Julie Dufort Ph.D. Student, University of Québec at Montréal
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Julie Dufort Ph.D. Student, University of Québec at Montréal
XXIIND WORLD CONGRESS OF POLITICAL SCIENCE – MADRID 2012 “I AM AMERICA (AND SO CAN YOU!)”: STEPHEN COLBERT’S SATIRIC PARODY AS A FORM OF POLITICAL ENGAGEMENT Julie Dufort Ph.D. Student, University of Québec at Montréal Research Fellow, Center for United States Studies Raoul Dandurand Chair for Strategic and Diplomatic Studies June 2012 “I AM AMERICA (AND SO CAN YOU!)”: STEPHEN COLBERT’S SATIRIC PARODY AS A FORM OF POLITICAL ENGAGEMENT « JE SUIS LES ÉTATS-UNIS D’AMÉRIQUE » : LA PARODIE SATIRIQUE (RE)DÉFINITION DE L’IDENTITÉ AMÉRICAINE SELON STEPHEN COLBERT ET LA ABSTRACT This presentation addresses the satiric parody of Stephen Colbert as a form of political engagement in the United States. As a discursive strategy, how satiric parody works to influence power relations? Specifically, what is the political position of Stephen Colbert’s discourses and how can he negotiates and exerts a critical role in the construction of American identity? Assuming that the different practices aimed to determine the boundaries of American identity are an integral part of power relations, the Colbert’s satirical parody is the “continuation of politics by other means”. Far from being apolitical, Colbert's speeches challenge the polarized view of American society by criticizing extremist positions and especially the ultra-conservative one. Stephen Colbert takes part of the debate by deconstructing the essentialist view of American identity given by Bill O’Reilly and others moral conservatives. To support this thesis, we will conduct a case study of his book entitled “I Am America (And So Can You!)” (Colbert, 2007). We will use a method of critical discourse analysis and we will develop it at three levels: (1) Textual analysis – the General Theory of Verbal Humor by Salvatore Attardo (2008), (2) Intertextual analysis – Intertexuality according to Julia Kristeva (1980) and (3) Paratextual analysis – the concept advanced by Gérard Genette (1987). Every night on my show, The Colbert Report, I speak straight from the gut… I give people the truth, unfiltered by rational argument. Stephen Colbert, White House Correspondents’ Dinner, 2006 1. INTRODUCTION Les États-Unis d’Amérique sont en guerre. Selon Bill O’Reilly, l’animateur controversé du talkshow The O'Reilly Factor, la situation est urgente : […] I have choosen to jump into the fray and become a warrior in the vicious culture war that is currently under way in the United States of America. An war is exactly the right term. On one side of the battlefield are the armies of the traditionalists like me, people who believe the United 2 States was well founded and has done enormous good for the world. On the other side are the committed forces of the secular-progressive movement that want to change America dramatically: mold it in the image of Western Europe (O’Reilly, 2006, p. 2). Opposant deux groupes homogènes, les progressistes et les conservateurs, cette « guerre culturelle » (culture war) se définit comme un combat pour redéfinir l’identité américaine1. Alors que plusieurs acteurs de la politique américaine se questionnent sur ce que devrait être un « vrai Américain », d’autres dénoncent cette guerre et soutiennent qu’elle n’est aussi intense qu’elle est décrite par les médias et les politiciens (Gagnon, 2009, p. 396). Parmi ceux qui dénoncent son absurdité, Stephen Colbert, l’animateur du talkshow The Colbert Report, use d’une stratégie discursive fort originale. Dans son livre I Am America (And So Can you !) publié en 2007, Colbert offre une parodie satirique pour traiter des grands enjeux qui forment les guerres culturelles : la famille, la religion, l’homosexualité, l’immigration, la race, la science, etc. Il relate que la situation politique aux États-Unis ne pourrait être plus urgente : We are at war. And I’m not talking about the war in Iraq, the war in Afghanistan, or the war on drugs. I’m talking about a war with higher stakes than all of those other wars combined and then divided by three. The battleground I’m talking about? The American family (Colbert, 2007a, p. 5). Bien évidemment, cette citation de Colbert se moque du débat sur la polarisation de la société américaine en critiquant les positions jusqu’auboutistes et plus particulièrement la position ultraconservatrice. Véritable icône de la culture populaire américaine, Stephen Colbert anime le The Colbert Report sur la chaîne Comedy Central depuis 2005. Se situant à la jonction du journalisme et du divertissement, son émission est qualifiée de soft news ou infotainment au même titre que les talkshows d’humour (Daily Show with Jon Stewart, Late Night Show with David Letterman, etc.) ou d’information (The Glenn Beck Program, Anderson Cooper 360°, etc.). À la différence des Stewart, Letterman, Beck et Cooper, Stephen Colbert n’est pas Stephen Colbert. Il incarne un personnage conservateur, patriotique et imbu de lui-même. Plus précisément, il est réputé pour parodier l’animateur Bill O’Reilly2. Depuis 2005, il attire plus de 1,3 1 Le terme guerre culturelle est une expression qui a refait surface dans les années 90 notamment avec la publication Culture Wars : The Struggle to Define America de James Davison Hunter (1991). Hunter soutient que la société américaine est polarisée entre deux camps homogènes. Les orthodoxes et les progressistes s’opposent sur les questions de l’avortement, du port des armes à feu, de la séparation entre l’église et l’état, sur l’homosexualité, etc. Pour une analyse détaillée sur le débat entourant les guerres culturelles voir Frédérick Gagnon (2009). 2 Bill O’Reilly est un commentateur politique conservateur très réputé aux Etats-Unis. Attirant en moyenne plus de deux millions de téléspectateurs chaque soir, son émission The O’Reilly Factor est le programme de nouvelles le plus populaire sur le réseau Fox News depuis douze ans (Conway, Grabe et Grieves, 2007, p.197). O’Reilly anime également une émission de radio et a publié cinq livres sur la politique et la société américaine dont Culture Warrior (2006), The O’Reilly Factor (2000) et The No Spin Zone (2001). 3 million d’auditeurs chaque soir en plus des visionnements sur le site Internet de Comedy Central (Green, 2007). Depuis ses débuts, Colbert est louangé : il a reçu trois nominations aux Emmy Awards; il a été invité à faire un discours devant le président Bush lors du White House Correspondents’ Association Dinner en 2006 et; a été nommé l’une des 100 personnalités les plus influentes au monde par le magazine Time (Williams, 2006). Malgré la portée de son émission et ses propos politiques, Colbert nie avoir l’intention d’influencer les Américains et ne croit pas avoir un impact sur la politique américaine. Dans le cadre de la sortie de son livre I Am America (And So Can You!), Stephen Colbert accorde une conférence et sort de son personnage pour expliquer son travail artistique. Il affirme: I’m a comedian. […] If somebody says that he’s influenced by what we say or what we do then we are [influential] but that’s not in our intentions. In terms of an impact, I don’t think comedy or satire have a lasting impact because the things we say and do don’t get codify in the law. They are just momentary pressure valve release on people fear, anger or sense that something is bullshit. (Colbert, 2007b). Dans sa définition d’influence politique, Colbert conçoit « l’influence » comme une relation unidirectionnelle et la « politique » comme l’ensemble des pratiques conventionnelles d’un gouvernement à diriger un État (économie, droit, sécurité et armée, etc.). Selon cette définition, il est clair que Colbert ne peut influencer directement la politique américaine au même titre que le président ou les membres du Congrès. En effet, il ne peut adopter un plan de relance économique (The Stimulus Act of 2009) ou abroger une loi discriminatoire sur les gais et lesbiennes dans l’armée (Don’t Ask, don’t tell). Néanmoins, la politique et les relations de pouvoir sont beaucoup plus diffuses que ce que Colbert affirme. Si nous définissons le pouvoir comme l’opportunité d’influencer le comportement des autres, la parodie satirique de Colbert dispose d’un énorme potentiel. Comment peut-on conceptualiser la parodie satirique comme une forme d’engagement politique? En tant que stratégie discursive, comment la parodie satirique fonctionne-t-elle pour influencer des relations de pouvoir? Plus précisément, quel est le discours politique de Colbert et comment ce dernier s’implique, négocie et exerce un rôle critique dans la construction de l’identité américaine? En postulant que les différentes pratiques ayant pour objectif de fixer les contours de l’identité américaine sont une partie intégrante des relations de pouvoir, la parodie satirique de Colbert est la « continuation de la politique par d’autres moyens ». Loin d’être apolitique, le discours de Colbert met en doute la vision polarisée de la société américaine en critiquant les positions extrémistes et plus particulièrement la position ultraconservatrice. En offrant une parodie satirique de Bill O’Reilly, Stephen Colbert participe lui-même à (re)définir l’identité américaine. Afin d’examiner cette thèse de recherche, nous avons développé un cadre d’analyse critique de discours à trois niveaux. 4 Il s’inspire de l’analyse textuelle de la General Theory of Verbal Humor de Salvatore Attardo (2008), des définitions de l’intertextualité de Julia Kristeva (1980) et du paratexte de Gérard Genette (1987). Notre corpus est restreint au livre de Stephen Colbert intitulé I Am America (And So Can You!) (Colbert, 2007a). Ce livre a passé 29 semaines dans la liste des Bestsellers du New York Times, dont 13 en première position (Colbert, http://www.colbertnation.com/about). Ce choix nous semble judicieux puisque d’une part, le format papier permet d’avoir des arguments plus étoffés que dans son émission The Colbert Report et que d’autre part, les sujets abordés reflètent moins l’actualité en tant que telle, mais plutôt une idéologie et des modes de raisonnements dominants. Nous verrons également comment ce livre est tout spécialement une parodie satirique du premier ouvrage de Bill O’Reilly, The O'Reilly Factor : The Good, the Bad, and the Completely Ridiculous in American Life (2000)3. Alors que la section 1 de cette analyse sert à situer nos recherches dans la littérature sur les modes d’influence politique de Stephen Colbert, la section 2 et 3 permettent respectivement d’étayer notre cadre théorique et de l’opérationnaliser dans notre étude de cas. Ultimement, l’objectif de cette analyse est donc de mettre en lumière la manière dont la parodie satirique fonctionne pour influencer l’identité américaine. 2. REVUE DE LA LITTÉRATURE Les études portant sur le lien entre la politique et le personnage de Stephen Colbert peuvent être divisées en deux groupes selon leur objectif de recherche4. Le premier s’inspire de l’approche behavioraliste et tente de quantifier et prédire l’impact et les effets de la consommation de produits humoristiques sur les comportements politiques (Baumgartner and Morris, 2008; Compton, 2008; Hmielowski, Holbert et Lee, 2011; LaMarre, Landreville et Beam, 2009). Très prisée aux États-Unis, cette approche importe la méthode scientifique et la recherche empirique à la communication politique. Un sondage souvent cité pour appuyer cette approche est celui du Pew Research Center for the People and The Press qui, dans le cadre de la campagne présidentielle de 2004, soulignait que 21 % des Américains âgés de moins de 30 ans regardaient les émissions d’humour comme le Daily Show et Saturday Night Live comme source d’information politique. En termes de popularité, ces émissions se situaient au côté des journaux (23 %) et des bulletins de nouvelles de fin de soirée (23 %). Par ailleurs, 50 % des jeunes mentionnaient apprendre régulièrement (23 %) ou à l’occasion (29 %) des émissions d’humour (Pew Research Center, 2004). Le deuxième groupe s’inspire de l’approche poststructuraliste et a pour objectif de critiquer les relations savoir/pouvoir avec une méthode d’analyse critique de discours sur le Colbert Report. Par exemple, ces textes questionnent l’autorité sociale des nouvelles télévisées (Druick, 2009), les effets sociaux et politiques de 3 Au même titre que le livre de Colbert, cet ouvrage a été très populaire aux États-Unis. Il a passé 14 semaines en première position des Bestsellers du New York Times et s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires (O’Reilly, http://www.billoreilly.com/pg/jsp/billsbooks/tof.jsp). 4 Stephen Colbert et le Colbert Report ont fait l’objet de plusieurs recherches dans d’autres disciplines comme la philosophie (Johnson, 2010; Schiller, 2009). Pour ce travail, nous nous en tiendrons aux études en science politique. 5 l’idéologique libérale (Boyer et Yurchak, 2010) ou encore la démocratie et les médias de masse (Boesel, 2007). Parmi ces nombreuses recherches qui étudient les liens entre la politique et le travail de Colbert, la méthode de l’analyse intertextuelle a été empruntée qu’une seule fois par Druik (2009). Ce dernier utilise les notions d’intertextualité et de dialogisme pour mettre en lumière la manière dont les émissions de nouvelles satiriques renvoient au rôle des bulletins de nouvelles traditionnels en tant que genre télévisuel (Druik, 2009). Même en sortant des études réalisées sur Stephen Colbert, peu de recherches ont utilisé la méthode de l’intertextualité pour étudier les différentes formes d’humour. Parmi ces ouvrages, nous comptons quelques articles théoriques (Kotthoff, 2002; Hutcheon, 1985, Hutcheon, 1989; Norrick, 1989) et études de cas (Gray, 2006; Tryon, 2008). Malgré ce constat, il existe un lien très étroit entre le rire et l’intertextualité. Cette recherche se fixe également pour objectif de combler ce vide théorique en se penchant sur le cas de Stephen Colbert. 3. CADRE D’ANALYSE 2.1 Postulat théorique : l’humour est « la continuation de la politique par d’autres moyens » En paraphrasant la célèbre thèse de Clausewitz publiée pour la première fois en 1831 dans son ouvrage De la guerre, nous comprenons l’humour comme « la continuation de la politique par d’autres moyens » (Clausewitz, 1970). Nous croyons qu’il est possible de sortir des pratiques politiques conventionnelles pour comprendre les relations de pouvoir. Au même titre que l’auteur poststructuraliste David Campbell, nous postulons que les différentes pratiques pour (re)définir l’identité d’un État sont une condition d’existence de ce dernier. En ce sens, faire de la politique devient une pratique beaucoup plus diffuse et plurielle (Campbell, 1998). Elle inclut le processus pour fixer les contours de l’identité américaine, c’est-à-dire la définition de ce que les États-Unis sont, ont été et seront à l’avenir (Campbell, 1998). Ainsi, la politique devient un processus d’écriture identitaire constitué en relation avec la différence. En ces termes, la politique peut être entreprise et véhiculée par divers acteurs sociaux qui peuvent, à l’instar de Stephen Colbert, utiliser l’humour comme mode rhétorique pour s’inscrire dans les relations de pouvoir. À cet effet, le philosophe Critchley souligne qu’il existe un lien étroit entre l’identité et l’humour : « (…) les blagues servent à nous rappeler qui “nous” sommes, qui “nous” avons été, et qui “nous” pourrions devenir » (Critchley, 2004, p. 87). Plus précisément, la parodie peut remettre en question et fixer l’identité puisque son objectif est de révéler la différence. Selon Hutcheon, la parodie consiste à une superposition de textes de manière paradoxale et qui, par un acte de répétition et d’imitation, a pour objectif de marquer la différence (Hutcheon, 1981, p. 143-144; Hutcheon, 1985, p. 32-33). Le mécanisme de la parodie a le pouvoir et le potentiel de (ré)écrire ou encore de (re)contextualiser des textes (Gray, 2006, p. 2). Bien plus que l’intention de l’auteur à superposer un ancien texte sur un nouveau, elle dépend généralement de la compétence de l’auditoire à reconnaitre le texte original, 6 même si parfois, l’exagération et l’absurdité présentes dans l’œuvre sont suffisantes pour générer le rire (Berger, 2010, p. 73; Hutcheon, 1985, p. 3437). Lorsque la parodie a pour cible des vices, des inepties ou encore des valeurs morales et sociales, elle devient de la parodie satirique5. Puisqu’elles mettent en opposition des textes contradictoires pour révéler la différence et qu’elles véhiculent des attaques sociales et morales qui hiérarchisent les discours politiques, nous considérons que les œuvres associées au genre de la parodie satirique participent à la (re)définition de l’identité américaine. 3.2 L’analyse critique de discours à trois niveaux Pour comprendre la manière dont la parodie satirique s’inscrit dans le processus d’écriture identitaire, nous proposons un cadre théorique à trois niveaux. Selon Luke, les textes possèdent toujours un double sens : un premier dans le texte et un second à l’extérieur. Il souligne : « Critical discourse analysis involves a principled and transparent shunting back and forth between the microanalysis of texts using varied tools of linguistics, semiotic, and literary analysis and the macroanalysis of social formations, institutions, and power relations that these texts index and construct » (Luke 2002, p.100). À ces deux dimensions, l’analyse textuelle et intertextuelle, nous ajoutons une troisième, l’analyse paratextuelle qui permet d’envisager une lecture dominante d’un texte. a) Analyse textuelle Le premier niveau de notre analyse consiste à faire une analyse linguistique des éléments humoristiques d’un texte. Dans notre étude de cas, cette microanalyse se traduit par l’étude des éléments de la parodie satirique au sein du livre I Am America (And So Can You!). Pour ce faire, nous nous inspirons du modèle d’Attardo sur la General Theory of Verbal Humor (GTVH) (2008). Conçue pour compléter la théorie de Victor Raskin de la Semantic Script Theory of Humor (1985), la GTVH analyse principalement les blagues courtes au niveau linguistique en mettant l’accent sur les six critères suivants (Attardo, 2008, p. 108): 1) L’opposition de script : Elle correspond à l’incongruité et l’opposition binaire dans le texte. 2) Le mécanisme logique : Il consiste en la phase de résolution de l’opposition de script. 3) La situation : Elle inclut le matériel textuel et sérieux qui entoure la blague. 4) La cible : Elle est l’objet visé de la blague. 5) La stratégie narrative : Elle correspond à la structure et au type de blague. 6) Le langage : Il inclut les choix linguistiques comme la syntaxe et le lexique. 5 Il existe un grand débat entourant les définitions de la satire et de la parodie puisque ces dernières sont très similaires sur plusieurs aspects. Pour en connaître davantage sur ce débat, consultez Hutcheon (1985). Elle décrit notamment comment certains auteurs dont Karrer (1997) ne limite pas la parodie à la dimension structurelle, mais inclut également les dimensions morales et sociales liée à la satire (Hutcheon, 1985, p. 43). 7 Ces critères mettent en lumière le mécanisme d’incongruité derrière chaque énoncé et indiquent les conditions suffisantes pour qu’un texte soit comique. En mettant l’accent sur les oppositions binaires et la différence, la GTVH est intéressante pour pointer les blagues qui s’interrogent sur l’identité. Elle le devient davantage si nous considérons, au même titre que les auteurs poststructuralistes, que l’identité n’existe pas avant le processus de différenciation entre le « nous » et les « autres » (Campbell, 1998). b) L’analyse intertextuelle Puisque la définition même de la parodie renvoie à une relecture d’autres textes, il est essentiel de sortir des limites textuelles. L’analyse intertextuelle de Julia Kristeva (1980) donne cette possibilité alors qu’elle postule qu’un texte est toujours en lien avec des systèmes, codes, normes et traditions. Elle s’inspire notamment de Bakhtine qui soutient que personne ne peut prétendre être le premier à briser le silence de l’univers (Bakhtine, 1986, p. 69). Cette deuxième étape de notre analyse critique de discours suppose que chaque énoncé s’inscrit en réponse à un autre dans une suite infinie. Conceptualisé à la fin des années 1960 par Kristeva, le terme intertextualité revêt aujourd’hui plusieurs significations. Les poststructuralistes comme Kristeva et Barthes l’ont employé pour bouleverser l’interprétation objective et stable alors que les structuralistes tels Riffaterre et Genette l’utilisent pour fixer et déterminer le sens d’un texte (Allen, 2000, p. 3-4). Ces différentes façons de définir l’intertextualité démontrent bien sa complexité et les intentions idéologiques et sociales différentes de ses partisans. Dans le cadre de notre analyse sur la parodie satirique, nous limitons notre compréhension à la définition de Kristeva (1980). Pour Kristeva, un texte est : « […] a permutation of texts, an intertextuality in the space of a given text in which several utterance taken from other texts, intersect and neutralize one another » (Kristeva citée dans Allen, 2000, p. 35). Il a également la caractéristique d’être instable, c’est-à-dire que sa signification change en fonction du sujet, de l’auditoire, du texte et du contexte (Kristeva, 1980, p. 66). En ce sens, il ne peut être réduit à une représentation. Il est toujours en processus de production comme l’est aussi le sujet, l’auteur et le lecteur (Allen, 2000, p. 34). Pour Kristeva, les idées ne peuvent être arrêtées et réduites à des produits de consommation. Elles encouragent plutôt le lecteur à entrer dans la production de sens (Allen, 2000, p. 34). Le texte est aussi un lieu de lutte idéologique. Au même titre que Bakhtine, Kristeva soulève l’idée selon laquelle un texte ne peut être séparé d’une textualité sociale et culturelle plus large dans lequel il est construit. Tous les textes contiennent en eux des structures et luttes idéologiques exprimées dans la société par le discours (Allen, 2000, p. 36). Puisqu’un texte se superpose toujours aux précédents, les luttes et tensions idéologiques caractérisant le langage et le discours en société résonnent dans ces derniers (Allen, 2000, p. 36). La parodie satirique a donc le talent d’envahir d’autres textes et de le critiquer de l’intérieur. L’étude du livre de Stephen Colbert permettra de comprendre la manière dont la parodie satirique fonctionne pour remettre en doute les structures et luttes idéologiques au sein de la société américaine. 8 L’objectif de notre analyse intertextuelle est de donner un sens au livre I Am America (And So Can You!) sans toutefois prétendre que ce sens est unique et stable. c) Analyse paratextuelle En mettant l’accent sur l’autonomie du lecteur, les poststructuralistes prétendent que la lecture des textes est un chaos. À l’extrême, l’intertextualité donne une possibilité de lectures infinies ne permettant aucun ordre et contrôle. Puisque nous ne voulons pas tomber dans un relativisme extrême qui permettrait à toutes les lectures d’un même texte de se valoir, nous proposons une troisième dimension à notre analyse : le paratexte. Issu du théoricien structuraliste Gérard Genette, le paratexte est une façon de contrôler, limiter et même programmer une certaine lecture d’un texte (Genette, 1997)6. Puisqu’un texte se présente rarement à l’état nu, il existe une panoplie de productions qui l’accompagne. (Genette, 1997, p. 7). Le paratexte est constitué de tous les autres discours et pratiques agrippés au texte central c’est-à-dire le péritexte, les éléments à l’intérieur du livre (titre, sous-titre, préfaces, notices, notes, illustrations, couverture, etc.) et l’épitexte, les éléments à l’extérieur du volume (interviews avec l’auteur, les critiques, les comptes-rendus, etc.). Pour les adeptes de formules mathématiques, Genette l’illustre ainsi : « paratexte = péritexte + épitexte » (Genette, 1997, p. 11). Le paratexte est une zone de transaction en orientant le processus de lecture. Selon Genette, l’étude du paratexte consiste à déterminer les caractéristiques spatiales, temporelles, substantielles, pragmatiques et fonctionnelles (Genette, 1997, p. 10-20). Aux fins de notre analyse, nous nous concentrons sur les caractéristiques fonctionnelles du paratexte puisqu’elles nous donnent des pistes de réflexion sur les liens entre les intentions des auteurs et l’interprétation dominante. 4. L’ANALYSE DE I AM AMERICA (AND SO CAN YOU!) 4.1. L’analyse textuelle des blagues subversives de Stephen Colbert Afin de décrire le fonctionnement textuel de la parodie satirique de Colbert, nous nous limitons à deux exemples tirés de son livre I Am America (And So Can You!) qui remettent en question l’identité américaine. La première blague concerne le débat qui oppose les créationnistes à la communauté scientifique (Colbert, 2007a, p. 192-193)7. 6 Genette cite en note de bas de page une définition du préfixe « para » qui décrit bien l’activité du paratexte : « Para est un préfixe antithétique qui désigne à la fois la proximité et la distance, la similarité et la différence, l’intériorité et l’extériorité […], une chose qui se situe à la fois en deçà et au-delà d’une frontière, d’un seuil ou d’une marge, de statut égal et pourtant secondaire, subsidiaire, subordonné, comme un invité à son hôte, un esclave à son maître. Une chose en para n’est pas seulement à la fois des deux côtés de la frontière elle-même, l’écran qui fait membrane préalable entre le dedans et le dehors. Elle opère leur confusion, laissant entrer l’extérieur et sortir l’intérieur, elle les divise et les unit » (Miller cité dans Genette, 1997, p. 7). 7 Voir l’annexe 1 pour l’opérationnalisation de la GTVH. 9 Dans son chapitre intitulé « Science », Colbert soulève le biais de la science contre la vérité de la religion chrétienne. Il remet en question la méthode scientifique basée sur l’empirisme pour comprendre l’univers et démontrer que Dieu détient le monopole de la vérité. Son script inclut les oppositions binaires suivantes : science/religion; Beaker/Dieu; fanatisme des scientifiques/tolérance et modération des croyants; méthode scientifique/créationnisme, etc. Ces oppositions binaires sont toutefois résolues quand Colbert compare la méthode de Beaker, une marionnette du Muppet Show, à Dieu. Colvert soulève que rien ne sert de poser des questions, la théorie de Dieu est concluante depuis plus de 6000 ans. Dans cette parodie satirique, Colbert cible les groupes religieux qui refusent de remettre en question l’origine de la vie sur Terre pour rester conforme à la lecture littérale de la Bible. En inversant les discours scientifiques et créationnistes, Colbert use d’ironie et de satire pour faire passer son message. Cette blague fonctionne sur un système d’inclusion et d’exclusion où, pour être un « vrai Américain », il faut croire en la force de Dieu. Cette blague subversive remet donc en question les relations de pouvoir entre l’église et les scientifiques tout en acceptant la place prépondérante de la religion au sein de l’identité américaine. La deuxième blague concerne la définition du mariage aux États-Unis (Colbert, 2007a, p. 6)8. Dans son chapitre intitulé « The Family », Colbert utilise une simple formule mathématique pour décrire les éléments qui composent une famille nucléaire : « Man + Woman = marriage ». Par la même logique, il explique ce qui ne constitue pas une famille : 8 Voir l’annexe 2 pour l’opérationnalisation de la GTVH. 10 Son script inclut les oppositions binaires suivantes : hétérosexualité/LGBT (lesbiennes, gais, bisexuels et transgenres); homme/femme; famille nucléaire/famille non-traditionnelle (monoparentalité, commune, etc.); pureté du mariage/libertinage et obscénité, etc. La blague est résolue quand Colbert exagère l’utilisation des formules mathématiques et du discours pour démontrer les limites du mariage. La teneur des propos devient complètement absurde lorsqu’il affirme que l’union d’un humain et d’un lamantin (manatee) ne rentre pas dans la définition du mariage. Ce jeu de mots ridiculise la rigidité de la définition du mariage selon les chrétiens fondamentalistes et les conservateurs moraux. Colbert parodie donc les défenseurs de la vision traditionnelle du mariage qui critiquent entre autres le bureau du recensement américain pour sa vision élargie de la famille (elle est composée de deux ou plusieurs personnes vivant ensemble et qui sont liés par la naissance, le mariage ou l’adoption) (Colbert, 2007a, p. 5). Par effet de parodie satirique, Colbert met en opposition le comportement normal des hétérosexuels et le comportement inacceptable des gais pour pointer du doigt la stabilité de l’identité américaine qui refuse de prendre en considération les unions homosexuelles. Encore une fois à caractère subversif, cette blague a pour fonction de renverser la norme établie du mariage. Elle vise à créer un sentiment de communauté entre les Américains qui souhaitent rendre moralement acceptable l’union entre deux personnes du même sexe. 4.2 L’analyse paratextuelle : l’interprétation dominante de la parodie satirique de Stephen Colbert L’orientation de la lecture du texte I Am America (And So Can You!) est évidemment influencée par le paratexte. La popularité et la réputation du Colbert Report déteignent sur cet ouvrage rendant peu probable une lecture au premier degré. Même si le paratexte est moins essentiel dans le cas d’un artiste connu, Colbert ne réduit pas pour autant les indices qui orientent la lecture de son texte vers une parodie satirique des comportements jusqu’auboutistes des conservateurs. Tout d’abord, Colbert laisse la trace de plusieurs éléments dans le péritexte qui ne manquent pas de souligner la teneur humoristique du livre et les cibles de sa parodie. Son personnage expose un amour sans borne pour la nation américaine dans la dédicace, les images, le titre et le rabat du livre. En dédicaçant son œuvre « à l’Amérique » et en incluant les grands symboles 11 des États-Unis dans son livre tels le drapeau et ses étoiles, Colbert joue au fervent patriote. En mentionnant qu’il est l’Amérique dans le titre de son livre, Colbert soulève une fois de plus l’importance du nationalisme chez les Américains. De ce fait, son personnage tente de les influencer à devenir, au même titre que lui, les États-Unis d’Amérique. Finalement, le rabat du livre soutient que seulement en ouvrant cet ouvrage, le lecteur devient automatiquement 25 % plus patriote (Colbert, 2007a). Il mentionne : « I Am America (And So Can You!) showcases Stephen Colbert at his most eloquent and impassioned. He is an unrelenting fighter for the soul of America, and in this book he fights the good fights for the traditional values that have served this country so well for so long » (Colbert, 2007a). Ces divers éléments du péritexte démontrent la visée de Colbert à satiriser les auteurs qui se prennent pour des maîtres à penser et des guides spirituels de la société américaine à l’instar de Bill O’Reilly. Néanmoins, ce n’est qu’en comparant la table des matières de I Am America (And So Can You!) et celle du livre The O’Reilly Factor : The Good, the Bad, and the Completely Ridiculous in American Life (O’Reilly, 2002) que la source d’inspiration de Colbert devient évidente. En effet, l’ouvrage de Colbert copie les « facteurs » qui fondent l’identité américaine et l’avenir des États-Unis selon Bill O’Reilly : les classes sociales, la race, le sexe, les médias, le mariage, la religion, le succès, etc9. Loin d’être le fruit du hasard, Colbert exploite les mêmes thèmes pour pousser plus loin la parodie satirique de Bill O’Reilly. L’étude de l’épitexte sert également à déceler les sources d’influence de Colbert. Dans une entrevue organisée par le Apple Store de New York à la sortie de son livre, Colbert sort de son personnage pour exprimer ses visées et intérêts. Il affirme que son personnage s’inspire de modèles d’animateurs de bulletins de nouvelles et d’émission d’affaires publiques comme Anderson Cooper, Sean Hannity et Aaron Brown. Il soutient également que Bill O’Reilly est sa principale source d’inspiration : « (…) but ultimately, you want to go for the king, and the king is O’Reilly » (Colbert, 2007b). Il précise s’être « forcé pour lire ces compétiteurs » et principalement un livre précurseur : The O’Reilly Factor : The Good, the Bad, and the Completely Ridiculous in American Life (2000). Finalement, la cible de sa parodie satirique ne peut être plus claire lorsqu’il est invité à The O'Reilly Factor en 2007 et qu’il y affirme : « I’m doing you Bill » (Colbert, 2007b). Même si le but de notre recherche ne consiste pas à faire une analyse de production, il est pertinent d’étudier ce paratexte pour comprendre les intentions de Stephen Colbert en écrivant I am America (and So Can You!). En mettant l’accent sur l’importance du paratexte, nous nous distançons quelque peu d’une approche purement poststructuraliste qui mettrait l’accent sur la pluralité des interprétations d’un même texte. Nous démontrons ainsi que Stephen Colbert ne laisse pas le lecteur faire sa propre interprétation du livre, mais lui suggère un angle d’approche dominant. En orientant les lecteurs vers une certaine interprétation parodique, Colbert minimise les mésinterprétations qui pourraient l’étiqueter de conservateur moral et patriote. 9 Voir l’annexe 3 pour les ressemblances entre les tables des matières de Stephen Colbert (2007) et Bill O’Reilly (2000). 12 4.3 L’analyse intertextuelle : Colbert et la vérité sur les guerres culturelles Finalement, l’analyse intertextuelle permet de faire des ponts entre les blagues textuelles et les référents identitaires auxquels Stephen Colbert fait référence la parodie satirique. Puisque chaque sens et pouvoir que l’on attribue à un texte doit être compris en fonction du « déjà-lu », l’analyse intertextuelle permet de donner à un texte un deuxième niveau (Gray, 2006, p. 26). Dans les prochains paragraphes, nous reprendrons les exemples donnés dans l’analyse textuelle pour comprendre la parodie des guerres culturelles et nous donnerons une signification globale à la parodie satirique du livre de Stephen Colbert. a) Colbert et la parodie des guerres culturelles Dans son chapitre sur la science, Colbert se moque des fervents défenseurs du créationnisme dont fait partie par exemple le centre de recherche privé (think tank) Discovery Institute10. Fondé en 1990, Discovery Institute est reconnue pour être formée de fondamentalistes chrétiens ayant comme agenda politique le « renouveau » de la religion dans la culture américaine. Elle a notamment mené la campagne Teach the Controversy qui avait pour objectif de faire la promotion de l’enseignement du créationnisme dans les cours de sciences des écoles publiques. Au même titre que la Discovery Institute, O’Reilly ne croit pas totalement en la science. Il affirme : Sure, you can tell me that the earth is about 4.5 billion years old and the universe measures 15 to 18 billion lightyears across. You can explain – although scientists haven’t done so yet – how all of the forces in the universe work together to keep it ticking. But those answers will never satisfy the soul or spirit or whatever it is inside us that keeps asking, Why? And What does it all mean? (O’Reilly, 2000, p. 164). Afin de discréditer ce discours des fondamentalistes chrétiens, Colbert renverse la logique du créationnisme et de la science. Il se livre ainsi à une parodie du discours créationniste au sens où l’entend Hutcheon. Il présente la déviation d’une norme et l’inclusion de cette norme comme matériel intériorisé (Hutcheon, 1981, p. 143). En effet, la norme aux États-Unis est de croire en la théorie créationniste. Selon un sondage réalisé par la firme Gallup en 2004, seulement 13 % des Américains croient que Dieu n’a rien à voir avec la création de l’homme. Le reste des Américains estiment que Dieu a créé l’homme tel qu’il est aujourd’hui (45 %) ou qu’il s’est développé guidé par la parole de Dieu (38 %) (Gallup, 2004). Or, en exagérant cette norme, Colbert démontre l’absurdité de sa logique. Sa critique parodique et satirique permet de ridiculiser ceux pour qui la vérité est immuable tout en respectant l’importance de la religion pour les Américains. Elle ne suggère pas au lecteur 10 Colbert se moque également des partisans d’une autre théorie liée au créationnisme : le dessein intelligent. Cette théorie, qui fait de plus en plus d’adhérents aux Etats-Unis, accepte que l’hypothèse du Big Bang, mais soulève que ce phénomène est causé par le dieu chrétien. Il refuse également de croire au principe de sélection naturelle comme moteur de l’apparition de nouvelles espèces. 13 de rejeter ses principes religieux, mais bien de développer un esprit critique qui dénonce les discours objectifs et stables. Colbert parodie également la vision restreinte du mariage et de la famille chez les conservateurs moraux. Il discrédite la position conservatrice du mariage qui incluerait seulement l’union d’un homme et d’une femme. Parmi les défenseurs de cette idéologie, la Heritage Foundation décrit le mariage comme « la plus ancienne des institutions », et « la pierre d’assise de la famille » (Heritage Foundation citée dans Gagnon et Goulet-Cloutier, 2009, p. 20). Similairement dans son livre Culture Warrior, O’Reilly décrit la manière dont le mariage est un stabilisateur social : « I don’t believe the republic will collapse if Larry marries Brendan. However, it is clear that most Americans want heterosexual marriage to maintain its special place in American society. […] Traditional marriage is widely seen as a societal stabilizer and I believe that is true. » (O’Reilly, 2006, p. 16-17). En tant que héros populiste, O’Reilly tente de convaincre les Américains de se rallier du côté conservateur dans le cadre des guerres culturelles. De l’autre côté, les blagues subversives de Stephen Colbert tentent de questionner cette vision restreinte de l’identité américaine. La stratégie discursive de Colbert est donc d’imiter et d’exagérer les discours sur les enjeux des guerres culturelles pour mettre en lumière la vision restreinte de ce qu’est être un « vrai » américain selon les conservateurs. b) Colbert et la vérité sur l’identité américaine Au-delà de ces exemples qui nous permettent de pointer du doigt les cibles précises des attaques de Colbert, la lecture du livre permet de dégager une signification globale de la parodie satirique. En se prenant pour un guide spirituel détenant la vérité sur l’Amérique, Colbert parodie les discours tranchés des animateurs de télévision et de radio qui affirment détenir la « vérité » sur les enjeux moraux et politiques aux États-Unis. Participant à la polarisation de la société, les O’Reilly, Beck et Dobbs laissent peu de place à la diversité des points de vue. Ils affirment que la société américaine comporte des caractéristiques immuables qui ont façonné la société américaine depuis ses débuts. Par exemple, dans la section No Spin Zone de son émission à la chaîne FOX, O’Reilly accueille des invités de toutes allégeances politiques afin de faire ressortir la « vérité ». Selon O’Reilly, le monde n’est pas divisé entre les conservateurs, les libéraux et les libertariens. Il est divisé entre la vérité et les opinions. Dans l’introduction de son livre, il mentionne : « If you haven’t seen The O’Reilly Factor, you might be wondering whether I’m conservative, liberal, libertarian, or exactly what. (…) See, I don’t want to fit any of those labels, because I believe that the truth doesn’t have label. (…) That’s my political position. » (O’Reilly, 2000, p. 3). Ainsi, il critique souvent ses invités pour leur manque d’objectivité : « That’s your opinion there, I mean that’s not a fact, that’s your opinion » (O’Reilly cité dans Hart, 2003, p. 13). Cette opposition binaire entre la vérité et les opinions est un des fondements de la parodie satirique de Stephen Colbert. En effet, dans le premier épisode du Colbert Report, il mentionne que la société est divisée 14 entre deux clans : ceux qui pensent avec leur tête et ceux qui pensent avec leurs tripes (gut feeling). Présente également dans son livre I Am America (And So Can You !), cette réflexion sur la division de la société américaine se résume par l’expression : « Truthiness ». Dans le segment de son émission intitulé The Word, Colbert s’amuse à (re)définir certains concepts politiques et sociaux. Truthiness signifie la vérité que l’on connaît intuitivement sans regard à la logique, aux faits et à la réflexion intellectuelle. Reconnu comme le mot de l’année en 2005 par l’American Dialect Society, Colbert définit Truthiness de la façon suivante : And that brings us to tonight’s word: ‘‘truthiness.’’ Now I’m sure some of the ‘‘word police’’, the ‘‘wordinistas’’ over at Webster’s are gonna say, ‘‘hey, that’s not a word.’’ Well, anyone who knows me knows I’m no fan of dictionaries or reference books. I don’t trust books. They’re all fact, no heart. And that’s exactly what’s pulling our country apart today. ’Cause face it, folks; we are a divided nation. Not between Democrats and Republicans, or conservatives and liberals, or tops and bottoms. No, we are divided between those who think with their head, and those who know with their heart (Colbert, 2005). Colbert satirise donc la mauvaise utilisation des émotions dans les discours politiques. Il inclut dans les gut-thinker George W. Bush, Sean Hannity et évidemment Bill O’Reilly. En d’autres termes, Colbert se moque de ces personnes qui fondent leur discours derrière les principes du « droit à l’opinion » et de l’intuition comme source de vérité. Colbert parodie ces personnalités pour qui l’opinion est synonyme de vérité en affirmant par exemple : [My book is] not just some collection of reasoned arguments supported by facts. That is the coward’s way out. This book is truth. My Truth. (Colbert, 2007a, p. x) […] Like our Founding Fathers, I hold my Truths to be self-evident, which is why I did absolutely no research. I didn’t need to. The only research I needed was a long hard look in the mirror. (Colbert, 2007a, p. xi) Ces citations révèlent l’absurdité de croire en une vérité absolue. En parodiant ces gut-thinker, Colbert démontre comment la vérité est relative. Son message soutient que la vérité pour l’un en termes politiques ou moraux, ne l’est pas nécessairement pour l’autre. La logique de Colbert est donc la suivante : si l’identité américaine pour Bill O’Reilly inclut nécessaire de croire en Dieu, aux liens sacrés du mariage et d’être contre l’avortement et le mariage gai, il peut en être l’opposé (ou une tout autre vision) pour quelqu’un autre. Le No Spin Zone d’Oreilly où les invités sont amenés à lever le voile sur la vérité devient chez Colbert le No Fact Zone un moment où seules les opinions comptent vraiment. En parodiant Bill O’Reilly et les conservateurs moraux dans le cadre des guerres culturelles, mais en ne proposant pas une vision particulière de l’identité américaine, Colbert aide à repousser ses 15 limites. Être américain impliquerait plusieurs définitions. Il rejoint donc David Campbell sur ce point qui définit l’identité comme non fixée par nature ou pas dieu, mais en constante évolution (Campbell, 1998). 5. CONCLUSION Cette recherche s’était fixé deux objectifs soit de mettre en lumière la manière dont la parodie satirique fonctionne pour influencer la construction de l’identité américaine et de participer au développement des recherches qui explorent les liens entre l’humour et l’intertextualité. Afin de répondre à ces objectifs, nous avons développé un cadre d’analyse critique de discours à trois niveaux qui s’inspire principalement des chercheurs Attardo (2008), Kristeva (1980) et Genette (1987). En nous concentrant sur une étude de cas portant sur Stephen Colbert et son livre I Am America (And So Can You!), nous avons été en mesure d’étudier comment la parodie satirique peut être comprise comme une forme d’engagement politique. Même si la parodie de Colbert est unique en son genre, elle n’opère pas en solitaire, mais plutôt en relation avec d’autres textes. En superposant des textes de manière paradoxale ainsi qu’en imitant des vices et valeurs morales, la parodie satirique marque la différence. Cette pratique discursive a donc le potentiel d’être la « continuation de la politique par d’autres moyens ». Dans le cas de Stephen Colbert, son implication politique se traduit par une remise en question constante de la vision polarisée de la société américaine. Son personnage offre une parodie des gut thinkers c’est-à-dire ceux qui affirment détenir la vérité sur l’Amérique. En traitant des grands enjeux qui forment les guerres culturelles, Colbert critique les positions radicales et discrédite principalement la position conservatrice. Colbert déconstruit donc les visions essentialistes de l’identité américaine en parodiant Bill O’Reilly et les conservateurs moraux, mais en ne proposant pas une vision particulière de l’identité. Par son dans ce débat sur les guerres culturelles, Colbert est un acteur politique qui participe à la (re)définition de l’identité américaine. Cet exemple sur Stephen Colbert vient donc mettre en doute les propos de Frederic Jameson qui a annoncé la mort de la parodie dans l’ère postmoderne. Selon lui, la parodie est remplacée par le pastiche, c’est-à-dire une forme d’imitation sans motif et conviction satirique (Jameson, 1991, p. 65). Même si plusieurs œuvres contemporaines restent dans le pastiche et n’offrent pas de parodie, le personnage de Colbert est l’exemple par excellence que la parodie est toujours vivante. Afin de poursuivre les recherches portant sur le rôle des produits parodiques de la culture populaire dans la construction de l’identité américaine, il serait approprié d’explorer d’autres émissions de la chaîne Comedy Central comme South Park qui véhicule des idées politiques sur les enjeux des guerres culturelles. Ces recherches permettraient donc de poursuivre le développement d’un cadre théorique qui établit des ponts entre l’humour et l’intertextualité, un champ de recherche encore sous-exploité en science politique et dans les études sur le rire. 16 6. ANNEXES Annexe 1 : Le biais de la science contre la vérité de la religion chrétienne Modèle de la « General Theory of Humor » (analyse textuelle) Opposition Science/religion, science/créationnisme, fanatisme des scientifiques/tolérance et la modération des croyants, scientifique/croyant, penser avec sa tête/connaître avec son cœur, méthode empirique/méthode universelle et simple, Dieu/Beaker Résolution La phase de résolution se trouve la stabilité de la vérité proposée par Colbert. Rien ne serre de poser des questions, la théorie du créationnisme est concluante depuis 6000 ans. Situation Colbert décrit le fanatisme de la science à faire des conclusions sur le fonctionnement de la réalité. La méthode scientifique est remise en question par la méthode à deux niveaux du créationnisme. Cible Les créationnistes et les discours de vérité Stratégie Parodie ironique narrative Langage Inversion des propos entre la science et le créationnisme Colbert, Stephen. 2007. I am America (And So Can You!). New York : Grand Central Pub., p. 191-193. 17 Annexe 2 : Les valeurs familiales et la définition du mariage Modèle de la « General Theory of Humor » (analyse textuelle) Opposition Hétérosexualité/LGBT (lesbiennes, gais, bisexuels et transgenres), homme/femme, famille traditionnelle/famille nontraditionnelle (monoparentabilité, commune, etc.), science/réalité, pureté du mariage/ libertinage et obscénité, stabilité/changement. Résolution À l’aide des mathématiques, Colbert décrit comment le mariage peut seulement être composé d’un homme et d’une femme. La rigidité et l’absurdité du discours scientifique deviennent évidentes quand Colbert écrit : « Human+Manatee ≠ Marriage ». Situation Les formules mathématiques expliquent pourquoi le mariage est composé seulement d’un homme et d’une femme. Cible Les défenseurs de la vision traditionnelle du mariage comme l’église, les think thank catholiques, Bill O’Reilly, etc. Stratégie Parodie satirique : il imite les conservateurs moraux sur l’enjeu narrative de la famille tout en critiquant de l’intérieur leur vision limitée. Langage Un langage mathématique, le discours scientifique et les jeux de mots Colbert, Stephen. 2007. I am America (And So Can You!). New York : Grand Central Pub., p. 6. 18 Annexe 3 : Les ressemblances entre les tables des matières de Stephen Colbert et Bill O’Reilly Table des matières de I Am America (And So Can You!) Colbert, Stephen. 2007. I am America (And So Can You!). New York : Grand Central Pub., 230 p. 19 Table des matières de The O'Reilly Factor : The Good, the Bad, and the Completely Ridiculous in American Life O’Reilly, Bill. 2000. The O'Reilly Factor: The Good, the Bad, and the Completely Ridiculous in American Life. New York : Broadway Books, 214 p. 20 7. BIBLIOGRAPHIE Allen, Graham (2000). Intertextuality. The New Critical Idiom. London, Routledge : 238 p. Attardo, Salvatore. 2008. « A Primer for the Linguistics of Humor ». In The Primer of Humor Research, Victor Raskin, Berlin: Mouton de Gruyter, p. 101132. Bakhtin, Mikhail, Caryl Emerson et Michael Holquist. 1986. Speech Genres and Other Late Essays. Austin : University of Texas Press, 177 p. Baumgartner, Jody C., et Jonathan S. Morris. 2008. « One Nation, Under Stephen? The Effects of The Colbert Report on American Youth ». Journal of Broadcasting and Electronic Media, vol. 52, no 4, p. 622-643. --------. 2008. Laughing Matters: Humor and American Politics in the Media Age. New York : Routledge, 362 p. Berger, Arthur Asa. 1995. Blind Men and Elephants: Perspectives on Humor. New Brunswick : Transaction, 192 p. 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