La solidarité énergétique en Europe
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La solidarité énergétique en Europe
La solidarité énergétique en Europe Projet de recherche sous la responsabilité de Zaki Laïdi Assistante de recherche : Adina Crisan –Revol Démarrage du projet : janvier 2011 L’article 122 du Traité de Lisbonne évoque le concept de solidarité énergétique de la manière suivante : « Sans préjudice des autres procédures prévues par les traités, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut décider, dans un esprit de solidarité entre les États membres, des mesures appropriées à la situation économique, en particulier si de graves difficultés surviennent dans l'approvisionnement en certains produits, notamment dans le domaine de l'énergie. » Le Traité est donc délibérément vague puisqu'il ne parle pas à proprement parler de solidarité énergétique mais seulement « d’esprit de solidarité ». Son opérationnalisation est dans de telles conditions délicates à imaginer. Si le Traité se montre très vague sur la définition de la notion de solidarité énergétique c’est parce qu’il n’existe pas de consensus politique sur le sujet. Ce projet a donc pour objectif de rechercher les conditions et les modalités susceptibles de convertir ce principe général en mécanisme opérationnel, étant entendu que nôtre perspective n’est ni technique ni économique mais géopolitique. Naturellement ces dimensions sont interdépendantes et rarement dissociables. Mais la perspective privilégiera les considérations politiques qui guident le choix des acteurs. A cette fin nous nous proposons de voir précisément comment les acteurs européens pensent ce problème et envisagent de le traiter. Par acteurs européens nous entendons : la Commission (y compris les débats internes entre ses différents services), le Parlement (au regard des nouveaux pouvoirs qui lui sont conférés par le Traité de Lisbonne) les États membres significatifs représentés au Conseil (la France, l'Allemagne, l'Italie et la Pologne) et les acteurs privés tel que E.On, Eni, Total, Gdf et PGNiG. La position des acteurs privés est sur ce sujet très mal connue. Tous ces acteurs présentent soit une spécificité nationale soit une particularité fonctionnelle dont la prise en compte est pertinente pour tenter de cerner de prés le concept. Au niveau des États- membres, l'Allemagne est le plus grand importateur de gaz russe en Europe et entretient une relation politique privilégiée avec Moscou. L’état de ses relations politiques avec Moscou pèse et pèsera toujours de manière significative dans la manière dont l’Allemagne envisagera de s’impliquer dans la mise en œuvre de cette solidarité. L’éventuelle intégration de la Russie dans le périmètre de sécurité de l’Otan ne peut pas ne pas avoir de conséquences sur la relation énergétique euro-russe. Par ailleurs qui dit solidarité dit solidarité financière. Or chacun sait que l’Allemagne est le plus grand contributeur net au budget de l'Union européenne. La France est tout aussi attachée à développer sa relation politique et économique avec Moscou même si sa dépendance énergétique est bien plus faible. La Pologne est le pays qui a le plus œuvré pour mettre en avant le concept de solidarité énergétique au regard de sa dépendance énergétique et de ses relations difficiles avec Moscou qu’elle conçoit comme une assurance contre son principal fournisseur. L’Italie est un grand importateur de gaz russe et aussi un des alliés les plus proches de la Russie en Europe. Hypothèses Notre recherche s’appuie sur quatre hypothèses Hypothèse 1. Le concept de solidarité énergétique soulève des problèmes inédits comparé aux autres formes de solidarité qui caractérisent historiquement l’UE (PAC, Fonds Structurels). Cette spécificité tient à deux raisons : l’énergie est perçue comme un enjeu de souveraineté, tant en ce qui concerne le portefeuille d’approvisionnement que les conditions d’exploitation des ressources ou le choix du mix énergétique. En outre, la mise en œuvre de la solidarité énergétique à un coût économique qui suppose soit une augmentation des ressources communautaires soit une réallocation de celles-ci, soit une mise à contribution des Etats les plus riches. Hypothèse 2. Il n’y a pas de définition communément acceptée de la solidarité énergétique, puisque même le traité de Lisbonne parle dans son article 122 d’ « esprit de solidarité » plutôt que de solidarité énergétique. Il importe donc de clarifier ce que ce concept signifie pour les différents acteurs impliqués. Hypothèse 3. Il convient de s’interroger sur la comptabilité de ces visions non seulement au niveau des conceptions, mais également de leur mise en œuvre opérationnelle. Trois catégories de solidarité peuvent être définies : la solidarité sécuritaire, la solidarité responsable et la solidarité par le marché. La solidarité sécuritaire s’appuie sur une politique de lutte contre la vulnérabilité politique des Etats européens, dont le risque principal est attribué à la question de la rupture des approvisionnements. Le modèle retenu est celui d’une alliance militaire, avec une clause de défense obligatoire des partenaires: ce modèle inspire plusieurs Etats d’Europe Centrale, plus sensibles à la vulnérabilité énergétique. Ce n'est donc pas par hasard que la Pologne parle de l'OTAN de l'énergie en ayant en tête l'article V de cette organisation. La solidarité responsable insiste sur l’idée qu’il ne peut y avoir de passager clandestin au cœur de l’UE : chacun doit faire des efforts pour améliorer sa propre sécurité énergétique et participer à l’effort collectif. En un mot, la solidarité suppose une responsabilité de chacun. Les Allemands, et plus largement les autres grands pays, se retrouvent derrière cette philosophie. Enfin, la solidarité par le marché suppose l’amélioration des interconnexions existantes afin de se prémunir contre toute rupture grave des approvisionnements. Cette vision est notamment défendue par la Commission. Hypothèse 4. La solidarité énergétique ne constitue pas un enjeu abstrait et théorique, puisqu’il a des implications pour l’UE, les Etats-membres et les entreprises, notamment au niveau géopolitique. Une des manières d’évaluer la portée de ce concept réside dans l’estimation des externalités engendrées par la non-solidarité énergétique. Autrement dit y a-t-il un réel coût de la non solidarité énergétique comme il y avait un coût de la non Europe. Etat de l’art La question de la sécurité énergétique européenne a suscité beaucoup de débats et de controverses, particulièrement à la suite des crises gazières russo-ukrainiennes de 2006 et 2009 (Youngs). Sujet longtemps négligé au niveau européen, puisque la Stratégie européenne de sécurité n’y faisait qu’à peine référence en 2003 (un correctif a été introduit en 2008), la sécurité énergétique fait à présent partie des sujets les plus débattus, y compris dans des pays ne dépendant pas de la Russie (Perez, Vaquer i Fanés). Au cours de notre précédente étude pour le compte du CFE sur la concurrence stratégique entre Nabucco et South Stream, nous avons pu identifier en la matière plusieurs discours tranchés, qui avaient des implications parfois radicalement différentes. Le thème de la solidarité énergétique a lui aussi pris une importance croissante dans les discours européens, même s’il n’existe pas à proprement parler une littérature sur ce concept en relations internationales (Berenskoetter). Depuis la crise de 2006, les Polonais ont mis en avant ce thème, dans le cadre de discours mettant en avant les risques de rupture d’approvisionnement (Buzek). Ils en font l’une des priorités de leur présidence européenne, qui aura lieu lors du second semestre 2011. L’étude présente donc un caractère inédit et vise à combler ce manque identifié dans la littérature. Dans les théories solidaristes, la solidarité repose sur des idéaux de justice et d'égalité. Au niveau européen, elle repose sur l'assistance et le soutien mutuel. C'en est même un des principes fondateurs de la politique agricole commune et de la politique régionale. Cependant, la solidarité est beaucoup moins prisée aujourd'hui, dans une Europe en crise où les contributeurs nets ne veulent plus payer pour les autres États membres. Nous avons tous vu les réticences de l'Allemagne, le plus gros contributeur net, à s'engager dans le plan de sauvetage de la Grèce. Alors que pour certains États- membres la solidarité est un principe absolu, pour d'autres, la solidarité s'entend avec la responsabilité. Au niveau énergétique, elle se réfère à un ensemble de propositions plus ou moins articulées : un système d’assistance en cas de rupture d’approvisionnement, un développement des stocks de gaz, un rôle accru dans la gestion de crise accordé à la Commission européenne, le développement des interconnexions, la possibilité de faire des offres communes d'achat. L'idée même de négociation des contrats d'approvisionnement gazier au niveau européen a été évoquée par le Commissaire Oettinger lors de son audition devant le Parlement européen. Les Polonais ont plaidé sans succès pour un traité de sécurité énergétique européen (Wyciszkiewicz), qui repose sur une vision sécuritaire de la solidarité énergétique (Doran). On peut faire l’hypothèse que les petits pays vont plutôt opter pour des mesures préventives, ainsi que pour des mécanismes de substitution rapides et à court terme des approvisionnements (Christie). Si le principe de solidarité énergétique est triomphant au niveau du discours, il rencontre pourtant un certain nombre d’opposition dans la pratique, où des actions unilatérales peuvent mettre à mal la solidarité européenne (Doran). Comprenant les réticences de certains Etats-membres, le rapport de Claude Mandil pour la Présidence française de l’Union européenne avait développé le concept de « solidarité responsable » (Mandil). La solidarité responsable se retrouve notamment dans le discours politique allemand, où les responsables politiques craignent de devoir être mis à contribution pour des Etats ne procédant pas aux réformes et aux investissements nécessaires. Les Italiens ont même été jusqu’à adopter un décret demandant aux opérateurs actifs sur le marché italien de détourner toutes ses importations vers l’Italie. Méthodologie La méthodologie employée dans ce projet est de nature comparable à celle que nous avons utilisée lors du précédent projet financé par le Conseil français de l’énergie. Nous allons procéder en deux temps : identification du corpus discursif relatif à la solidarité énergétique tel qu'elle peut apparaître chez les différents acteurs et recours systématique à des entretiens semi-directifs. Le corpus identifié relatif à la solidarité énergétique recouvre les discours, les articles spécialisés et la presse. Ce corpus peut être traité soit de manière qualitative, soit de manière quantitative grâce à des logiciels d’analyse du discours (ex. Lexico 3), permettant de repérer les co-occurrences de termes. Cette démarche quantitative permettra d’observer dans quel contexte le terme de solidarité est employé, et quels sont les termes qui lui sont liés. Par exemple, si le terme de "solidarité" est associé à la sécurité des approvisionnements et au champ lexical de la menace, on sera conduit à penser qu'il s'agit d'une approche sécuritaire. On peut également procéder à des comparaisons entre différents pays en constituant des bases de données par pays ou par acteurs, avant de confronter les résultats obtenus par l'approche quantitative. Cette méthode permet de mieux mettre en avant les spécificités des différents acteurs, en montrant à quels termes ils associent l'idée de solidarité, en termes de sécurité, de responsabilité ou de marché. Le logiciel Lexico 3 dont dispose notre laboratoire nous paraît adapté dans la mesure où il peut s’adapter à des corpus de grande taille, comprenant jusqu’à plusieurs centaines de textes. Cet outil d’interprétation semble particulièrement adapté pour établir des comparaisons internationales et voir quelles sont les idées associées à la solidarité énergétique. La collecte d’information s’appuiera également sur une série d’entretiens semi-directifs originaux, permettant de centrer le discours des personnes interrogées autour de différents thèmes que nous avons définis au préalable. Nous procéderons en trois temps : la mise au point d’un guide d’entretien, l’accès aux acteurs concernés, la conduite et la validation des entretiens. Le guide d’entretien se concentrera sur la définition de la solidarité énergétique, afin d’en isoler les principaux déterminants, alternant des questions similaires à tous les interlocuteurs et des questions plus spécifiques. Ensuite, nous allons nous rendre dans les pays directement concernés par l’étude (Allemagne, France, Italie, Pologne), afin de rencontrer des experts, des membres des agences de régulation, des parlementaires, des acteurs privés, mais également à Bruxelles, auprès des différents acteurs communautaires (Commission, Conseil, parlementaires, groupes d’intérêts).Ce guide posera également la question du coût de la non solidarité énergétique. Enfin, la réalisation et la vérification des entretiens seront effectuées par notre équipe de recherche, au besoin avec l’aide d’assistants connaissant bien les réseaux locaux. Résultats attendus A travers notre étude, nous voulons construire un schéma opérationnel de solidarité énergétique qui définit les conditions de possibilité de sa mise en place au niveau européen selon trois paramètres : l'évaluation des mécanismes de sécurité des approvisionnements. Cet axe de recherche se situe en prolongement de notre précédent projet financé par le CFE. la faisabilité des projets d'agrégation de la demande européenne (contrats d’approvisionnements européens), tout en sachant qu'un certain nombre d'acteurs privés y sont opposés. les engagements politiques pris au niveau européen en faveur de la construction des nouvelles infrastructures (gazoducs, stockages et interconnexions). Bibliographie Florian Baumann, “Energy Security as a Multidimensional Concept”, C.A.P. Policy Analysis, n°1, mars 2008. Felix Berenskoetter, "The Place of Solidarity and Reciprocity in International Friendship", Papier présenté à l’ISA, 17 février 2010. Jerzy Buzek, “The Problem of Energy Solidarity in the Enlarged Europe”, The Macedonian Foreign Policy Journal, n°2, 2007, pp.113-119. Edward Hunter Christie, “Resilience and Conflict in European Natural Gas Relations”, Journal of Energy Security, février 2009. Peter B. Doran, “Collective Energy Security: a New Approach for Europe”, Journal of Energy Security, février 2009. Claude Mandil, “Sécurité énergétique et Union européenne. Propositions pour la présidence française”, Rapport au Premier Ministre, 21 avril 2008. Pierre Noël, “Beyond Dependency. How to Deal with Russian Gas”, European Council on Foreign Relations / Policy Brief, novembre 2008. Francisco Andrés Pérez and Jordi Vaquer i Fanés, “Spain in the genesis of Europe’s new energy Policy” in Esther Barbé (dir.) Spain in Europe 2004-2008, Monograph of the Observatory of European Foreign Policy, n°4, Bellaterra (Barcelona): Institut Universitari d’Estudis Europeus, février 2008. Richard Youngs, Energy security: Europe's new foreign policy challenge, Londres, Routledge, 2009. Ernest Wyciszkiewicz, “Polish Perspective on the EU's Energy Policy and the Security of External Supply”, International Issues & Slovak Foreign Policy Affairs, Vol.01, 2009.