interview de janine reiss claveciniste, pianiste

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interview de janine reiss claveciniste, pianiste
INTERVIEW DE JANINE REISS
CLAVECINISTE, PIANISTE - ACCOMPAGNATRICE,
DIRECTRICE DES ETUDES MUSICALES, CENTRE DE FORMATION LYRIQUE
DE L’OPERA DE PARIS
POUR LE COMPTE DU MARIA CALLAS INTERNATIONAL CLUB
BAARN, PAYS-BAS
« Janine, tu m’apprends tant de choses, mais quant à moi, est-ce que je
t’en apprends ? »
Maria Callas à Janine Reiss lors d’une séance de travail à Paris.
« Une définition de ma fonction ? Je dirais ‘Professeur de rôles’ »
Janine Reiss
Paris, le 15 novembre 2003
Si le nom de Janine Reiss est moins populaire que les célèbres artistes lyriques
qu’elle prépare à un rôle, ou plutôt qu’elle « coache », selon l’expression
consacrée, elle n’en demeure pas moins l’une des forces vives de la réussite d’un
spectacle d’opéra. Formée au clavecin, puis au piano, c’est peu à peu que Janine
Reiss découvre la voix humaine et apprend à l’écouter, à vibrer de toute son âme
avec elle. Sa carrière l’amène à travailler ou à accompagner de célèbres artistes
lyriques, de Callas, à Crespin, en passant par Raimondi ou Domingo.
Plus active que jamais, notamment en sa qualité de chef de chant à l’Opéra de
Paris, Janine Reiss est aussi réputée que la phalange d’artistes qu’elle forme et
les meilleurs maisons d’opéra se l’arrachent aujourd’hui encore.
*
***
*
Madame, vous êtes en quelque sorte la femme de l’ombre, l’artisan
oeuvrant dans son atelier, loin du regard du public. N’est-ce pas
frustrant de ne pas être aveuglé par les feux de la rampe ?
Pas du tout, c’est une question que l’on m’a déjà posée et j’y ai toujours répondu
de la même manière : à force d’y répondre, j’y ai longuement réfléchi. Lorsque
l’on amène des gens, des artistes, vers la lumière - ce qui est finalement mon
cas - la lumière personnelle n’a plus aucune importance. Je ne tiens pas à être
sous les feux de la rampe, car je ne suis probablement pas faite pour cela !
Quand j’ai fait des récitals, j’ai partagé les applaudissements et le regard du
public et lorsque je prépare un artiste pour un rôle, confirmé ou débutant, le
résultat pour moi est le même et il peut être fort frustrant car s’il fait certaines
choses moins bien que ce que j’avais espéré, je m’en sens alors tout à fait
responsable, je me roule dans la poussière en me disant que je n’ai pas su lui
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expliquer, lui faire comprendre, l’amener jusqu’où je voulais le conduire et si en
revanche, il est très bien, je n’en ai que du plaisir et n’en tire aucune gloire
personnelle ! Je ne me considère pas comme modeste : j’exerce un métier que
j’adore, je n’ai jamais voulu en exercer un autre et ma récompense me vient du
succès remporté par l’artiste. Je puis vous assurer, je pense cela profondément,
car l’on m’a forcée en quelque sorte d’y penser ! Je comprends tout à fait votre
question et grâce à cette question, j’ai été amenée à reporter cette réflexion
vers moi-même : en conclusion, je me dis que je ne veux rien changer à tout
cela.
Quelle formation musicale avez-vous suivie ?
J’ai commencé par jouer du piano dès l’âge de six ans, puis j’ai pris des leçons
avec un professeur qui m’a appris les rudiments du métier, mais je n’ai jamais
suivi la filière classique du Conservatoire. J’ai fait une entrée par concours à la
Schola Cantorum à Paris. L’un des avantages était qu’une fois que vous étiez
admise par concours, vous pouviez choisir les cours que vous désiriez suivre,
comme l’établissement d’un programme de cours. J’ai donc eu la chance
d’étudier de nombreuses disciplines : l’harmonie, le contre-point, le chant
grégorien, du piano (avec Jules Gentil), du clavecin (avec Paul Brunold) et
puisque la Schola dispensait des cours de chant, j’assistais tout naturellement à
ceux-ci. Je m’asseyais en classe, dans un petit coin, tant j’étais attirée par la
voix humaine, et je pense depuis toujours que la voix est le plus bel instrument
qui soit, car l’âme humaine y passe, avec tout ce qu’elle a de beau et parfois, de
laid – et qui peut parfois servir à certains rôles ! Mon professeur de composition
musicale fut Jules Lefèvre, qui était fort âgé et avait été un élève du compositeur
français Vincent d’Indy. Il avait déjà passé d’autres types de concours – qu’il
avait réussis -, car sa famille, qui était très conservatrice, souhaitait qu’il
devienne ingénieur des Mines. Il a donc passé son diplôme, qu’il a brandi
victorieusement à ses parents, en leur disant: « Maintenant, je suis libre de faire
ce qui me plaît : vous avez mon diplôme ! » Jules Lefèvre est donc entré dans la
classe d’esthétique du célèbre compositeur qui était lui-même un vieux
monsieur. Un jour, Jules Lefèvre me demanda si je ne désirais pas devenir moimême chanteuse, car dès que l’on me cherchait, pour de la musique de chambre
ou de la musique d’ensemble, il est vrai que j’étais au cours de chant. Je suivais
attentivement chacun des cours au moment des pauses : j’écoutais chacun des
élèves avec intérêt. Je lui répondis que comme il avait pu le constater, j’adorais
les belles voix et c’est alors qu’il me dit que je devrais réellement devenir artiste
lyrique. Promptement, mais fermement, je lui dis que l’on m’avait affirmé que
j’étais probablement un soprano, alors que je souhaitais plutôt être un mezzosoprano ! Plutôt surpris, le professeur me répondit avec véhémence que l’on ne
change jamais réellement de tessiture et de classification vocale durant
l’existence. C’est ainsi que je pris la ferme décision de ne pas entreprendre le
chant ! Je décidai alors plutôt – et je n’avais que quatorze ans -, de travailler …
et de faire travailler les chanteurs ! Ma décision était prise bel et bien prise.
Toutes les études annexes au chant m’ont beaucoup aidée : la notion d’approche
d’une œuvre est en effet différente si vous maîtrisez le chant et le piano
uniquement, ou si votre conception est davantage harmonique, mélodique et
qu’elle vous permet alors de reconstruire musicalement parlant l’œuvre que vous
accompagnez ou que vous interprétez. J’ai aussi fait beaucoup de musique
d’ensemble : des quatuors, des sonates pour piano, violoncelle, piano et violon et
cette formation complète m’a été dispensée à la Schola Cantorum. Au terme de
mes études, j’ai suivi des cours auprès de Lazare Levy auprès duquel j’ai pu
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améliorer mon jeu pianistique et qui m’a confortée dans mon amour de l’opéra,
car il était lui-même un véritable passionné d’art lyrique. A son cours, je passais
toujours la dernière dans la journée et nous pouvions alors travailler sans
contrainte d’horaire et après ma leçon de piano, il se mettait au clavier et
figurez-vous que nous chantions des duos d’opéra ensemble ! Très
curieusement, il chantait les rôles de femme, alors que j’interprétais les emplois
d’homme – Non, ne me demandez pas pourquoi ! Malheureusement, avec
l’avènement de la seconde guerre mondiale, Lazare Levy, qui était juif, vous
l’aurez compris, fut contraint de quitter Paris. De temps à autre, il m’écrivait des
petits mots sous un nom d’emprunt. J’ai alors voulu poursuivre mes études de
piano et c’est ainsi que j’ai pris des cours particuliers chez Yves Nat: il était fort
différent de Lazare Levy, très grand pianiste également, fort inspiré et
compétent. J’ai appris de l’un ce que je n’aurais certainement pas appris de
l’autre et vice et versa, tant ils étaient différents, mais en quelque sorte,
complémentaires. A la fin de la guerre, j’avais déjà commencé à travailler avec
les chanteurs et vous savez, quand vous débutez, ce sont les chanteurs qui vous
apprennent les rudiments du métier. En les écoutant avec attention, en prenant
conscience de ce qu’est l’appareil vocal, en découvrant en quelque sorte ce
qu’est l’être humain, eh bien, vous avancez, à leurs côtés. Graduellement, la
qualité musicale et interprétative de vos chanteurs s’améliore, au fil du temps et
en marge du travail accompli. J’ai tout d’abord collaboré avec des artistes du
chœur, puis avec des solistes : ma route s’est, peu à peu, déroulée : en outre,
elle ne m’a jamais semblé longue, elle continue toujours à l’heure actuelle et je
dois dire qu’elle est passionnante.
Comment définissez-vous votre travail et la spécificité de votre rôle
musical ?
Selon moi, l’appellation de « chef de chant » ne serait pas très précise, mais
nous ne disposons pas d’un terme plus approprié en français. Je dirais plutôt
« maestro di canto », ce qui me semble plus pertinent, ou encore, le mot anglosaxon « coach », puisque l’anglais est devenu la langue des échanges
internationaux. Je m’attache régulièrement et j’insiste beaucoup dans mon
travail avec les chefs de chant du Centre de Formation1 à leur faire comprendre
qu’il y a une énorme différence entre un accompagnateur et un chef de chant. Ce
dernier est assis au piano et procède à une réduction pure et simple de
l’orchestre : par conséquent, il doit maintenir un rythme de travail implacable,
car un orchestre de cent ou cent vingt musiciens ne vous suit pas comme
pourrait vous suivre un accompagnateur ! Il est dès lors indispensable qu’il
maîtrise toujours la notion du rythme et qu’il sache gérer sa propre capacité à
différencier les récitatifs accompagnés au clavecin ou au piano, de ceux qui le
sont à l’orchestre. Vous devez comprendre cette différence essentielle et celle-ci
doit rester en permanence présente dans votre mémoire. Finalement, lorsque
vous êtes accompagnateur, vous vivez un échange complet, c’est en quelque
sorte une sonate pour voix et clavecin ou piano ! En revanche, lorsque vous êtes
chef de chant, vous devez sans cesse être conscient de l’erreur possible du
chanteur, de la moindre faille. L’artiste doit utiliser à chaque seconde sa propre
mémoire, dès qu’il apprend une phrase musicale, une inflexion, il doit
l’engranger, pour la connaître véritablement par cœur. Donc, s’il mémorise
correctement, nous frôlons l’idéal et tant mieux pour lui, et pour le chef de
chant ! En revanche, s’il la retient, s’il la mémorise avec une infime erreur, cette
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Le Centre de Formation Lyrique de l’Opéra de Paris
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dernière restera gravée dans sa mémoire, ce qui est bien évidemment très
grave. Vous devez être en permanence aux aguets pour que dès que le chanteur
commet une erreur dans le texte, sur le plan rythmique ou une erreur de
justesse, d’intonation, vous puissiez tout de suite le ramener vers la réalité de
l’écriture musicale telle qu’elle est fixée sur la partition. C’est donc un rôle tout à
fait différent. Il n’empêche que lorsque vous préparez un récital avec un
chanteur, il est important de prêter attention à ce qu’il fait, mais au moment
même du récital, dans le vif même de l’action, sur les planches du théâtre, vous
êtes à deux, vous respirez du même souffle, en quelque sorte, alors que lorsque
vous êtes chef de chant, vous ne chantez bien sûr pas à deux : c’est l’orchestre
tout entier qui soutient le chanteur, et lui seul. Ces différences sont, vous le
voyez, primordiales.
Vous avez travaillé avec une pléiade de chanteurs lyriques, trop
nombreux à énumérer ici. Quelles sont les étapes de votre travail avec
l’artiste, comment le préparez-vous musicalement à un récital, à un
concert ou à une prise de rôle ?
Je les prépare toujours, en effet et votre question est très juste et pertinente. On
ne prépare pas un artiste à un récital comme on le préparerait à une prise de
rôle. Ce qui m’importe beaucoup dans l’approche d’un rôle, c’est de faire
comprendre aux artistes qu’ils doivent devenir « l’autre », c’est-à-dire qu’ils
doivent opérer la métamorphose indispensable afin de devenir le personnage
qu’ils incarnent, en oubliant en quelque sorte, d’être eux-mêmes ! Je songe en
cela au livre du comédien François Perrier, qui a intitulé son livre de mémoires
« Profession menteur »2. Quand vous faites répéter un chanteur, vous devez
discerner en lui s’il s’agit de sa propre émotion d’être humain qu’il dégage, ou s’il
s’agit plutôt de l’émotion suscitée par le personnage qu’il représente, telle qu’elle
est emblématiquement représentée. Les deux émotions n’ont rien à voir l’une
avec l’autre. Il peut tout à fait s’émouvoir, mais ce qui importe, c’est avant tout
d’apporter une émotion à son auditoire, au public. L’émotion doit se baser sur le
texte et sur la musique. Je conseille à mes chanteurs de lire complètement leur
rôle, ainsi que toutes les répliques que leur font les autres personnages. Les
tous grands interprètes ont ancré au fond d’eux cette notion de réponse,
naturelle, spontanée. En revanche, lorsque vous travaillez avec des chanteurs qui
débutent, ceux-ci vous regardent avec des yeux énormes ! Je suis toujours
interloquée par le fait qu’ils ne réalisent pas qu’ils répondent à un partenaire de
scène, ou qu’un collègue, à son tour, leur donne la réplique ! Je conseille donc
toujours l’étude du texte à la table, c’est-à-dire sans piano, sans même le
chanter, à l’instar d’un rôle au théâtre, avec – comme je viens de le souligner –
la mémorisation des répliques de chacun des autres personnages qui l’entourent.
C ‘est à ce moment-là que le chanteur pourra mettre la musique sur les mots et
sur le texte qu’il aura étudiés préalablement. Il doit le faire avec une
connaissance approfondie du texte du livret et de son propre rôle : il pourra
réaliser que la musique ne l’empêchera alors plus d’exprimer, mais bien au
contraire, qu’elle lui permettra de mieux exprimer la musique tout entière, car
elle ajoute en cela – par elle-même -, une nouvelle dimension à la
caractérisation des personnages interprétés.
Dans quelles circonstances avez-vous rencontré Maria Callas ?
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Paru en 1989 aux Editions Pré-aux-Clercs
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Cela remonte à l’époque où Maria devait se rendre dans la capitale pour réaliser
ses enregistrements des albums « Maria Callas à Paris » pour EMI, comprenant
des airs du répertoire français. J’ai rencontré Maria par l’intermédiaire de
l’impresario Michel Glotz. Je lui dois des rencontres tout à fait prestigieuses, qui
furent d’ailleurs, je le souligne, orchestrées de façon entièrement désintéressées,
alors que Michel est avant tout un impresario ! Un après-midi, alors que je
donnais cours ici, dans mon studio de musique, Michel Glotz m’appela au
téléphone. Il me demanda d’ouvrir mon carnet de rendez-vous, ce que je fis
immédiatement, tout en m’asseyant confortablement à mon bureau. C’est alors
qu’il m’annonça que Maria était sur le point d’arriver à Paris – la semaine
suivante -, en vue d’une série d’enregistrements en studio, Salle Wagram, et
qu’elle avait à ce moment besoin de quelqu’un de très compétent en mesure de
lui faire travailler le répertoire français, qu’elle allait donc graver pour EMI.
J’étais alors à cent lieues de penser que j’aurais pu être l’heureuse élue et je lui
répondis du tac au tac : « Ecoute, Michel, je suis très honorée pour notre capitale
que Maria s’y rende pour réaliser ses enregistrements, mais je ne vois pas le
rapport entre sa venue et mon carnet de rendez-vous. En outre, je ne te cache
pas que je suis très occupée et que ce n’est certainement pas le meilleur
moment pour me raconter des blagues ! » Sur ce, Michel me répondit
promptement, quelque peu amusé : « Oui, Janine, il y a bien un rapport entre
ton carnet de rendez-vous et l’arrivée de Maria, car je vais te l’envoyer en vue
d’un travail à deux! » Méfiante, je lui réitérai ma perplexité et rétorquai:
« Michel, je donne un cours en ce moment et ce n’est vraiment pas l’instant
propice pour me jouer des tours ! » Je dois souligner que l’un de mes fils,
Francis, est très farceur et adore me faire des blagues au téléphone en
transformant sa voix et … une fois sur une, il parvient à me piéger, encore à
l’heure actuelle ! J’avais donc cru qu’à nouveau, Francis venait de me tendre un
piège par un canular téléphonique, très original, à vrai dire ! Mais il s’agissait
bien de Michel Glotz : je lui prêtai alors une écoute tout attentive. Il m’expliqua
en quelques mots les besoins spécifiques de Maria et je dois dire que dans un
premier temps, j’hésitai à accepter sa proposition, et j’admets également que
j’étais quelque peu impressionnée, ce que je confiai immédiatement à
Michel Glotz! Je lui dis qu’en effet, je ressentais l’impression d’accomplir très bien
mon travail et de l’adorer, mais que je ne pensais pas être en mesure de faire
travailler LA Callas ! Me rassurant, il me répondit sur-le-champ : « Janine, je te
rassure tout à fait sur ce point : si tu ne réponds pas à l’attente artistique de
Maria, au bout de vingt minutes, elle ne manquera pas de te le faire savoir.
Fixons donc tout de suite une date, car je dois la rappeler pour lui communiquer
ta réponse. Elle souhaiterait venir en fin de journée, par exemple, ce vendredi à
18h00 et elle viendra seule. »
Et le jour tant attendu ou tant craint, vint …
Oui, en quelque sorte ! Le jour convenu, à 18h00 précises, Maria, LA Divina,
sonnait à ma porte : elle était d’une ponctualité déconcertante. J’ouvris la porte
de mon appartement et très curieusement, après l’avoir fait entrer, j’étais d’un
calme absolu. Pourtant, elle n’était pas la première artiste mondialement connue
à franchir le seuil de ma porte, mais Maria a toujours détenu une place à part
dans le panthéon des artistes de légende et surtout, parmi ceux que je vénère.
Elle ôta son manteau et déposa son sac à main sur une banquette et je la fis
entrer dans mon studio de musique - qui est donc la pièce dans laquelle nous
nous trouvons à l’heure actuelle -. A ma grande surprise, sa toute première
question fut la suivante : « Y a-t-il quelqu’un qui habite au-dessus de chez
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vous ? » J’ai pu lui répondre sans devoir lui mentir : « Madame, oui en effet,
nous avons une voisine qui habite au 7ème étage, mais pour l’instant, elle est en
voyage. Il n’y a donc personne en ce moment. » J’avais tout à fait compris le
sens de la question posée par Maria, qui soucieuse du bien-être et du confort
d’autrui, ne voulait pas déranger mes voisins ! Mais en même temps, la dame
qui occupait l’appartement du dernier étage, abrité sous une belle coupole,
n’était autre que Hilda Nysa, célèbre soprano lyrique du Théâtre Royal de la
Monnaie de Bruxelles !
Quelle étrange coïncidence, car je recherchais des informations sur cette
belle artiste depuis de longues années …
C’est un hasard vraiment surprenant, en effet. Elle était la fille de la légendaire
Elise Kutscherra, mezzo-soprano puis soprano tchèque. Quand j’ai emménagé ici,
j’avais été chassée de mon ancien logement, qui avait été vendu et nous avons
donc été contraints de chercher une nouvelle habitation, avec mes deux petits
garçons.
Quand je visitais des appartements, l’on me faisait bien vite
comprendre que ni les chiens, ni surtout la musique, n’étaient tolérés et ce fut la
galère ! Mon mari étant à l’époque hospitalisé, des suites d’un infarctus, notre
situation familiale était très difficile et vous l’avez compris, la musique était toute
ma vie, un exutoire en quelque sorte. Ce fut vraiment la croix et la bannière pour
trouver un nouvel appartement, puis finalement, par échange, je dénichai celuici, que j’occupe toujours. La concierge me rassura tout de suite en me disant
que la musique – oh miracle ! – ne serait pas un problème, puisque justement,
une artiste lyrique vivait au dernier étage, dans l’attique et qu’elle faisait
travailler des élèves de temps en temps. Un jour, alors que j’attendais
l’ascenseur, je vis arriver une imposante vieille dame, aux cheveux très blancs,
fort élégante et distinguée, qui arborait de magnifiques bijoux. Nous montâmes
donc ensemble par l’ascenseur et c’est ainsi que nous fîmes connaissance, pour
ainsi dire. Hilda Nysa me demanda si j’étais bien la mère des deux gentils
garçonnets du 6ème étage, puis elle me dit : « C’est donc vous, Madame, qui
habitez juste au-dessous de chez moi ? Ah, je vous trouve vraiment charmante,
quel bonheur d’avoir une voisine si aimable ! Vos deux garçons sont des
modèles d’éducation. La semaine dernière, je suis arrivée en même temps
qu’eux devant la porte de l’ascenseur, de retour d’une course que je venais
d’effectuer dans le quartier et l’aîné des deux garçons – qui a de si merveilleux
yeux bleus – m’a demandé : ‘Voulez-vous que je porte votre paquet, Madame ?’
Quelle parfaite éducation ! » Hilda Nysa semblait en effet heureuse de nous
avoir pour voisins ! Arrivées au 6ème étage et alors que j’étais sur le point de la
quitter, elle me demanda, d’une voix très douce, presque en chuchotant :
« Madame, la musique ne vous dérange-t-elle pas trop, le chant non plus ? » Je
lui répondis bien évidemment par la négative et lui expliquai en quelques mots la
nature de mon travail, ce qui sembla l’enchanter et nous devînmes amies,
jusqu’à sa mort. Elle insistait sur le bonheur de m’avoir rencontrée. Puis, petit à
petit, nous nous sommes croisées dans ce désormais fameux ascenseur ! Elle
vivait dans un superbe appartement, desservi par un petit ascenseur privé, qui
passait du 6ème au 7ème étage : elle était entourée de beaux objets et de
souvenirs de sa glorieuse carrière. Sa mère avait bien connu Camille SaintSaëns, je crois qu’elle avait même étudié le piano ou la composition musicale
avec lui. Je me souviens qu’elle avait un ami fidèle, possédant une Rolls-Royce
avec chauffeur, qui venait la visiter souvent : il était l’héritier des Levasseur, les
fameux constructeurs automobiles français. Hilda Nysa partait parfois en sa
compagnie sur la Côte d’Azur, où elle aimait à se rendre. En grandissant, mes
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enfants ont commencé tous deux la médecine et, un dimanche après-midi, nous
l’attendions, avec mon mari et les enfants, pour prendre le thé, moment qu’elle
appréciait particulièrement. C’était devenu une petite tradition entre nous. Elle
qui était toujours ponctuelle, tardait à descendre. Je cherchai tout d’abord à la
joindre par téléphone, mais la ligne téléphonique était constamment occupée, ce
qui nous parut suspect. Mon fils Patrick me dit alors « Maman, je suis inquiet, je
vais monter ! » N ous avions en effet un trousseau de clés de son appartement,
car elle m’avait un jour dit « Janine, je suis une vieille dame et vos deux enfants
étudient la médecine, alors que voulez-vous, on ne sait jamais… » Patrick monta
donc au 7ème et m’appela : il était à l’époque jeune externe. Visiblement animé,
inquiet, il me dit : «Je viens de raccrocher son téléphone, elle est dans son lit,
étendue, très mal, elle a cherché à téléphoner, l’appareil est tombé, elle ne
pouvait le ramasser. J’appelle le SAMU et je vais l’accompagner tout de suite à
l’hôpital. »
Comme l’escalier n’atteignait pas le 7ème, il fallut la descendre par l’escalier de
service sur une civière : je me souviens encore de cette scène si pathétique. Je
suis allée la voir à l’hôpital bien évidemment, où elle est restée huit jours en
traitement intensif pour une attaque cérébrale. Elle me caressait encore la main
mais ne pouvait plus parler, puis, comme il fallait hélas s’y attendre, elle décéda.
Elle avait une élève dont le nom m’échappe qui avait pris des cours de chant
avec elle et qui a quasiment vidé tout l’appartement. Hilda Nysa souffrait d’une
allergie tropicale qui lui avait fait perdre tous ses cheveux, vous venez d’ailleurs
de m’en parler, Claude-Pascal. De plus, ayant perdu le goût, elle ne pouvait plus
faire la différence entre une glace et une mayonnaise ! L’un de mes fils a reçu
une très belle lampe ancienne de bureau. Que cela est triste, nous avions
beaucoup d’affection pour Hilda Nysa.
Pour en revenir à Callas, sa voix a connu plusieurs époques, avec des
couleurs distinctes : pouvez-vous évoquer l’état de sa voix lorsqu’elle
est venue vous trouver ?
Je dirais que Maria avait perdu - non pas les aigus -, mais la facilité d’atteindre le
registre aigu : il avait perdu sa stabilité. Toutefois, sur les disques qu’elle a
réalisés à l’époque, si les aigus semblaient moins faciles qu’auparavant, elle
pouvait tout de même assumer tous les rôles du répertoire qu’elle abordait, sur
le plan musical et interprétatif. Ce qu’elle a travaillé avec moi le premier soir, ce
fut l’air de Leïla des ‘Pêcheurs de perles’ (‘Comme autrefois, dans la nuit
sombre’) Elle m’a demandé de me mettre au piano et de lui chanter l’air ! Je fus
évidemment très surprise et me permis de lui proposer : « Madame, ne vaudraitil pas mieux que vous le chantiez vous-même, car je ne suis véritablement une
chanteuse lyrique ?! » C’est alors que Maria me répondit : « Non, je veux
entendre votre français et votre style ! » Je me suis donc installée au piano et,
quand je suis arrivée à la fin de l’air, juste avant la cadence finale, elle m’a
arrêtée et m’a dit : « Ne me chantez pas encore la cadence avant que nous ne
voyions ensemble comment elle est bâtie musicalement car, pour bien chanter
une cadence, il faut voir de combien de groupes elle est bâtie ! » Je me suis dit
« Là, je suis arrivée au port ». Quel professionnalisme, quelle rigueur : étonnant,
non ? Maria a chanté alors Leila et m’a dit : « Bon, c’est bien pour aujourd’hui,
alors à demain ! ». Après l’avoir raccompagnée, j’ai eu une crise d’angoisse, je
ne pouvais même plus avaler un verre d’eau, car j’étais comme figée ! Avoir
reçu LA Callas, l’avoir traitée comme n’importe quelle élève, j’en arrivai en
quelque sorte à douter de moi-même, de tout ! C’est alors que je dis à mon
mari : « Tu sais, je crois qu’elle ne reviendra pas. » Cependant, à ma surprise,
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le lendemain, vers 11 heures, Maria en personne me téléphona principalement
pour me dire deux choses : tout d’abord, afin de me confirmer notre second
rendez-vous de 18 heures et pour me remercier de ne l’avoir pas traitée comme
LA Callas ! « Vous savez, partout où je vais, on me dit que je suis sublime, je
sais que je ne le suis pas et j’ai tout simplement besoin d’être corrigée comme
tous ceux qui exercent leur métier sérieusement. Donc, Madame, à ce soir et
avec beaucoup de plaisir. » Cette seconde session de travail débouchera sur une
collaboration artistique qui durera près de dix ans, soit depuis son installation à
Paris (vers 1960), tout d’abord au 44 de l’avenue Foch, jusqu’à l’achat de son
dernier appartement, sis au 36 de l’avenue Georges Mandel, dans le 16ème
arrondissement. Au-delà de cette collaboration artistique, notre amitié se
prolongera harmonieusement, vous le savez.
La période parisienne de Callas ne fut guère jalonnée de bonheur au
niveau personnel, d’autant que sa voix était dans un état « critique »
Quel était son répertoire au moment de cette rencontre ?
Tout à fait au début de notre travail en commun, elle a naturellement travaillé
les airs français qu’elle devait enregistrer. Mais, petit à petit, même au milieu du
travail de l’opéra français, elle me demandait de retravailler des airs du
répertoire italien qu’elle avait si bien défendus, par exemple : Medea, Norma ou
encore, Tosca. Maria alternait donc l’étude du répertoire français, qui était
nouveau pour elle, avec la reprise d’ouvrages qu’elle maîtrisait pourtant déjà sur
le bout des doigts. Je me souviens qu’elle était partie à Londres chanter Tosca
au Covent Garden en 1964. Elle eut l’amitié de m’inviter, sur ces mots adorables
« Parfois, Janine, dans notre travail, je sais que je te donne du mal. J’espère
ainsi qu’à Londres, je pourrai te donner un peu de plaisir ! » Voilà pourquoi je ne
peux guère supporter que l’on parle de Maria comme d’une tigresse assoiffée de
sang !
Où travailliez-vous avec Maria?
Jamais à la Salle Pleyel, la firme Pathé Marconi de l’époque enregistrait plutôt ses
disques à la Salle Wagram, sur l’avenue du même nom, car la salle possédait
une acoustique formidable pour le mélange voix et orchestre, ainsi que pour la
valorisation des ensembles et des chœurs. Nous avons aussi travaillé ensemble,
en grand secret, au Théâtre des Champs-Élysées, la seule autre salle parisienne
où nous répétions de temps en temps. Il existe un enregistrement où elle répète
avec moi le « Ah, Perfido ! » de Beethoven dont Maria me dit : « Tu sais, j’adore
cet air, mais il est dommage qu’il soit composé en allemand, car je n’aime pas
beaucoup chanter dans cette langue. » Comme vous le savez, la presse fut, par
des moyens demeurés obscurs à ce jour, informée de la présence de Maria au
Théâtre des Champs-Elysées, et un journaliste prit quelques photographies et
peut-être même, enregistra des extraits de nos séances de travail. Cela nous
contraria beaucoup, toutes les deux. Toutefois, avec Maria, nous avons
principalement travaillé chez moi, dans cette pièce. Elle appréciait tout
particulièrement ce studio où nous nous trouvons. Un jour, mon mari me
demanda : « Janine, as-tu une photo dédicacée de Maria ? » Je dus lui répondre
par la négative, sur quoi il rétorqua : « Ne crois-tu pas que tu devrais le lui
demander ? Ce serait un beau souvenir, ne fut-ce que pour les enfants ? » Alors,
un jour qu’elle se rendait chez moi pour une session de travail, je pris mon
courage à deux mains et lui demandai de me dédicacer une photo. Avec une rare
vivacité et une certaine candeur, Maria me répondit : « Mais, Janine, tu ne crois
tout de même pas que je vais mourir demain ? »
Que voulez-vous donc
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répondre à cela ?! Je ne possède donc aucune dédicace de Maria, alors que je
l’ai côtoyée pendant près de dix ans, sauf peut-être un ou deux petits billets
autographes ! Je faisais alors beaucoup de radio et bien sûr, des récitals pour les
chaînes de musique classique et, plutôt que de la faire venir chez moi, je passais
parfois chez elle où elle me recevait dans un de ses caftans plus beaux les uns
que les autres, dans cet appartement richement meublé. Il était très triste,
toutefois, un peu comme si on n’y vivait pas : tout y était figé, comme fixé dans
le temps. La pièce la plus vivante en quelque sorte était son énorme salle de
bains, munie d’un vaste canapé où elle passait beaucoup de temps, entourée de
toutes ses partitions. Il n’y avait, dans tout l’appartement qu’une seule photo
d’elle, sur son piano, dans le rôle de Violetta de La Traviata. Elle n’avait pas du
tout le culte de la personnalité, malgré son nom légendaire.
Sa fidèle
gouvernante, Bruna me téléphona une après-midi en fin de journée et me dit : «
Madame est devant la télévision, au salon et demande si possible que vous
veniez la rejoindre. » Je me libérai donc de mon engagement et me rendis
avenue Georges Mandel. Maria, très sombre, triste, me demanda de m’asseoir à
ses côtés et de regarder le poste de télévision ensemble, afin que cela soit moins
difficile pour elle. J’eus vite compris : il s’agissait de la retransmission en direct
du mariage d’Aristote Onassis avec l’ex-First Lady des Etats-Unis, Jackie
Kennedy-Bouvier ! Pour en revenir à ces événements empreints de tristesse, ce
sont des choses qui peuvent influencer la manière dont l’on chante ; les larmes,
la tristesse, le bonheur, tout cela passe dans la voix humaine. C’est pour cela
que c’est l’instrument le plus extraordinaire !
Comment étudiait-elle un nouvel air et comment se préparait-elle à un
nouveau rôle ?
Maria détestait chauffer sa voix, prétendant que c’était inutile. Maria me confia
« Quand j’arrive dans un théâtre et que j’entends le ténor vocaliser jusqu’au
contre-Ut, je me dis qu’il l’a naturellement, mais que peut-être il se fatigue
inutilement. Le mezzo-soprano qui essaie quelquefois d’atteindre un Si bémol,
cela m’ennuie, m’exaspère, en quelque sorte ! Dans le fond, je ne suis pas une
vraie chanteuse, mais je suis plutôt une musicienne. Ce que j’adore, c’est
m’asseoir au piano et lire ma partition d’un bout à l’autre et travailler avec toi
quand tu me donnes la réplique ! » Lorsqu’elle a fait sa rentrée à Paris, au Palais
Garnier, en 1965 dans Tosca, peu avant une série de Norma, elle m’avait invitée
à la générale. A l’issue du premier acte, je vais la voir dans la loge de
Fanny Heldy, célèbre soprano belge, idole de l’Opéra de Paris. Cette loge est une
petite bonbonnière, laissée intacte depuis le règne de Fanny Heldy à l’Opéra.
Maria me dit : « Cette loge m’empêche de respirer, cette moire rose-pastel
m’étouffe ! » Je lui proposai alors de changer de loge, mais elle me répondit un
peu énervée : « Laisse - moi un peu, maintenant que j’ai tout installé ici, tant
pis Janine. Que penses-tu de ce premier acte ? » Elle était tellement vraie,
véritable dans tout ce qu’elle réalisait sur scène, qu’elle y était tout simplement
merveilleuse. Je ressortis de la loge de Maria et dans le couloir, je croisai un
chanteur qui faisait partie du deuxième acte, en y chantant un second rôle, et il
me dit : « Ah, Janine, tu es là, on m’a dit que tu travaillais avec LA Callas, est-ce
donc vrai? » « Oui, tout à fait, c’est bien vrai ! » L’artiste en question, me dit :
« Oui, mais toi, à la différence des autres, tu ne le dis pas, tu ne t’en vantes
guère ! » Ma réponse alors fusa : « Sais-tu pourquoi je ne le dis pas ? Parce
que je me dis qu’on ne va pas le croire ! » Mon mari me disait, de temps en
temps, quand nous avions des amis à dîner : « Janine, tu ne parles jamais de
Maria et de ton travail avec elle, tu n’évoques donc jamais cette collaboration
9
artistique? » Eh bien non, on ne va pas me croire, tout simplement ! Vous
savez, les gens ont tellement l’habitude d’être flattés, on a peur de perdre le
« client », pour ainsi dire.
Pour conclure sur ce thème, je dis encore au
chanteur, dans le couloir, entre deux courants d’air : « Je vais vous entendre
maintenant au deuxième acte … », et il me répondit, me laissant stupéfaite :
« Ah, oui, mais maintenant, c’est la générale, donc ce soir, je ne ferai que
« marquer mon rôle » ! » Maria ne « marquait » jamais son rôle, mais à toutes
les répétitions, au contraire, elle se donnait à fond, chantant à pleine voix, ne
s’économisant jamais, contrairement à la plupart des autres chanteurs !
Selon vous, quels sont les atouts que Callas a possédés dans l’absolu,
sur les plans interprétatif et vocal ?
Vous pensez bien que pour moi, avec ma conception du métier, sa qualité
principale c’est qu’à chaque fois que je l’ai vue sur scène - malheureusement pas
assez à mon gré - pour moi, ce n’était plus Callas qui évoluait là, devant nos
yeux. Elle était Norma, Medea ou Tosca ! C’étaient les rôles dans lesquels elle
se glissait, chez moi ou ailleurs. Pour moi, c’est l’aboutissement de tout grand
artiste. Je ne pense plus à ma relation personnelle avec lui, elle n’existe plus, je
vois quelqu’un d’autre qui n’est pas lui et c’est vers cela que j’essaie d’entraîner
les artistes. J’y suis allée très vite avec Maria, il est vrai, car c’est elle qui
m’avait littéralement prise par la main ! Un jour, elle m’a dit : « Je veux
travailler Medea avec toi: tu peux peut-être me donner des idées ? » Je ne pus
que lui répondre, en toute franchise : « Moi, te donner des idées dans Medea,
l’un de tes meilleurs rôles ? Tu rigoles, Maria ? » « Allons, allons, Janine : ne
perdons pas de temps avec ta modestie. Nous travaillerons donc Medea ! » Je
me mis au piano et Maria commença à chanter la terrible Medea. Je regardai
alors Maria ou plutôt Medea, devrais-je dire, d’une telle façon qu’elle s’arrêta
brusquement, au milieu d’une phrase, ce qui n’était bien sûr pas caractéristique
d’elle et me demanda : «Pourquoi me regardes-tu de cette façon ? » Maria était
d’une manière un peu brutale, comme arrêtée dans son élan. Quant à moi,
j’étais pétrifiée par son jeu, par sa force interprétative et je lui répondis : « Mais
Maria, parce que tu me fais peur : tu es Medea ! » Alors, après quelques
secondes de silence, elle éclata de ce rire tellement jeune et frais et me dit :
« Ah bon ! Alors, c’est autre chose ! Je me suis arrêtée parce que j’ai cru que tu
trouvais ma voix laide, c’est toi qui m’as fait peur, de la façon dont tu me
regardais, mais je suis désormais rassurée ! Janine, une femme qui est sur le
point de tuer ses enfants, crois-tu qu’elle veut faire du charme ? Je ne pense pas
à mon émission vocale, je pense que ces enfants que je n’ai jamais eus, je vais
les tuer, en scène, mais c’est affreux ! » Vous comprendrez Claude-Pascal, que
lorsque l’on parle de la sincérité artistique de Maria et parfois, des problèmes
vocaux qu’elle a pu rencontrer, tout cela me gêne beaucoup, me brise le cœur,
car l’art de Maria était réellement immense, d’une perfection stylistique et
interprétative absolue.
Je voudrais raconter ceci à sa gloire : arrivant chez moi, Maria
me dit :
« Aujourd’hui, nous travaillerons Anna Bolena, mais pourquoi es-tu étonnée ? Il y
a des choses que je n’ai pas très bien faites dans Anna Bolena, la cadence, par
exemple {dans la scène finale « Al dolce guidami » 3} et je crois pouvoir la faire
mieux. Janine, tu vas me donner des idées, je te donnerai les miennes et nous
allons travailler toute la scène finale de l’opéra de Donizetti. Tu m’arrêtes et tu
me dis ce que tu en penses ! » Quelle franchise ! Nous travaillons, puis elle
3
Note de l’auteur
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s’arrête d’un coup : « Je ne peux plus continuer, Janine, il faut que je m’arrête,
ne m’en veux pas. » Peut-être était-elle tout simplement un peu épuisée ce
jour-là ? Je lui offris alors une petite tasse de café, bien serré, comme elle
l’aimait tant. Maria, confortablement assise, rêvait, la tasse à la main. De mon
côté, j’attendais, sans dire un seul mot et je m’attachai alors à écouter son
silence. Puis, après un long soupir, Maria me dit : « J’espère que maintenant, il
sera content …», une expression d’interrogation traversant son front. Je compris
tout de suite et lui répondis : « Maria, ne te tracasse surtout pas, car les
compositeurs, les « Maestri », comme Maria aimait à les appeler, sont tous
contents, contents de toi et de ton travail, je te l’assure ! » Notre discussion se
prolongea un peu et nous abordâmes la question de l’interprétation de la
musique contemporaine, que Maria n’avait pas encore explorée. Elle me dit : « Je
me bats constamment avec la qualité intrinsèque de ma voix, tu le sais. Je
pense que la musique contemporaine me ferait beaucoup de mal et je ne l’aime
pas. Je n’ai donc affaire qu’à des ouvrages du répertoire classique dont tous les
compositeurs sont morts et je ne suis jamais sûre que c’est bien cela qu’ils
attendent de leur interprète. C’est la raison pour laquelle je te pose cette
question. » De toute une vie dans ce métier, je n’ai pas souvent entendu ce
genre de propos – surtout d’une artiste de la stature de Maria !
Vous avez joué un rôle déterminant dans la carrière dite « française »
de Callas. Quelle était la nature de votre travail avec elle, plus
particulièrement au studio d’enregistrement ?
En studio avec Maria, ce fut précisément le même travail que j’ai accompli avec
d’autres, à l’instar de Crespin ou de Berganza et parfois, avec les artistes
lyriques de la génération actuelle. Au sujet de Berganza, je me souviens qu’un
jour, elle me téléphona, quelque peu paniquée et elle me dit, dans un sanglot :
« Janine, tu entends, tu entends ? » Je lui répondis alors : « Teresa, mais
pourquoi pleures-tu ? » « Parce que c’est une émission sur moi pour laquelle j’ai
donné certains de mes enregistrements et quand j’entends le travail que nous
avons fait ensemble et ce que je te dois, j’en suis tout émue, c’est la raison pour
laquelle, ne m’en veux pas, mais je m’épanche sur toi … pour te dire merci ! »
Pour en revenir à mon travail au studio, pendant l’enregistrement, je suis assise
dans le studio, sur le podium, à côté des artistes afin que, dès la moindre
interruption, je puisse leur « sauter dessus » parce que si l’on refait la phrase, il
faut corriger et il est primordial bien entendu de le faire tout de suite. Comme
vous venez de le souligner, Claude-Pascal, c’est en effet ce que j’ai fait Londres
avec Dame Janet Baker pour Alceste, mais non pas au disque, mais à la scène.
Pendant l’écoute proprement dite, je vais dans la cabine technique, avec partition
et cahier de notes en mains. Puis, après ce travail délicat, autant le chef
d’orchestre que les artistes me demandent, comme s’il s’agissait du seul verdict
possible, mon propre verdict : “Alors Janine ?”
Avez-vous perçu une différence entre Callas se préparant à un rôle pour
la scène et son travail en vue d’un enregistrement discographique ?
Il y avait une énorme différence. Maria nourrissait le sentiment que, même si elle
s’était préparée minutieusement pour la scène comme elle le faisait toujours,
pour la scène cela filait dans le temps. Maria avait peur du micro, sachant que,
tout de suite après, elle allait se réentendre et, j’insiste là-dessus - comme elle
ne se trouvait jamais bien, jamais à la hauteur de ce qu’elle avait à faire, alors
qu’elle a passé sa vie à s’autocritiquer -, elle était moins à l’aise dans le studio
d’enregistrement que sur la scène où là, elle oubliait qu’elle était LA Callas.
11
Arrivée en salle d’écoute Maria jugeait LA Callas et personne n’était aussi
impitoyable qu’elle en la matière, je puis vous l’assurer ! Elle était terriblement
exigeante.
Quels furent les objectifs spécifiques que Callas s’était fixés pendant son
travail avec vous ?
Le rôle qu’elle m’attribuait spécifiquement était de l’aider, l’encadrer dans sa
volonté de continuer à chanter aussi longtemps qu’elle le pouvait. Je devais –
c’est ce que je fis -, lui prêter une oreille amie mais à tout instant, critique. Pour
corroborer ceci, j’ajouterai l’anecdote suivante : le dernier jour que je l’ai revue,
c’était donc le 15 septembre 1977, j’étais chez elle. Elle m’avait raccompagnée
jusqu’à la porte et elle me dit sur le seuil de la porte : « Janine, reviens vite car
c’est très dur d’avoir un chef de chant qui vous abandonne pour partir en
voyage. Je ne veux travailler qu’avec toi. Reviendras-tu vite et si oui, quand ? »
Elle était visiblement anxieuse, angoissée de me voir la quitter pour un mois tout
entier. Je la rassurai en lui disant : « Ecoute, Maria, je ne m’en vais pas pour un
an, mais pour un petit mois. Je serai, comme tu le sais, dans ta ville natale, New
York, et tu sauras toujours où m’atteindre. » En m’embrassant Maria me dit :
« Reviens vite, car à ton retour, je tiens à ce que nous nous mettions au travail
avec la Charlotte de Werther, que je veux enregistrer. » Comme vous le savez,
Maria n’enregistra jamais l’héroïne romantique de Massenet ! Dommage,
vraiment si dommage ! Je ne l’ai plus revue après, puisqu’elle elle est morte le
lendemain. Arrivée à New York et alors que je déposais mes nombreuses valises
à ma descente de taxi, devant l’hôtel (mes fils me conseillent d’attacher des
bretelles à mes armoires !), le bagagiste de l’hôtel me dit, étant une habituée
des lieux : « Madame Reiss, savez-vous qu’hier à Paris, est morte une grande
dame de l’opéra. Je ne suis pas certain, mais je crois qu’il s’agit de LA Callas ! »
J’étais donc sur le trottoir et le pauvre a été obligé de me soutenir car je
chancelai, tremblant comme une feuille, puis il est partit me chercher un
remontant. J’ai immédiatement téléphoné à Paris, espérant qu’il y avait erreur :
ce n’était pas possible, Maria décédée, non : je ne parvenais pas à m’y résigner.
Pourtant, Maria venait bel et bien de décéder d’une crise cardiaque : cela fut
épouvantable, une terrible perte. Le départ d’une inoubliable artiste, et d’une
grande amie.
Si la carrière de Callas, dans la plénitude de ses moyens en tant que
« soprano assoluto », aura duré de 1947 à 1959, son art est resté
profondément touchant même lors de sa prestation d’adieux de 1974,
lorsque sa voix était en lambeaux.
Que diriez-vous à un jeune
découvrant cette artiste hors du commun ?
Merci, Madame Callas. Malgré tout, il faut bien admettre que tout ce qu’elle a fait
pour l’art lyrique, personne ne l’a jamais fait, dans l’absolu. Je parle du XIXème
siècle bien évidemment, les interprètes du passé n’ayant pas laissé de legs
discographique et les sources bibliographiques et les critiques n’étant pas
toujours objectives. Son respect incroyable de la lecture de la partition m’est
resté inscrit en lettres d’or dans l’esprit. Je l’ai dit récemment à un élève du
Centre : « Vous rendez-vous compte comment vous avez chanté ce récitatif ?
C’est Mozart que vous abîmez de la sorte ! Lorsque Mozart place une noire dans
un récitatif, cela signifie que le mot sur lequel elle se trouve est plus important
que les autres. Lors d’une succession de quatre doubles croches et de deux
croches, croyez-vous que les deux croches doivent devenir doubles ? Mozart
parlait italien beaucoup mieux que vous ne le parlez, alors pourquoi vous
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permettez-vous de réécrire vous-même les récitatifs ? Je vais vous donner un
exemple : cet après-midi, en pensant à moi, allez par exemple au Musée du
Louvre, arrêtez-vous devant un tableau et dites-vous : moi, je l’aurais conçu
autrement. Cependant, quelqu’un, avant vous, avec un vrai talent de peintre, a
réalisé ce tableau. Revenez le lendemain avec quelques pots de peinture et
refaites le tableau à votre idée. Que va-t-il arriver ? On va nul doute vous mettre
en prison ! A vrai dire, je voudrais que l’on fasse pareil avec les artistes qui se
moquent de l’écriture des grands auteurs, des illustres maîtres du passé – et
dont ils s’improvisent les ambassadeurs !
Comment avez-vous atteint les objectifs que vous vous étiez fixés avec
Maria ?
Cela m’a semblé très vite fort facile, moi petite en face d’elle, je poursuivais le
même but ! Cela m’a semblé beaucoup plus aisé que de travailler avec quelqu’un
qui va m’attaquer sur ma façon de lire la musique, de vouloir faire un récitatif et
qui va me regarder en pensant que je lui fais tout à fait perdre son temps. Maria
comprenait très vite et elle était capable de travailler sur les différences entre
certaines sonorités qui parfois lui causaient problèmes, telles que les sonorités
« in, on et un » alors qu’elle aurait voulu se débarrasser tout à fait de son accent
un peu hybride, entre l’américain et le grec, ce qui est plus facile quand on
chante que lorsque l’on parle, je vous l’assure ! Par ce travail assidu, nous avons
réellement atteint tous les objectifs musicaux que nous nous étions fixés, car
Maria aimait travailler, explorer et faire revivre la partition, s’en faire l’interprète
privilégié. Maria aimait évoluer de manière fusionnelle avec moi. Je m’en
souviendrai longtemps.
Abordiez-vous avec Maria la question de sa carrière lyrique ?
Non, elle n’en parlait pas. Vraiment, en toute franchise, c’est un sujet que nous
n’avons jamais abordé.
Vous avez bien connu l’artiste autant que la femme, que pouvez-vous
dire de son caractère ?
Un jour, je l’ai accompagnée au Théâtre des Champs-Elysées pour y découvrir le
mezzo-soprano américain Marilyn Horne, qui débutait à Paris. Imaginez donc
l’atmosphère, me retrouvant dans une magnifique loge du théâtre en compagnie
de Maria ! Pour évoquer Marilyn Horne, en qualité de musicienne, je n’aimais pas
beaucoup ses ornements et ses ajouts ‘ ad liberam’, elle surchargeait réellement
la partition. Elle était alors mariée à Henry Lewis qui lui écrivait ses cadences et
qui était chef d’orchestre. J’étais fascinée par la beauté de la voix de cette
femme et par ce style que je réprouvais en même temps. Quant à Maria, elle se
tourna vers moi, et de son sourire enjôleur, me dit : « Applaudis, ma chérie, on
nous regarde ! Cette voix est superbe, il est vrai, mais le style… » Je ne pus alors
que lui répondre : « Oui, Maria, tu as été trop gâtée ! » Je voulais dire par là
que peu d’artistes arrivaient à sa cheville. Maria ayant étudié avec le soprano
espagnol Elvira De Hidalgo, elle recueillit le précieux conseils de l’une des
dernières représentantes de l’école belcantiste - elle voua d’ailleurs une éternelle
reconnaissance à son professeur -. J’ai souvent senti Maria tellement seule. Les
premiers temps de notre collaboration, je passais parfois chez elle en revenant
de la Radio. Un jour, après une session de travail, je décidai, comme le temps
était très ensoleillé, de remonter par l’avenue Georges-Mandel et je me fis
annoncer chez Maria, qui fit servir du café. Tout à coup, Maria me surprend à
regarder ma montre - ce que je ne fais pourtant jamais quand je travaille -, mais
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j’allais le soir même au théâtre avec mon mari. Me sentant pressée et tout en
me raccompagnant à la porte et posant - comme à son habitude – sa magnifique
main en hauteur sur le linteau de la porte et me demanda : « Qu’allez-vous donc
voir au théâtre ? » Je lui donnai le titre de pièce, dont le nom m’échappe et
Maria me répondit, tout simplement : « Eh bien, bonne soirée à tous les deux et
à très bientôt. » Une drôle de sensation m’envahit et rentrée chez moi, mon
mari me trouva bouleversée : il comprit bien vite et me dit : « Janine, tu aurais
dû l’inviter, tu penses bien qu’on aurait trouvé une place pour Maria, même en
dernière minute ! » Il avait raison, mais je n’avais pas osé le lui proposer, moi
qui ne disais à personne que je travaillais avec elle… Alors, sur les instances de
mon mari, je lui téléphonai et après avoir écouté ma proposition, un silence…, un
long silence et Maria me dit, très calme : « Merci, Janine, mais je suis déjà dans
mon lit. Si tu me l’avais proposé plus tôt, si tu savais avec quel bonheur je
serais venue avec vous.» Etrange sentiment qui fut le mien : solitude, isolement,
tristesse, et je ne fis qu’y repenser pendant la représentation, ce qui attrista ma
soirée au théâtre, sachant Maria, seule à la maison.
Quels sont selon vous les meilleurs enregistrements studio de Maria ?
Il y en a tant ! Mais je n’en citerai qu’un seul, qui me vient à l’esprit. C’est un
air, celui de La Damnation de Faust, ‘D’amour l’ardente flamme’ – l’air de
Marguerite -. J’ai pourtant fait travailler de très grandes et illustres Marguerite.
Pourtant, dans cet air interprété par Maria, comme elle seule pouvait le faire, il
se dégageait cette émotion impalpable qui à chaque fois me saisit, me donnait la
chair de poule ! On sentait ses soupirs de douleur, c’est proprement
exceptionnel…, une interprétation proprement unique.
Un rôle dans lequel vous la sentiez à son apogée ?
Tosca, La Sonnambula - où elle parvenait à alléger sa voix, ou encore Madame
Butterfly, si rarement abordée à la scène.
Qu’auriez-vous envie de dire de Callas à vos petits-enfants ?
J’aimerais être en mesure de leur inculquer ce même goût du travail que Maria
avait au fond d’elle. A titre d’exemple, elle n’aimait pas chanter la prière de
Tosca, le célèbre‘Vissi d’arte’. Maria, à ce sujet, me confiait : « Quand Scarpia
arrive, peu avant que je ne me décide à le tuer et qu’il faut se calmer
complètement pour interpréter ce très bel air, je trouve que la prière n’a plus
rien à voir avec la situation dramatique. Elle est comme extirpée de son contexte
dramaturgique. A ce moment-là, je n’aime donc pas la chanter, elle est hors de
propos. »4 Oui, c’est, je crois, ce que je dirai à mes petits-enfants : il y a des
modèles dans la vie, et LA Callas en fut un, cela est indéniable et nous lui devons
tant.
Quelques mots en guise de conclusion …
Je dois le répéter : merci Madame Callas. Elle m’a été présentée par Michel
Glotz : je n’aurais jamais pensé moi-même l’approcher. Elle m’a littéralement
supportée pendant dix ans, nous sommes devenues des amies. Elle me racontait
beaucoup de choses de sa vie privée – que je ne rapporterai pas ici, nous
sommes bien tombés d’accord -. Elle ne me considérait pas comme un « coach »
traditionnel.
Avec Maria, j’avais la sensation du marin qui rentre au port, la
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Ce même propos était tenu par le célèbre soprano tchèque Maria Jeritza (1887-1982), égérie de Puccini et qui
déplorait cette même faiblesse dans la construction de la trame dramaturgique de Tosca.
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chose dont je rêvais chez un artiste : oui, cela existe ! Cette approche
passionnée qui est de servir le compositeur d’hier - ce qui est à l’opposé de toute
tradition, cette tradition – surtout actuelle - qui parvient à m’énerver au plus
haut point ! Le plus beau sur la tradition, quelle qu’elle soit, a été dit par le
génial Reynaldo Hahn ; « C’est une première erreur qu’un chanteur fait, qu’un
chef de chant ne corrige pas, qu’un chef d’orchestre n’ose relever. » Figurezvous que j’ai même entendu dire que l’on ne pouvait plus chanter comme LA
Callas, car cela était … démodé. Alors soit …: soyons démodés et merci, Maria.
Propos recueillis par Claude-Pascal Perna
Tous droits réservés
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