Les sociologues et la démocratie
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Les sociologues et la démocratie
Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 I Les sociologues et la démocratie Je partirai d’une question : celle de savoir dans quelle mesure la démocratie peut être envisagée comme une catégorie à part entière de l’analyse sociologique – au même titre que les rapports des classes, le genre ou la domination, par exemple ; et dans le cas affirmatif, quel serait son importance heuristique ? En disant cela, je suggère un mode de perception de la démocratie qui ne la confond pas avec un objet socio-historique ou sociopolitique. Ce n’est pas d’une analyse des institutions ou de la vie politique dont il est question. L’idée que je tenterai de défendre est que le thème de la démocratie peut apporter un éclairage sur la vie sociale en général, considérée à différentes échelles et dans ses différentes expressions empiriques : qu’il s’agisse de la vie scolaire, de la vie de couple, du rapport parents enfants, des rapports de travail, ou du rapport aux médias... Admettant, comme je le fais, que le phénomène démocratique traverse l’expérience sociale dans son ensemble - quelles conséquences faudrait-il tirer de cette constatation ? La démocratie supposerait-elle un type particulier de lien social, observable dans des situations diverses et différenciées ? Si c’est le cas, alors il y a peut-être un mode proprement sociologique d’approche de la démocratie, distinct de celui de la science politique, ou de celui de la philosophie politique, avec une portée analytique spécifique qu’il convient d’élucider. 1 – Trois sens du mot démocratie On peut se référer à, pour le moins, trois significations relativement distinctes, autonomes et éventuellement complémentaires du mot démocratie. D’abord, la démocratie est un mode de gestion des affaires publiques qui reconnaît une certaine égalité à ceux qu’elle appelle « des citoyens » en reconnaissant leur capacité à délibérer librement sur leur destin collectif. Dès le départ, on retrouve donc au cœur de la démocratie un principe d’égalité restrictif, puisque renvoyant à un groupe restreint, mais « universel » dans les limites de ce groupe ; un principe de liberté de choix accordé à chaque citoyen ; et un principe de reconnaissance – la « citoyenneté » - qui établit une frontière entre ceux qui sont et ceux qui ne sont pas concernés par la vie démocratique dans un espace social donné. 1 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 Par extension – et c’est la deuxième signification de la notion de démocratie – la démocratie comprend un ensemble de politiques de réduction des inégalités, qui visent à préserver les intérêts d’une majorité de citoyens. Cette signification prend acte du fait que, dans une société complexe, le respect des principes de la démocratie formelle, notamment le droit de vote, n’assure pas nécessairement l’égalité des citoyens. Il faut alors pouvoir saisir sous une forme plus concrète les sources d’inégalité et y répondre par des politiques de compensation. Autrement dit, il faut tenir compte de l’autonomie relative qui existe entre la sphère politique et la sphère proprement sociale ; tenir compte du fait que chacune est informée par des dynamiques relativement autonomes quoiqu’interdépendantes, et qui peuvent être même dans certaines situations historiques parfaitement disjointes. De ce fait, un gouvernement autocratique, où la liberté politique n’est pas assurée, peut développer un certain nombre de politiques « démocratiques » - et c’est très souvent le cas, lorsque, sous la pression des accords internationaux, certains pays adoptent des chartes de droits en contradiction avec leur politique intérieure générale. La troisième signification du mot « démocratie » – et c’est celle qui nous intéresse le plus directement ici – renvoie au fait qu’une dynamique égalitaire peut prendre source dans des changements qui s’opèrent au niveau de la vie sociale et qui sont susceptibles d’être analysés en tant que tels, et non pas simplement comme le résultat de décisions prises dans la sphère politique. Les changements qui ont abouti, par exemple, à des relations plus égalitaires entre les hommes et les femmes que par le passé ne relèvent pas seulement de décisions qui concernent la sphère politique ; ils comprennent un ensemble de changements culturels, euxmêmes fondés sur des éléments autrement plus complexes et diversifiés – par exemple, l’impact d’une « découverte » scientifique et d’un outil technique, comme les pilules contraceptives, sur la capacité des femmes à contrôler leur activité de procréation. Assurant aux femmes de nouveaux espaces de liberté et d’égalité vis-à-vis des hommes, dans le domaine de la sexualité, les pilules contraceptives ont entraîné une dynamique sociale égalitaire et démocratique quasiment autonome vis-à-vis de la sphère politique, entraînant tout d’abord des conflits culturels ou moraux relatifs à la définition du « permis » et de « l’interdit ». En ce sens, l’impact de la pilule contraceptive a été plus ou moins le même, 2 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 autant dans les pays relevant de régimes démocratiques que dans ceux qui n’en relevaient pas, et elle a suscité une révolution démographique qui n’épargne pas les régions du monde où les contraintes qui pèsent sur les femmes restent encore très lourdes, et où, pourtant la contraception peut être fortement pratiquée. Dès lors, de tels changements, de nature démocratique, peuvent s’opérer à l’intérieur d’un cadre politico institutionnel non démocratique. Ils peuvent aussi être en décalage avec des institutions démocratiques n’ayant pas suffisamment tenu compte des changements introduits par la dynamique sociale - auquel cas une mise à jour des institutions démocratiques peut être nécessaire ; et elle peut, enfin, déborder ces institutions en donnant lieu à des pratiques sociales échappant à toute forme de régulation institutionnelle. Nous y reviendrons. En tout état de cause, pour l’instant, il s’agit simplement d’affirmer l’autonomie d’une dynamique sociale à visée démocratique, susceptible d’être repérée et analysée en tant que telle, par rapport aux institutions et aux régimes politiques démocratiques. 2 – Revisiter Tocqueville L’apport de Tocqueville à une approche proprement sociologique de la démocratie est probablement le plus importante, parmi les auteurs qui participent à la naissance de la sociologie. Cet apport est fondamentalement en lien avec cette troisième signification du mot « démocratie » que j’ai évoquée ici : la prise en compte d’une dynamique démocratique intrinsèque à la vie sociale, qui ne se confond pas avec l’existence, ou non, d’un gouvernement démocratique. Dès l’introduction du premier volume de De la démocratie en Amérique1, Tocqueville dit l’étonnement qu’il a éprouvé en découvrant « l’influence prodigieuse » qu’un gouvernement démocratique exerce sur la marche de la société ; et il ajoute ensuite, à propos de l’Europe, qu’il il y voyait une égalité des conditions qui, sans avoir atteint comme aux Etats-Unis ses limites extrêmes, s'en rapprochait chaque jour davantage ; « et cette même démocratie, qui régnait sur les sociétés américaines, me parut en Europe s'avancer rapidement vers le pouvoir." (Souligné par moi, p. 37/38.) 1 Paris, Gallimard, 1961 (1ère édition : 1836). 3 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 Quelles logiques identifiait-il comme étant à l’œuvre dans cette dynamique démocratique observable en Europe ? D’abord l’importance de l’Eglise en tant que voie de mobilité sociale. En France le pouvoir fondé sur la propriété de la terre, tel qu'il existait 700 ans auparavant, avait été progressivement remplacé par celui du clergé. : "Le clergé ouvre ses rangs à tous, au pauvre et au riche, au roturier et au seigneur ; l'égalité commence à pénétrer par l'Eglise au sein du gouvernement, et celui qui eût végété comme serf dans un éternel esclavage, se place comme prêtre au milieu des nobles, et va souvent s'asseoir au-dessus des rois." (DA, 1er vol. p. 38) Ensuite, l’impact du marché : progressivement, "l'influence de l'argent commence à se faire sentir sur les affaires de l'Etat. Le négoce est une source nouvelle qui s'ouvre à la puissance et les financiers deviennent un pouvoir politique qu'on méprise et qu'on flatte." (DA, 1er vol. p. 39) L’éducation s’étend à un nombre plus large de personnes : "peu à peu les lumières se répandent (...) les lettrés arrivent aux affaires." (DA, 1er vol. p. 39). Des mécanismes institutionnels d’égalisation partielle des conditions voient le jour : «le premier anoblissement a lieu en 1270, et l’égalité s’introduit enfin dans le gouvernement par l’aristocratie elle-même » (DA, 1er vol. p. 39). « Les conditions sont plus égales de nos jours parmi les chrétiens, conclut-il, qu’elles ne l’ont jamais été dans aucun temps ni dans aucun pays du monde » Or, un tel changement, constate-t-il, s’est produit à l’insu des chefs d’Etat ou malgré eux : « il en est résulté que la révolution démocratique s’est opérée dans le matériel de la société, sans qu’il se fit, dans les lois, les idées, les habitudes et les mœurs, le changement qui eût été nécessaire pour rendre cette révolution utile ». (DA, 1er vol. p. 43). L’« utilité » d’une révolution démocratique s’effectuant d’abord sur le plan social, c’est ce que Tocqueville a cherché en Amérique. Et il dit alors : "J'avoue que dans l'Amérique j'ai vu plus que l'Amérique ; j'y ai cherché une image de la démocratie elle-même, de ses penchants, de son caractère, de ses préjugés, de ses passions ; j'ai voulu la connaître, ne fût-ce que pour savoir du moins ce que nous devions espérer ou craindre d'elle. (DA, 1er vol., p. 51) Ce raisonnement de Tocqueville concernant une dynamique sociale démocratique autonome vis-à-vis des institutions démocratiques sera repris et développé dans L’ancien 4 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 régime et la révolution2. Dans ce livre, publié en 1856, vingt ans après la première édition de DA, après avoir entrepris un vrai travail d’historien de l’Ancien Régime, Tocqueville présente la révolution de 1789 comme le point d’aboutissement d’une histoire sociale marquée par l’égalisation progressive des conditions, par la réduction des distances qui séparaient la noblesse et le Tiers Etat, par les transformations internes d’une noblesse devenue de moins en moins puissante, socialement hétérogène, subissant les effets de la division de la propriété agraire et au pouvoir délégitimé ; et par les transformations internes d’un Tiers Etat devenu de plus en plus actif sur le plan économique, engendrant en son sein des classes moyennes diversifiées – petits commerçants, paysans indépendants, agents des services urbains – et se rapprochant du pouvoir. La tension entre l’architecture absolutiste du pouvoir et une dynamique sociale marquée par l’égalisation des conditions (par la réduction des distances sociales) aurait abouti à un point de rupture, la révolution. Dans ce raisonnement, ce qui intéresse Tocqueville n’est pas tant l’existence de poches de misère – incontestables dans cette France prérévolutionnaire - mais l’impact d’une égalisation tendancielle des conditions sur les modes traditionnels de domination. Si on comprend la domination comme basée sur le monopole de certaines ressources d’action, un meilleur partage (même relatif) de ces ressources ne peut manquer d’avoir une incidence sur la domination elle-même. Or, ces effets ne sont pas toujours entièrement positifs, ils peuvent charrier de la violence (la révolution) et ils posent, selon Tocqueville, une interrogation majeure : à quelles conditions est-il possible de combiner dynamique égalitaire et un « vivre ensemble » pacifié ? Si Tocqueville s’était montré sensible à l’expérience nord-américaine de la démocratie, c’est bien parce qu’il croyait y trouver une réponse à cette interrogation. Tocqueville a ainsi ouvert aux sociologues la possibilité d’une pensée sur la démocratie qui n’a pas pour seul objet les institutions – qui ne s’y réduit pas – mais qui porte sur la nature du lien démocratique, sur son caractère dynamique et sur les implications qu’il peut avoir sur la vie sociale en général. En France (contrairement à l’Amérique d’ailleurs), l’égalisation des conditions, fondement de la démocratie, précède les institutions démocratiques ; inversement, la dynamique démocratique, en tant que trait propre au changement social, rend par périodes ces institutions périssables. C’est la raison pour laquelle 2 Paris, Flammarion, 1988 [1856] 5 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 un contemporain et un interlocuteur de Tocqueville, John Stuart Mill3, dans son petit essai sur la liberté, nous propose une approche (faible) des institutions comme des « arrangements provisoires » de la démocratie. Prenons donc à notre compte cette expression, qui souligne le caractère subordonné des institutions vis-à-vis de la dynamique sociale. On peut constater que ces « arrangements » sont en permanence soumis à deux éléments de tension, complémentaires et symétriquement opposés. Le premier relève de la consistance inhérente à l’univers symbolique auquel les pratiques sociales se trouvent référées. Une consistance située bien au-delà de sa fonctionnalité propre, et qui permet de comprendre pourquoi les institutions parviennent à résister à leur propre dépérissement, comme l’a rappelé Danilo Martuccelli4 à travers le thème du décalage. Le second élément de tension relève des effets de débordement (y compris les effets dits « de violence ») de ces mêmes institutions par la pratique sociale. D’un côté, les institutions se maintiennent au-delà du sens et des compromis qui les ont fondées [le thème de la « République »] ; de l’autre, tout un pan de la vie sociale leur échappe, fait d’initiatives qui ne sont pas susceptibles d’être expliquées à la lumière du rapport aux institutions, ou qui ne sont pas institutionnellement encadrées, ou le sont seulement en partie [la violence dans les banlieues]. Toutes les démocraties sont ainsi périodiquement obligées de procéder à la mise à jour de leurs institutions pour réduire le décalage et limiter les débordements, sans jamais y parvenir totalement. 3 – La dynamique démocratique Une telle relativité des arrangements démocratiques s’explique par une dynamique du changement fondée sur trois points de déséquilibre : la tension entre exclusion et inclusion, qui détermine l’accès tendanciellement croissant à l’égalité ; la tension entre liberté et contrainte, qui définit l’espace tendanciellement élargi de l’initiative ; et la tension entre reconnaissance et frontières, qui définit le visage multiforme de l’altérité. 3 4 De la liberté. Paris, Gallimard, 1990 [1857] Décalages. Paris, PUF, 1995 6 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 Des plus anciennes aux plus modernes, les démocraties ont toujours été marquées par une définition de l’égalité laissant hors jeu certains – les non citoyens ; mais elles ont toujours été marquées, également, par une dynamique historique tendanciellement fondée sur l’élargissement, et non pas sur la réduction, de l’espace de la citoyenneté. Progressivement, diverses catégories sociales exclues de droits citoyens ont été bénéficiées par ces droits : les esclaves ont cessé de l’être, les ouvriers ont acquis le droit de vote, ainsi que les femmes et, très récemment, au Brésil, les illettrés ; à l’égalité civile, politique et sociale, ont été ajoutés les droits culturels ; les enfants sont désormais porteurs de droits, ainsi que les personnes handicapées dont les droits sont pourtant quotidiennement déniés… Notre capacité à découvrir des lieux où l’égalité est absente et où elle peut, par conséquent, être élargie est devenue presque infinie, à se maintenir le rythme actuel de définition de nouveaux droits. D’un autre côté, la démocratie reproduit en permanence en son sein de nouvelles catégories d’exclus, ou y maintient en permanence plusieurs catégories de populations imparfaitement incluses. Mais la force du phénomène démocratique vient du fait qu’il y existe un espace ouvert à la lutte pour l’inclusion et que l’égalité politique contient en germe la possibilité, pour les catégories subalternes, non pas d’éliminer une inégalité non éliminable, mais de la limiter. La tension entre liberté et contrainte définit l’espace de l’initiative – un espace, là encore, évolutif, dans la mesure où la disponibilité de ressources d’action – économiques, politiques, culturelles - à la portée des individus s’est fortement accrue au cours de l’histoire et s’est déployée dans des domaines divers, aux effets agrégés, au sein des sociétés démocratiques. Les transformations du marché en tant qu’espace de déploiement de la libre initiative en sont une illustration majeure, avec toute la gamme des capitaux qui s’y déclinent, à la fois source d’inégalités entre les individus et une des bases indiscutables de leur autonomie. A ce niveau, un des phénomènes les plus étonnants de la vie sociale contemporaine, nonobstant les nombreuses et inacceptables inégalités observables au sein de nos démocraties, relève d’un élargissement sans précédents, insuffisamment régulé, et sans doute moins souvent évoqué, de ressources d’initiative désormais à la portée de populations qui en étaient auparavant dépourvues. 7 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 La tension entre reconnaissance et frontières définit les visages de l’altérité, et a subi, là encore, maintes évolutions significatives. La démocratie a toujours délimité les espaces dans lesquels elle s’est déployée, celui des cités ou des sociétés nationales. Aussi a-t-elle défini deux figures principales mais distinctes de l’altérité : une figure externe, celle de l’étranger, exclu de la citoyenneté car appartenant avant tout (mais pas tout à fait – d’où son caractère problématique, souligné par Simmel) aux dehors de la cité ; et une figure interne, liée au caractère asymétrique des relations - sociales, politiques, culturelles – propres aux sociétés complexes, qui rappelle que la démocratie n’est pas une mais plurielle, qu’elle se construit à travers des oppositions et des conflits (société civile x Etat, ouvriers x patrons, majorité x minorités) à la seule condition qu’on accepte de reconnaître autrui en tant que valeur, par delà les conflits qui éventuellement nous opposent à lui. Ces figures internes de l’altérité et la reconnaissance dont elles ont pu bénéficier au sein des sociétés démocratiques ont constitué la condition de possibilité de l’expérience démocratique elle-même et d’un certain type de vivre ensemble. Aujourd’hui, néanmoins, l’interne et l’externe apparaissent brouillés. C’est donc, probablement, à partir de ce dernier point de déséquilibre que la dynamique démocratique se doit d’abord d’être repensée. Mais avant de commencer à aborder le caractère problématique que revêt l’expérience contemporaine de la démocratie, il convient de répondre à la question formulée au début. Oui, il me semble que la démocratie – ou, plus précisément, la « dynamique démocratique » - peut être envisagée comme une catégorie à part entière d’une analyse sociologique détachée de la sphère politique et référée à la vie sociale en général. Le fait d’être fondée sur trois points de déséquilibre – la tension entre exclusion et inclusion, la tension entre liberté et contrainte et la tension entre reconnaissance et frontières – rattache le phénomène démocratique, à ce niveau de l’analyse, au changement social, avec un impact périodiquement renouvelé sur le pouvoir et sur les formes établies et institutionnelles de la domination, ou sur les sources de l’autorité. En ce sens on peut dire que l’idéaltype de la démocratie, considéré du point de vue de la sociologie, repose sur un effort, toujours provisoire et fragile à combiner un principe d’égalité, un principe de liberté et un principe d’altérité à l’intérieur d’un espace social donné et quelle que soit l’échelle des pratiques considérée – celle macro historique d’une société nationale ou celle, microsociale de la vie familiale. Mais le sociologue sait que cet équilibre, quelles que soient les institutions sur 8 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 lesquelles il s’appuie, est constamment mis à l’épreuve par une dynamique démocratique qui opère, au mieux, dans le sens de la mise à jour des institutions et de la formation de nouveaux équilibres ; au pire, en introduisant des ruptures faiblement maîtrisées et a fortiori la violence. 9 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 II Les frontières de la démocratie : des sociétés nationales à l’espace monde Si on accepte aujourd’hui de se poser des questions du type de celles que s’est posé Tocqueville, il y a peut-être lieu de se demander comment certaines asymétries qui structurent les rapports sociaux sur les scènes nationales et mondiale sont aujourd’hui remises en cause, ou se transforment, sous l’impact de l’élargissement du champ d’initiatives propre aux moins favorisés. A ce niveau, le raisonnement de Tocqueville reste d’une entière actualité : quelle que soit l’importance de la pauvreté dans l’expérience contemporaine, des réductions même faibles des taux d’inégalité, comme celles que constatent les rapports mondiaux du Programme des Nations Unies pour le Développement, PNUD, peuvent avoir un impact saisissant en termes d’accroissement des capacités d’initiative des populations subalternes et, par conséquent, sur l’architecture sociale de la domination. Le Rapport Mondial sur le Développement Humain de 2005 souligne ainsi l’importance de l’inégalité de revenus entre pays, qui forme deux tiers de l’inégalité mondiale, le dernier tiers seulement correspondant à l’inégalité à l’intérieur des pays. Cette asymétrie fondamentale coexiste pourtant avec des indicateurs significatifs d’amélioration du développement humain – progrès de l’espérance de vie, réduction du taux de mortalité chez les enfants de moins de cinq ans, réduction significative de l’analphabétisme (l’analphabétisme actuel reflétant surtout les lacunes passées en matière d’accès à l’éducation), réduction du taux de pauvreté extrême, passé de 28% en 1990 à 21% aujourd’hui (moins 130 millions de personnes). Malgré un rythme d’évolution du revenu monétaire sensiblement moins positif que pour les autres composantes de l’indice de développement humain (santé et éducation), le rapport du PNUD constate depuis l’an 2000 un accroissement du revenu moyen par habitant des pays en développement de 3,4%, soit le double de la croissance observée dans les pays à haut revenu. Cet accroissement concerne même l’Afrique subsaharienne (+ 1,2% depuis l’an 2000), la région la plus mal lotie parmi celles qui composent le monde en développement. Il faut donc tenir compte d’un meilleur accès à l’éducation, à la culture et à l’information, phénomène d’assez grande portée même s’il s’observe à des intensités et à des 10 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 rythmes inégaux ; et d’un meilleur accès à la mobilité ainsi qu’à la maîtrise de relations sociales délocalisées (meilleur accès à un « capital spatial » pour employer le terme de Jacques Lévy), grâce aux NTCI. A ce dernier niveau, l’existence d’importantes inégalités sur le plan mondial peut être considérée comme un phénomène au moins aussi significatif que leur réduction tendancielle. Même si une telle réduction est sans cesse remise en cause par l’effet d’une évolution technologique permanente et rapide, la baisse des prix qui touche des produits en situation d’obsolescence relative, mais restés sur le marché, contribue à leur diffusion. Autrement dit, les écarts mondiaux en matière de connectivité sont un phénomène dynamique qui ne préjuge pas de l’usage qui peut en être fait dans les pays pauvres, voire de l’usage préférentiel qui peut en être fait par certains segments particulièrement dynamiques des populations pauvres5. Ces éléments suggèrent une redéfinition significative des ressources susceptibles d’être mobilisées à l’échelle individuelle et collective dans différents points du globe, entraînant un déplacement des frontières de l’initiative et de la démocratie. Les Etats nationaux restent l’outil principal de mise en œuvre de politiques de gestion des populations, mais leurs frontières sont devenues poreuses. Sous la pression des grands déplacements de migrants et réfugiés à l’échelle mondiale, certains de ces Etats s’interrogent de plus en plus souvent sur leur propre capacité à faire frontière. La citoyenneté, principe sociopolitique de reconnaissance d’autrui propre aux sociétés nationales démocratiques, est mise à mal au nom d’un autre principe, plus universel, celui des droits de la personne. L’affaiblissement de la capacité à clôturer certains espaces (inséparable de tout principe d’ordre) a aussi une incidence sur la lutte contre la criminalité et la violence en général, comme on l’a vu en 2006 dans le cas des prisons de São Paulo où des actions de grand impact sur la ville ont pu être menées à bien sous la direction de prisonniers, qui pour cela n’avaient pas eu à quitter leur lieu d’incarcération. 5 Leonardo de la Torre Avila (2004) évoque une scène vécue lors d’une fête de village à Tiataco, province de Esteban Arze en Bolivie. Une paysanne sort de son sac un téléphone portable qui venait de sonner et raconte longuement et à hauts cris la fête à un interlocuteur qui paraît l’écouter attentivement. Lorsqu’elle raccroche, le chercheur l’interpelle, étonné que sa connexion marche, alors que lui n’arrivait pas à téléphoner. Elle lui répond que son téléphone fonctionnait sans problème et que l’appel venait des Etats-Unis. Il s’agissait évidemment d’un téléphone satellitaire, autonome vis-à-vis du réseau bolivien et beaucoup plus puissant que celui dont disposait le chercheur. 11 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 L’accroissement du capital spatial dont peuvent disposer certaines populations, marginales de par leur situation sociale ou géoéconomique, a pour conséquence de mettre en cause certaines asymétries caractéristiques des rapports sédentaires. Dans la description qu’il nous propose d’une « mondialisation par le bas », peu visible, Alain Tarrius (2002) nous parle d’hommes et de femmes pauvres qui se vivent comme des acteurs de leur vie, au plus loin de l’Etat-providence ou en tissant avec lui des liens complexes. Il nous explique que leur monde, même s’il échappe à toute emprise institutionnelle directe et s’il se définit souvent par une activité économique informelle - donc, somme toute, illégale - n’est pas complètement dominé par la violence et a su inventer ses formes propres de régulation. Les hiérarchies identitaires sédentaires y sont subverties, les frontières ethniques s’y estompent, de nouveaux cosmopolitismes et une nouvelle mixité sociale et culturelle s‘y inventent. Parler de décalages et débordements, dans ce contexte, permet de rendre compte des problèmes dérivés de l’affaiblissement et l’insuffisance des régulations institutionnelles, avec pour corollaire, au sein des sociétés nationales, des conduites marquées par la nostalgie d’un âge d’or passé (fonds de commerce de l’extrême droite), le ressentiment, voire la violence6 ; et d’initiatives individuelles et collectives en marge du droit. Ainsi Hasnia Missaoui7 a pu constater le « décalage » entre ce que l’Education Nationale en France interprétait comme un phénomène d’ « évasion scolaire », expliqué en termes d’échec et incapacité à accéder aux diplômes proposés par l’école, chez des populations gitanes et des jeunes marocains primo arrivants ; et les conduites volontaires de débordement de l’école par l’évasion et l’insertion précoce dans la vie économique, observables chez ces mêmes populations, dont la compétence à mobiliser des mécanismes autonomes d’autoformation dans la mobilité reste dans l’ombre : un même phénomène, deux lectures opposées. Il en est ainsi également, à São Paulo, du lien entre économie « formelle », surtout salariale et soumise à l’impôt, à laquelle sont attachés l’ensemble des bénéfices dérivés de la législation du travail et l’économie « informelle », souterraine, qui se constitue comme un espace d’initiatives répondant en général à des demandes de services non satisfaites. Dans cette ville industrielle, dotée d’un système de transports collectifs hautement insuffisant, à la 6 Cf. Michel Wieviorka et ali. Violence en France. Paris, Seuil, 1999 De l’étranger au citoyen : l’école déstabilisée. Mixité scolaire, mixité familiale et attitude face à la déscolarisation d’enfants gitans et maghrébins. Thèse pour le doctorat de sociologie. Université de Toulouse-leMirail, 2005. 7 12 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 montée du chômage dans les usines a correspondu l’éclosion d’une offre alternative et sauvage de transports collectifs – les camionnettes ou « Vans » – et l’émergence d’un nouveau « personnage » urbain, le « perueiro », à la marge de toute capacité instituée de régulation, et source, en l’occurrence, de conflits violents. Dans l’expérience urbaine pauliste, la « violence », dit Vera Telles8, relève souvent d’initiatives très diverses de « négociation de la vie », déployées à la marge des institutions et au-delà du bien et du mal. La restructuration de l’espace monde a réduit l’importance de certains conflits sociaux centraux, purement internes aux « sociétés », et accru l’importance corrélative d’initiatives émanant de populations marginales – pauvres, migrants, qui se définissent eux-mêmes comme des « chercheurs en vie meilleure»9 - dont l’impact social reste pour l’instant difficile à estimer. Un rapport de la Banque Interaméricaine de Développement10 suggère néanmoins déjà l’importance des transferts économiques effectués par les migrants vers leur pays d’origine, supérieurs dans le cas de l’Amérique latine au montant total de l’aide au développement. Des projets soutenus par la Banque, orientés vers neuf pays, tentent désormais de tirer parti de ces transferts par la mise en valeur de l’argent envoyé aux familles depuis l’étranger. Pour des raisons dont il faut débattre – mais je ne le ferai pas ici - la forme sociale du « sujet », thématique chère à Alain Touraine et qui, selon lui, définit le sens contemporain de la démocratie11, paraît avoir été déplacée des rapports sociaux situés au cœur des sociétés nationales – comme s’est trouvée être un moment, dans le modèle démocratique européen12, l’action ouvrière, fondée sur la conscience d’un conflit (fondateur pour la démocratie) directement inscrit dans les rapports de travail13 – vers d’autres lieux moins reconnus, à la 8 Cf. Vera Telles et Robert Cabanes. Nas tramas da cidade. Trajetórias urbanas e seus territórios. São Paulo, Humanitas, 2006 9 Claire Escoffier, Communautés d’itinérance et savoir circuler des transmigrant-e-s au Maghreb. Thèse de sociologie et sciences sociales, Université Toulouse II, juin 2006 10 Pedro de Vasconcelos. Sending Money Home: Remittance to Latin American and the Caribbean. IDB, 2004 11 Dans cette acception, la démocratie est pensée non pas comme expression politique de la vie « en société » mais comme politique susceptible de favoriser la formation et le développement de l’individu en tant que « sujet » défini par son autonomie et par sa liberté. Voir « L’école du sujet » in Pourrons-nous vivre ensemble ? Egaux et différents. Paris, Fayard, 1997 12 La différence entre ce modèle, fortement redevable des conflits des classes, et le modèle américain, beaucoup moins, a été très utilement soulignée par Marcel Gauchet. Cf. « Tocqueville, l’Amérique et nous. Sur la genèse des sociétés démocratiques ». Libre 7, 1980, Paris, Payot 13 Comme l’avait notamment montré Alain Touraine dans son étude sur la « conscience ouvrière » : La conscience ouvrière, Paris, Seuil, 1966 13 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 marge de la vie sociale. Il en est ainsi des migrants transnationaux, dont on comprend de mieux en mieux à quel point ils constituent un facteur considérable de modernisation culturelle et d’intégration de l’espace monde. Les travaux d’Alain Tarrius, auxquels je me suis référée, mais aussi ceux de Dana Diminescu14 sur l’utilisation des NTCI dans la migration par des populations en situation précaire, sont exemplaires d’une pauvreté qui ne ressemble que trop peu aux chômeurs de Marienthal, que Paul Lazarsfeld15 avait décrits comme exclus de tout champ d’action autonome16. Il faut y ajouter, à la suite d’Alain Touraine, l’idée de la « fin des sociétés », mode particulier et daté d’agencement du « vivre ensemble » qui a pris dans l’occident moderne une forme démocratique, occupe depuis quelques années une place importante dans les réflexions du CADIS17. Aux problèmes qui en découlent, qui sont ceux de la disparition d’un modèle d’ordre, des réponses sont encore à apporter, même s’il est presque contre nature de demander à des intellectuels formés dans la dissidence de le faire. Au fonctionnalisme de Parsons, à sa représentation de la vie sociale comme définie par la correspondance entre « le système et l’acteur», Alain Touraine a opposé, à ses débuts de sociologue, l’image d’une société divisée par son action sur elle-même et par le conflit des classes. Image actuellement périmée, à laquelle il a substitué le thème du sujet personnel, défini par une logique culturelle particulière d’appartenance mais aussi inventeur de sa propre vie, et surtout inspirateur d’un type de rapport à autrui caractérisé par le respect d’autrui en tant que sujet. Dans Pourrons- nous vivre ensemble ? Egaux et différents (1997 : 196), Touraine va jusqu’à affirmer que l’appel au sujet « est la seule réponse disponible aujourd’hui » aux différentes questions que pose la vie sociale. 14 Cf. « Les migrations à l’âge des nouvelles technologies » ? Hommes et migrations n° 1240, novembredécembre 2002 ; Visibles mais peu nombreux. Paris, Editions de la Maison des sciences de l'homme, 2003 15 Les chômeurs de Marienthal. Paris, Minuit, 1980 (1932) 16 Alain Touraine pour sa part propose « la femme » comme nouvelle forme culturelle du sujet (cf. Le monde des femmes. Paris, Fayard, 2006) ; mais rien n’est dit sur la manière comme des dimensions sociales du sujet s’articulent à cette forme culturelle nouvelle. Chassées par la porte, ces dimensions réapparaissent pourtant périodiquement par la fenêtre ; mais seulement par défaut, comme des inégalités et des manques, jamais comme des ressources auxquelles « le sujet » serait susceptible d’avoir accès par l’effet des logiques inhérentes à la dynamique démocratique. 17 Très tôt, Alain Touraine a pris acte du virage qui, dans la rupture avec le fonctionnalisme, nous plaçait face à l’existence d’une « sociologie sans société ». Il y est revenu à plusieurs reprises ces dernières années - de façon particulièrement importante, par exemple, dans Critique de la modernité (1992) ou, plus récemment, dans Un nouveau paradigme (2005). L’épuisement de la représentation d’une société « intégrée » et capable « d’intégrer » ses membres par la socialisation a été rappelée de façon récurrente, entre autres, par Didier Lapeyronnie (1993) ; par François Dubet (1994) ; par Michel Wieviorka (1996) – pour ne citer que ceux-là. 14 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 Le thème du sujet a ainsi une dimension fortement normative – comme cela a été le cas d’ailleurs pour la « société » chez Durkheim. Le sujet est une valeur démocratique qui renvoie à un principe de liberté (il est doté d’initiative, de capacité créatrice) et à un principe d’égalité (que suppose le respect d’autrui en tant que sujet), et il devrait inspirer un renouveau de la démocratie, forme contemporaine du vivre ensemble, pensée non pas comme expression politique de la vie « en société » mais comme politique susceptible de favoriser la formation et le développement de l’individu en tant que sujet18. Même si une telle définition normative correspond à un point de vue sur la vie sociale aujourd’hui largement partagé19, elle ne me semble pas suffisamment lestée des particularités de la dynamique démocratique en tant que forme du lien social. De même que la socialisation a pu apparaître à un certain moment comme un élément fondamental de la relation, asymétrique et hiérarchisée, d’interdépendance entre le « système » et « l’acteur », et comme principe d’organisation des « sociétés » en général, il est un lien à élucider entre une dynamique démocratique observable par le sociologue, aux effets souvent troubles, et les principes organisateurs propres à une démocratie du sujet. C’est ainsi que si la « marge » a pris le pas sur le « centre » dans la mise en forme des conflits sociaux, toute initiative issue de la marge ne préfigure pas une forme sociale du sujet. Beaucoup de ces initiatives sont en lien avec des violences graves, comme j’ai tenté de montrer pour le cas du Brésil20. Mais dans un cas comme dans l’autre, les effets de débordement qu’elles suscitent vis-à-vis de l’architecture institutionnelle des Etats nations exigent de nous une réflexion spécifique. L’espace monde ne cesse d’être restructuré, pour le bien et pour le mal, par de nouveaux acteurs émergents, dont le profil se précise à nos yeux au fur et à mesure que leurs initiatives se développent. C’est sans doute sur eux qu’il faut porter l’attention pour mieux établir le lien entre une dynamique démocratique ancrée dans l’expérience sociale et une conception normative de la démocratie du sujet, largement 18 Voir par exemple « L’école du sujet » in Pourrons-nous vivre ensemble ? Op. cit. Depuis une dizaine d’années en France des sociologues comme Robert Castel, Alain Ehrenberg, Farhad Khosrokavar, François de Singly et plus récemment Danilo Martuccelli ont insisté, au positif et au négatif, sur les nouvelles conditions dans lesquelles se déroulait pour l’individu l’épreuve de l’être soi. 20 Cf. Démocratie et violence, le paradoxe brésilien. Paris, Balland et São Paulo, Paz e Terra, 2001 19 15 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 partagée par nos contemporains mais dont l’architecture institutionnelle demande à être repensée. Ces populations à la marge, dont l’action a été rendue possible grâce à une réduction tendancielle des inégalités, remettent en cause des asymétries fondamentales de l’espace monde et charrient en même temps de nouveaux conflits sans lesquels il n’y a pas de vie démocratique possible. Disons-le autrement. La démocratie, telle que l’Occident moderne l’a vu se développer, a reposé sur des valeurs de respect de la personne s’inscrivant dans un ensemble de droits, sur une expérience sociale comprenant des pratiques diversifiées, et sur des mécanismes de régulation sociale et institutionnelle de ces pratiques, et d’arbitrage des conflits, ayant comme champ de pertinence les Etats-nations. Ces équilibres, provisoires et fragiles, sont aujourd’hui sérieusement remis en cause : par une dynamique égalitaire qui interpelle des modes traditionnels – c.d., fondés sur des principes de hiérarchisation – d’ordonnancement du monde ; par une extension sans précédents de l’économie mercantile à de nouveaux territoires géographiques et sociaux, rendant accessibles à des populations qui en étaient auparavant exclues des produits industrialisés d’usage courant comme les vêtements, les « marques » (via les contrefaçons), les NTCI qui constituent la nouvelle base technique de structuration des liens sociaux à l’échelle mondiale, en multipliant les ressources de mobilité via la chute des prix de moyens de transport rapides, comme les avions, et en favorisant la circulation des imaginaires via les médias de masse globalisés21 – bref, en étendant à l’échelle du globe les traits caractéristiques d’une société de consommation de masse et en renouvelant profondément, par là même, le visage de la pauvreté qui devient plus complexe et qu’il est impératif, par conséquent, de réinterroger. 21 Arjun Appadurai. Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation. Payot, 2005 (2001) 16 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 III Figures de l’égalité Il a déjà été question d’une dynamique démocratique se développant à l’échelle mondiale qui interpelle aujourd’hui des modes de régulation sociale et institutionnelle, et des mécanismes d’arbitrage des conflits ayant comme champ principal de pertinence les Etats nations. La mobilité transnationale, favorisée par la chute des prix des moyens de transport rapides, comme les avions, interpelle les modes prévalents d’ordonnancement du monde. L’extension de l’économie mercantile à de nouveaux territoires géographiques et sociaux rend accessibles, à des populations qui en étaient auparavant exclues, des produits industriels d’usage courant – vêtements, « marques » (via les contrefaçons), ou les NTCI, nouvelle base technique de structuration des liens sociaux à l’échelle mondiale. La circulation des imaginaires, rendue possible par des médias de masse globalisés22, étend à l’échelle du globe les traits caractéristiques d’une société de consommation définie par l’individualisme de masse, remet en cause des hiérarchies sédentaires, et renouvelle profondément le visage de la pauvreté, lequel devient plus complexe et qu’il apparaît nécessaire, en conséquence, de réinterroger. L’idée dont nous sommes partis est que la dynamique démocratique repose sur des logiques asynchrones, voire profondément disjointes, entre un régime politique basé sur l’égalité des citoyens, des politiques de réduction des inégalités fondées sur le droit positif et une dynamique démocratique remettant en cause des hiérarchies sédentaires. Les déséquilibres qui en résultent sont d’autant plus importants que l’imaginaire démocratique, aujourd’hui largement mondialisé, est fondé sur le principe d’un droit naturel par définition méta social et sur une expérience proprement sociale de l’égalité, ou de l’égalisation des conditions, fondée sur l’économie de marché. Entre les deux, c’est le vide, puisque les moyens d’action politique apparaissent de fait, dans une très large mesure en retard par rapport à ces deux éléments. Il semble ainsi impératif de passer d’une pensée nationale à une pensée post nationale, voire transnationale sur l’égalité. Mais comment penser l’égalité ellemême ? 22 Arjun Appadurai. Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation. Payot, 2005 (2001) 17 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 La question des droits naturels Le présupposé, hérité de la pensée du 17ème siècle (Grotius, Puffendorf, Hobbes et Locke) selon lequel les hommes naissent égaux en droit, intègre l’imaginaire démocratique, et constitue une force motrice d’importance considérable pour faire évoluer le droit positif, c.à.d. celui qui traduit la volonté du législateur. Un principe d’égalité méta social, inspiré d’un « état naturel » ayant précédé l’avènement de la propriété privée, fait que l’égalité, comme l’indique Rousseau, n’est pas sociale, bien qu’il incombe aux hommes, vivant en société, de veiller à ce que l’inégalité soit autant que possible réduite pour rendre viable une nécessaire coopération entre les êtres humains23. Fondée sur un principe méta social, l’égalité naturelle entre les hommes leur impose de lutter, par le biais du droit positif, contre les méfaits les plus brutaux associés à l’existence de la propriété privée. C’est par conséquent à l’intérieur de cette tension dynamique entre droit naturel, expérience sociale de la propriété privée et droit positif qui permet à la volonté collective d’aller dans le sens de l’égalisation des conditions, que cette dernière peut devenir un processus social concret et observable. Les figures de l’égalité Le problème de l’égalité implique alors un double critère : il pose la question de « qui » est concerné ; et il pose la question de « par quel registre d’expérience est-on concerné ». Problème, par conséquent, assez complexe à examiner, puisque les combinaisons qui dérivent de ces deux critères sont extrêmement variables. Par ailleurs, le problème de l’égalité est d’abord à envisager, par le sociologue en tout cas, non pas comme une construction du droit positif, mais comme un domaine de l’expérience. La première figure importante de l’égalité démocratique est celle qui relève de l’égalité civile, où l’expérience justement précède sa construction comme objet du droit positif. L’illustration majeure qu’évoquent nombreux auteurs est celle des « coffee shops » du 18ème siècle, lieu public de rencontres et débats entre des populations d’origines sociales diverses, exerçant un raisonnement critique à l’égard des choses publiques, se constituant en « société civile » et contribuant par là même à la mise en place d’un Etat fondé en droit, qui 23 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité entre les hommes (1755) et Le contrat social (1762). 18 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 voit progressivement se réduire la part d’arbitraire que recèle son pouvoir24. A ce moment-là, les droits civils, issus de l’expérience de l’égalité civile, concernent en partie de la sphère de l’intimité - liberté de la personne et inviolabilité du domicile ; ils concernent aussi la sphère publique, via la liberté d’opinion, de parole, de presse, d’association et de réunion ; puis, progressivement, les fonctions politiques des personnes privées – droit de pétition, de vote, droit à l’éligibilité. Si les coffee shops illustrent l’existence d’un espace restreint d’égalité civile, qui fait abstraction des inégalités sociales - alors que ces inégalités ont par ailleurs une très grande importance dans la vie sociale, mais qu’il est mal vu de les évoquer à cet endroitlà - les droits civils permettent d’inscrire cette expérience de l’égalité dans un cadre juridique (formel ou informel) à portée universelle et contribuent à élargir les champs d’expérience concernés. En revanche, l’institution de ces droits civils n’épuise jamais complètement le champ de pertinence de la tension inégalité sociale x égalité civile. Un exemple entre autres. Dans un texte posthume extrêmement émouvant, Pierre Bourdieu évoque son expérience de lycéen pauvre boursier de l’Etat à une époque où la différence sociale entre les boursiers (internes) et les autres était visible dans l’uniforme (la blouse) portée par les un, mais pas par les autres qui s’affichaient avec leurs vêtements civils et qui avaient droit, une fois les portes du lycée franchies, à une liberté civile dont les autres étaient exclus. Pourtant, dit Bourdieu, dans l’espace de la classe et face au maître, les élèves étaient tous égaux. L’expérience de l’égalité civile correspond donc à une double définition - ancrée dans la conscience individuelle - de soi-même et autrui comme égaux – une définition qui fait fi des très nombreuses formes d’inégalité, sociales ou autres, qui peuvent les séparer. Cette expérience est un élément fondamental de la dynamique démocratique ; elle est à considérer probablement comme l’expression même de la conscience démocratique, dans la mesure où c’est la figure la plus proche du « droit naturel » et dans la mesure où elle constitue le point d’ancrage des conflits, qui vont faire évoluer la politique et le droit dans le sens d’une réduction des autres registres d’inégalités. On pourrait évoquer beaucoup d’autres exemples du même type. La conscience de l’égalité civile remet en cause, en permanence, des hiérarchies sociales jusqu’alors perçues comme légitimes – dès lors qu’elle élargit l’éventail de ceux qui sont concernés par une telle expérience : par exemple, la candidature de Ségolène Royal à la présidence de la République 24 Jürgen Habermas, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise. Paris, Payot, 1978. Richard Sennet, Les tyrannies de l’intimité. Paris, Seuil, 1979. 19 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 en tant que personnalité éligible ne touche pas le champ du droit politique, qui reste inchangé, mais a plutôt un impact sur le domaine de l’imaginaire social, en montrant qu’une femme peut être aussi compétente (ou aussi incompétente) qu’un homme pour être présidente de la République. On est en deçà du droit et pourtant ce fait purement symbolique reconfigure des éléments de consistance du droit. C’est le 19ème siècle qui a mis à l’ordre du jour l’interdépendance entre égalité civile, égalité politique et égalité sociale grâce à l’arrivée dans l’espace public démocratique des ouvriers salariés et du monde populaire. La démocratie bourgeoise au 18ème siècle a été fondée sur un principe de séparation entre « société civile » et Etat, l’autonomie civile de la bourgeoisie étant assurée par l’économie de marché. Les débuts d’une société très inégalitaire fondée sur le salariat industriel ont exigé un nouveau type de compromis entre l’idéal démocratique de l’égalité naturelle entre les hommes, le droit de vote conçu comme droit politique universel et le phénomène, très palpable au 19ème siècle, de l’inégalité sociale. C’est l’histoire de la construction de ce nouveau compromis que retrace Jacques Donzelot25, dans un livre en partie consacré à la formation de la 3ème République. « Le social » entendu comme une manière nouvelle d’envisager le marché et ses effets, lui opposant le thème de la « solidarité », prend naissance à ce moment-là. Il suppose une remobilisation inédite de l’Etat, placé à nouveau au cœur des affaires publiques, alors que l’expérience du 18ème siècle avait consisté, au contraire, à séparer Etat et société civile. Il suppose aussi, comme le souligne Habermas, un ensemble de droits nouveaux : les droits « sociaux », issus de cette articulation nouvelle entre Etat et société civile. Par la suite, la dynamique économique du capitalisme aidant, les relations internationales également, la place des droits sociaux s’élargit considérablement tout au long du 20ème siècle jusqu’à devenir la définition la plus largement admise de l’égalité, comme l’a souligné Dominique Schnapper dans un livre récent26. En tout état de cause, l’avènement d’une définition proprement sociale de l’égalité a été décisif pour résorber la tension existante entre le droit de vote (qu’il fût ou non accordé, comme lors de la révolution de 1848, à des ouvriers dont l’organisation ne cessait de progresser) et des inégalités sociales qui étaient source de tensions permanentes dans l’espace public. Autrement dit, la stabilité d’un régime républicain fondé sur le vote populaire supposait de tenir compte de la « question sociale », conformément au vocabulaire de l’époque. 25 26 L’invention du social. Essai sur le déclin des passions politiques. Paris, Fayard, 1984. La démocratie providentielle. Paris, Gallimard, 2000 20 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 Les formes de construction de l’égalité sociale sont, bien entendu, fortement redevables de l’évolution de la vie économique. Pendant un long moment, elles ont placé en leur centre le travail comme critère de compensation des inégalités et d’attribution de droits. Aujourd’hui tout est à redéfinir et tout commence à être redéfini. L’égalité politique a progressé en conséquence, mais pas seulement : elle a subi aussi l’impact de définitions issues du champ de l’expérience civile – par exemple, lorsqu’il s’est agi d’accorder le droit de vote aux femmes ou de réduire l’âge de la majorité légale permettant de voter. Le thème de l’égalité culturelle - que l’on peut définir comme le droit à construire une représentation autonome de sa place dans le monde en deçà ou au-delà des Etats-nations, qui ont longtemps détenu ou continuent à détenir le monopole de ces représentations – est d’apparition tardive : il prend son essor au dernier tiers du 20ème siècle et se cristallise en un ensemble de droits spécifiques relatifs notamment au bilinguisme, avec l’usage public et l’accès à l’éducation dans des langues minoritaires, la mise en valeur d’un patrimoine culturel spécifique et la place nouvellement faite à un conflit qui devient majeur de nos jours, entre mémoire et histoire. Cette relation inégalité/revendication d’égalité et accès à de nouveaux droits constitue donc un élément permanent de la dynamique démocratique, ayant donné lieu à la configuration des divers champs d’expérience de l’égalité et aux quatre principaux champs de droits qui viennent d’être évoqués. Comme je l’ai dit au début, une telle relation est aussi compliquée par la question de savoir, à chaque fois, « qui » est concerné selon qu’on raisonne en termes de critères sociaux, de genre, d’âge, ethniques, ou selon une combinaison variable de critères qui est à la source de configurations diverses d’une opposition générale entre « majorités » (détentrices de certains droits) et « minorités » (exclues). Si l’égalité n’est pas sociale, l’égalisation des conditions relève d’une volonté politique de changer la vie sociale en la rapprochant le plus possible de la définition égalitaire propre au thème des droits naturels, qui constituent un mythe fondateur de la démocratie. Ce thème, comme nous le rappelle Louis Dumont27, correspond à une valeur ancrée dans la culture politique occidentale et est non seulement daté, mais circonscrit à une aire 27 Cf. Homo hierarchicus. Le système des castes et ses implications, Paris, Gallimard, 1966. 21 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 culturelle donnée. En Inde, nous dit Louis Dumont, l’inégalité et la hiérarchie constituent des valeurs légitimes et largement acceptées. Et il ajoute : le problème de l’Occident démocratique a toujours consisté à trouver un mode de combinaison acceptable entre un idéal d’égalité impossible à réaliser pleinement et l’expérience d’une inégalité sociale qui demande à être légitimée – fonction, selon lui, remplie par les idées de « stratification sociale » et de « mobilité sociale ». Comme lui, Tocqueville oppose, dans l’Ancien régime et la révolution, inégalités légitimes et illégitimes. Les privilèges de la noblesse seraient devenus intolérables à la conscience collective à partir du moment où ils seraient apparus comme injustifiés – autrement dit, à partir du moment où l’émergence de nouvelles formes d’égalité fondées sur l’autonomie civile de la bourgeoisie sont venues se heurter à la perte de fonction sociale de la noblesse. Dans un livre publié en 200628, François Dubet oppose, à la suite de Tocqueville, les inégalités perçues comme « justes » à celles perçues comme « injustes » par ceux qui en sont l’objet. Or, l’acceptabilité plus ou moins grande de certaines inégalités est directement redevable 1/ d’un certain état de la conscience collective 2/ repris par la pensée sociale et se traduisant de façon plus ou moins directe dans les politiques publiques. A ce niveau, deux noms issus du monde anglo-saxon se détachent pour ce qui concerne le débat sur l’égalité. Celui de John Rawls, philosophe américain récemment décédé et celui d’Amartya Sen, économiste indien, professeur à Cambridge et prix Nobel d’économie en 1998. Rawls distingue trois courants principaux qui marquent le débat sur l’égalité dans le contexte nord-américain. Les « utilitaristes » (utilitarians) qui considèrent que les critères qui fondent les inégalités justes et légitimes sont fondés sur la sélection des meilleurs en vue du « bien commun » qu’ils placent non pas au niveau de l’individu mais à celui de la collectivité à laquelle ils appartiennent. C’est la conception de Pitirim Sorokin, sociologue d’origine russe, fondateur aux Etats-Unis, en 1927, de la théorie de la mobilité sociale. C’est aussi la conception des Républicains français - une conception qui suppose des conditions historiques où l’idée de « bien commun » peut être affirmée comme source concrète d’action et de mobilisation. Deuxième courant évoqué par Rawls, celui des « libertarians », qu’il faut traduire par « libéraux » dans notre vocabulaire, c'est-à-dire que ceux qui pensent l’égalité comme égalité des chances et qui supposent l’égalité des chances garantie lorsque des 28 Injustices. L’expérience des inégalités au travail. Paris, Seuil. 22 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 individus placés en situation de concurrence les uns vis-à-vis des autres sont jugés selon des critères universels, c.à.d. applicables à tous. Ils se différencieront ensuite, certes, mais en fonction des compétences et des qualités personnelles dont ils auront fait état. Troisième courant, enfin, dans lequel Rawls lui-même s’inscrit, celui des « liberals » qui, dans notre vocabulaire, correspondraient à une gauche social-démocrate. Ils considèrent qu’une conception de l’égalité provenant d’un jugement selon des critères universels est insuffisante, car les individus ne sont pas socialement égaux au départ et les inégalités sociales de départ auraient une incidence sur leurs performances. C’est la raison pour laquelle il y a lieu de plaider pour qu’une intervention dans le domaine des politiques publiques (dans le cas des Etats-Unis cela va de paire avec la vague de politiques « d’action affirmative » qui bénéficie d’abord les populations afro-américaines, puis d’autres minorités) vienne corriger des inégalités de départ, complétant les critères universels de jugement, de telle sorte que l’accomplissement personnel des individus puisse se réaliser pleinement. L’idée de « équité » fait ainsi son entrée dans le débat public comme étant la voie par laquelle, grâce à une action volontairement inégalitaire, on parvient à compenser des inégalités sociales et à combiner liberté d’initiative (grâce à la concurrence et au marché) et justice sociale. Rawls pense que, en Amérique, les conditions de garantie de l’égalité ont changé dès lors qu’on est passé d’une économie de petits propriétaires, qui supposait une faible asymétrie entre les groupes sociaux, à une économie de base salariale qui requiert de suppléer à la fragilité des plus démunis pour leur assurer le juste exercice de leur liberté, en leur procurant des conditions d’autonomie qui, sans cela, seraient défaillantes. Cette mutation se produit plus tardivement aux Etats-Unis qu’en Europe (comme l’a indiqué Wright Mills elle s’est effectuée entre la fin du 19ème et les années 1940 et elle a donné lieu à une société salariale à dominante col blanc). L’énoncé fondamental de la théorie de la justice selon Rawls sera donc le suivant : « 1. Chaque personne a un droit égal à un système pleinement adéquat de libertés et de droits de base égaux pour tous, compatible avec un même système pour tous » - ce qui renvoie au thème de l’universalité des règles et du droit. « 2. Les inégalités sociales et économiques doivent remplir deux conditions : en premier lieu, elles doivent être attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous dans 23 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 des conditions de juste (« fair ») égalité des chances ; et en second lieu, elles doivent être au plus grand avantage des membres les plus défavorisés de la société. »29 Le principe d’équité a profondément renouvelé la pensée sur l’égalité dès lors qu’il ne souscrit plus seulement à l’universalité des règles du droit, ni ne se fonde sur un principe d’abstraction des inégalités sociales, mais qu’il ajoute à ces critères celui de la légitimation d’un principe d’inégalité, pour autant qu’il soit appliqué dans un but d’élargissement de l’expérience de l’égalité. Le domaine d’application d’un tel principe n’est pas seulement social stricto sensu (ou socioéconomique), mais bien plus vaste puisqu’il peut concerner le champ politique (via l’exigence de la parité), le domaine de la culture (par exemple via la diversification des origines ethniques dans la fonction publique). Il est fortement incitatif de politiques publiques de rétablissement de l’égalité ou de réduction des inégalités, là où la dynamique sociale en tant que telle n’a pas constitué un outil suffisant. En France, les politiques d’action affirmative (dites de discrimination positive) ont très souvent dû faire face à l’obstacle représenté par une conception héritée des approches utilitaristes et/ou libérales. Mais petit à petit elles font leur entrée dans l’espace public. La réflexion d’Amartya Sen prolonge et renouvelle celle de John Rawls. Son travail a eu un grand impact sur les études de la pauvreté à partir de deux idées principales : 1° l’insuffisance de la notion de « seuil » de pauvreté, qui fait abstraction d’une vaste gamme de situations placées « juste au-dessus » ou « juste en dessous » d’un seuil préétabli ; 2° l’insuffisance du « niveau de revenu » en tant que critère de mensuration de la pauvreté en fonction de l’hétérogénéité des contextes où ces revenus se traduisent en pouvoir d’achat. Au début des années 1990, la création par le PNUD d’un indice de développement humain à partir de trois indicateurs d’espérance de vie (santé), éducation et revenu est largement redevable de la pensée d’Amartya Sen. Dans son livre intitulé Repenser l’inégalité30, Sen s’inscrit dans le domaine de la philosophie politique, en dialogue direct avec Rawls, qu’il considère comme le penseur le plus important du 20ème siècle. Il se déclare entièrement redevable de la pensée de Rawls, tout en prenant de la distance par rapport à la notion d’équité telle que formulée par Rawls ou en l’envisageant autrement. Son raisonnement se base, comme celui de Rawls, sur deux principes 29 30 Théorie de la justice. Paris, Seuil, 1997 (1971). Paris, Seuil, 2000 24 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 complémentaires : 1° l’hétérogénéité des contextes dans lesquels la notion d’égalité prend sens la rend, au final, peu opérationnelle comme fondement de l’exercice d’une liberté mesurée en termes d’accomplissement personnel. A ce titre, les figures de l’égalité dessinées par les « utilitaristes », les « libertarians » et les « liberals » dans le débat américain seraient toutes vraies selon le point de vue (et/ou le contexte) dans lequel on se situe ; 2° même si on prend en compte la notion de « biens fondamentaux » comme base de l’autonomie individuelle, comme le fait Rawls, pour suggérer la nécessité d’une voie de compensation d’inégalités fondamentales, l’hétérogénéité continuer à jouer d’individu à individu et les effets de redistribution ne sont pas les mêmes selon certaines différences. Ainsi, les individus qui pâtissent de certains handicaps moteurs ou physiques font face à des difficultés qui ne sont pas susceptibles d’être résorbées par des effets de redistribution sociale et qui requièrent d’autres critères – non exclusivement sociaux en l’occurrence – d’évaluation. Sen propose alors la notion de « capabilities », traduite en français par l’expression « capabilité » - qui renvoie à l’idée de compétence, capacité, habileté – comme critère de développement de politiques publiques susceptibles de prendre en charge de façon efficace le diagnostic concernant les moyens de l’autonomie individuelle. A travers la notion de « capabilities », Sen propose donc de recentrer encore plus fortement le lien entre justice et démocratie sur le thème des garanties de l’autonomie individuelle, ce qui était déjà au cœur de la pensée de Rawls. L’idée formulée par Alain Touraine en France concernant « la démocratie comme politique du sujet » (= de l’individu en tant que défini par son autonomie) est complètement en phase avec cette conception31. Des formulations qui nous conduisent directement vers un autre principe fondamental de la démocratie qui est le principe de liberté. 31 Cf. Qu’est-ce que la démocratie ? Paris, Fayard. François Dubet, Les inégalités multipliées, Editions de l’Aube, 2000 25 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 IV L’expérience de la liberté ( I ) Le deuxième principe fondateur de la démocratie est le principe de liberté. Une question centrale qu’il pose, dans les termes d’Isaiah Berlin32, est celle des relations problématiques entre « liberté négative » et « liberté positive ». La « liberté négative » est relativement simple à concevoir. Berlin la définit comme réponse à la question : « Quel est le champ à l’intérieur duquel un sujet – individuel ou collectif – doit ou devrait pouvoir faire ou être ce qu’il est capable de faire et d’être, sans l’ingérence d’autrui ? » (p. 170) La question posée est donc celle des relations, mutuellement limitatives, entre liberté individuelle (ou collective) et exercice d’une contrainte (supposée légitime) à l’égard d’autrui. La « liberté positive » est plus complexe à cerner, car elle peut être posée de deux manières différentes. Elle relève d’un côté de l’initiative individuelle, lorsqu’on la définit à partir de la question : compte tenu des divers possibles qui s’ouvrent à moi (grâce à la « liberté négative » dont je dispose), qu’est-ce qu’effectivement je suis capable de faire ? Quelles sont les sources concrètes de mon autonomie, ou au contraire de mon incapacité à agir ? Formulée en ces termes, l’idée de « liberté positive » renvoie à la diversité et à la complexité des conditions qui rendent possible le plein exercice de la liberté, et qui relèvent des différents modes de construction de l’autonomie individuelle, en tant que source de l’initiative. Chez Isaiah Berlin, cependant, la « liberté positive » renvoie avant tout à une réalité historique perçue comme pervertie, qui débute avec le rationalisme moderne (en ce sens qu’il nous induit à reconnaître des valeurs qui se trouvent au-dessus de nous et que nous sommes censés employer notre propre volonté pour nous y conformer ; autrement dit, dans les termes de Durkheim, nous sommes d’autant plus libres que nous sommes « socialisés ») ; et qui a pris des contours tragiques dans l’expérience du totalitarisme au 20ème siècle, à travers la nouvelle place prise par l’Etat « au nom du bien commun », en tant que pourvoyeur supposé de « liberté positive ». Autrement dit, I. Berlin réfère très rapidement la « liberté positive » à 32 Historien des idées d’origine lettonienne émigré en 1919 en Angleterre, professeur à Oxford (1909-1997). « Deux conceptions de la liberté » (1958) in Eloge de la liberté, Paris, Calmann-Levy, 1988. 26 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 des enjeux situés dans le champ politique, à travers la question (p. 170) : « Sur quoi se fonde l’autorité qui peut obliger quelqu’un à faire ceci plutôt que cela ? » Or, si on laisse de côté cette problématique du despotisme et du totalitarisme, un peu décalée par rapport à ce qui nous occupe ici, les relations entre « liberté négative » et « liberté positive » peuvent constituer un outil intéressant pour penser, d’un point de vue sociologique, l’espace de la liberté, les figures qui s’y déploient et les relations que ces figures entretiennent avec la démocratie. Ainsi, si on se réfère par exemple à la réflexion que développe Habermas à propos du processus qui préside à la naissance d’une sphère publique bourgeoise dans l’Europe du 18ème siècle, la liberté qui se construit dans les relations entre Etat et société civile est de nature fondamentalement négative : le bourgeois, dit Habermas, pense le pouvoir à l’image et à la similitude du marché comme un non pouvoir33 – autrement dit comme un instrument « rationnel » de la volonté collective dépouillé de tout privilège et de toute connotation arbitraire. « Faire que les décisions tiennent compte des compétences, et respecter une justice formelle sont donc devenus les critères qui caractérisent l’Etat constitutionnel bourgeois ; au niveau de son organisation, l’administration ‘rationnelle’ et la justice ‘indépendante’ sont les conditions préalables auxquelles il obéit. La loi elle-même, le fait de s’en tenir au pouvoir exécutif et à la justice, doit avoir indifféremment pour tous et pour chacun le même pouvoir contraignant, et n’autoriser en principe ni dispense ni privilège. »34 Parallèlement, cette dynamique démocratique sanctionne une série de droits fondamentaux relevant à la fois de la sphère publique et de la sphère privée, dont l’ensemble constitue « les droits civils » et « les droits politiques ». Les premiers assurent des libertés fondamentales des personnes privées ; les seconds, leurs droits à participer à la définition des modes de gestion de la vie collective. Les premiers relèvent essentiellement de la liberté « négative ». Les seconds, d’une forme de liberté positive qu’est la liberté politique. Cet ensemble de droits, conçus comme « universels » et propres aux « simples êtres humains », recèlent néanmoins une contradiction qui va prendre une importance croissante au 19ème siècle – le fait que « l’autonomie civile » du bourgeois assoit sur sa condition de propriétaire qui, elle, n’est pas universelle. Or, cette « autonomie civile », source pour le bourgeois d’une 33 Dans sa réflexion sur les relations entre absolutisme, totalitarisme et démocratie, Claude Lefort a rendu célèbre la définition de la démocratie comme étant la « chaise » laissée « vide » par le Prince absolutiste, que le totalitarisme était venu incarner à nouveau dans le courant du 20ème siècle. Cf. L’invention démocratique, Paris, Fayard, 1984. 34 L’espace public, op cit. p. 90 27 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 « liberté positive », est en lien direct avec les marges d’initiative dont il dispose dans le cadre d’une économie de marché. Dans ce modèle, « liberté négative » et « liberté positive » sont appelées à se combiner de façon plutôt harmonieuse et « le marché » apparaît comme une figure importante de la liberté « positive ». Au fur et à mesure, cependant, que la dynamique sociale introduit de l’hétérogénéité dans la vie sociale, ces modes de combinaison deviennent plus tendus. Ainsi, dès le milieu du 19ème siècle, Tocqueville, dans le second volume de De la démocratie en Amérique, attire l’attention sur les risques pour la liberté dérivés d’une égalité qui, dans la démocratie américaine, tendrait au conformisme de masse. A travers cette question, immédiatement relevée par John Stuart Mill35 en Angleterre, deux sources limitatives de la liberté « négative » apparaissent : une source classiquement politique, exprimée dans les lois votées par une majorité et imposées à des minorités via l’action de l’Etat ; et une source morale, fondement des positions exprimées et imposées par une « opinion publique ». Autrement dit, le principe démocratique du vote majoritaire est loin d’être une garantie suffisante de la liberté. Celle-ci se construit dans la tension entre vote majoritaire, liberté individuelle et droit des minorités. Le rapport entre vote majoritaire et liberté individuelle est conçu, comme pour Isaiah Berlin (qui s’inspire très directement de Mill), dans les termes propres à la pensée libérale selon laquelle les limites à la liberté individuelle relèvent de l’atteinte à la liberté d’autrui. Autrement dit, si des limites peuvent être légitimement opposées à la liberté individuelle, c’est dans un but de réciprocité, c’est-à-dire avec l’objectif de faire en sorte que cette liberté soit compatible avec la même liberté pour tous. Mill y ajoute un critère de responsabilité, dans la mesure où il exclut de l’espace absolu de la liberté négative les individus en dessous de la majorité légale. Deuxièmement, la problématique de la liberté telle que formulée par Mill fait une place importante à l’idée de pluralisme, via celle du débat contradictoire et de la conflictualité sociale comme recherche de la vérité, qu’il conçoit non pas comme un « donné » mais comme « construit » dévoilé dans un processus d’approximations successives issues d’un débat conflictuel. Le pluralisme est la seule source possible de garantie de la liberté « négative » et il met à l’honneur l’opposition vertueuse entre majorité et minorités – d’où l’importance accordée par Mill aux femmes et aux minorités religieuses en tant qu’élément dynamique de 35 De la liberté, Paris, Gallimard, 1990 (préface de Pierre Bouretz) 28 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 la vie démocratique. Et il précise (p. 113) : « si une opinion a davantage de droit que l’autre à être, non seulement tolérée, mais encore encouragée et soutenue, c’est celle qui, à un moment ou dans un lieu donné, se trouve minoritaire. C’est l’opinion qui, pour l’instant, représente les intérêts négligés, l’aspect du bien-être humain qui risque d’obtenir moins que sa part. » Autrement dit – les droits acquis des majorités caractéristiques de la vie démocratique risquent, selon Mill, de porter atteinte aux libertés démocratiques conçues comme « négatives » dès lors qu’ils glissent vers l’homogène et l’un, au détriment du conflit et de la pluralité des opinions. L’arrivée des ouvriers et du monde populaire dans l’espace public du 19ème siècle perturbe le fonctionnement démocratique où il met en évidence la faiblesse de leurs libertés « positives ». Le marché, figure majeure de l’autonomie civile bourgeoise au 18ème siècle, place ces nouveaux travailleurs urbains salariés nés de la révolution industrielle dans une situation de dépendance intolérable. La « question sociale » telle qu’elle émerge dans le débat public, l’avènement d’un droit « social » et le retour de l’ingérence de l’Etat dans maints domaines de la vie sociale sont directement en lien avec ce déficit. L’essor de l’Etat providence après la Seconde guerre mondiale consolide ses nouvelles fonctions de pourvoyeur de libertés « positives » et pose à nouveau la question de l’un, de l’uniforme, du despotisme et du totalitarisme, cette fois-ci via le thème de la consommation de masse – la moyennisation de la vie sociale qui dérive de l’action volontaire de l’Etat engendrant le conformisme et représentant à ce titre un risque majeur pour la liberté… Jusqu’à ce que ce conformisme soit à nouveau interpellé par des logiques conflictuelles qui ont pris leur essor à l’échelle mondiale et qui sont celles de la contre-culture américaine des années 1950 et celles des mouvements étudiants des années 60, qui font état de nouvelles libertés « positives » caractéristiques de ces sociétés hautement éduquées qui vont placer la production des connaissances au cœur de leur action sur elles-mêmes. L’espace de la liberté « négative » et les ressources susceptibles d’être mobilisées par la liberté « positive » ont considérablement varié au fil du temps en fonction des relations réciproques qui se sont tissées entre ces deux dimensions complémentaires de la liberté. La liberté « négative » reflète en fin de comptes le type de compromis auquel une collectivité est susceptible d’aboutir pour assurer l’exercice des libertés positives, voire pour favoriser une accessibilité équitable de ces libertés positives à ses membres. Ainsi Tocqueville était plus ou moins convaincu que l’exercice de la liberté était un attribut de l’aristocratie, de par sa capacité à mobiliser des ressources intellectuelles et 29 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 morales que la démocratie menaçait. Mais il est évident que l’emprise de la bourgeoisie sur le marché la dote d’un ensemble de libertés « positives » dont le monde populaire est privé. Le mouvement ouvrier, en Europe, a affirmé sa liberté en faisant valoir l’identification des ouvriers au travail créateur, source du progrès et en se dotant d’un espace d’action politique qui lui permet de conflictualiser la vie démocratique et d’en faire autre chose qu’un despotisme éclairé. La contre-culture et le mouvement étudiant ont mobilisé des ressources intellectuelles et éthiques pour remettre en cause le conservatisme de la morale bourgeoise. Aujourd’hui, la mondialisation de l’espace économique et financier a un double impact sur les libertés « positives » et « négatives » dans l’expérience démocratique. Pour ce qui est des libertés « négatives », le fait nouveau relève de la béance issue de l’affaiblissement des sociétés nationales en tant qu’espace d’institution d’un ordre social. L’espace des libertés « négatives » semble s’accroître avec une mondialisation qui n’a pas fait place à un ordre social mondialisé ; qui reste plutôt dans l’entre-deux d’un ordre national affaibli et de la formation très incertaine de nouvelles institutions régionales et/ou mondiales. Ceci est d’autant plus vrai que la morale collective s’est, elle aussi, considérablement affaiblie en tant qu’élément de délimitation des libertés « négatives », suite à la critique dont elle a été l’objet dans le cadre de la révolution culturelle libérale des années 50, 60 et 7036. Dans ce contexte, les phénomènes « d’appel à l’ordre » gagnent de l’importance, d’autant plus que la situation est sensiblement hétérogène du point de vue des libertés « positives ». L’importance prise par le chômage dans beaucoup de pays du Nord industrialisé a créé de nouvelles formes de dépendance ; mais la démocratisation de l’accès à des ressources culturelles et de mobilité dans les pays du Sud a ouvert aux transmigrants contemporains des opportunités économiques nouvelles, directement liées aux inégalités qui séparent les pays du Nord et du Sud, et qu’ils mettent à leur profit. Curieusement, le « marché » mondial devient pour eux une source importante d’initiative et d’autonomie, comme il l’a été pour une bourgeoisie montante par le passé. Tandis que les états providence dans les pays du Nord, au mieux instaurent au sein des couches les plus démunies de leur population une nouvelle forme de dépendance insupportable. 36 Cf. Gilles Lipovetsky. Le crépuscule du devoir. L’éthique indolore des nouveaux temps démocratiques. Paris, Gallimard, 1992 30 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 V L’expérience de la liberté (II) Du point de vue de la tension entre liberté et contrainte, dont j’ai dit au départ qu’elle définissait l’espace tendanciellement élargi de l’initiative, les figures de la « liberté négative » et de la « liberté positive » examinées à partir d’Isaiah Berlin, nous permettent d’envisager l’initiative comme étant fondée sur un espace socialement défini par des règles – et notamment celle du droit positif qui relèvent pour l’essentiel de l’Etat nation ; et par une action possible, virtuelle avant d’être réelle, susceptible de se déployer à l’intérieur de cet espace. On m’a demandé, très justement, de revenir sur la manière par laquelle la sociologie – et non pas la philosophie politique – avait pensé ces questions. On va le faire, en replaçant le raisonnement sociologique à l’intérieur de ces catégories générales que Berlin nous propose pour penser la liberté. La contrainte a été pensée par les sociologues d’abord à partir d’un cadre « social » qui affirmait la prééminence du collectif – la « société » - sur l’individuel : l’individu ne pouvant pas survivre sans la collectivité, sa liberté reposerait sur l’intériorisation des normes collectives et il serait d’autant plus libre qu’il serait conscient de cette intériorisation nécessaire – autrement dit, il serait d’autant plus libre qu’il serait socialisé. C’est la pensée de Durkheim et, à peu de choses près, celle de Parsons, de Norbert Elias et d’autres. Dans ce contexte, la « liberté négative » et la « liberté positive » sont extrêmement proches l’une de l’autre ; il n’y a quasiment aucun écart entre elles. Une deuxième manière de penser la contrainte, en sociologie, a été à travers la notion de « domination de classe». Deux cas de figure principaux. Chez Bourdieu, la contrainte se fonde sur un capital légitime par nature, à la fois culturel et scolaire, qui écrase l’autonomie des groupes subalternes et ne leur laisse que la possibilité de l’aliénation ou celle de l’exclusion ; à une telle domination, on ne peut échapper que grâce à l’intervention de l’intellectuel critique. Chez Touraine, au contraire, la « domination de classe » s’inscrit dans un cadre conflictuel, auquel les couches subalternes répondent par la résistance à l’oppression et par la contestation opposée aux logiques de changement développées par des classes supérieures. Cette « double dialectique du conflit » fonde les théories du sujet historique et des mouvements sociaux développées par Alain Touraine. A ce niveau la liberté du sujet est doublement perçue, du point de vue négatif, comme un acte de résistance qui vise à élargir les 31 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 espaces d’action du sujet ; et, d’un point de vue positif, à l’identification au travail comme acte créateur fondamental propre à la société industrielle – d’où le statut du mouvement ouvrier en tant que mouvement social. Dans les théories du choix rationnel, dans l’analyse stratégique et les théories interactionnistes en général, l’individu est supposé autonome – parce que doté d’une capacité à effectuer des choix en tenant compte des contraintes de son environnement ; parce que supposé capable de mettre à profit certaines ressources dont il dispose davantage comparativement à d’autres, tout en tenant compte des « effets système » suscités par les actions individuelles ; ou en tenant compte directement du rapport à autrui comme contrainte à anticiper dans l’interaction. Autrement dit, ce dernier ensemble de théories sociologiques met davantage l’accent sur le thème des libertés « positives » que l’individu peut faire valoir dans le cadre de son action et attribue une très faible place au thème des libertés « négatives » qui apparaît comme un effet second de l’agrégation des actions individuelles. Aujourd’hui, la question des libertés « négatives » apparaît donc comme un problème majeur – non pas parce que la contrainte collective vis-à-vis des libertés individuelles serait trop importante mais, au contraire, parce que l’espace d’action et même les ressources d’action se seraient par trop élargis dans un contexte plutôt défini par l’affaiblissement des règles : affaiblissement des sociétés nationales en tant que cadres historico politiques de l’expérience individuelle ; affaiblissement de la domination de classes en tant que cadre social du travail ; et décalage entre les effets agrégés des choix rationnels ou des stratégies individuelles qui relèvent dans l’ensemble d’un espace mondialisé et les cadres institutionnels fondés sur le droit positif, qui relèvent pour l’essentiel d’un espace de compétence des Etats nations. Un exemple : les sans-papiers d’origine algérienne étudiés par Marie-Thérèse TetuDelage37. Cette étude montre d’abord l’importance de l’écart entre, d’un côté, un droit national extrêmement restrictif à la poursuite d’une immigration algérienne sur le territoire français ; et, de l’autre, une expérience sociale marquée la densité des liens qui unissent les Algériens à la France. D’un côté, discontinuité territoriale des Etats Nations ; de l’autre, continuité des liens historiques, sociaux, et des imaginaires qui forment la jeunesse algérienne actuelle et qui la poussent vers la mobilité. L’impact sur les « usages du droit » étudiés par Marie-Thérèse Tetu-Delage est extrêmement intéressant, puisqu’il pousse à des 37 « Clandestins » au pays des papiers. Une anthropologie des mondes et des circulations entre légal et illégal des migrations algériennes (1998-2004). Ecole doctorale TESC, Université de Toulouse le Mirail, 2006 32 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 compromissions, à des ajustements, à des arbitrages au coup par coup et à des actes arbitraires de façon à faire correspondre autant que possible l’expérience sociale au droit sans passer par une véritable reconfiguration du Droit avec un grand D. La question des libertés « positives », quant à elle, est formulée de plus en plus par la sociologie en termes de problèmes de « personnalité » : dans un monde de plus en plus ouvert, qui multiplie les ressources d’action à la disposition de chacun, ce qui pose problème c’est aussi la capacité à définir une voie propre à sa vie face à la multiplicité de choix virtuellement possibles auxquels correspond en même temps une représentation intériorisée de l’échec, désormais défini comme étant du ressort de la responsabilité individuelle. Une version de ce changement se réfère à une reconfiguration de la famille contemporaine, perçue non plus comme un lieu de socialisation aux règles et normes de la vie sociale, mais plutôt comme un lieu de découverte et de définition de soi – des ses qualités intrinsèques – grâce au miroir des autres et, autant que faire se peu, de découverte des codes d’évolution dans le monde38. Mais, lorsque ce cadre n’est pas suffisant, là on observe un effondrement de l’individu incapable de faire face à l’indétermination du monde et fatigué de l’injonction permanente à être « soi » à laquelle il ne se sent plus en mesure de répondre – et c’est comme ça que Alain Ehrenberg explique la consommation à une échelle tout à fait nouvelle dans la société contemporaine de psychotropes légaux et illégaux39. Ce que nous suggère la sociologie, donc, du point de vue du rapport précédemment évoqué entre liberté « négative » et liberté « positive » est aussi un élargissement sans précédents des espaces de la liberté « négative », devenus virtuellement ceux de l’espace monde. Et, du point de vue de la liberté « positive » une évolution contradictoire – positive au sens d’une plus grande disponibilité de ressources matérielles qui deviennent accessibles à des populations pauvres notamment dans le domaine des NTCI, des ressources qui leur permettent d’agir en tant qu’individus pour échapper à la pauvreté ; mais négative, aussi, au sens où le problème de l’autonomie repose de plus en plus désormais sur des ressources d’autonomie qui ne sont pas données à tout le monde et qui deviennent problématiques en tant que ressources de personnalité : dépression, difficulté à s’orienter dans le monde, faible capacité à s’inscrire dans des réseaux d’action. Plusieurs registres de problèmes en dérivent. 38 39 François de Singly, Le soi, le couple et la famille. Paris, Nathan, 1994 L’individu incertain, Pluriel/Hachette, 1995 ; La fatigue d’être soi, Odile Jacob, 1998 33 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 L’espace monde est aujourd’hui un espace de flux (d’informations et capitaux) et de circulations humaines et marchandes faiblement régulées. On assiste à des efforts de structuration politique de cet espace via les mobilisations alter mondialistes, mais ils correspondent à des mouvements relativement faibles et encore faiblement étudiés compte tenu du degré d’intégration propre à la mondialisation40. On assiste également à la mise en place de « territoires circulatoires » grâce au déploiement « par le bas » d’une expérience sociale transversale aux frontières des Etats nations. Ces Etats, qui ont à leur charge le développement de politiques de gestion des populations, sont doublement pris en otage : par le « haut », par la mondialisation d’une économie dont la maîtrise des flux leur échappe ; par le « bas », par l’intégration imaginaire de l’espace monde, qui fait place à des formes extrêmement ambivalentes de gestion des mobilités humaines. Une ambivalence qui relève de l’économie d’abord : l’emploi d’une main d’œuvre illégale et à découvert en matière de droits sociaux peut répondre à des besoins économiques notamment dans l’agriculture ; qui relève du droit, ensuite, dans la mesure où elle s’inscrit dans un conflit entre droit de la citoyenneté et droits de l’homme, et qui suscite maintes mobilisations et complicités au sein même des sociétés nationales. D’un autre côté l’expérience individuelle, pour se construire, doit surmonter deux contraintes principales : celle de la dépression, conçue dans un sens très large en tant qu’incapacité à définir le sens de sa vie ; et celle de l’errance, risque associé à la mobilité et que la mobilité à elle seule, en tant que ressource d’action, ne parvient pas à endiguer. Dans les deux cas, c’est l’ouverture de l’espace d’action ou l’affaiblissement des contraintes qui devient lui-même contrainte pour l’action : la construction du sens devient davantage auto référentielle plutôt que contestatrice ; elle s’inscrit dans une temporalité également ouverte et indéterminée qui est celle de l’histoire individuelle de son début à son terme ; et elle dépend de la rencontre/mobilisation de « supports » de l’action41. Cependant ces derniers, aussi importants soient-ils, ne permettent pas à eux seuls de régler le problème du sens, devenu radicalement individuel. 40 Michel Wieviorka (dir.) Un autre monde. Paris, Balland, 2003 ; Eric Agrikoliansky, Olivier Filleule et Nonna Mayer. L’altermondialisme en France : la longue histoire d’une nouvelle cause, Paris, Flammarion ; Eric Agrikoliansky, Dominique Cardon et Isabelle Sommier, Paris, La Dispute ; Antimo Farro (sur l’Italie) 41 Danilo Martuccelli, Grammaires de l’individu. Paris, Gallimard. 34 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 VI La reconnaissance problématique de l’altérité C’est dans ce contexte, extrêmement nouveau du point de vue de la reconfiguration de la scène historique auquel il laisse place, que la question de la « reconnaissance de l’altérité » est à soulever. Comme je l’ai dit au début, la tension entre reconnaissance et frontières définit des visages de l’altérité qui ont subi, dans l’histoire de la démocratie, maintes évolutions significatives. Deux figures principales relèvent de cette tension : l’une externe, celle de l’étranger, exclu de la citoyenneté car appartenant avant tout (mais pas tout à fait – d’où son caractère problématique, souligné par Simmel) aux dehors de la cité ; et une autre, interne, liée au caractère asymétrique des relations - sociales, politiques, culturelles – propres aux sociétés complexes, qui rappelle que la démocratie n’est pas une mais plurielle, qu’elle se construit à travers des oppositions et des conflits (société civile x Etat, ouvriers x patrons, majorité x minorités) à la seule condition qu’on accepte de reconnaître autrui en tant que valeur, par delà les conflits qui éventuellement nous opposent. Ces figures internes de l’altérité et la reconnaissance dont elles ont pu bénéficier au sein des sociétés démocratiques ont constitué la condition de possibilité de l’expérience démocratique elle-même et d’un certain type de vivre ensemble. Aujourd’hui, néanmoins, autant les asymétries internes - qui dérivaient de l’existence de grandes configurations collectives stabilisées ; que les asymétries externes - qui relevaient de la consistance des frontières opposant citoyens et étrangers - apparaissent brouillées. Et, en même temps, on n’a probablement jamais autant évoqué la question de la « reconnaissance »42 comme problème propre à la démocratie. Cette question doit être reliée, dans l’expérience contemporaine, à la nouvelle place impartie à la culture en tant que terreau de la construction du sens, en tant que substrat des identités individuelles ou collectives43. Un débat qui s’est développé en deux étapes distinctes, renvoyant d’abord au thème du « multiculturalisme », puis à celui des « multi appartenances ». Le débat sur le multiculturalisme s’est posé à propos des droits culturels des minorités à l’intérieur de l’espace national. Depuis les années 1970, un nombre progressif de pays ont 42 43 Dossier Sciences Humaines. Manuel Castells, Le pouvoir de l’identité, Paris, Fayard, 1999 35 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 accepté de reconnaître le caractère multi ou pluriculturel de leur formation nationale, là où, auparavant, l’appartenance nationale était plutôt définie par la citoyenneté, autrement dit par un rapport de l’individu abstrait à l’Etat. Un des noms les plus significatifs dans ce débat reste celui du philosophe canadien Charles Taylor44. Taylor a souligné l’importance d’un phénomène qui a bouleversé les conditions de fonctionnement des démocraties contemporaines, l’essor de revendications identitaires multiples assorties d’une forte demande de reconnaissance qui a remis en question des formes établies du fonctionnement démocratique dans beaucoup de sociétés, du point de vue de ses implications dans le domaine du droit. L’idée pour lui est que de tels phénomènes sont liés à une quête de sens – la nécessité fondamentale pour les êtres humains de donner une perspective à leur vie à partir de ce qui définit leur environnement culturel particulier, donc d’une demande de « reconnaissance » de leur différence ou de leur particularité « culturelle ». On a pu, en effet, voir sur le littoral brésilien des indiens devenus des paysans pauvres privés d’identité particulière reconstruire, à l’aide des anthropologues, un rapport à leur langue comme ressource de rééquilibrage d’une asymétrie dans leur rapport à la société inclusive – ce qu’on appelle les phénomènes « d’ethnogenèse ». Taylor définit cet essor identitaire contemporain comme une quête « d’authenticité » attachée à la culture, c.d. quête d’une définition de soi ou de sa place dans la société à travers l’identification à une histoire culturelle qui définit un principe particulier d’appartenance – un idéal qui n’est réalisable, selon lui, que sous une forme dialogique. Ce dialogue est partiellement intérieur (d’un groupe culturel avec sa propre culture) et partiellement extérieur (d’une minorité avec une majorité) – ce qui veut dire que la mise en œuvre de cet idéal d’authenticité requiert la reconnaissance d’autrui. Aujourd’hui, la question de la « reconnaissance », de la légitimité à reconnaître des particularités historiques de certains groupes à l’intérieur de l’histoire nationale s’est posée de façon quasiment irréversible – ce qui fait problème, c’est dans quelle mesure, oui ou non, à 44 Voir par exemple Amy Gutman (dir., autour de Charles Taylor) : Multiculturalisme, différence et démocratie, Paris, Aubier, 1994. 36 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 cette reconnaissance doit correspondre l’instauration de nouveaux droits ; dans quelle mesure cette reconnaissance doit s’inscrire dans un nouveau cadre juridique. Autrement dit, sur des registres multiples une contradiction s’instaure entre une définition « particulière » (fondée sur un substrat culturel) du champ des droits et une définition « universelle » (fondée sur une définition de l’individu abstrait). Pour Taylor, il n’y a pas de solution générale à cette contradiction, il n’y a que des solutions « dialogiques », définies par l’échange, la reconnaissance et le compromis. Le droit universel doit primer sur les droits particuliers, lorsque ces derniers lui portent atteinte – ce qui est matière à débat. Le droit de groupes particuliers à perpétuer leur langue ne porterait pas atteinte aux droits universels. En revanche, les pratiques d’excision par exemple heurtent une conception, occidentale en tout cas, des droits humains. Dans La démocratie providentielle (Gallimard, 2000), Dominique Schnapper examine de façon très critique les avatars de cette contradiction qui remet en cause les dimensions universelles non seulement du droit, mais aussi de la culture. C’est notamment le cas du récit historique, fortement interpellé de nos jours, dans ses fondements, par un conflit entre mémoire et histoire45 - avec des enjeux de reconnaissance institutionnelle et réécriture du récit historique, comme dans le cas de la responsabilité de l’Etat français sur la déportation des Juifs de Vichy ; comme dans le cas de la traite esclavagiste ; comme dans le cas des Algériens, via le prolongement dans un contexte postcolonial de l’oppression coloniale ; ou comme dans le cas du génocide des Arméniens par les Turcs etc.. Ce qu’on remet en cause à travers ce conflit, ce n’est pas l’unité nationale mais l’imaginaire qu’elle mobilise – fondé sur une représentation homogène qui efface les tensions, les contradictions, les rapports de force et d’oppression, les luttes intestines. Le débat sur le multiculturalisme a impliqué la reconnaissance d’une hétérogénéité culturelle et de rapports de force historiques entre majorité et minorités dans le cadre de sociétés nationales définies par une unité étatique et un principe de citoyenneté. Autrement dit : il s’agit de savoir quel espace de reconnaissance institutionnelle et quels droits particuliers doivent être accordés à certaines minorités, suite à la reconnaissance symbolique 45 Cf. Comité pour la mémoire de l’esclavage. Mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions. Rapport à Monsieur le Premier Ministre, remis le 12 avril 2005 ; et divers ouvrages de Françoise Verges, vice-présidente du comité. 37 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 de la particularité de leur statut et de leur place dans l’histoire de la construction nationale. Cette définition est très variable selon les pays, même si elle s’inscrit dans un même enjeu qui est de combiner le « particulier » à « l’universel », « l’égalité » à la « différence ». Il y a cependant une autre manière d’envisager les mêmes problèmes. Lorsqu’on laisse de côté un instant le cadre national pour tenir compte de l’expérience des individus et de leur groupe culturel d’appartenance, d’autres thématiques s’imposent et acquièrent de la visibilité. A ce niveau, la problématique de la différence culturelle s’inscrit dans les logiques générales de construction de l’autonomie individuelle, à côté d’autres ressources, d’une autre nature, que l’individu est amené à mobiliser comme celles de type socio-économique. On retrouve donc des combinaisons nouvelles, complexes et multiples, entre égalité et différence, qui débordent largement l’inscription de ces thématiques dans des formes institutionnelles préétablies. Les multi appartenances Une des limites flagrantes de ce débat, par ailleurs, est de passer à côté d’un autre phénomène de plus en plus important de nos jours, et qui va en croissant, celui des multi appartenances. Alors que le multiculturalisme oblige à reconnaître hétérogénéité culturelle interne aux sociétés nationales, la question des multi appartenances nous rappelle que les individus ne s’inscrivent pas dans un univers socioculturel défini par des frontières nationales, mais plutôt les traversent, en étant « d’ici » et « de là-bas » simultanément. Les NTCI ont donné une impulsion considérable aux relations à distance et alors que nos cadres institutionnels restent pour l’essentiel confinés à un espace intra national, les relations interindividuelles, quant à elles, relèvent de plus en plus d’un espace transnational. Les diasporas en constituent un premier cas de figure important, dont l’archétype est constitué par la diaspora juive. Ce terme désigne des populations dispersées dans le monde, mais qui, malgré leur dispersion, préservent leurs liens culturels et socioéconomiques et continuent à développer des relations avec une terre d’origine – les Juifs avec l’Etat d’Israël, les Palestiniens avec la Palestine, les Arméniens avec l’Arménie, fonctionnant pour les leurs comme des ressources de divers ordres, économiques et politiques notamment. 38 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 La différence culturelle comme ressource d’action J’ai fait référence aux phénomènes « d’ethnogenèse » intervenus chez des paysans pauvres brésiliens de souche indienne, noire ou métisse. Dans un livre bientôt vieux de presque un siècle, Louis Wirth46 montre comment les Juifs immigrés aux Etats-Unis se réorganisent dans une communauté culturelle d’appartenance – un ghetto mais volontaire – qui correspond à la fois à une définition sociale de leur condition (par la pauvreté) et à une différence culturelle sur laquelle ils s’appuient pour réussir leur intégration individuelle dans la société américaine. Il observe donc des logiques d’enfermement, au sens où le ghetto développe des exigences propres en matière de solidarité et de contrôle social ; mais aussi des logiques d’ouverture et de sortie du ghetto par la mobilité individuelle, chez des individus qui mettaient entre parenthèses leur différence culturelle avec l’aspiration de devenir des citoyens américains à part entière et au sens de la « citoyenneté abstraite ». Ce mouvement, cependant, était, selon Wirth, un mouvement en balancier – la différence culturelle ne s’effaçait vraiment jamais et réapparaissait périodiquement en tant que blessure à chaque qu’elle était rappelée par le regard extérieur sous la forme du préjugé ou de la discrimination. A ce moment là on observait une tendance au « retour » au ghetto – l’individu abstrait cherchant à nouveau refuge dans sa communauté d’origine pour se protéger et se ressourcer. Différence culturelle, cosmopolitisme et mobilité transnationale Dans le cas des migrations contemporaines qu’étudie Alain Tarrius, la différence culturelle peut constituer une ressource de mobilité transnationale. Certaines études montrent ainsi les solidarités mobilisées dans le commerce et pour l’insertion dans un espace transnational par les mourides sénégalais – confrérie infranationale soudée par des principes moraux de source à la fois religieuse et fondés sur le travail, notamment le commerce qui les caractérise. Cette solidarité construite en deçà de la nation favorise une culture de l’oralité qui préside les échanges et les régule à travers des mécanismes infra institutionnels47. Bien que prenant appui sur une différence culturelle, ces solidarités ne conduisent pas à des conflits interethniques – crainte manifestée par les sociétés où la citoyenneté et l’individualisme abstrait ont été remis en cause par le multiculturalisme. La constatation 46 Le ghetto. Presses Universitaires de Grenoble, 1980 (1925). Aly Tandian. Des migrations internationales à la question identitaire. Redéfinition de statuts des migrants Haalpulaar et évolution des rôles féminins dans la vallée du fleuve Sénégal, sous la dir. de Chantal BordesBenayoun et Gora Mbodj. Th. doct. : Sociologie, Toulouse 2 47 39 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 effectuée par les chercheurs suggère des échanges fondés sur un « cosmopolitisme tranquille » quand ce n’est carrément sur des variables autres que les critères ethniques (Mehdi Alioua). La question du métissage48 Le métissage est peut-être moins un phénomène social en tant que tel qu’un regard porté sur des phénomènes d’échange culturel. Autrement dit, c’est un phénomène dont on peut penser qu’il existe en permanence même lorsqu’il n’est pas reconnu. Le Brésil indépendant s’est d’abord pensé, dans le courant du 19ème siècle, à partir d’un héritage blanc européen et des théories raciales importées d’Europe dans la perspective de la construction nationale. Ce n’est que dans le premier tiers du 20ème siècle qu’il va se repenser à partir d’un nationalisme culturel métis. Par la suite, le Brésil devient un terrain fertile d’observation de processus de métissage, qui ont eu cours tout au long de son histoire depuis la colonisation, comme l’a observé Gilberto Freyre (Casa grande e senzala) à propos des relations entre Maîtres et Esclaves. Autrement dit, la colonisation portugaise aurait favorisé largement une culture du mélange des races et du mélange culturel et, nonobstant le statut subalterne des esclaves, des voies de mobilité sociale leur était ouvertes par le biais des alliances interraciales. Ce processus a une portée très large. Christine Castelain-Meunier l’a récemment repris, à propos des échanges identitaires contemporains qui lient hommes et femmes49. Elle se réfère explicitement à la question d’une culture métisse où, à l’ancienne opposition entre sexes, se substituent des emprunts qui redéfinissent entièrement le masculin en faisant une place nouvelle à l’affectif, au soin du corps et au souci de soi d’une manière générale, à travers des expressions nouvelles et notables du point de vue d’un nouveau marché de consommation qui offre désormais des cosmétiques, des dessous et d’autres produits traditionnellement marqués comme appartenant au registre de la consommation féminine. Conclusion Il faut souligner le caractère évolutif et fondamentalement divers des problèmes soulevés par la fragmentation sociale et l’essor identitaire contemporain qui renvoie, comme Castells l’a indiqué à la nouvelle place de la culture en tant que lieu de production du sens de l’activité 48 49 François Laplantine et Alexis Nous, Le métissage, Paris, Flammarion, 1997 Cf. Les métamorphoses du masculin. Paris, PUF, 2005 40 Sociologie de la démocratie Cours pour le Master 2 Recherche Angelina Peralva 2007-2008 individuelle et collective, qui remplace le « social » dans sa signification socioéconomique prévalente. 41