Julie Dufort Ph.D. Student, University of Québec at Montréal

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Julie Dufort Ph.D. Student, University of Québec at Montréal
XXIIND WORLD CONGRESS OF POLITICAL SCIENCE – MADRID 2012
“I AM AMERICA (AND SO CAN YOU!)”:
STEPHEN COLBERT’S SATIRIC PARODY AS A FORM OF POLITICAL ENGAGEMENT
Julie Dufort
Ph.D. Student, University of Québec at Montréal
Research Fellow, Center for United States Studies
Raoul Dandurand Chair for Strategic and Diplomatic Studies
June 2012
“I AM AMERICA (AND SO CAN YOU!)”: STEPHEN COLBERT’S SATIRIC PARODY AS
A FORM OF POLITICAL ENGAGEMENT
« JE SUIS LES ÉTATS-UNIS D’AMÉRIQUE » : LA PARODIE SATIRIQUE
(RE)DÉFINITION DE L’IDENTITÉ AMÉRICAINE SELON STEPHEN COLBERT
ET LA
ABSTRACT
This presentation addresses the satiric parody of Stephen Colbert as a form
of political engagement in the United States. As a discursive strategy, how
satiric parody works to influence power relations? Specifically, what is the
political position of Stephen Colbert’s discourses and how can he negotiates
and exerts a critical role in the construction of American identity? Assuming
that the different practices aimed to determine the boundaries of American
identity are an integral part of power relations, the Colbert’s satirical parody is
the “continuation of politics by other means”. Far from being apolitical,
Colbert's speeches challenge the polarized view of American society by
criticizing extremist positions and especially the ultra-conservative one.
Stephen Colbert takes part of the debate by deconstructing the essentialist
view of American identity given by Bill O’Reilly and others moral
conservatives. To support this thesis, we will conduct a case study of his book
entitled “I Am America (And So Can You!)” (Colbert, 2007). We will use a
method of critical discourse analysis and we will develop it at three levels: (1)
Textual analysis – the General Theory of Verbal Humor by Salvatore Attardo
(2008), (2) Intertextual analysis – Intertexuality according to Julia Kristeva
(1980) and (3) Paratextual analysis – the concept advanced by Gérard
Genette (1987).
Every night on my show, The
Colbert Report, I speak straight
from the gut… I give people
the truth, unfiltered by rational
argument.
Stephen Colbert, White House
Correspondents’ Dinner, 2006
1. INTRODUCTION
Les États-Unis d’Amérique sont en guerre. Selon Bill O’Reilly,
l’animateur controversé du talkshow The O'Reilly Factor, la situation est
urgente :
[…] I have choosen to jump into the fray and become a
warrior in the vicious culture war that is currently under
way in the United States of America. An war is exactly the
right term. On one side of the battlefield are the armies of
the traditionalists like me, people who believe the United
2
States was well founded and has done enormous good for
the world. On the other side are the committed forces of
the secular-progressive movement that want to change
America dramatically: mold it in the image of Western
Europe (O’Reilly, 2006, p. 2).
Opposant deux groupes homogènes, les progressistes et les conservateurs,
cette « guerre culturelle » (culture war) se définit comme un combat pour
redéfinir l’identité américaine1. Alors que plusieurs acteurs de la politique
américaine se questionnent sur ce que devrait être un « vrai Américain »,
d’autres dénoncent cette guerre et soutiennent qu’elle n’est aussi intense
qu’elle est décrite par les médias et les politiciens (Gagnon, 2009, p. 396).
Parmi ceux qui dénoncent son absurdité, Stephen Colbert, l’animateur du
talkshow The Colbert Report, use d’une stratégie discursive fort originale.
Dans son livre I Am America (And So Can you !) publié en 2007, Colbert offre
une parodie satirique pour traiter des grands enjeux qui forment les guerres
culturelles : la famille, la religion, l’homosexualité, l’immigration, la race, la
science, etc. Il relate que la situation politique aux États-Unis ne pourrait être
plus urgente :
We are at war. And I’m not talking about the war in Iraq,
the war in Afghanistan, or the war on drugs. I’m talking
about a war with higher stakes than all of those other wars
combined and then divided by three. The battleground I’m
talking about? The American family (Colbert, 2007a, p. 5).
Bien évidemment, cette citation de Colbert se moque du débat sur la
polarisation de la société américaine en critiquant les positions jusqu’auboutistes et plus particulièrement la position ultraconservatrice.
Véritable icône de la culture populaire américaine, Stephen Colbert
anime le The Colbert Report sur la chaîne Comedy Central depuis 2005. Se
situant à la jonction du journalisme et du divertissement, son émission est
qualifiée de soft news ou infotainment au même titre que les talkshows
d’humour (Daily Show with Jon Stewart, Late Night Show with David
Letterman, etc.) ou d’information (The Glenn Beck Program, Anderson
Cooper 360°, etc.). À la différence des Stewart, Letterman, Beck et Cooper,
Stephen Colbert n’est pas Stephen Colbert. Il incarne un personnage
conservateur, patriotique et imbu de lui-même. Plus précisément, il est réputé
pour parodier l’animateur Bill O’Reilly2. Depuis 2005, il attire plus de 1,3
1
Le terme guerre culturelle est une expression qui a refait surface dans les années 90 notamment avec
la publication Culture Wars : The Struggle to Define America de James Davison Hunter (1991). Hunter
soutient que la société américaine est polarisée entre deux camps homogènes. Les orthodoxes et les
progressistes s’opposent sur les questions de l’avortement, du port des armes à feu, de la séparation
entre l’église et l’état, sur l’homosexualité, etc. Pour une analyse détaillée sur le débat entourant les
guerres culturelles voir Frédérick Gagnon (2009).
2
Bill O’Reilly est un commentateur politique conservateur très réputé aux Etats-Unis. Attirant en
moyenne plus de deux millions de téléspectateurs chaque soir, son émission The O’Reilly Factor est le
programme de nouvelles le plus populaire sur le réseau Fox News depuis douze ans (Conway, Grabe
et Grieves, 2007, p.197). O’Reilly anime également une émission de radio et a publié cinq livres sur la
politique et la société américaine dont Culture Warrior (2006), The O’Reilly Factor (2000) et The No
Spin Zone (2001).
3
million d’auditeurs chaque soir en plus des visionnements sur le site Internet
de Comedy Central (Green, 2007). Depuis ses débuts, Colbert est louangé : il
a reçu trois nominations aux Emmy Awards; il a été invité à faire un discours
devant le président Bush lors du White House Correspondents’ Association
Dinner en 2006 et; a été nommé l’une des 100 personnalités les plus
influentes au monde par le magazine Time (Williams, 2006).
Malgré la portée de son émission et ses propos politiques, Colbert nie
avoir l’intention d’influencer les Américains et ne croit pas avoir un impact sur
la politique américaine. Dans le cadre de la sortie de son livre I Am America
(And So Can You!), Stephen Colbert accorde une conférence et sort de son
personnage pour expliquer son travail artistique. Il affirme:
I’m a comedian. […] If somebody says that he’s influenced by
what we say or what we do then we are [influential] but that’s
not in our intentions. In terms of an impact, I don’t think
comedy or satire have a lasting impact because the things we
say and do don’t get codify in the law. They are just
momentary pressure valve release on people fear, anger or
sense that something is bullshit. (Colbert, 2007b).
Dans sa définition d’influence politique, Colbert conçoit « l’influence » comme
une relation unidirectionnelle et la « politique » comme l’ensemble des
pratiques conventionnelles d’un gouvernement à diriger un État (économie,
droit, sécurité et armée, etc.). Selon cette définition, il est clair que Colbert ne
peut influencer directement la politique américaine au même titre que le
président ou les membres du Congrès. En effet, il ne peut adopter un plan de
relance économique (The Stimulus Act of 2009) ou abroger une loi
discriminatoire sur les gais et lesbiennes dans l’armée (Don’t Ask, don’t tell).
Néanmoins, la politique et les relations de pouvoir sont beaucoup plus
diffuses que ce que Colbert affirme. Si nous définissons le pouvoir comme
l’opportunité d’influencer le comportement des autres, la parodie satirique de
Colbert dispose d’un énorme potentiel.
Comment peut-on conceptualiser la parodie satirique comme une
forme d’engagement politique? En tant que stratégie discursive, comment la
parodie satirique fonctionne-t-elle pour influencer des relations de pouvoir?
Plus précisément, quel est le discours politique de Colbert et comment ce
dernier s’implique, négocie et exerce un rôle critique dans la construction de
l’identité américaine?
En postulant que les différentes pratiques ayant pour objectif de fixer
les contours de l’identité américaine sont une partie intégrante des relations
de pouvoir, la parodie satirique de Colbert est la « continuation de la politique
par d’autres moyens ». Loin d’être apolitique, le discours de Colbert met en
doute la vision polarisée de la société américaine en critiquant les positions
extrémistes et plus particulièrement la position ultraconservatrice. En offrant
une parodie satirique de Bill O’Reilly, Stephen Colbert participe lui-même à
(re)définir l’identité américaine. Afin d’examiner cette thèse de recherche,
nous avons développé un cadre d’analyse critique de discours à trois niveaux.
4
Il s’inspire de l’analyse textuelle de la General Theory of Verbal Humor de
Salvatore Attardo (2008), des définitions de l’intertextualité de Julia Kristeva
(1980) et du paratexte de Gérard Genette (1987).
Notre corpus est restreint au livre de Stephen Colbert intitulé I Am
America (And So Can You!) (Colbert, 2007a). Ce livre a passé 29 semaines
dans la liste des Bestsellers du New York Times, dont 13 en première position
(Colbert, http://www.colbertnation.com/about). Ce choix nous semble
judicieux puisque d’une part, le format papier permet d’avoir des arguments
plus étoffés que dans son émission The Colbert Report et que d’autre part,
les sujets abordés reflètent moins l’actualité en tant que telle, mais plutôt une
idéologie et des modes de raisonnements dominants. Nous verrons
également comment ce livre est tout spécialement une parodie satirique du
premier ouvrage de Bill O’Reilly, The O'Reilly Factor : The Good, the Bad,
and the Completely Ridiculous in American Life (2000)3. Alors que la section
1 de cette analyse sert à situer nos recherches dans la littérature sur les
modes d’influence politique de Stephen Colbert, la section 2 et 3 permettent
respectivement d’étayer notre cadre théorique et de l’opérationnaliser dans
notre étude de cas. Ultimement, l’objectif de cette analyse est donc de mettre
en lumière la manière dont la parodie satirique fonctionne pour influencer
l’identité américaine.
2. REVUE DE LA LITTÉRATURE
Les études portant sur le lien entre la politique et le personnage de
Stephen Colbert peuvent être divisées en deux groupes selon leur objectif de
recherche4. Le premier s’inspire de l’approche behavioraliste et tente de
quantifier et prédire l’impact et les effets de la consommation de produits
humoristiques sur les comportements politiques (Baumgartner and Morris,
2008; Compton, 2008; Hmielowski, Holbert et Lee, 2011; LaMarre, Landreville
et Beam, 2009). Très prisée aux États-Unis, cette approche importe la
méthode scientifique et la recherche empirique à la communication politique.
Un sondage souvent cité pour appuyer cette approche est celui du Pew
Research Center for the People and The Press qui, dans le cadre de la
campagne présidentielle de 2004, soulignait que 21 % des Américains âgés
de moins de 30 ans regardaient les émissions d’humour comme le Daily
Show et Saturday Night Live comme source d’information politique. En termes
de popularité, ces émissions se situaient au côté des journaux (23 %) et des
bulletins de nouvelles de fin de soirée (23 %). Par ailleurs, 50 % des jeunes
mentionnaient apprendre régulièrement (23 %) ou à l’occasion (29 %) des
émissions d’humour (Pew Research Center, 2004). Le deuxième groupe
s’inspire de l’approche poststructuraliste et a pour objectif de critiquer les
relations savoir/pouvoir avec une méthode d’analyse critique de discours sur
le Colbert Report. Par exemple, ces textes questionnent l’autorité sociale des
nouvelles télévisées (Druick, 2009), les effets sociaux et politiques de
3
Au même titre que le livre de Colbert, cet ouvrage a été très populaire aux États-Unis. Il a passé 14
semaines en première position des Bestsellers du New York Times et s’est vendu à plus d’un million
d’exemplaires (O’Reilly, http://www.billoreilly.com/pg/jsp/billsbooks/tof.jsp).
4
Stephen Colbert et le Colbert Report ont fait l’objet de plusieurs recherches dans d’autres disciplines
comme la philosophie (Johnson, 2010; Schiller, 2009). Pour ce travail, nous nous en tiendrons aux
études en science politique.
5
l’idéologique libérale (Boyer et Yurchak, 2010) ou encore la démocratie et les
médias de masse (Boesel, 2007).
Parmi ces nombreuses recherches qui étudient les liens entre la
politique et le travail de Colbert, la méthode de l’analyse intertextuelle a été
empruntée qu’une seule fois par Druik (2009). Ce dernier utilise les notions
d’intertextualité et de dialogisme pour mettre en lumière la manière dont les
émissions de nouvelles satiriques renvoient au rôle des bulletins de nouvelles
traditionnels en tant que genre télévisuel (Druik, 2009). Même en sortant des
études réalisées sur Stephen Colbert, peu de recherches ont utilisé la
méthode de l’intertextualité pour étudier les différentes formes d’humour.
Parmi ces ouvrages, nous comptons quelques articles théoriques (Kotthoff,
2002; Hutcheon, 1985, Hutcheon, 1989; Norrick, 1989) et études de cas
(Gray, 2006; Tryon, 2008). Malgré ce constat, il existe un lien très étroit entre
le rire et l’intertextualité. Cette recherche se fixe également pour objectif de
combler ce vide théorique en se penchant sur le cas de Stephen Colbert.
3. CADRE D’ANALYSE
2.1 Postulat théorique : l’humour est « la continuation de la politique par
d’autres moyens »
En paraphrasant la célèbre thèse de Clausewitz publiée pour la
première fois en 1831 dans son ouvrage De la guerre, nous comprenons
l’humour comme « la continuation de la politique par d’autres moyens »
(Clausewitz, 1970). Nous croyons qu’il est possible de sortir des pratiques
politiques conventionnelles pour comprendre les relations de pouvoir. Au
même titre que l’auteur poststructuraliste David Campbell, nous postulons
que les différentes pratiques pour (re)définir l’identité d’un État sont une
condition d’existence de ce dernier. En ce sens, faire de la politique devient
une pratique beaucoup plus diffuse et plurielle (Campbell, 1998). Elle inclut le
processus pour fixer les contours de l’identité américaine, c’est-à-dire la
définition de ce que les États-Unis sont, ont été et seront à l’avenir (Campbell,
1998). Ainsi, la politique devient un processus d’écriture identitaire constitué
en relation avec la différence.
En ces termes, la politique peut être entreprise et véhiculée par divers
acteurs sociaux qui peuvent, à l’instar de Stephen Colbert, utiliser l’humour
comme mode rhétorique pour s’inscrire dans les relations de pouvoir. À cet
effet, le philosophe Critchley souligne qu’il existe un lien étroit entre l’identité
et l’humour : « (…) les blagues servent à nous rappeler qui “nous” sommes,
qui “nous” avons été, et qui “nous” pourrions devenir » (Critchley, 2004, p.
87). Plus précisément, la parodie peut remettre en question et fixer l’identité
puisque son objectif est de révéler la différence. Selon Hutcheon, la parodie
consiste à une superposition de textes de manière paradoxale et qui, par un
acte de répétition et d’imitation, a pour objectif de marquer la différence
(Hutcheon, 1981, p. 143-144; Hutcheon, 1985, p. 32-33). Le mécanisme de la
parodie a le pouvoir et le potentiel de (ré)écrire ou encore de
(re)contextualiser des textes (Gray, 2006, p. 2). Bien plus que l’intention de
l’auteur à superposer un ancien texte sur un nouveau, elle dépend
généralement de la compétence de l’auditoire à reconnaitre le texte original,
6
même si parfois, l’exagération et l’absurdité présentes dans l’œuvre sont
suffisantes pour générer le rire (Berger, 2010, p. 73; Hutcheon, 1985, p. 3437). Lorsque la parodie a pour cible des vices, des inepties ou encore des
valeurs morales et sociales, elle devient de la parodie satirique5. Puisqu’elles
mettent en opposition des textes contradictoires pour révéler la différence et
qu’elles véhiculent des attaques sociales et morales qui hiérarchisent les
discours politiques, nous considérons que les œuvres associées au genre de
la parodie satirique participent à la (re)définition de l’identité américaine.
3.2 L’analyse critique de discours à trois niveaux
Pour comprendre la manière dont la parodie satirique s’inscrit dans le
processus d’écriture identitaire, nous proposons un cadre théorique à trois
niveaux. Selon Luke, les textes possèdent toujours un double sens : un
premier dans le texte et un second à l’extérieur. Il souligne : « Critical
discourse analysis involves a principled and transparent shunting back and
forth between the microanalysis of texts using varied tools of linguistics,
semiotic, and literary analysis and the macroanalysis of social formations,
institutions, and power relations that these texts index and construct » (Luke
2002, p.100). À ces deux dimensions, l’analyse textuelle et intertextuelle,
nous ajoutons une troisième, l’analyse paratextuelle qui permet d’envisager
une lecture dominante d’un texte.
a) Analyse textuelle
Le premier niveau de notre analyse consiste à faire une analyse
linguistique des éléments humoristiques d’un texte. Dans notre étude de cas,
cette microanalyse se traduit par l’étude des éléments de la parodie satirique
au sein du livre I Am America (And So Can You!). Pour ce faire, nous nous
inspirons du modèle d’Attardo sur la General Theory of Verbal Humor (GTVH)
(2008). Conçue pour compléter la théorie de Victor Raskin de la Semantic
Script Theory of Humor (1985), la GTVH analyse principalement les blagues
courtes au niveau linguistique en mettant l’accent sur les six critères
suivants (Attardo, 2008, p. 108):
1) L’opposition de script : Elle correspond à l’incongruité et l’opposition
binaire dans le texte.
2) Le mécanisme logique : Il consiste en la phase de résolution de
l’opposition de script.
3) La situation : Elle inclut le matériel textuel et sérieux qui entoure la
blague.
4) La cible : Elle est l’objet visé de la blague.
5) La stratégie narrative : Elle correspond à la structure et au type de
blague.
6) Le langage : Il inclut les choix linguistiques comme la syntaxe et le
lexique.
5
Il existe un grand débat entourant les définitions de la satire et de la parodie puisque ces dernières
sont très similaires sur plusieurs aspects. Pour en connaître davantage sur ce débat, consultez
Hutcheon (1985). Elle décrit notamment comment certains auteurs dont Karrer (1997) ne limite pas la
parodie à la dimension structurelle, mais inclut également les dimensions morales et sociales liée à la
satire (Hutcheon, 1985, p. 43).
7
Ces critères mettent en lumière le mécanisme d’incongruité derrière chaque
énoncé et indiquent les conditions suffisantes pour qu’un texte soit comique.
En mettant l’accent sur les oppositions binaires et la différence, la GTVH est
intéressante pour pointer les blagues qui s’interrogent sur l’identité. Elle le
devient davantage si nous considérons, au même titre que les auteurs
poststructuralistes, que l’identité n’existe pas avant le processus de
différenciation entre le « nous » et les « autres » (Campbell, 1998).
b) L’analyse intertextuelle
Puisque la définition même de la parodie renvoie à une relecture
d’autres textes, il est essentiel de sortir des limites textuelles. L’analyse
intertextuelle de Julia Kristeva (1980) donne cette possibilité alors qu’elle
postule qu’un texte est toujours en lien avec des systèmes, codes, normes et
traditions. Elle s’inspire notamment de Bakhtine qui soutient que personne ne
peut prétendre être le premier à briser le silence de l’univers (Bakhtine, 1986,
p. 69). Cette deuxième étape de notre analyse critique de discours suppose
que chaque énoncé s’inscrit en réponse à un autre dans une suite infinie.
Conceptualisé à la fin des années 1960 par Kristeva, le terme
intertextualité revêt aujourd’hui plusieurs significations. Les poststructuralistes
comme Kristeva et Barthes l’ont employé pour bouleverser l’interprétation
objective et stable alors que les structuralistes tels Riffaterre et Genette
l’utilisent pour fixer et déterminer le sens d’un texte (Allen, 2000, p. 3-4). Ces
différentes façons de définir l’intertextualité démontrent bien sa complexité et
les intentions idéologiques et sociales différentes de ses partisans.
Dans le cadre de notre analyse sur la parodie satirique, nous limitons
notre compréhension à la définition de Kristeva (1980). Pour Kristeva, un
texte est : « […] a permutation of texts, an intertextuality in the space of a
given text in which several utterance taken from other texts, intersect and
neutralize one another » (Kristeva citée dans Allen, 2000, p. 35). Il a
également la caractéristique d’être instable, c’est-à-dire que sa signification
change en fonction du sujet, de l’auditoire, du texte et du contexte (Kristeva,
1980, p. 66). En ce sens, il ne peut être réduit à une représentation. Il est
toujours en processus de production comme l’est aussi le sujet, l’auteur et le
lecteur (Allen, 2000, p. 34). Pour Kristeva, les idées ne peuvent être arrêtées
et réduites à des produits de consommation. Elles encouragent plutôt le
lecteur à entrer dans la production de sens (Allen, 2000, p. 34). Le texte est
aussi un lieu de lutte idéologique. Au même titre que Bakhtine, Kristeva
soulève l’idée selon laquelle un texte ne peut être séparé d’une textualité
sociale et culturelle plus large dans lequel il est construit. Tous les textes
contiennent en eux des structures et luttes idéologiques exprimées dans la
société par le discours (Allen, 2000, p. 36). Puisqu’un texte se superpose
toujours aux précédents, les luttes et tensions idéologiques caractérisant le
langage et le discours en société résonnent dans ces derniers (Allen, 2000, p.
36).
La parodie satirique a donc le talent d’envahir d’autres textes et de le
critiquer de l’intérieur. L’étude du livre de Stephen Colbert permettra de
comprendre la manière dont la parodie satirique fonctionne pour remettre en
doute les structures et luttes idéologiques au sein de la société américaine.
8
L’objectif de notre analyse intertextuelle est de donner un sens au livre I Am
America (And So Can You!) sans toutefois prétendre que ce sens est unique
et stable.
c) Analyse paratextuelle
En mettant l’accent sur l’autonomie du lecteur, les poststructuralistes
prétendent que la lecture des textes est un chaos. À l’extrême, l’intertextualité
donne une possibilité de lectures infinies ne permettant aucun ordre et
contrôle. Puisque nous ne voulons pas tomber dans un relativisme extrême
qui permettrait à toutes les lectures d’un même texte de se valoir, nous
proposons une troisième dimension à notre analyse : le paratexte. Issu du
théoricien structuraliste Gérard Genette, le paratexte est une façon de
contrôler, limiter et même programmer une certaine lecture d’un texte
(Genette, 1997)6.
Puisqu’un texte se présente rarement à l’état nu, il existe une panoplie
de productions qui l’accompagne. (Genette, 1997, p. 7). Le paratexte est
constitué de tous les autres discours et pratiques agrippés au texte central
c’est-à-dire le péritexte, les éléments à l’intérieur du livre (titre, sous-titre,
préfaces, notices, notes, illustrations, couverture, etc.) et l’épitexte, les
éléments à l’extérieur du volume (interviews avec l’auteur, les critiques, les
comptes-rendus, etc.). Pour les adeptes de formules mathématiques, Genette
l’illustre ainsi : « paratexte = péritexte + épitexte » (Genette, 1997, p. 11). Le
paratexte est une zone de transaction en orientant le processus de lecture.
Selon Genette, l’étude du paratexte consiste à déterminer les caractéristiques
spatiales, temporelles, substantielles, pragmatiques et fonctionnelles
(Genette, 1997, p. 10-20). Aux fins de notre analyse, nous nous concentrons
sur les caractéristiques fonctionnelles du paratexte puisqu’elles nous donnent
des pistes de réflexion sur les liens entre les intentions des auteurs et
l’interprétation dominante.
4. L’ANALYSE DE I AM AMERICA (AND SO CAN YOU!)
4.1. L’analyse textuelle des blagues subversives de Stephen Colbert
Afin de décrire le fonctionnement textuel de la parodie satirique de
Colbert, nous nous limitons à deux exemples tirés de son livre I Am America
(And So Can You!) qui remettent en question l’identité américaine. La
première blague concerne le débat qui oppose les créationnistes à la
communauté scientifique (Colbert, 2007a, p. 192-193)7.
6
Genette cite en note de bas de page une définition du préfixe « para » qui décrit bien l’activité du
paratexte : « Para est un préfixe antithétique qui désigne à la fois la proximité et la distance, la similarité
et la différence, l’intériorité et l’extériorité […], une chose qui se situe à la fois en deçà et au-delà d’une
frontière, d’un seuil ou d’une marge, de statut égal et pourtant secondaire, subsidiaire, subordonné,
comme un invité à son hôte, un esclave à son maître. Une chose en para n’est pas seulement à la fois
des deux côtés de la frontière elle-même, l’écran qui fait membrane préalable entre le dedans et le
dehors. Elle opère leur confusion, laissant entrer l’extérieur et sortir l’intérieur, elle les divise et les unit »
(Miller cité dans Genette, 1997, p. 7).
7
Voir l’annexe 1 pour l’opérationnalisation de la GTVH.
9
Dans son chapitre intitulé « Science », Colbert soulève le biais de la science
contre la vérité de la religion chrétienne. Il remet en question la méthode
scientifique basée sur l’empirisme pour comprendre l’univers et démontrer
que Dieu détient le monopole de la vérité. Son script inclut les oppositions
binaires suivantes : science/religion; Beaker/Dieu; fanatisme des
scientifiques/tolérance
et
modération
des
croyants;
méthode
scientifique/créationnisme, etc. Ces oppositions binaires sont toutefois
résolues quand Colbert compare la méthode de Beaker, une marionnette du
Muppet Show, à Dieu. Colvert soulève que rien ne sert de poser des
questions, la théorie de Dieu est concluante depuis plus de 6000 ans. Dans
cette parodie satirique, Colbert cible les groupes religieux qui refusent de
remettre en question l’origine de la vie sur Terre pour rester conforme à la
lecture littérale de la Bible. En inversant les discours scientifiques et
créationnistes, Colbert use d’ironie et de satire pour faire passer son
message. Cette blague fonctionne sur un système d’inclusion et d’exclusion
où, pour être un « vrai Américain », il faut croire en la force de Dieu. Cette
blague subversive remet donc en question les relations de pouvoir entre
l’église et les scientifiques tout en acceptant la place prépondérante de la
religion au sein de l’identité américaine.
La deuxième blague concerne la définition du mariage aux États-Unis
(Colbert, 2007a, p. 6)8. Dans son chapitre intitulé « The Family », Colbert
utilise une simple formule mathématique pour décrire les éléments qui
composent une famille nucléaire : « Man + Woman = marriage ». Par la
même logique, il explique ce qui ne constitue pas une famille :
8
Voir l’annexe 2 pour l’opérationnalisation de la GTVH.
10
Son script inclut les oppositions binaires suivantes : hétérosexualité/LGBT
(lesbiennes, gais, bisexuels et transgenres); homme/femme; famille
nucléaire/famille non-traditionnelle (monoparentalité, commune, etc.); pureté
du mariage/libertinage et obscénité, etc. La blague est résolue quand Colbert
exagère l’utilisation des formules mathématiques et du discours pour
démontrer les limites du mariage. La teneur des propos devient complètement
absurde lorsqu’il affirme que l’union d’un humain et d’un lamantin (manatee)
ne rentre pas dans la définition du mariage. Ce jeu de mots ridiculise la
rigidité de la définition du mariage selon les chrétiens fondamentalistes et les
conservateurs moraux. Colbert parodie donc les défenseurs de la vision
traditionnelle du mariage qui critiquent entre autres le bureau du recensement
américain pour sa vision élargie de la famille (elle est composée de deux ou
plusieurs personnes vivant ensemble et qui sont liés par la naissance, le
mariage ou l’adoption) (Colbert, 2007a, p. 5). Par effet de parodie satirique,
Colbert met en opposition le comportement normal des hétérosexuels et le
comportement inacceptable des gais pour pointer du doigt la stabilité de
l’identité américaine qui refuse de prendre en considération les unions
homosexuelles. Encore une fois à caractère subversif, cette blague a pour
fonction de renverser la norme établie du mariage. Elle vise à créer un
sentiment de communauté entre les Américains qui souhaitent rendre
moralement acceptable l’union entre deux personnes du même sexe.
4.2 L’analyse paratextuelle : l’interprétation dominante de la parodie
satirique de Stephen Colbert
L’orientation de la lecture du texte I Am America (And So Can You!) est
évidemment influencée par le paratexte. La popularité et la réputation du
Colbert Report déteignent sur cet ouvrage rendant peu probable une lecture
au premier degré. Même si le paratexte est moins essentiel dans le cas d’un
artiste connu, Colbert ne réduit pas pour autant les indices qui orientent la
lecture de son texte vers une parodie satirique des comportements jusqu’auboutistes des conservateurs.
Tout d’abord, Colbert laisse la trace de plusieurs éléments dans le
péritexte qui ne manquent pas de souligner la teneur humoristique du livre et
les cibles de sa parodie. Son personnage expose un amour sans borne pour
la nation américaine dans la dédicace, les images, le titre et le rabat du livre.
En dédicaçant son œuvre « à l’Amérique » et en incluant les grands symboles
11
des États-Unis dans son livre tels le drapeau et ses étoiles, Colbert joue au
fervent patriote. En mentionnant qu’il est l’Amérique dans le titre de son livre,
Colbert soulève une fois de plus l’importance du nationalisme chez les
Américains. De ce fait, son personnage tente de les influencer à devenir, au
même titre que lui, les États-Unis d’Amérique. Finalement, le rabat du livre
soutient que seulement en ouvrant cet ouvrage, le lecteur devient
automatiquement 25 % plus patriote (Colbert, 2007a). Il mentionne : « I Am
America (And So Can You!) showcases Stephen Colbert at his most eloquent
and impassioned. He is an unrelenting fighter for the soul of America, and in
this book he fights the good fights for the traditional values that have served
this country so well for so long » (Colbert, 2007a). Ces divers éléments du
péritexte démontrent la visée de Colbert à satiriser les auteurs qui se
prennent pour des maîtres à penser et des guides spirituels de la société
américaine à l’instar de Bill O’Reilly. Néanmoins, ce n’est qu’en comparant la
table des matières de I Am America (And So Can You!) et celle du livre The
O’Reilly Factor : The Good, the Bad, and the Completely Ridiculous in
American Life (O’Reilly, 2002) que la source d’inspiration de Colbert devient
évidente. En effet, l’ouvrage de Colbert copie les « facteurs » qui fondent
l’identité américaine et l’avenir des États-Unis selon Bill O’Reilly : les classes
sociales, la race, le sexe, les médias, le mariage, la religion, le succès, etc9.
Loin d’être le fruit du hasard, Colbert exploite les mêmes thèmes pour
pousser plus loin la parodie satirique de Bill O’Reilly.
L’étude de l’épitexte sert également à déceler les sources d’influence
de Colbert. Dans une entrevue organisée par le Apple Store de New York à la
sortie de son livre, Colbert sort de son personnage pour exprimer ses visées
et intérêts. Il affirme que son personnage s’inspire de modèles d’animateurs
de bulletins de nouvelles et d’émission d’affaires publiques comme Anderson
Cooper, Sean Hannity et Aaron Brown. Il soutient également que Bill O’Reilly
est sa principale source d’inspiration : « (…) but ultimately, you want to go for
the king, and the king is O’Reilly » (Colbert, 2007b). Il précise s’être « forcé
pour lire ces compétiteurs » et principalement un livre précurseur : The
O’Reilly Factor : The Good, the Bad, and the Completely Ridiculous in
American Life (2000). Finalement, la cible de sa parodie satirique ne peut être
plus claire lorsqu’il est invité à The O'Reilly Factor en 2007 et qu’il y affirme :
« I’m doing you Bill » (Colbert, 2007b).
Même si le but de notre recherche ne consiste pas à faire une analyse
de production, il est pertinent d’étudier ce paratexte pour comprendre les
intentions de Stephen Colbert en écrivant I am America (and So Can You!).
En mettant l’accent sur l’importance du paratexte, nous nous distançons
quelque peu d’une approche purement poststructuraliste qui mettrait l’accent
sur la pluralité des interprétations d’un même texte. Nous démontrons ainsi
que Stephen Colbert ne laisse pas le lecteur faire sa propre interprétation du
livre, mais lui suggère un angle d’approche dominant. En orientant les
lecteurs vers une certaine interprétation parodique, Colbert minimise les
mésinterprétations qui pourraient l’étiqueter de conservateur moral et patriote.
9
Voir l’annexe 3 pour les ressemblances entre les tables des matières de Stephen Colbert (2007) et Bill
O’Reilly (2000).
12
4.3 L’analyse intertextuelle : Colbert et la vérité sur les guerres
culturelles
Finalement, l’analyse intertextuelle permet de faire des ponts entre les
blagues textuelles et les référents identitaires auxquels Stephen Colbert fait
référence la parodie satirique. Puisque chaque sens et pouvoir que l’on
attribue à un texte doit être compris en fonction du « déjà-lu », l’analyse
intertextuelle permet de donner à un texte un deuxième niveau (Gray, 2006,
p. 26). Dans les prochains paragraphes, nous reprendrons les exemples
donnés dans l’analyse textuelle pour comprendre la parodie des guerres
culturelles et nous donnerons une signification globale à la parodie satirique
du livre de Stephen Colbert.
a) Colbert et la parodie des guerres culturelles
Dans son chapitre sur la science, Colbert se moque des fervents
défenseurs du créationnisme dont fait partie par exemple le centre de
recherche privé (think tank) Discovery Institute10. Fondé en 1990, Discovery
Institute est reconnue pour être formée de fondamentalistes chrétiens ayant
comme agenda politique le « renouveau » de la religion dans la culture
américaine. Elle a notamment mené la campagne Teach the Controversy qui
avait pour objectif de faire la promotion de l’enseignement du créationnisme
dans les cours de sciences des écoles publiques. Au même titre que la
Discovery Institute, O’Reilly ne croit pas totalement en la science. Il affirme :
Sure, you can tell me that the earth is about 4.5 billion
years old and the universe measures 15 to 18 billion lightyears across. You can explain – although scientists
haven’t done so yet – how all of the forces in the universe
work together to keep it ticking. But those answers will
never satisfy the soul or spirit or whatever it is inside us
that keeps asking, Why? And What does it all mean?
(O’Reilly, 2000, p. 164).
Afin de discréditer ce discours des fondamentalistes chrétiens, Colbert
renverse la logique du créationnisme et de la science. Il se livre ainsi à une
parodie du discours créationniste au sens où l’entend Hutcheon. Il présente la
déviation d’une norme et l’inclusion de cette norme comme matériel intériorisé
(Hutcheon, 1981, p. 143). En effet, la norme aux États-Unis est de croire en la
théorie créationniste. Selon un sondage réalisé par la firme Gallup en 2004,
seulement 13 % des Américains croient que Dieu n’a rien à voir avec la
création de l’homme. Le reste des Américains estiment que Dieu a créé
l’homme tel qu’il est aujourd’hui (45 %) ou qu’il s’est développé guidé par la
parole de Dieu (38 %) (Gallup, 2004). Or, en exagérant cette norme, Colbert
démontre l’absurdité de sa logique. Sa critique parodique et satirique permet
de ridiculiser ceux pour qui la vérité est immuable tout en respectant
l’importance de la religion pour les Américains. Elle ne suggère pas au lecteur
10
Colbert se moque également des partisans d’une autre théorie liée au créationnisme : le dessein
intelligent. Cette théorie, qui fait de plus en plus d’adhérents aux Etats-Unis, accepte que l’hypothèse du
Big Bang, mais soulève que ce phénomène est causé par le dieu chrétien. Il refuse également de croire
au principe de sélection naturelle comme moteur de l’apparition de nouvelles espèces.
13
de rejeter ses principes religieux, mais bien de développer un esprit critique
qui dénonce les discours objectifs et stables.
Colbert parodie également la vision restreinte du mariage et de la
famille chez les conservateurs moraux. Il discrédite la position conservatrice
du mariage qui incluerait seulement l’union d’un homme et d’une femme.
Parmi les défenseurs de cette idéologie, la Heritage Foundation décrit le
mariage comme « la plus ancienne des institutions », et « la pierre d’assise
de la famille » (Heritage Foundation citée dans Gagnon et Goulet-Cloutier,
2009, p. 20). Similairement dans son livre Culture Warrior, O’Reilly décrit la
manière dont le mariage est un stabilisateur social : « I don’t believe the
republic will collapse if Larry marries Brendan. However, it is clear that most
Americans want heterosexual marriage to maintain its special place in
American society. […] Traditional marriage is widely seen as a societal
stabilizer and I believe that is true. » (O’Reilly, 2006, p. 16-17). En tant que
héros populiste, O’Reilly tente de convaincre les Américains de se rallier du
côté conservateur dans le cadre des guerres culturelles. De l’autre côté, les
blagues subversives de Stephen Colbert tentent de questionner cette vision
restreinte de l’identité américaine. La stratégie discursive de Colbert est donc
d’imiter et d’exagérer les discours sur les enjeux des guerres culturelles pour
mettre en lumière la vision restreinte de ce qu’est être un « vrai » américain
selon les conservateurs.
b) Colbert et la vérité sur l’identité américaine
Au-delà de ces exemples qui nous permettent de pointer du doigt les
cibles précises des attaques de Colbert, la lecture du livre permet de dégager
une signification globale de la parodie satirique. En se prenant pour un guide
spirituel détenant la vérité sur l’Amérique, Colbert parodie les discours
tranchés des animateurs de télévision et de radio qui affirment détenir la
« vérité » sur les enjeux moraux et politiques aux États-Unis. Participant à la
polarisation de la société, les O’Reilly, Beck et Dobbs laissent peu de place à
la diversité des points de vue. Ils affirment que la société américaine
comporte des caractéristiques immuables qui ont façonné la société
américaine depuis ses débuts.
Par exemple, dans la section No Spin Zone de son émission à la
chaîne FOX, O’Reilly accueille des invités de toutes allégeances politiques
afin de faire ressortir la « vérité ». Selon O’Reilly, le monde n’est pas divisé
entre les conservateurs, les libéraux et les libertariens. Il est divisé entre la
vérité et les opinions. Dans l’introduction de son livre, il mentionne : « If you
haven’t seen The O’Reilly Factor, you might be wondering whether I’m
conservative, liberal, libertarian, or exactly what. (…) See, I don’t want to fit
any of those labels, because I believe that the truth doesn’t have label. (…)
That’s my political position. » (O’Reilly, 2000, p. 3). Ainsi, il critique souvent
ses invités pour leur manque d’objectivité : « That’s your opinion there, I mean
that’s not a fact, that’s your opinion » (O’Reilly cité dans Hart, 2003, p. 13).
Cette opposition binaire entre la vérité et les opinions est un des
fondements de la parodie satirique de Stephen Colbert. En effet, dans le
premier épisode du Colbert Report, il mentionne que la société est divisée
14
entre deux clans : ceux qui pensent avec leur tête et ceux qui pensent avec
leurs tripes (gut feeling). Présente également dans son livre I Am America
(And So Can You !), cette réflexion sur la division de la société américaine se
résume par l’expression : « Truthiness ». Dans le segment de son émission
intitulé The Word, Colbert s’amuse à (re)définir certains concepts politiques et
sociaux. Truthiness signifie la vérité que l’on connaît intuitivement sans regard
à la logique, aux faits et à la réflexion intellectuelle. Reconnu comme le mot
de l’année en 2005 par l’American Dialect Society, Colbert définit Truthiness
de la façon suivante :
And that brings us to tonight’s word: ‘‘truthiness.’’ Now I’m
sure some of the ‘‘word police’’, the ‘‘wordinistas’’ over at
Webster’s are gonna say, ‘‘hey, that’s not a word.’’ Well,
anyone who knows me knows I’m no fan of dictionaries or
reference books. I don’t trust books. They’re all fact, no
heart. And that’s exactly what’s pulling our country apart
today. ’Cause face it, folks; we are a divided nation. Not
between Democrats and Republicans, or conservatives
and liberals, or tops and bottoms. No, we are divided
between those who think with their head, and those who
know with their heart (Colbert, 2005).
Colbert satirise donc la mauvaise utilisation des émotions dans les discours
politiques. Il inclut dans les gut-thinker George W. Bush, Sean Hannity et
évidemment Bill O’Reilly. En d’autres termes, Colbert se moque de ces
personnes qui fondent leur discours derrière les principes du « droit à
l’opinion » et de l’intuition comme source de vérité. Colbert parodie ces
personnalités pour qui l’opinion est synonyme de vérité en affirmant par
exemple :
[My book is] not just some collection of reasoned
arguments supported by facts. That is the coward’s way
out. This book is truth. My Truth. (Colbert, 2007a, p. x)
[…] Like our Founding Fathers, I hold my Truths to be
self-evident, which is why I did absolutely no research. I
didn’t need to. The only research I needed was a long hard
look in the mirror. (Colbert, 2007a, p. xi)
Ces citations révèlent l’absurdité de croire en une vérité absolue. En
parodiant ces gut-thinker, Colbert démontre comment la vérité est relative.
Son message soutient que la vérité pour l’un en termes politiques ou moraux,
ne l’est pas nécessairement pour l’autre. La logique de Colbert est donc la
suivante : si l’identité américaine pour Bill O’Reilly inclut nécessaire de croire
en Dieu, aux liens sacrés du mariage et d’être contre l’avortement et le
mariage gai, il peut en être l’opposé (ou une tout autre vision) pour quelqu’un
autre. Le No Spin Zone d’Oreilly où les invités sont amenés à lever le voile
sur la vérité devient chez Colbert le No Fact Zone un moment où seules les
opinions comptent vraiment. En parodiant Bill O’Reilly et les conservateurs
moraux dans le cadre des guerres culturelles, mais en ne proposant pas une
vision particulière de l’identité américaine, Colbert aide à repousser ses
15
limites. Être américain impliquerait plusieurs définitions. Il rejoint donc David
Campbell sur ce point qui définit l’identité comme non fixée par nature ou pas
dieu, mais en constante évolution (Campbell, 1998).
5. CONCLUSION
Cette recherche s’était fixé deux objectifs soit de mettre en lumière la
manière dont la parodie satirique fonctionne pour influencer la construction de
l’identité américaine et de participer au développement des recherches qui
explorent les liens entre l’humour et l’intertextualité. Afin de répondre à ces
objectifs, nous avons développé un cadre d’analyse critique de discours à
trois niveaux qui s’inspire principalement des chercheurs Attardo (2008),
Kristeva (1980) et Genette (1987). En nous concentrant sur une étude de cas
portant sur Stephen Colbert et son livre I Am America (And So Can You!),
nous avons été en mesure d’étudier comment la parodie satirique peut être
comprise comme une forme d’engagement politique. Même si la parodie de
Colbert est unique en son genre, elle n’opère pas en solitaire, mais plutôt en
relation avec d’autres textes. En superposant des textes de manière
paradoxale ainsi qu’en imitant des vices et valeurs morales, la parodie
satirique marque la différence. Cette pratique discursive a donc le potentiel
d’être la « continuation de la politique par d’autres moyens ».
Dans le cas de Stephen Colbert, son implication politique se traduit par
une remise en question constante de la vision polarisée de la société
américaine. Son personnage offre une parodie des gut thinkers c’est-à-dire
ceux qui affirment détenir la vérité sur l’Amérique. En traitant des grands
enjeux qui forment les guerres culturelles, Colbert critique les positions
radicales et discrédite principalement la position conservatrice. Colbert
déconstruit donc les visions essentialistes de l’identité américaine en
parodiant Bill O’Reilly et les conservateurs moraux, mais en ne proposant pas
une vision particulière de l’identité. Par son dans ce débat sur les guerres
culturelles, Colbert est un acteur politique qui participe à la (re)définition de
l’identité américaine.
Cet exemple sur Stephen Colbert vient donc mettre en doute les
propos de Frederic Jameson qui a annoncé la mort de la parodie dans l’ère
postmoderne. Selon lui, la parodie est remplacée par le pastiche, c’est-à-dire
une forme d’imitation sans motif et conviction satirique (Jameson, 1991, p.
65). Même si plusieurs œuvres contemporaines restent dans le pastiche et
n’offrent pas de parodie, le personnage de Colbert est l’exemple par
excellence que la parodie est toujours vivante. Afin de poursuivre les
recherches portant sur le rôle des produits parodiques de la culture populaire
dans la construction de l’identité américaine, il serait approprié d’explorer
d’autres émissions de la chaîne Comedy Central comme South Park qui
véhicule des idées politiques sur les enjeux des guerres culturelles. Ces
recherches permettraient donc de poursuivre le développement d’un cadre
théorique qui établit des ponts entre l’humour et l’intertextualité, un champ de
recherche encore sous-exploité en science politique et dans les études sur le
rire.
16
6. ANNEXES
Annexe 1 : Le biais de la science contre la vérité de la religion
chrétienne
Modèle de la « General Theory of Humor » (analyse textuelle)
Opposition Science/religion,
science/créationnisme,
fanatisme
des
scientifiques/tolérance et la modération des croyants,
scientifique/croyant, penser avec sa tête/connaître avec son
cœur, méthode empirique/méthode universelle et simple,
Dieu/Beaker
Résolution La phase de résolution se trouve la stabilité de la vérité proposée
par Colbert. Rien ne serre de poser des questions, la théorie du
créationnisme est concluante depuis 6000 ans.
Situation
Colbert décrit le fanatisme de la science à faire des conclusions
sur le fonctionnement de la réalité. La méthode scientifique est
remise en question par la méthode à deux niveaux du
créationnisme.
Cible
Les créationnistes et les discours de vérité
Stratégie
Parodie ironique
narrative
Langage
Inversion des propos entre la science et le créationnisme
Colbert, Stephen. 2007. I am America (And So Can You!). New York : Grand
Central Pub., p. 191-193.
17
Annexe 2 : Les valeurs familiales et la définition du mariage
Modèle de la « General Theory of Humor » (analyse textuelle)
Opposition Hétérosexualité/LGBT
(lesbiennes,
gais,
bisexuels
et
transgenres), homme/femme, famille traditionnelle/famille nontraditionnelle
(monoparentabilité,
commune,
etc.),
science/réalité, pureté du mariage/ libertinage et obscénité,
stabilité/changement.
Résolution À l’aide des mathématiques, Colbert décrit comment le mariage
peut seulement être composé d’un homme et d’une femme. La
rigidité et l’absurdité du discours scientifique deviennent
évidentes quand Colbert écrit : « Human+Manatee ≠ Marriage ».
Situation
Les formules mathématiques expliquent pourquoi le mariage est
composé seulement d’un homme et d’une femme.
Cible
Les défenseurs de la vision traditionnelle du mariage comme
l’église, les think thank catholiques, Bill O’Reilly, etc.
Stratégie
Parodie satirique : il imite les conservateurs moraux sur l’enjeu
narrative
de la famille tout en critiquant de l’intérieur leur vision limitée.
Langage
Un langage mathématique, le discours scientifique et les jeux de
mots
Colbert, Stephen. 2007. I am America (And So Can You!). New York : Grand
Central Pub., p. 6.
18
Annexe 3 : Les ressemblances entre les tables des matières de Stephen
Colbert et Bill O’Reilly
Table des matières de I Am America (And So Can You!)
Colbert, Stephen. 2007. I am America (And So Can You!). New York : Grand
Central Pub., 230 p.
19
Table des matières de The O'Reilly Factor : The Good, the Bad, and the
Completely Ridiculous in American Life
O’Reilly, Bill. 2000. The O'Reilly Factor: The Good, the Bad, and the
Completely Ridiculous in American Life. New York : Broadway Books, 214 p.
20
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23

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