de vue de la reconfiguration de
la scène historique auquel il laisse place, que la question de la « reconnaissance de l’altérité »
est à soulever. Comme je l’ai dit au début, la tension entre reconnaissance et frontières définit
des visages de l’altérité qui ont subi, dans l’histoire de la démocratie, maintes évolutions
significatives. Deux figures principales relèvent de cette tension : l’une externe, celle de
l’étranger, exclu de la citoyenneté car appartenant avant tout (mais pas tout à fait – d’où son
caractère problématique, souligné par Simmel) aux dehors de la cité ; et une autre, interne,
liée au caractère asymétrique des relations - sociales, politiques, culturelles – propres aux
sociétés complexes, qui rappelle que la démocratie n’est pas une mais plurielle, qu’elle se
construit à travers des oppositions et des conflits (société civile x Etat, ouvriers x patrons,
majorité x minorités) à la seule condition qu’on accepte de reconnaître autrui en tant que
valeur, par delà les conflits qui éventuellement nous opposent.
Ces figures internes de l’altérité et la reconnaissance dont elles ont pu bénéficier au
sein des sociétés démocratiques ont constitué la condition de possibilité de l’expérience
démocratique elle-même et d’un certain type de vivre ensemble. Aujourd’hui, néanmoins,
autant les asymétries internes - qui dérivaient de l’existence de grandes configurations
collectives stabilisées ; que les asymétries externes - qui relevaient de la consistance des
frontières opposant citoyens et étrangers - apparaissent brouillées. Et, en même temps, on n’a
probablement jamais autant évoqué la question de la « reconnaissance »42 comme problème
propre à la démocratie. Cette question doit être reliée, dans l’expérience contemporaine, à la
nouvelle place impartie à la culture en tant que terreau de la construction du sens, en tant que
substrat des identités individuelles ou collectives43. Un débat qui s’est développé en deux
étapes distinctes, renvoyant d’abord au thème du « multiculturalisme », puis à celui des
« multi appartenances ».
Le débat sur le multiculturalisme s’est posé à propos des droits culturels des minorités à
l’intérieur de l’espace national. Depuis les années 1970, un nombre progressif de pays ont
42
43
Dossier Sciences Humaines.
Manuel Castells, Le pouvoir de l’identité, Paris, Fayard, 1999
35
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accepté de reconnaître le caractère multi ou pluriculturel de leur formation nationale, là où,
auparavant, l’appartenance nationale était plutôt définie par la citoyenneté, autrement dit par
un rapport de l’individu abstrait à l’Etat. Un des noms les plus significatifs dans ce débat reste
celui du philosophe canadien Charles Taylor44. Taylor a souligné l’importance d’un
phénomène qui a bouleversé les conditions de fonctionnement des démocraties
contemporaines, l’essor de revendications identitaires multiples assorties d’une forte demande
de reconnaissance qui a remis en question des formes établies du fonctionnement
démocratique dans beaucoup de sociétés, du point de vue de ses implications dans le domaine
du droit. L’idée pour lui est que de tels phénomènes sont liés à une quête de sens – la
nécessité fondamentale pour les êtres humains de donner une perspective à leur vie à partir de
ce qui définit leur environnement culturel particulier, donc d’une demande de
« reconnaissance » de leur différence ou de leur particularité « culturelle ».
On a pu, en effet, voir sur le littoral brésilien des indiens devenus des paysans pauvres
privés d’identité particulière reconstruire, à l’aide des anthropologues, un rapport à leur
langue comme ressource de rééquilibrage d’une asymétrie dans leur rapport à la société
inclusive – ce qu’on appelle les phénomènes « d’ethnogenèse ».
Taylor définit cet essor identitaire contemporain comme une quête « d’authenticité »
attachée à la culture, c.d. quête d’une définition de soi ou de sa place dans la société à travers
l’identification à une histoire culturelle qui définit un principe particulier d’appartenance – un
idéal qui n’est réalisable, selon lui, que sous une forme dialogique. Ce dialogue est
partiellement intérieur (d’un groupe culturel avec sa propre culture) et partiellement extérieur
(d’une minorité avec une majorité) – ce qui veut dire que la mise en œuvre de cet idéal
d’authenticité requiert la reconnaissance d’autrui.
Aujourd’hui, la question de la « reconnaissance », de la légitimité à reconnaître des
particularités historiques de certains groupes à l’intérieur de l’histoire nationale s’est posée de
façon quasiment irréversible – ce qui fait problème, c’est dans quelle mesure, oui ou non, à
44
Voir par exemple Amy Gutman (dir., autour de Charles Taylor) : Multiculturalisme, différence et démocratie,
Paris, Aubier, 1994.
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cette reconnaissance doit correspondre l’instauration de nouveaux droits ; dans quelle mesure
cette reconnaissance doit s’inscrire dans un nouveau cadre juridique.
Autrement dit, sur des registres multiples une contradiction s’instaure entre une
définition « particulière » (fondée sur un substrat culturel) du champ des droits et une
définition « universelle » (fondée sur une définition de l’individu abstrait). Pour Taylor, il n’y
a pas de solution générale à cette contradiction, il n’y a que des solutions « dialogiques »,
définies par l’échange, la reconnaissance et le compromis. Le droit universel doit primer sur
les droits particuliers, lorsque ces derniers lui portent atteinte – ce qui est matière à débat. Le
droit de groupes particuliers à perpétuer leur langue ne porterait pas atteinte aux droits
universels. En revanche, les pratiques d’excision par exemple heurtent une conception,
occidentale en tout cas, des droits humains. Dans La démocratie providentielle (Gallimard,
2000), Dominique Schnapper examine de façon très critique les avatars de cette contradiction
qui remet en cause les dimensions universelles non seulement du droit, mais aussi de la
culture.
C’est notamment le cas du récit historique, fortement interpellé de nos jours, dans ses
fondements, par un conflit entre mémoire et histoire45 - avec des enjeux de reconnaissance
institutionnelle et réécriture du récit historique, comme dans le cas de la responsabilité de
l’Etat français sur la déportation des Juifs de Vichy ; comme dans le cas de la traite
esclavagiste ; comme dans le cas des Algériens, via le prolongement dans un contexte postcolonial de l’oppression coloniale ; ou comme dans le cas du génocide des Arméniens par les
Turcs etc.. Ce qu’on remet en cause à travers ce conflit, ce n’est pas l’unité nationale mais
l’imaginaire qu’elle mobilise – fondé sur une représentation homogène qui efface les tensions,
les contradictions, les rapports de force et d’oppression, les luttes intestines.
Le débat sur le multiculturalisme a impliqué la reconnaissance d’une hétérogénéité
culturelle et de rapports de force historiques entre majorité et minorités dans le cadre de
sociétés nationales définies par une unité étatique et un principe de citoyenneté. Autrement
dit : il s’agit de savoir quel espace de reconnaissance institutionnelle et quels droits
particuliers doivent être accordés à certaines minorités, suite à la reconnaissance symbolique
45
Cf. Comité pour la mémoire de l’esclavage. Mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs
abolitions. Rapport à Monsieur le Premier Ministre, remis le 12 avril 2005 ; et divers ouvrages de Françoise
Verges, vice-présidente du comité.
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de la particularité de leur statut et de leur place dans l’histoire de la construction nationale.
Cette définition est très variable selon les pays, même si elle s’inscrit dans un même enjeu qui
est de combiner le « particulier » à « l’universel », « l’égalité » à la « différence ».
Il y a cependant une autre manière d’envisager les mêmes problèmes. Lorsqu’on laisse
de côté un instant le cadre national pour tenir compte de l’expérience des individus et de leur
groupe culturel d’appartenance, d’autres thématiques s’imposent et acquièrent de la visibilité.
A ce niveau, la problématique de la différence culturelle s’inscrit dans les logiques générales
de construction de l’autonomie individuelle, à côté d’autres ressources, d’une autre nature,
que l’individu est amené à mobiliser comme celles de type socio-économique. On retrouve
donc des combinaisons nouvelles, complexes et multiples, entre égalité et différence, qui
débordent largement l’inscription de ces thématiques dans des formes institutionnelles
préétablies.
Les multi appartenances
Une des limites flagrantes de ce débat, par ailleurs, est de passer à côté d’un autre
phénomène de plus en plus important de nos jours, et qui va en croissant, celui des multi
appartenances. Alors que le multiculturalisme oblige à reconnaître hétérogénéité culturelle
interne aux sociétés nationales, la question des multi appartenances nous rappelle que les
individus ne s’inscrivent pas dans un univers socioculturel défini par des frontières nationales,
mais plutôt les traversent, en étant « d’ici » et « de là-bas » simultanément. Les NTCI ont
donné une impulsion considérable aux relations à distance et alors que nos cadres
institutionnels restent pour l’essentiel confinés à un espace intra national,
les relations
interindividuelles, quant à elles, relèvent de plus en plus d’un espace transnational. Les
diasporas en constituent un premier cas de figure important, dont l’archétype est constitué par
la diaspora juive. Ce terme désigne des populations dispersées dans le monde, mais qui,
malgré leur dispersion, préservent leurs liens culturels et socioéconomiques et continuent à
développer des relations avec une terre d’origine – les Juifs avec l’Etat d’Israël, les
Palestiniens avec la Palestine, les Arméniens avec l’Arménie, fonctionnant pour les leurs
comme des ressources de divers ordres, économiques et politiques notamment.
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La différence culturelle comme ressource d’action
J’ai fait référence aux phénomènes « d’ethnogenèse » intervenus chez des paysans
pauvres brésiliens de souche indienne, noire ou métisse. Dans un livre bientôt vieux de
presque un siècle, Louis Wirth46 montre comment les Juifs immigrés aux Etats-Unis se
réorganisent dans une communauté culturelle d’appartenance – un ghetto mais volontaire –
qui correspond à la fois à une définition sociale de leur condition (par la pauvreté) et à une
différence culturelle sur laquelle ils s’appuient pour réussir leur intégration individuelle dans
la société américaine. Il observe donc des logiques d’enfermement, au sens où le ghetto
développe des exigences propres en matière de solidarité et de contrôle social ; mais aussi des
logiques d’ouverture et de sortie du ghetto par la mobilité individuelle, chez des individus qui
mettaient entre parenthèses leur différence culturelle avec l’aspiration de devenir des citoyens
américains à part entière et au sens de la « citoyenneté abstraite ». Ce mouvement, cependant,
était, selon Wirth, un mouvement en balancier – la différence culturelle ne s’effaçait vraiment
jamais et réapparaissait périodiquement en tant que blessure à chaque qu’elle était rappelée
par le regard extérieur sous la forme du préjugé ou de la discrimination. A ce moment là on
observait une tendance au « retour » au ghetto – l’individu abstrait cherchant à nouveau
refuge dans sa communauté d’origine pour se protéger et se ressourcer.
Différence culturelle, cosmopolitisme et mobilité transnationale
Dans le cas des migrations contemporaines qu’étudie Alain Tarrius, la différence
culturelle peut constituer une ressource de mobilité transnationale. Certaines études montrent
ainsi les solidarités mobilisées dans le commerce et pour l’insertion dans un espace
transnational par les mourides sénégalais – confrérie infranationale soudée par des principes
moraux de source à la fois religieuse et fondés sur le travail, notamment le commerce qui les
caractérise. Cette solidarité construite en deçà de la nation favorise une culture de l’oralité
qui préside les échanges et les régule à travers des mécanismes infra institutionnels47.
Bien que prenant appui sur une différence culturelle, ces solidarités ne conduisent pas
à des conflits interethniques – crainte manifestée par les sociétés où la citoyenneté et
l’individualisme abstrait ont été remis en cause par le multiculturalisme. La constatation
46
Le ghetto. Presses Universitaires de Grenoble, 1980 (1925).
Aly Tandian. Des migrations internationales à la question identitaire. Redéfinition de statuts des migrants
Haalpulaar et évolution des rôles féminins dans la vallée du fleuve Sénégal, sous la dir. de Chantal BordesBenayoun et Gora Mbodj. Th. doct. : Sociologie, Toulouse 2
47
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effectuée par les chercheurs suggère des échanges fondés sur un « cosmopolitisme tranquille »
quand ce n’est carrément sur des variables autres que les critères ethniques (Mehdi Alioua).
La question du métissage48
Le métissage est peut-être moins un phénomène social en tant que tel qu’un regard
porté sur des phénomènes d’échange culturel. Autrement dit, c’est un phénomène dont on
peut penser qu’il existe en permanence même lorsqu’il n’est pas reconnu. Le Brésil
indépendant s’est d’abord pensé, dans le courant du 19ème siècle, à partir d’un héritage blanc
européen et des théories raciales importées d’Europe dans la perspective de la construction
nationale. Ce n’est que dans le premier tiers du 20ème siècle qu’il va se repenser à partir d’un
nationalisme culturel métis. Par la suite, le Brésil devient un terrain fertile d’observation de
processus de métissage, qui ont eu cours tout au long de son histoire depuis la colonisation,
comme l’a observé Gilberto Freyre (Casa grande e senzala) à propos des relations entre
Maîtres et Esclaves. Autrement dit, la colonisation portugaise aurait favorisé largement une
culture du mélange des races et du mélange culturel et, nonobstant le statut subalterne des
esclaves, des voies de mobilité sociale leur était ouvertes par le biais des alliances
interraciales.
Ce processus a une portée très large. Christine Castelain-Meunier l’a récemment
repris, à propos des échanges identitaires contemporains qui lient hommes et femmes49. Elle
se réfère explicitement à la question d’une culture métisse où, à l’ancienne opposition entre
sexes, se substituent des emprunts qui redéfinissent entièrement le masculin en faisant une
place nouvelle à l’affectif, au soin du corps et au souci de soi d’une manière générale, à
travers des expressions nouvelles et notables du point de vue d’un nouveau marché de
consommation qui offre désormais des cosmétiques, des dessous et d’autres produits
traditionnellement marqués comme appartenant au registre de la consommation féminine.
Conclusion
Il faut souligner le caractère évolutif et fondamentalement divers des problèmes soulevés par
la fragmentation sociale et l’essor identitaire contemporain qui renvoie, comme Castells l’a
indiqué à la nouvelle place de la culture en tant que lieu de production du sens de l’activité
48
49
François Laplantine et Alexis Nous, Le métissage, Paris, Flammarion, 1997
Cf. Les métamorphoses du masculin. Paris, PUF, 2005
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individuelle et collective, qui remplace le « social » dans sa signification socioéconomique
prévalente.
41

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