Lisez le premier chapitre - Éditions Arc-en-ciel

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Lisez le premier chapitre - Éditions Arc-en-ciel
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A
licia Madison serra les mâchoires pour contenir
son exaspération. Son collègue, Simon Garrett,
un rédacteur publicitaire, venait de ridiculiser
un client important en lui rappelant le surnom dont
on l’avait affublé pendant ses études. Ce n’est pas
parce que Simon avait étudié à la même université que
Dean Newcomb, le nouveau directeur des ventes des
Biscuits Barley & Barley, qu’il pouvait le traiter avec
une familiarité déplacée.
Monsieur Newcomb gérait un budget publicitaire
de cinq millions de dollars. De quoi attirer le respect.
Mais lui rappeler son surnom, Grosse tête, devant des
subalternes et des gens d’affaires, était un faux pas de
taille, d’autant plus grave que le compte des Biscuits
Barley & Barley, surnommé BBB, était sur le point de
passer aux mains d’une agence rivale.
Le rire de Simon n’avait pas trouvé écho parmi
les gens rassemblés dans la salle de conférences, il
avait plutôt résonné comme le glas lors d’un jour de
funérailles. Dean Newcomb esquissa un sourire crispé
et Alicia se leva aussitôt. Elle avait deux secondes pour
détendre l’atmosphère. En passant derrière Simon,
elle lui enfonça son stylo entre les omoplates. Il eut la
grâce de ne pas broncher. Alicia s’approcha de Dean
Newcomb et lui tendit un document.
— Voici un sommaire de la présentation. Vous
voulez un peu d’eau ? proposa-t-elle.
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À
WOODLAND
Sans attendre la réponse de son client, elle saisit la
carafe d’eau et un verre. La carafe, d’un rouge vif et
de forme allongée, avait été spécialement achetée pour
l’occasion. C’était le moment idéal de la faire remarquer.
La tension d’Alicia retomba lorsque Dean Newcomb
jeta des yeux admiratifs sur le récipient et hocha la tête
en signe d’appréciation. Les toiles abstraites, accrochées
aux murs et louées pour la présentation, semblaient
également lui plaire, car son regard errait souvent sur
celles-ci. L’agence avait fait repeindre les murs de la
salle pour les assortir aux toiles. BBB n’allait pas leur
filer entre les doigts sans qu’ils fassent des efforts pour
le conserver.
L’équipe du module alimentaire s’était vu retirer
la publicité de BBB par le président de l’agence, Bill
Wallace, qui l’avait confiée à Alicia, en désespoir de
cause. Alicia était conceptrice-rédactrice au sein de la
section des magasins de détail, laquelle avait beaucoup
de succès, et le président espérait qu’elle réussirait un
tour de force pour le géant alimentaire BBB. Selon les
rumeurs, la société n’allait pas renouveler son contrat de
publicité, qui venait à terme le mois prochain. Une demidouzaine d’agences lui tournaient déjà autour, alléchées
par les commissions qu’elles allaient empocher, et
prêtes à tous les compromis pour la compter parmi
sa clientèle. Dean Newcomb, qui travaillait pour
BBB depuis deux ans, avait reçu le prestigieux Pub
Award pour son utilisation des multimédias. Il était la
coqueluche des médias et son ego s’était mis à enfler
au rythme des entrevues qu’il accordait, soit à raison
de deux à trois par semaine depuis six mois.
La réunion avait pour but ultime de sauver le
paquebot BBB, qui sombrait lentement, après avoir
subi des avaries à la suite du cyclone Newcomb.
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À
WOODLAND
Alicia dirigeait les efforts de sauvetage, c’est-à-dire
trouver une idée ingénieuse pour garder le client, et
ce, à n’importe quel prix. Bill Wallace lui avait donné
carte blanche et un budget illimité, car le naufrage de
BBB allait entraîner le congédiement de la moitié du
personnel et peut-être la fermeture de l’agence. Dans ce
domaine, les mauvaises nouvelles ont souvent un effet
domino et d’autres entreprises risquaient d’emboîter le
pas à BBB pour éviter de se retrouver avec un personnel
réduit et possiblement médiocre.
Newcomb avait des idées bien arrêtées, mais désastreuses, sur tout ce qui datait de plus de trois mois
et cherchait à révolutionner l’univers de la publicité.
Alicia avait mené une enquête approfondie sur lui et
connaissait ses petites amies, actuelles et passées, ses
manies et ses passe-temps, y compris son tour de taille
et la pointure de ses chaussures. Il fumait des cigares
cubains authentiques, buvait du porto Vintage qui
devait être décanté dans une carafe en cristal, habitait
un loft décoré par un designer à la mode et roulait
en Porsche. Son style de vie commandait un salaire
correspondant, soit dix fois ce qu’il valait véritablement.
Newcomb n’avait même pas été en mesure de définir
le mandat de l’agence pour l’année suivante. Alicia
était convaincue qu’il n’allait pas toucher de pension
de retraite chez BBB et qu’il serait viré dès que la
poussière de sa gloire retomberait, c’est-à-dire lorsque
les dirigeants de la société prendraient connaissance
des états financiers en fin d’année.
En feuillant le dossier établi par un spécialiste des
enquêtes, Alicia avait eu un éclair de génie qui, elle
l’espérait, allait causer la perte de Newcomb, mais
sauvegarder le personnel de Futuris et son propre
emploi.
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À
WOODLAND
Le directeur des ventes clamait haut et fort qu’il
s’entourait uniquement de jeunes qui comprenaient son
langage et sa philosophie. En d’autres circonstances,
Alicia lui aurait ri au nez. Elle déployait tellement
d’efforts pour se vieillir, notamment en portant des
tailleurs traditionnels, gris ou noirs, et des lunettes
en corne noire. Sa vue était parfaite, mais ces artifices
étaient indispensables pour qu’on la prenne au sérieux.
Aujourd’hui, elle avait laissé ses lunettes dans le tiroir
de son bureau et portait une jupe courte et une blouse
de couleur à volants. Du haut de ses vingt-quatre ans,
elle espérait dégommer un vieux de vingt-huit ans de
son trône de papier mâché.
Le nez lui piquait et elle le gratta délicatement.
Les employés portaient presque tous des jeans pour
avoir l’air plus décontracté, mais ils s’étaient aussi
aspergés généreusement de lotion après-rasage et de
parfum.
Pendant que Bill Wallace prononçait l’allocution
dont elle avait écrit le texte, Alicia vit sa secrétaire, Nelly
Becker, agiter une feuille de papier dans la fenêtre de
la porte avec les mots « Alicia : MESSAGE URGENT »
écrit en grosses lettres. Alicia secoua la tête. Rien ni
personne ne devait troubler la rencontre.
Nelly continua à agiter la feuille. Alicia s’inquiéta.
Sa secrétaire était un modèle de retenue et ne s’énervait
jamais. Le message devait être important pour qu’elle
agisse de la sorte. Alicia jeta un coup d’œil autour d’elle.
Tous avaient les yeux rivés sur le président. Elle se leva
discrètement et entrouvrit la porte.
— Tu as un appel urgent, lui chuchota Nelly à
l’oreille, de madame Comer des services sociaux de
Woodland. C’est au sujet de ton père. J’ai pensé que tu
aimerais le savoir.
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À
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— Lui est-il arrivé un accident ? demanda Alicia,
effarée.
— Je ne crois pas.
— Elle est toujours en ligne ?
— Oui.
— Dis-lui que je la rappelle dans une heure.
Alicia alla se rasseoir, inquiète. Simon avait déjà
vexé le directeur des ventes, il ne fallait pas qu’une
autre maladresse vienne tout ficher en l’air. Lorsque le
président eut terminé son discours, Alicia éteignit les
lumières de la salle et activa l’écran multimédia.
L’historique de l’agence était présenté sous forme
humoristique ; l’accent était mis sur les prix gagnés
et les meilleures campagnes orchestrées jusqu’à ce
jour.
À la fin de la présentation, Alicia se dirigea vers
le lutrin, consciente des yeux des employés fixés sur
elle, exprimant le désespoir muet des naufragés. Si son
intuition s’avérait juste, le navire qu’elle commandait
n’allait pas couler à pic, mais rentrer à bon port avec
tous les honneurs. Son exposé était une rétrospective
des publicités de BBB par un montage qui faisait appel
aux plus récentes techniques d’animation.
Les images défilaient, entrecoupées de slogans.
Alicia dévoila ensuite sa pièce maîtresse. Elle avait
défini, pour Newcomb, puisque celui-ci en était
incapable, le prochain mandat de l’agence. En fait,
elle lui offrait trois choix. Si elle avait vu juste, le
directeur des ventes allait choisir celui qui flatterait son
orgueil, mais qui serait le plus catastrophique pour son
employeur. Cependant, il était toujours possible qu’un
miracle se produise et que Newcomb décide de se servir
de ses neurones. Jusqu’à ce jour, rien ne laissait croire
qu’il le ferait et peut-être même ignorait-il qu’il avait,
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À
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dans son cerveau, des cellules nerveuses responsables
de l’intelligence.
— Comme nous venons de le voir, dit Alicia,
Futuris a toujours cerné, avant ses concurrents, dois-je le
souligner avec fierté, quels étaient les rêves, les besoins
et les préoccupations de la société et s’en est servi dans
ses campagnes publicitaires. Par exemple, le resserrement du crédit en 1990 a fragilisé les dépenses des
consommateurs, qui se sont alors tournés vers des valeurs
rassurantes et traditionnelles : les enfants, la famille, la
maison et les repas confectionnés par la mère. C’est
pourquoi la campagne publicitaire, qui a été organisée
dans ces années-là, a utilisé une famille moyenne.
Chaque enfant avait une personnalité marquante et ses
biscuits préférés. La campagne a connu un tel succès que
nous avons gardé cette même famille pendant huit ans.
Les enfants grandissaient sous les yeux du public qui
s’était attaché à eux. J’ignore le mandat que monsieur
Newcomb va nous confier, mais je me suis amusée à
imaginer trois scénarios qui reflètent des aspects de la
société actuelle. J’ai vingt-quatre ans. Je suis donc jeune
et je raffole des biscuits BBB depuis mon enfance.
La dernière affirmation était fausse. Les biscuits
contenaient trop de sucre et lui donnaient mal aux
dents. Elle fit une pause pour laisser les regards
converger sur Dean Newcomb, lequel se rengorgea
comme un paon.
— J’ai conçu une pub télé pour chacune des
tendances qui me touchent personnellement et qui
touchent aussi tous les jeunes dans la vingtaine : l’omniprésence de la technologie, le stress quotidien de la
vie et l’obsession d’un corps parfait. Pour chacune, j’ai
choisi un média dynamique, humoristique et audacieux. Voici comment tout cela se traduit visuellement.
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À
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La première annonce montra des personnages
animés, le meilleur choix à son avis. Elle avait emprunté
la démo que son équipe avait produite pour la future
campagne d’une chaîne de centres de rénovation
et l’avait adaptée à ses besoins. L’animation était
dynamique et les héros, drôles et originaux. Les chances
que Newcomb choisisse cette avenue étaient minces et
son module pourrait récupérer le visuel. Découvrir le
potentiel de la démo demandait de la perspicacité, et
Newcomb ne possédait pas cette qualité.
Pour la deuxième annonce, une tortue, portant
cravate et monocle, et un lièvre, casquette à l’envers
sur la tête et cheveux ébouriffés, discutaient des bienfaits de l’exercice pour alléger le stress et des biscuits
pour se faire plaisir. La publicité s’adressait tant aux
enfants qu’aux adolescents et les dialogues étaient bien
ficelés.
Enfin, la troisième vidéo montra la starlette Perle
Hamilton qui rentrait chez elle, les bras chargés de
paquets, vêtue d’une minirobe aguichante. Elle s’affala
sur un sofa en cuir blanc en se frottant les pieds
langoureusement sur la carpette blanche. Puis, elle
claqua des doigts et un domestique en smoking apparut
avec un plateau en argent sur lequel se trouvait une
petite assiette remplie de biscuits à la guimauve rose.
Perle en choisit un et le lécha avant d’en croquer un
morceau. La musique était rythmée et la caméra fit un
gros plan du bout de la langue et des lèvres sensuelles
de la vedette.
La vidéo déclencha un tonnerre d’applaudissements et de sifflements.
— Est-ce bien Perle Hamilton ou une actrice qui lui
ressemble ? demanda Dean.
— C’est elle, répondit Alicia pour le rassurer.
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— Ça alors ! Voilà ce que j’appelle un coup de
maître. Bravo pour le choix ! s’exclama Dean.
Alicia se retint de faire la grosse tête à son tour,
car la partie n’était pas encore gagnée. Les dernières
frasques de Perle Hamilton lui avaient coûté cher en
honoraires d’avocat et l’offre de Futuris tombait à point.
La jeune vedette avait un besoin pressant d’argent pour
se renflouer. Alicia lui avait fait miroiter un cachet
possible de trois millions de dollars sur deux ans pour
tourner des publicités télévisées et faire des apparitions
publiques. Perle cachait, sous un vernis superficiel, une
femme d’affaires astucieuse. Contrairement à ce qu’on
écrivait dans les journaux à potins, elle était simple,
directe et intelligente. Perle traversait une période
difficile : son fiancé, un richissime italien, venait de la
quitter et, au lieu de se prélasser sur un yacht dans la
Méditerranée, elle devait se terrer dans sa maison de
Los Angeles pour éviter les flashs des appareils photo.
Le fiancé en question n’avait pas aimé voir Perle se
faire photographier en public les seins nus et vêtue
uniquement d’une petite culotte de dentelle. Perle
lui avait expliqué qu’elle se trouvait dans une séance
de photos de maillots de bain et qu’elle était allée se
chercher un rafraîchissement au bar de l’hôtel, fermé
pendant le tournage. Un paparazzi l’avait photographiée
avec un téléobjectif. Elle avait poursuivi le magazine en
question, qui avait dû se rétracter publiquement. Mais,
en guise de représailles, le périodique avait publié
d’autres photos encore plus compromettantes de Perle
batifolant avec ses ex-petits amis.
— Nous avons tourné cette démo en Californie la
semaine dernière.
— Et elle accepterait d’être la porte-parole de BBB ?
demanda Dean.
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À
WOODLAND
— Oui. D’ailleurs, les Pompons sont ses biscuits
préférés.
L’assistance se mit à rire bruyamment.
Les goûts alimentaires de Perle Hamilton n’intéressaient personne. Elle était la mondaine la plus
pourchassée par les photographes et faisait régulièrement la une des magazines de mode. Elle était
blonde, mince et très jolie et gagnait sa vie comme
actrice et animatrice de jeux télévisés. Ses talents
de comédienne étaient limités, mais son physique
compensait largement ces lacunes.
— Elle nous réserve l’exclusivité de ses services
pendant dix jours. Le temps que vous preniez une
décision à son sujet, expliqua Alicia.
— C’est une nana sympa ? demanda Dean en
s’agitant sur son fauteuil.
Alicia lui lança un sourire obligeant. Le conseil
d’administration de BBB allait peut-être bondir en
voyant les chiffres, mais elle s’en fichait. C’était le
travail de Newcomb. Elle avait seulement exploité
ses faiblesses – une arrogance outrée et un orgueil
démesuré – pour une bonne cause : garder son boulot
et sauver Futuris. Newcomb souriait béatement. Il était
tombé dans le panneau comme une noix de coco mûre
tombe du palmier, lourdement et sans grâce.
— Son cachet est à la hauteur de sa popularité,
répondit-elle sobrement. Je n’oserais pas la qualifier de
« nana » devant elle, à moins de vouloir me retrouver
avec un nez cassé, car elle est ceinture noire de karaté.
— Oh là là ! s’exclama Newcomb en se tortillant.
J’adore les tigresses !
— Je laisse maintenant la parole à Louisa Simpson,
directrice des médias qui, soit dit en passant, a vingtneuf ans, bien qu’elle ait l’air d’en avoir dix de moins.
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À
WOODLAND
Il ne faut surtout pas se fier aux apparences, dit Alicia
en souriant.
Cette dernière phrase s’adressait à Newcomb et,
pour être honnête, à elle aussi, mais pour des raisons
différentes : Newcomb était bourré de préjugés à
l’endroit de ceux qui étaient plus âgés que lui et Alicia
usait de tous les artifices inimaginables pour se vieillir.
Ses cheveux blonds raides, la pâleur de sa peau, ses
taches de rousseur et sa minceur lui donnaient l’air
d’une adolescente de quinze ans. Quand elle rencontrait
des clients pour la première fois, ils ne la prenaient
pas au sérieux et s’inquiétaient de la voir piloter leurs
projets.
Pour préparer le terrain, Louisa allait lancer un
déluge de chiffres à la tête de Newcomb en comparant
la prochaine campagne de BBB à celle des budgets des
plus gros annonceurs américains. Ainsi, le cachet de
trois millions de dollars de Perle Hamilton aurait l’air
d’un pécule de vacances à côté de ces chiffres.
Alicia regagna sa place en essayant de garder un
visage impassible. Le président lui décocha un sourire
entendu. Elle n’avait qu’un seul regret : qu’Éric Moore,
son copain, qui était aussi le meilleur dessinateur de
l’agence, ne soit pas là pour assister à son succès. Personne n’était au courant de leur liaison. Le président était
de la vieille école et ne tolérait pas les relations amoureuses entre employés. Comme elle tenait à son emploi
autant qu’à Éric, les deux amants se montraient discrets.
Dean s’était fait harponner solidement. Il n’avait
posé aucune question sur la présentation d’Alicia, car
il était trop obnubilé par l’idée de rencontrer Perle
Hamilton. La starlette croquait les dragueurs comme un
chat croque une souris et, si Dean tentait de la séduire,
la défaite serait douloureuse pour son ego.
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À
WOODLAND
Alicia aperçut sa secrétaire, le nez collé contre la
vitre de la porte. Dès que leurs yeux se rencontrèrent,
Nelly brandit une autre feuille de papier avec les
mots « Alicia : 2e MESSAGE + URGENT. » Le pouls
d’Alicia accéléra. Elle avait complètement oublié l’appel
téléphonique au sujet de son père. Un coup d’œil rapide
sur Dean Newcomb lui apprit que ce dernier bâillait
d’ennui. Alicia fit signe à Louisa de conclure et de faire
une pause.
Dean voulut revoir le vidéo-clip de Perle Hamilton
et Bill Wallace s’occupa de lui. Alicia put s’éclipser
sans bruit.
— J’ai le shérif de Woodland en ligne, lui annonça
Nelly. Il veut absolument te parler. Ça a l’air grave.
Alicia se dirigea en courant vers son bureau,
des sanglots dans la gorge. Son père avait-il eu un
accident sur la route ? Il conduisait un camion bon
pour la ferraille, mais il s’entêtait à le garder. Avait-il
été hospitalisé ? Ou pire…Non ! fit-elle silencieusement.
Pas lui. Tu es déjà venu chercher maman. Laisse-moi papa
encore un peu.
— Allo ? dit-elle d’une voix étranglée dans le
combiné.
— Alicia Madison ? fit une voix masculine.
— À l’appareil.
— Ici Zacharie Hammond, de la police de Woodland.
Les agissements de votre père laissent croire qu’il n’est
pas bien.
— Il a eu un accident ?
— Pas à ma connaissance.
Alicia se demanda si le policier était de la même
famille que l’un de ses anciens copains d’école, Ryan
Hammond.
— Lori Comer vous a-t-elle appelée ? ajouta-t-il.
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À
WOODLAND
— Oui, il y a une heure environ. Je suis actuellement
en réunion et je n’ai pas pu la rappeler.
— J’ai promis à Lori de parler à un membre de la
famille avant de passer à l’action. Vu l’âge de votre
père, je lui accorde une dernière chance.
— Qu’est-ce qu’il a fait ?
— Il n’a pas payé ses infractions au Code de la route
depuis plus d’un an et j’ai un mandat d’arrestation
contre lui. Il risque la prison pour plusieurs mois. C’est
pourquoi j’ai consulté les services sociaux. C’est peutêtre à cause de son âge. Je ne veux pas l’arrêter s’il est
malade. Il existe des institutions où il pourrait recevoir
des soins appropriés.
Des infractions ? Une institution ? Alicia se frotta
la tempe. Son père était vigoureux et droit comme un
mât. Il ne cultivait plus ses champs de patates comme
autrefois, car il avait pris sa retraite. Mais à soixante-six
ans, il conduisait encore un tracteur et s’occupait d’un
petit lopin de terre et, au printemps, il avait été élu
président de l’Association des fermiers de Woodland.
Par ailleurs, il n’avait jamais contracté de dette et payait
rubis sur l’ongle.
— Il allait très bien quand je l’ai vu la dernière fois,
affirma-t-elle.
— Cela remonte à quand ? lui demanda le shérif.
— À Pâques.
— Il ne vous a pas parlé de ses ennuis avec la
police ?
— Non. Que devrais-je savoir ?
— Avant qu’il ne commette d’autres bêtises, je vous
suggère de lui faire passer des tests pour voir si ses
facultés sont affaiblies.
— Papa a toujours agi de façon irréprochable. Vous
êtes sûr qu’il s’agit bien de lui ?
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À
WOODLAND
Albert Madison souffrait d’une timidité maladive,
sortait rarement de la maison et se contentait de hausser
les épaules si on lui adressait la parole. Il était un
fermier pieux, aux idées traditionalistes, et son sens
de l’éthique était très strict. Il n’aurait jamais commis
un acte répréhensible. Le policier devait faire erreur.
— Il conduit un pick-up rouillé, porte des salopettes
en jeans, et un golden retriever l’accompagne partout,
précisa Zacharie Hammond.
Alicia resta songeuse. C’était une description fidèle
de son père et de Runner, qui le suivait comme un
caneton suit sa mère. Mais il était impossible que son
père ait enfreint la loi.
— Puis-je vous rappeler ce soir pour en discuter ?
dit-elle pour gagner du temps et réfléchir. Quelle est
votre fonction au sein de la police ?
— Je suis le shérif adjoint et ma patience est à bout.
Si vous ne souhaitez pas aider votre père, c’est votre
affaire. J’agirai en conséquence. Bonjour, mademoiselle
Madison.
La voix du policier avait perdu sa chaleur pour
prendre un timbre sec. Alicia imagina un homme
de petite stature, avec des boutons sur le visage, du
genre à se donner de l’importance pour compenser
son physique ingrat et ses frustrations quotidiennes.
Elle connaissait le capitaine Paul Gifford, qui dirigeait
l’équipe de police de Woodland depuis trente ans, mais
pas son adjoint.
— Ne raccrochez pas ! s’écria-t-elle.
Ses congés annuels commençaient bientôt. Elle
avait prévu aller au Mexique avec Éric pour faire du
camping. Si son père avait besoin d’être hospitalisé
ou placé dans un foyer d’accueil, un congé plus long
serait nécessaire. Par ailleurs, si le contrat de BBB était
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RETOUR
À
WOODLAND
renouvelé, on ne lui refuserait pas sa demande pour
s’occuper d’un parent malade.
— J’ai besoin de temps pour réorganiser mon
travail. Je vous promets d’arriver à Woodland d’ici le
week-end. Vendredi matin vous convient-il ?
— D’accord, répondit Zacharie Hammond, d’une
voix radoucie. Je vais appeler Lori Comer pour qu’elle
vous réserve du temps en matinée et je passerai vous
voir dans l’après-midi.
— Vous travaillez pour le capitaine Gifford ?
demanda-t-elle.
— Je suis son adjoint et je le remplace à titre de
shérif pendant son congé de maladie, répondit Zacharie.
— Qu’est-il arrivé à Paul ?
— Il a eu une crise cardiaque le mois dernier.
— Oh non ! Comment va Sherryl ? dit Alicia en
gémissant.
Elle connaissait Sherryl, la femme de Paul Gifford,
car celle-ci avait été une amie d’enfance de sa mère.
— Elle tient le coup, mais son moral est au plus bas.
— J’irai la voir quand je serai à Woodland.
— Votre visite lui fera sûrement plaisir, car la santé
de Paul est précaire. À bientôt, alors, dit Zacharie avant
de raccrocher.
Alicia n’aimait pas l’idée qu’un tatillon au jugement
défaillant soit responsable des forces de l’ordre de
Woodland pendant le congé de maladie du capitaine
Gifford, qui s’était attiré le respect de tous les habitants
par sa probité et son sens de la justice. Elle reposa le
combiné du téléphone sur son socle en se demandant si
le shérif adjoint n’était pas coupable d’un excès de zèle.
Elle retourna dans la salle de conférences en
s’efforçant de ne pas penser aux mauvaises nouvelles
qu’elle venait d’apprendre. Les conversations allaient
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À
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bon train et on ne s’était pas aperçu de son absence.
Dean Newcomb fixait encore l’écran où l’on voyait,
en gros plan, le visage de Perle Hamilton ; Bill Wallace
avait un sourire béat sur le visage. Alicia alla serrer des
mains et demanda qu’on serve le buffet. Un climat de
bonne entente régnait et le repas allait lui permettre
d’annoncer à Dean Newcomb, entre deux bouteilles
d’un grand cru de France, le montant des gages de
Perle Hamilton.
En fin d’après-midi, après le départ de Dean
Newcomb et de son équipe, Alicia prit l’ascenseur et
monta au neuvième étage, où se trouvaient les services
du personnel et le bureau d’Éric. Elle fit un détour
pour passer devant l’espace ouvert où travaillaient les
infographes. La tentation de voir son copain était trop
grande ; il voudrait sûrement savoir comment s’était
déroulée la rencontre avec le directeur des ventes de
BBB. Le simple fait de croiser Éric dans le bureau lui
donnait de délicieux frissons.
Ils devaient se voir après le travail pour mettre au
point leur projet de voyage. Éric partait une semaine
plus tôt pour que son congé annuel ne coïncide pas
avec celui d’Alicia. Ils avaient prévu louer une voiture
décapotable, descendre la côte de San Francisco jusqu’à
San Diego, en passant par Los Angeles, et se rendre
à Baja, dans la Basse-Californie, au Mexique, pour
faire du kayak et du camping. Leur relation de couple
allait bien et elle s’attendait à recevoir une déclaration
d’amour de la part d’Éric, accompagnée d’une solide
preuve à l’appui, comme une bague surmontée d’un
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À
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diamant brillant de mille feux. Elle espéra que les ennuis
de santé de son père ne viendraient pas perturber ce
plan.
Alicia aimait passionnément Éric. C’était son
premier amour et l’homme le plus sensationnel qu’elle
connaisse. Il lui avait d’abord fait la cour, plutôt
platoniquement par Internet, pendant près de deux
mois, avant qu’elle accepte de le rencontrer. Ce fut le
coup de foudre instantané. Éric était drôle, athlétique
et beau. Sportif accompli, il passait toutes ses fins de
semaine à pratiquer des sports de plein air et avait
pour philosophie que moins on s’encombre de choses,
plus on vit sainement. Un an plus tard, un poste
d’infographe était devenu vacant à l’agence. Éric avait
présenté sa candidature et il avait été engagé. Depuis
ce temps, leur vie s’était compliquée. Comme ils ne
pouvaient pas vivre ensemble au risque de perdre leur
emploi respectif, ils se donnaient rendez-vous les fins de
semaine, tôt le matin, dans un restaurant sur la route,
et ils partaient ensuite faire une balade en vélo ou faire
du camping dans le parc du mont Diablo.
En marchant dans le corridor, elle vit Éric qui
conversait avec une fille qu’elle ne connaissait pas. Il
devait s’agir de Marina Lopez, la graphiste qui venait
d’être embauchée pour travailler sur FizzGame, une
entreprise de jeux vidéo. Alicia n’avait pas eu l’occasion
de faire sa connaissance parce que la présentation
de BBB l’avait accaparée. La nouvelle employée était
mexicaine et très belle avec ses longs cheveux noirs,
son teint basané, sa poitrine généreuse et sa minijupe,
qui mettait en valeur ses jambes parfaites.
Un geste d’Éric pétrifia Alicia. Une mèche de
cheveux cachait partiellement les yeux de Marina.
Éric la releva en caressant le visage de la jeune fille au
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À
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passage et il lui effleura même les lèvres de ses doigts !
Il posa ensuite son index sur sa bouche et lui envoya
en baiser avant de retourner dans son bureau.
Saisie d’un haut-le-cœur, Alicia fit demi-tour et se
dirigea en courant vers les toilettes. Elle s’assit sur une
cuvette, la tête entre les mains.
Son père avait perdu la boule et le shérif de
Woodland menaçait de l’envoyer en prison ; l’homme
dont elle était follement éprise faisait des minauderies
à une collègue de travail et la nouvelle campagne
publicitaire de BBB risquait d’être supervisée par
quelqu’un d’autre durant son absence. Si elle avait
appris qu’on la mettait à la porte, elle n’aurait pas été
plus abattue.
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