Réinventer la société politique

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Réinventer la société politique
Réinventer la société politique
Gilles Bourque, Jules Duchastel
Départment de sociologie, UQAM
Nous insisterons dans ce court texte sur la dimension politique des mutations
multiformes qui travaillent au basculement du monde que Michel Beaud a brillamment
commencé à penser et à décrire. "C'est d'acratie, écrit-il, de l'impuissance du pouvoir, de
la perte de volonté politique que souffre fondamentalement notre monde"(Beaud, 1997,
p. 237). Nous soutiendrons que cette impuissance est le symptôme d'une mutation
profonde de la modernité politique dont l'aboutissement demeure encore imprévisible,
mais ne saurait être envisagé dans une perspective déterministe et catastrophiste. Nous
poserons au point de départ que l'acratie n'est pas l'aboutissement naturel d'un processus
inévitable, mais le résultat d'une production sociale dont il faut comprendre la nature et
le processus d'institutionnalisation. Nous avancerons que ce processus, impulsé par les
forces sociales favorables à l'affirmation du capitalisme financiarisé, tend au
développement d'un nouveau type de rapports d'inégalité qui s'appuie sur la dénaturation
et la régression des institutions démocratiques.
L'acratie peut d'abord être saisie comme l'effet principal de ce nouveau discours,
le discours politique néolibéral qui s'est progressivement imposé à partir du début des
années quatre-vingt (Bourque et Duchastel, 1992 ; Bourque et Beauchemin, 1994). Nous
ne visons ici ni la théorie économique, ni la pensée politique des auteurs que l'on
présente le plus souvent comme les théoriciens du néolibéralisme. Nous entendons par
le concept de discours politique néolibéral un amalgame discursif qui prend la forme
d'une série d'énoncés de nature pragmatique et axiologique et qui prétend définir les
règles de l'organisation de la société. Loin de la théorie et de la philosophie, ce discours
s'est imposé aussi bien dans les médias que dans les institutions privées et publiques,
aussi bien au niveau national que dans l'espace mondial. Discours de masse il cherche à
atteindre l'entièreté des citoyens jusque dans leur vie quotidienne. Il veut définir non
seulement leur mode de vie, mais plus encore la manière qu'ils ont d'être ensemble. De
ce point de vue, la particularité du néolibéralisme n'est pas tant de promouvoir le
consumérisme dans le mode de vie et le primat du marché dans l'organisation des
rapports sociaux, mais d'imposer une conception essentiellement déterministe des règles
de l'organisation de la société.
L'univers notionnel pauvre et répétitif du discours politique néolibéral a été
répertorié depuis longtemps. Les acteurs et les groupes sociaux, les régions et les Étatsnations n'ont d'autres choix que de s'adapter au sein d'un monde pensé comme un
environnement construit par les règles d'un marché mondialisé. Il s'agit d'un discours
ultimement fataliste au nom duquel tous et toutes sont condamnés à la performance, au
risque de joindre le rang des perdants, dans un univers déjà donné. La société se présente
ainsi comme un ensemble d'individus stratifiés sur la base de leur performance et à la
recherche de leur fonction dans un monde structuré par des forces essentiellement
incontrôlables.
Le discours néolibéral n'offre à la pratique individuelle que la possibilité de
l'adaptation. Et c'est en cela qu'il rompt non seulement avec le libéralisme, mais aussi
avec la modernité politique elle-même qui, contre la tradition, avait proclamé la
nécessité et la capacité de transformer le monde. Pour le libéralisme il s'est agi de
produire politiquement l'autonomie du marché contre l'Ancien régime et, ensuite,
d'assurer son autorégulation à partir des institutions législatives de l'État-nation (Polanyi,
1983). Au contraire, le néolibéralisme décrète l'obligation pour les acteurs de s’insérer
dans des rapports sociaux dominés par le capitalisme financiarisé à partir de règles sur
lesquelles ils n'exercent pas de contrôle. Voilà pourquoi l'acratie peut être présentée
comme le résultat du projet fondamental du néolibéralisme, soit celui de la soumission
des institutions de la démocratie représentative à des instances régulatrices de la société
(FMI, OMC, BRI...) qui échappent aux débats et à la pression des mouvements sociaux.
Le basculement du monde résulte ici de cette tentative de soumettre l'État
démocratique aux instances technojuridiques qui s'affairent à produire l'omnipuissance
du capitalisme financiarisé (Chesnais, 1998), comme les ultramontains avaient espéré
placer les institutions politiques sous l'égide de l'Église catholique durant la deuxième
moitié du dix-neuvième siècle. A partir du seizième siècle, le capitalisme s'est développé
en symbiose avec l'État. Sous l'Ancien régime, il a d'abord largement profité du soutien
de l'État absolutiste, aussi bien dans la Mère patrie que dans les colonies (Beaud, 1990 ;
Tilly et Ardent, 1975). Par la suite, dans l'espace national comme dans l'espace
international, il s'est développé sous le patronage bienveillant de l'État-nation. Encore
plus important cependant, le déploiement du capitalisme durant cette deuxième phase a
été relié de façon aussi bien complémentaire que contradictoire à l'approfondissement de
la démocratie, à tout le moins dans l'État de droit. En ce sens, les progrès de l'économie
de marché sous l'égide du capitalisme furent inséparables de l'élargissement de la
politisation des rapports d'inégalités favorisée par les institutions démocratiques. C'est à
la rupture de ces relations entre le capitalisme, l'État et la démocratie qui ont façonné les
sociétés occidentales depuis quatre siècles que nous assistons depuis le début des années
quatre-vingt.
La société moderne et démocratique s'est développée et a été reproduite sur la
base d'une régulation politique des rapports sociaux (Bourque, Duchastel et Pineault,
1999). Les règles de l'organisation de la société, et d'abord le droit et la loi, ont été à ce
titre soumises aux débats dans le cadre des institutions législatives qui représentèrent le
coeur même de l'État démocratique. De telles institutions fondées sur la discussion des
rapports de pouvoir impliquaient l'idée que les acteurs sociaux pouvaient transformer le
monde. Conservateurs, réformistes et révolutionnaires partageaient cette même
conviction qu'il était possible d'oeuvrer politiquement à la conservation, à la réforme ou
au changement radical des conditions de production de la société. La régulation
politique fondait ainsi l'espoir et la possibilité d'influer non seulement sur son propre
destin, mais aussi sur la nature des rapports qu'entretiennent entre eux les hommes et les
femmes. Voilà ce qui a favorisé l'éclosion du mouvement ouvrier, du mouvement des
femmes et du mouvement pacifiste, pour ne nommer que ceux-là. La régulation
politique façonnait la volonté et induisait la conviction.
Le discours néolibéral travaille au contraire à miner cette volonté et à tuer
l'espoir que l'on peut influer sur les règles fondamentales de l'organisation du monde. On
ne peut le considérer comme un discours politique qu'en ce qu'il doit au point de départ
s'inscrire dans le débat démocratique pour oeuvrer à la mise en tutelle et au déclin du
politique. Pour comprendre sa véritable dynamique, il faut le mettre en rapport avec le
contreprojet de régulation des rapports sociaux qu'il permet de penser et de mettre en
oeuvre. Le discours néolibéral s'inscrit dans le processus d'institutionnalisation du
capitalisme financiarisé. Ce processus produit de nouveaux rapports d'inégalité et de
pouvoir à la source d'un nouveau type de régulation de la société. La métaphore des
gagnants et des perdants et la prévalence de l'idée d'adaptation dans le discours
néolibéral renvoient à ces deux aspects du processus d'institutionnalisation du
capitalisme financiarisé.
Qu’en est-il dans ce contexte de la régulation politique ? Depuis le début des
années quatre-vingt nous avons assisté au passage de l'État providence à l'État néolibéral
ou, comme le soutient Jessop, du Welfare State au Workfare State (Jessop, 1993). Nous
avons assisté, d'une part, au passage d'une régulation de l'économie centrée sur l'espace
national et le régime de la convention collective à une régulation dominée par l'espace
mondial et l'offre de capital et de travail. De même se sont affirmées des politiques
sociales à vocation particulariste (le soutien conditionnel à des populations cibles) à
l'encontre de la visée universaliste le plus souvent caractéristique des programmes de
sécurité sociale d'inspiration providentialiste (Beauchemin, Bourque et Duchastel,
1995). Mais ces changements de la nature de l'intervention de l'État témoignent d'une
mutation plus profonde de la régulation politique que l'on analyse souvent sous les
thèmes de l'érosion des pouvoirs de l'État-nation (Strange, 1996) ou du déficit
démocratique des institutions supranationales (Robinson, 1995). Cette mutation peut
être pensée comme le passage d'une régulation politique de l'organisation sociale à une
régulation de nature technojuridique.
Les dimensions constitutionnelles et législatives de la régulation de la société
nationale représentaient les caractéristiques principales de la modernité politique
(Freitag, 1994). La constitution (écrite ou non écrite) déterminait les conditions
d'exercice de la citoyenneté et des institutions démocratiques, tandis que l'Assemblée
délibérante constituait le lieu fondamental de la discussion du pouvoir et de la définition
des règles de fonctionnement des rapports sociaux. Or, ce que l'on décrit comme
l'érosion des pouvoirs de l'État-nation représente plus profondément une dénaturation de
la régulation politique typique de la modernité. On assiste, en effet, à la soumission de
l'acte législatif à une multiplicité de règles extraparlementaires et le plus souvent aconstitutionnelles qui balisent et limitent significativement le rôle du législateur dans
l'État-nation.
On peut à ce titre distinguer deux grands types de règles qui se donnent comme
deux aspects d'une seule et même régulation de nature technojuridique. Des règles de
nature supranationale tendent d'abord à s'imposer de plus en plus aux assemblées
délibérantes (y compris au parlement européen). Leurs formes privilégiées sont le traité,
l'accord commercial ou les mesures de redressement; les institutions qui les définissent
principalement et les mettent en oeuvre sont le tribunal, l'organisation
technobureaucratique (FMI, OMC...) et le G-7. Le thème du déficit démocratique ou
celui de la démocratie d'exécutif désignent justement le fait que ces supra-règles qui, à
l'origine, émanent des exécutifs des États-nations dominants sont le plus souvent
définies au-dessus des institutions de la démocratie représentative. Ce type d’analyse
n'arrive cependant pas à rendre compte du processus d'autonomisation d'instances qui
finissent par mettre en tutelle l'exercice de la démocratie. Par ailleurs, la régulation
techno-juridique est en même temps favorisée par la multiplication de règles intra et
infranationales qui réduisent significativement l'importance des assemblées législatives.
Retenons, à ce titre, le développement de la judiciarisation des rapports sociaux et la
montée du droit administratif. Notons aussi cette propension au néocorporatisme qui, au
nom du partenariat, amène les gouvernements à négocier les règles de fonctionnement
de l'organisation sociale avec les groupes d'intérêt, en amont de l'activité des parlements.
L'affirmation des pouvoirs judiciaire, administratif et corporatif se réalise ainsi aux
dépens des institutions de la démocratie représentative, ces lieux où traditionnellement
les citoyens pouvaient intervenir en espérant agir sur leur destinée.
C'est donc en produisant l'“ acratie ” que le discours politique néolibéral
contribue à la mutation des conditions de production de la société qui a caractérisé la
société moderne et démocratique. L'émergence, puis la consolidation d'une régulation
technojuridique secondarisent l'importance de la démocratie politique dans la production
des rapports sociaux. La montée de la gouvernance corporative marginalise la gouverne
politique dans la reproduction et la contestation des rapports de pouvoirs (Roseneau,
1997). Les corporation transnationales dominent, en effet, la production des règles
supranationales caractéristiques de la régulation technojuridique, alors que les groupes
d'intérêts corporatifs interviennent, de plus en plus, sur des bases souvent régionales et
locales, dans la définition des règles intra et infranationales jusque là confiée aux
assemblées délibérantes.
L'impuissance actuelle du pouvoir est l'indice d'une crise de la société politique
nationale qui avait constitué jusqu'ici le pôle de l'institutionnalisation de la modernité
politique. La seule façon de combattre l'acratie consiste en conséquence à tout mettre en
oeuvre pour contrer le processus de mise en tutelle de la démocratie représentative. Mais
la lutte ne saurait demeurer essentiellement défensive, car il s'agit de créer un nouvel
univers institutionnel susceptible de redonner au citoyen l'espoir de participer à la
transformation du monde et au façonnement de leur propre vie. Il s'impose
impérativement de réinventer la société politique.
Ce projet ne se réduit pas à la simple levée d'une taxe sur la circulation du
capital. Il ne peut non plus se suffire du seul renforcement de l'État-nation voire même
d'un retour à l'État providence. Il faut plutôt instaurer la démocratie et la communauté
politique à un niveau supranational ou, si l'on préfère, créer des institutions
démocratiques légitimes qui permettront aux citoyens d'intervenir dans la définition des
règles de l'organisation de l'espace social, économique et culturel qui, actuellement, se
construit au-dessus d'eux et souvent contre eux. La création de cet espace démocratique
mondial formé d'une pluralité d'institutions et de communautés politiques
supranationales (car il faut exclure l'idée d'une seule et même communauté politique) ne
saurait cependant être le résultat d'une création spontanée. Il émergera de la formation
d'espaces publics transnationaux au sein desquels il est possible d'intervenir
régulièrement dans la discussion des rapports de pouvoir et des règles de
fonctionnement de l'organisation sociale. La formation de ces nouveaux lieux d'exercice
de la démocratie pourra ainsi résulter des forums et des alliances construits par les
organisations nationales (mouvement ouvrier, mouvement des femmes, mouvement
écologique), les ONG et les forces qui, de l'intérieur, oeuvrent à la démocratisation des
institutions transnationales actuelles. Le développement d'un tel espace public permettra
d'intervenir régulièrement et de façon significative dans les projets de régulation qui
émanent des institutions transnationales comme on l'a vu au début décembre à Seattle
ou dans les débats qui ont fait avorter l'AMI. Plus largement, il s'agira de lutter contre la
technocratisation et de promouvoir la limitation du pouvoir des corporations
transnationales.
Dans une telle perspective, l'État-nation n'est pas appelé à disparaître. Il n'en
reste pas moins qu'il est invité au partage d'une souveraineté qui, de toute façon, lui a
déjà échappé au profit de la régulation technique et étroitement juridique d'une
organisation du monde unilatéralement favorable au capitalisme financiarisé.
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