Courrier au cœur
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Courrier au cœur
Libération Lundi 26 Septembre 2016 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Courrier au cœur Emeline Broequevielle Cette postière accuse ses supérieurs de l’avoir obligée à continuer de travailler alors qu’elle allait faire un AVC. I l y a celles qui rêvent d’être astronaute, infirmière, archéologue, fleuriste. Et puis, il y a les autres, comme Emeline Broequevielle, d’Arques (Pas-de-Calais), qui n’ont jamais trop su. Les mêmes qui, adolescentes, restaient aphasiques devant le conseiller d’orientation. «A cet âge, on ne sait pas… Plus tard, on se dit qu’on aurait dû continuer l’école. Mais moi, ça ne m’a jamais intéressée», résume la frêle jeune femme de 25 ans, devenue postière. Un métier choisi, dès ses 19 ans, non par vocation, mais par «opportunité», poussée par ses parents, tous deux employés de l’opérateur. Pas de quoi rougir, bien au contraire: «La Poste, on n’y entre pas comme ça. Et puis, il y a la sécurité de l’emploi à la clé.» Un espoir resté vain. Pour elle, ce sera CDD sur CDD. Quinze en six ans. «Peut-être plus.» A Roubaix, puis à Orchies, et enfin à Villeneuve-d’Ascq, où s’est terminée sa carrière discontinue pour l’enseigne jaune et bleue. C’était le 19 février. Ce jour-là, Emeline Broequevielle a fait un AVC sur son lieu de travail. Ce lundi, à la Bourse du Travail de Paris, lors d’une conférence de presse organisée par SUD PTT, elle racontera, à nouveau, son histoire, érigée en symbole de la souffrance au travail à La Poste par le syndicat. Ce matin d’hiver, avant de quitter son domicile, la postière avait prévenu ses chefs: elle ne se sentait pas bien. D’abord par SMS. Puis dans leur bureau. Mais, ditelle, ils refusent de la laisser partir. «Ils m’ont dit qu’ils appelleraient les pompiers une fois le courrier trié.» Sa jambe s’engourdit. Le mal de tête s’amplifie. Mais elle s’exécute. Jusqu’à ce qu’un collègue la trouve et insiste pour appeler les secours. «Elle était blanche, avachie», se souvient ce syndicaliste qui fait, depuis, l’objet d’une procédure disciplinaire. A l’hôpital de Lille, le diagnostic tombe: accident vasculaire cérébral. Son cœur, aussi, a pris un coup. Sept mois plus tard, la survivante sourit beaucoup, se plaint très peu, malgré les douleurs persistantes. En arrêt de travail, elle tue le temps devant sa télé. Sa béquille n’est jamais bien loin. Elle s’en sert pour aller chercher ses enfants –3 et 5 ans– à l’école. Mais les balades au parc sont devenues trop compliquées. «Personne ne sait si je vais récupérer à 100%, explique-t-elle. Pour moi, factrice, c’est terminé.» Avant d’en faire son métier, Emeline Broequevielle se disait que «mettre du courrier dans des boîtes aux lettres, c’était facile». Ses premières chutes à vélo, la besace pleine à craquer, en décembre 2009, l’ont vite fait changer d’avis. «Ma première tournée, je m’en souviendrai toujours : elle était si longue.» Au bout de trois semaines, son contrat se termine. Silence radio. Puis on la rappelle pour un second. Le scénario se répète: on l’oublie quelques jours, le temps qu’expire le délai de carence obligatoire entre deux CDD. Puis vient un énième coup de fil. «Parfois j’attendais deux mois. Puis ils m’appelaient pour le lendemain. Voire le matin même.» Dans sa quête du graal, ce CDI tant espéré, elle ne se permet aucun faux pas. «Je ne disais jamais non, j’avais trop peur qu’ils ne me rappellent plus.» Dans la presse, elle voit passer les annonces: «La Poste recrute.» Mais pour elle, toujours rien. Fin 2014, elle fait un saut à la mission locale, en charge de l’insertion des 18-25 ans. Quelques années plus tôt, c’est aussi là qu’elle était venue chercher du soutien, après avoir abandonné son CAP dans la vente. A l’époque, elle s’ennuie dans ce cursus qu’elle n’a pas choisi. Un stage dans l’agroalimentaire finit de la doucher. «On nous prenait pour des larbins. On faisait de la mise en rayons, avec les mêmes horaires que les salariés. Mais, à la fin, on n’avait rien. Pas même un merci.» On l’oriente alors vers l’école de la seconde chance, à Doullens, près d’Arras. Elle n’y reste que quatre mois. Cette fois, à la mission locale, Emeline Broequevielle arrive avec un plan bien clair en tête: elle veut un contrat d’avenir. La Poste accepte de signer ce partenariat pour douze mois, en alternance. Mis à part les quelques jours de formation, sa routine de factrice ne varie n 3 décembre 1990 guère. Avec son lot de jourNaissance à Seclin nées difficiles. Comme (Nord). quand on lui confie des tourn 2009 Premier CDD nées en jachère depuis trois à La Poste. jours, lorsqu’un collègue man 11 octobre 2010 lade n’est pas remplacé. Là Naissance de son fils. aussi, elle n’ose pas dire non. n 8 août 2013 Elle bosse, «avec le sourire». Naissance de sa fille. A toujours un mot pour ses n 19 février 2016 AVC collègues. Un autre pour les sur son lieu de travail. riverains, en tournée. «Je suis n 3 mars 2016 une “babelle” [une bavarde, Plainte contre trois en ch’ti, ndlr].» de ses chefs. Vient la fin du contrat. Mauvaise nouvelle: la responsable refuse de l’embaucher. «Elle m’a dit que je n’étais pas apte. Pourquoi, alors, m’avoir rappelée tant de fois en CDD? En six ans, je n’ai pourtant fait qu’une seule erreur de boîte aux lettres!» Maigre lot de consolation: La Poste lui propose un second contrat aidé. Mais plus rien n’est pareil. «Ils me changeaient tout le temps de tournée. Ils me disaient : “Tu es débrouillarde, tu vas y arriver.” Une fois, j’ai fini à 18 heures au lieu de 13 heures. J’allais au boulot la boule au ventre.» Se syndiquer? Elle n’y pense pas. «Pour moi, ce n’était pas pour les CDD. Pourquoi prendre une carte vu que je ne savais pas si j’allais rester?» Le soir, parfois, elle songe à arrêter. Aujourd’hui, elle se dit qu’elle n’a été qu’«un numéro» pour cette direction «qui ne voit que le rendement». Comme toutes ces «petites mains qui font tourner les boîtes». Eddy Talbot, secrétaire fédéral de SUD PTT dénonce, lui, «une gestion de la pénurie» et un «management par la peur» au sein de La Poste. A l’image de tous ceux qui ont decidé de se battre contre une injustice, Broequevielle compile des documents dans un dossier. Le sien est vert. Le 3 mars, elle a déposé plainte contre trois de ses responsables pour «non-assistance à personne en danger». La Poste, elle, conteste sa version et assure que, le jour de son AVC, «aucun signe visible ne pouv[aient] laisser imaginer la nécessité d’une intervention rapide». L’affaire se réglera au tribunal de grande instance de Lille. La factrice, visage poupin, ton décidé, ira «la tête haute»: «Ils doivent répondre de leurs actes. J’ai quand même failli mourir», résume celle qui ne boit pas, ne fume pas et n’a aucun antécédent pouvant expliquer cet AVC, qu’elle impute «au stress et à la pression». «Nourrie à l’histoire postale, à l’idée du service public, elle a tenu bon, malgré ses conditions de travail. Mais depuis l’AVC, elle a dit stop», résume Talbot. Pas politisée, la jeune femme ne connaît pas le nom de la ministre du Travail. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir des idées à soumettre aux candidats à l’élection présidentielle: 1) Faire en sorte qu’il y ait moins de pression sur les salariés en contrat court et qu’il ne soit plus possible de faire autant de CDD. 2) Mieux contrôler les conditions de travail dans les entreprises. 3) Mieux former les cadres aux questions de santé. Tout un programme. • Par AMANDINE CAILHOL Photo AIMÉE THIRION