De l`Esprit au Souffle et du Souffle à l`Âme

Transcription

De l`Esprit au Souffle et du Souffle à l`Âme
De l’Esprit au Souffle
et du Souffle à l’Âme
Jean 1, 29~34
Dans la plupart des Églises chrétiennes, qu’elles soient catholiques ou protestantes, le
dimanche qui suit celui qui a servi de cadre à la fête de l’Épiphanie, l’évangile qui est lu et
médité est celui du baptême du Christ. Nous venons de l’entendre à travers le récit qu’en a
fait l’évangéliste Jean. Or, il se trouve que nous avons nous-mêmes célébré un baptême au
début de notre service. Avec les parents d’Héloïse, nous ne l’avons pas fait exprès. Ce
dimanche était surtout celui qui permettait de réunir le plus facilement sa famille. Hasard…
et peut-être aussi clin d’œil. Alors, continuons à cligner des yeux… si j’ose dire.
Lors des baptêmes dans les familles protestantes, il n’est pas rare d’offrir à l’enfant une croix
huguenote. À moins que l’on préfère la remettre au moment de la confirmation – mais la
confirmation et le baptême ne sont-ils pas intimement liés ? La confirmation n’ayant de sens
que parce qu’il y a eu baptême auparavant. Héloïse va en recevoir une.
La croix huguenote, symbole protestant, est originaire du sud de la France. Elle aurait été
créée vers 1688, après la Révocation de l'édit de Nantes, par un orfèvre nîmois, Maystre. De
nos jours, seules deux localités françaises, Saint-Mards-en-Othe (dans l'Aube) et Kirrberg
(dans le Bas-Rhin), ont un blason qui comporte une croix huguenote en rappel de leur passé
protestant.
La forme de la croix utilisée est celle de l’Ordre du Saint-Esprit, croix occitane. Elle est
« boutonnée », les huit pointes renvoyant aux huit Béatitudes.
Entre les bras de la croix sont insérées des fleurs de lys. Stylisées,
reliées les unes aux autres en un cercle, elles font penser à la
couronne d'épines du Christ, et délimitent avec les bras de la croix
quatre cœurs qui représentent les quatre évangiles ; ou encore
l'amour de Dieu manifesté en Christ, et l'amour que le Christ nous
invite à avoir pour Dieu, pour le monde, pour notre prochain et pour
nous-mêmes.
Les quatre lys à trois pétales (soit un total de douze pétales)
représentent les douze apôtres.
En pendentif, la colombe est le symbole du Saint-Esprit, « qui témoigne à notre esprit que
nous sommes enfants de Dieu »i. Elle pend de la croix, car elle représente le don de paix et
du Saint-Esprit sur la terre fait par le sacrifice de Jésus Christ sur la croix. La colombe, oiseau
qui plane en descendant du ciel vers la terre, comme la présence de Dieu descend sur nous
pour nous donner la vie, nous créant à son image.
Certaines croix anciennes ont à la place de cette colombe une goutte (un « trissou »). Celle-ci
a pu être interprétée comme une larme ou une goutte de sang, rappelant les persécutions,
mais il est plus probable qu'il s'agisse en fait d'une langue, comme les langues de feu que
reçurent les disciples au jour de la Pentecôte, autre image du même Saint-Esprit, et les
incitant à témoigner pour l'Église, à pro-tester qui signifie étymologiquement : attester
devant ou témoigner devant.
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Mais laissons cela de côté, comme disait mon professeur de théologie André Dumas, nous
verrons plus tard ce que nous pourrons en faire, et revenons au texte biblique de ce jour.
L’Esprit saint y est donc figuré sous la forme corporelle d’une colombe. Pourquoi un tel
oiseau plus qu’un autre ?
Dans la Bible, la colombe apparaît à des moments symboliquement forts. La première fois,
dans la Genèse avec le récit du déluge. C’est une colombe que Noé envoie, après un
corbeau, pour savoir si les eaux diluviennes se sont retirées pour laisser place à du sec, et à
la vie terrestre de redevenir possible. Elle s’en revient, un rameau d’olivier dans le bec.
Depuis, elle est un des emblèmes de la paix, de la réconciliation, notamment depuis que
Magritte et Picasso l’ont peinte et dessinée de façon aussi expressive que simplissime. La
colombe que Noé renverra une dernière fois… et qui ne reviendra pas, signe que l’arche peut
être rouverte.
En hébreu, la colombe se dit « Yonah ». C’est également le nom de Jonas. Certains rabbins
relèvent alors que l’histoire de Jonas ne fait que poursuivre celle du déluge ii… il y a de l’eau
dans chacune, beaucoup d’eau, la colombe et Jonas… un seul et même personnage. Jonas
n’est pas un héros, loin de là. Il n’est pas un modèle de soumission à Dieu tel que Noé
pourrait l’être. Avec lui, tout commence par une désobéissance, et tout se termine dans la
contestation face à Dieu… L’ordinaire de l’existence, dans la confrontation à l’idée même de
Dieu. Qui de nous ne s’est pas un jour posé des questions au regard de ce qui pouvait
apparaître comme volonté de Dieu pour soi, pour les autres, pour le monde – et revoici les
quatre cœurs de notre croix ? Qui d’entre nous, dans ses prières ou autrement, n’a pas un
jour contesté l’apparente volonté divine, ne lui a pas demandé : pourquoi, pourquoi et
encore pourquoi ? Rares sont celles et ceux qui, tel Job – autre grande figure symbolique du
Premier Testament – ont pu ou peuvent mettre la main sur la bouche et dire : je
n’interrogerai plus le Seigneur ; je me tairai à tout jamaisiii.
Sigmund Freud rapporte l’histoire suivante :
« Un jour, Jonas rencontre un Ninivite sur la route.
- Où vas-tu comme ça ? demande le Ninivite à Jonas.
- Je vais à Peu importe, répond Jonas.
- Mais pourquoi vas-tu là-bas ? Ne sais-tu pas que c’est à cent vingt jours de marche, et
tu es seul sur la route ? Qu’est-ce que tu vas faire là-bas ?
- Oh, rien, répond Jonas, je n’ai rien à y faire. Mais je trouverai bien quelqu’un pour me
ramener ici. »iv
Petite histoire absurde, mais pas tant que cela. C’est que la colombe/Jonas est signe
d’attachement, de fidélité. Au-delà des péripéties de son voyage, Jonas retournera à
Ninive. Par-delà les vicissitudes de l’existence, des questionnements et peut-être des
révoltes, il y a un retour possible. Pas un éternel retour qui est dramatique en soi, mais
un retour apaisé. Car la colombe est l’oiseau par excellence du Cantique des cantiques,
ce poème d’amour de la Bible dans lequel le bien-aimé peut s’enchanter : « Que tu es
belle, ma bien-aimée ! Tes yeux sont comme des colombes. »v Et elle de lui répondre :
« Ma colombe, dans le creux des rochers, dans le secret des escarpements, fais-moi voir
ton visage, fais-moi entendre ta voix ; car ta voix est douce et ton visage est beau. »vi
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Paix, attachement et fidélité, amour… et plus encore.
Dans la culture grecque qui baigne à l’époque du Christ tout le bassin méditerranéen, la
colombe est présente sur les autels, les colonnes des temples, dans les ornements
architecturaux. Lorsqu’elle est posée sur une tête, elle indique une parenté divine, elle
exprime la présence divine sur la terre.
« Et je vis l’Esprit descendre du ciel comme une colombe et demeurer sur lui [Jésus]. »
Dans le grec du Nouveau Testament, l’Esprit c’est le « pneuma »… autrement dit, c’est le
souffle. Jésus reçoit le souffle descendu du ciel, venant de Dieu. C’est celui-là qu’il rendra
sur la croix en ses derniers instants de vie. Ses dernières paroles seront : « C’est
accompli/tout est accompli ». Et l’évangéliste de poursuivre, mot à mot : « et inclinant la
tête, il livra l’esprit »vii. En français habituel : il rendit son dernier souffle. Le dernier ? Et
si c’était le premier qu’il re-mettait entre les mains de Dieu ? Son baptême et sa Passion
sont unis dans cette donation/redonation de l’Esprit/souffle, comme les deux bornes de
son existence publique. Et si c’était ce souffle premier qu’il transmettait. En théologie, on
parle alors de la petite Pentecôte. Jésus donne le souffle/Esprit qu’il a lui-même reçu.
L’Esprit de Dieu est venu sur lui, l’a accompagné durant tout le temps de son ministère,
maintenant – ultime geste avant de mourir – Jésus ouvre une ère nouvelle en donnant à
nouveau ce souffle, non pas à Dieu, mais à celle et ceux qui sont au pied de sa croix, qui
portent avec lui la croix, disciples qui ensuite transmettront à leur tour à d’autres, puis à
d’autres encore, jusqu’à aujourd’hui, jusqu’à Héloïse qui va recevoir une croix, avec cette
colombe/Jonas/Esprit/souffle…
Et puis, j’ai entendu une autre voix qui m’a dit de poursuivre ma réflexion, de chercher
encore.
Dans quelle direction ? demandai-je.
En toi, me dit la voix.
En moi ?
Oui, laisse passer et parler le souffle intérieur, le souffle primordial, celui que la pensée
indienne désigne comme le aum, ce son à faire jaillir de l’en-soi.
Aum, Qi en chinois, Rûh en arabe, Ruah en hébreu et pneuma en grec… en français, à
part le souffle, ce peut être aussi l’âme.
L’âme ne fait pas partie de mon vocabulaire ordinaire. Je dois même reconnaître que j’ai
eu une certaine allergie à son emploi… qu’est-ce qu’une âme qu’on a essayé de peser au
Moyen-Âge… et la prédication qui jadis enfermait plus les âmes que les libérait… non
décidément… je ne pouvais pas… sauf à demander un supplément d’âme…
Et puis, là, sur ma table de travail, un livre acheté, juste sur le nom de son auteur,
François Cheng, « De l’âme », et cette citation qu’il donne d’un extrait de L’extase
matérielle de Le Clézio :
« La grande beauté religieuse, c’est d’avoir accordé à chacun de nous une Âme.
N’importe la personne qui la porte en elle, n’importe sa conduite morale, son intelligence,
sa sensibilité. Elle peut être laide, belle, riche ou pauvre, sainte ou païenne. Ça ne fait
rien. Elle a une Âme. Étrange présence cachée, ombre mystérieuse qui est coulée dans le
corps, qui vit derrière le visage et les yeux, et qu’on ne voit pas. Ombre de respect, signe
de reconnaissance de l’espèce humaine, signe de Dieu dans chaque corps. »viii
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Voilà. Et si, par son baptême, par la colombe/Jonas/Esprit/souffle Jésus était raccordé à
l’Âme du monde, ce trait qui traverse toute l’humanité et nous dit le lien avec Dieu ?
Et si, par son baptême, Héloïse était dans le même mouvement, car il s’agit bien d’un
élan d’âme à âme.
Et si, par notre baptême, nous étions autant de maillons de cette chaine d’âmes qui fait
l’Âme du monde et nous permet de trouver l’unité et la Vérité de toute existence, ce
« fond d’âme », suivant l’expression de Maître Eckhart, là où réside la promesse du divin.
Et François Cheng de presque conclure sa dernière lettre par ses mots que je ne peux
que vous livrer tels qu’il les a écrits :
« Au bout de tout, voici ce que j’ai saisi : la vraie vie n’est pas seulement ce qui a été
donné comme existence ; elle est dans le désir même de vie, dans l’élan même vers la vie.
Ce désir et cet élan étaient présents au premier jour de l’univers… Tout le ciel étoilé, toute
la terre nourricière, toute la splendeur de l’aube et du soir, toute la gloire du printemps et
de l’automne, tout le Souffle animant l’univers porté par le vol d’oiseaux migrateurs, tous
les hauts chants humains montés de la vallée des larmes, tout cela constitue un ici et
maintenant où l’éternité se ramasse. Cet ici et maintenant ne peut rayonner, irradier,
faire fleurir et porter fruit, susciter écho et résonnance et, par là, prendre tout son sens
que s’il est vécu par une âme…
La primauté est accordée à l’âme spirituelle. C’est elle qui est garante de “mourir sans
périr” parce qu’elle relève du Ciel, et que le Ciel est en pouvoir de prendre en charge ce
qui vient de la Terre. »ix
Voilà pourquoi la colombe au moment du baptême du Christ, qui fait le lien entre le Ciel
et la Terre.
Voilà pourquoi la colombe en pendentif sur la croix huguenote.
Voilà pourquoi Héloïse, et moi aussi qui n’en ai jamais eue, comme tant d’autres, nous
pouvons porter cette croix reçue…
Bruneau Joussellin
Bruxelles-Musée
Le 15 janvier 2017
i
Romains 8, 16
Cf. Marc-Alain Ouaknine, Zeugma, éd. du Seuil, p. 271ss
iii
Job 40
iv
Rapportée par Marc-Alain Ouaknine, opus cité
v
Cantique des cantiques 1, 15
vi
Idem 2, 14
vii
Jean 19, 30
viii
François Cheng, De l’Âme, éd. Albin Michel, p.45
ix
Idem, p. 151ss
ii
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