DIFFUSION DU BERBERE STANDARDISÉ DANS LES ÉCOLES

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DIFFUSION DU BERBERE STANDARDISÉ DANS LES ÉCOLES
JoLIE 1/2008
DIFFUSION DU BERBERE STANDARDISÉ DANS LES ÉCOLES
MAROCAINES : OBSTACLES DIDACTIQUES ET PARADOXES
SOCIOLINGUISTIQUES
Myriam Abouzaid
Laboratoire Lidilem - Université Stendhal Grenoble 3, France
Abstract
In Morocco, the Berber (Amazigh) language had always had a minored status, despite the fact
that it is spoken by an estimated 40% of the Moroccan population. It coexisted with standard
Arabic (the only official language), Moroccan Arabic, and French. The Berber language
consists of many different varieties of which three major vernaculars can be identified: Tarifit
(Northern Morocco), Tamazight (Central) and Tachelhit (Southern). In 2001, the IRCAM
(Institut Royal de la Culture Amazighe) was created in order to concretize the requested
language planning (standardization and teaching). In this institute, the linguists in charge of
the corpus planning have worked (and still are) on a standardized Amazigh language. They
claim that the methodology employed for this project is democratic. In other words, standard
Amazigh should be a koïné (or a unified language) which should be common to the “main”
vernaculars.
Berber is now a national language and since 2003, it has been entering the
educational system as a compulsory subject in primary schools, no matter the pupils’ mother
tongue.
My presentation will explore the setting of this new linguistic policy in the education
system. After six years, the pedagogical choices do face many practical obstacles. Sometimes,
from a sociolinguistic perspective, the situations in class can reveal to be very paradoxical.
I would like to show the results of my study through three main points:
- the relative legitimacy of the newly standardized language, compared to the local
vernaculars.
- the impact of pre-existing Arabic diglossia on my informants’ opinions.
- the ambitious challenge of an original teaching project said to carry an “function of identity”
I would also like to draw a parallel with the teaching of the Rom language in Romania, in
order to shed a light on the similar complexity of these projects.
Key words : Standardisation, minority language, education, language planning, Morocco.
Introduction et présentation de l’étude
Au Maroc, la langue berbère (ou amazighe) a toujours possédé un statut minoré
malgré un usage numériquement important (environ 40% de la population). De facto,
elle est dominée par l’arabe (unique langue officielle - standard), l’arabe dialectal
marocain et le français.
62 Myriam Abouzaid
Cette situation est décrite, par Louis-Jean Calvet, comme étant un cas de
diglossie « enchâssée », (Calvet, 1987 : 47). C’est-à-dire que la langue amazighe est
triplement minorée, se situant tout en bas de l’échelle du marché linguistique
marocain.
De nos jours, les locuteurs amazighophones monolingues ne représentent
qu’entre 5% et 15% de la totalité des amazighophones du Maroc, et résident le plus
souvent en milieu rural voire très reculé. La grande majorité des berbérophones est en
effet bilingue. Ce bilinguisme – qui concerne donc presque la moitié de la population
marocaine - peut être qualifié de « transitionnel » (Boukous, 1995). Autrement dit, à
l’échelle nationale, le degré de transmission de l’amazighe comme langue maternelle
s’affaiblit au profit de l’arabe dialectal. Au vu de cette situation, et prenant en compte
tous les aspects des mutations sociales et économiques (désenclavement des
campagnes, impact des médias audio-visuels, etc.), on peut supposer que l’usage de la
langue amazighe est, aujourd’hui plus qu’hier, largement menacé.
En 2001, l’Institut Royal de la Culture Amazighe a été créé avec pour mission
de standardiser la langue en vue de sa reconnaissance institutionnelle et de son
enseignement. Deux ans plus tard, en 2003, le berbère est entré dans le système
éducatif public (primaire). Il y est entré en tant que discipline obligatoire à travers
tout le pays quelque soit la langue première des élèves. J’ai mené deux enquêtes de
terrain afin d’observer la mise en place et le suivi de cette nouvelle politique
linguistique éducative. Je me suis rendue au Maroc en 2005, soit deux ans après le
début de ce nouvel enseignement, puis en 2007, pour faire le point après quatre ans de
développement de cet enseignement.
J’ai mené deux types d’enquête : tout d’abord, il m’a fallu rencontrer des
linguistes de l’IRCAM, que j’appelle les « aménageurs » ou les « décideurs ». Ceci
afin de mieux cerner les objectifs - à long et à court terme - en matière de politique
linguistique. Autrement dit, afin de clarifier les motivations (politiques, sociales,
pédagogiques,…) de ce tournant radical dans la politique éducative nationale.
Ensuite, j’ai voulu rencontrer des enseignants du primaire afin d’observer la mise en
œuvre concrète de ce nouveau projet. J’ai ainsi rencontré 50 enseignants, à travers
tout le pays, avec qui j’ai mené des entretiens semi-directifs. Ils m’ont ainsi fait part
de leur perception de la langue standardisée, de la réception de la langue auprès des
élèves et des parents, des obstacles (didactiques, sociolinguistiques, organisationnels)
qu’ils rencontraient, etc.
Avant de présenter les premiers résultats que j’ai obtenus, je voudrais
apporter des précisions importantes sur le cadre législatif de cette nouvelle politique,
puis sur les choix principaux des aménageurs. Ensuite je ferai appel à quelques
éléments de l’aménagement du romani en Roumanie afin de faire émerger de
nouvelles orientations potentielles pour le projet marocain.
1. Cadre législatif de l’aménagement du berbère au Maroc
C’est donc en 2001 que les institutions étatiques ont amorcé un réel changement de
cap dans la politique linguistique éducative. La langue berbère est alors reconnue
Diffusion du berbère standardisé dans les écoles marocaines… 63
comme « un élément principal de la culture nationale ». L’IRCAM est chargé de la
« promotion et du renforcement de la place de la culture amazighe dans l'espace
éducatif, socioculturel et médiatique national » dans la mesure où cette culture
amazighe constitue une « richesse nationale et source de fierté pour tous les
Marocains » (Discours royal, 2001). Dans les textes1 du Ministère de l’Education,
l’enseignement de l’amazighe revêt désormais une « importance capitale ». Il semble
donc qu’il soit désormais envisageable de parler « officiellement » de bilinguisme
national. Néanmoins, rien ne permet encore de parler de « bilinguisme officiel », car
aucun changement n’a été opéré dans la constitution. La mise en place du cadre
législatif accompagnant ce nouvel enseignement est donc quelque peu hésitante.
Sur le plan de la standardisation elle-même, c’est-à-dire sur le plan de
l’aménagement du corpus, de la langue, on peut observer deux grands enjeux
« techniques »: la gestion de la diversité dialectale – quelle langue va-t-on enseigner à
qui ? et l’officialisation d’un système d’écriture – quel alphabet choisir ?
2. Choix des aménageurs
Gestion de la diversité dialectale
L’aménagement du corpus, c’est-à-dire de la standardisation de la langue, constitue,
pour l’IRCAM, une tâche de grande envergure puisque l’amazighe, langue dite
« de tradition orale », a évolué, au cours des siècles, en une immense variété de
parlers. Au Maroc, il est possible d’identifier trois aires dialectales majeures : au
Nord-Est, le tarifite (ou rifain), au Centre, le tamazighte, et au Sud, le tachelhite. Or
ce découpage est extrêmement schématique. Au fil des ans, les mouvements et
brassages des populations ont largement estompé les frontières linguistiques d’antan.
La population amazighophone est donc loin d’être confinée aux régions décrites cidessus.
Enfin, si tout le monde (locuteurs et linguistes) s’accorde à dire que ces trois
variétés relèvent de la même langue, il n’en demeure pas moins que, à l’heure
actuelle, l’intercompréhension se révèle parfois difficile entre locuteurs
amazighophones géographiquement éloignés.
La standardisation consiste à expliciter les règles de la langue, à les fixer, à
leur attribuer le statut de normes, afin que les institutions puissent reconnaître leur
légitimité et les diffuser. Elle constitue donc une action préalable à l’enseignement de
la langue. Dans le cas de l’amazighe, l’enjeu majeur réside dans l’élaboration d’une
langue standard unique. Il faut que la langue standard soit intelligible par les locuteurs
de toutes les variantes, et en même temps, qu’elle domine l’obstacle que représentent
les particularismes régionaux. Il faut préciser ici que le travail de standardisation n’est
pas véritablement achevé à l’heure actuelle.
Dans de nombreux cas, l’aménagement d’une langue, passe par
l’identification d’un dialecte (souvent socialement dominant) qui sert de base à la
standardisation. Pour l’amazighe, il est impossible d’identifier la variété remplissant
1
Circulaire 108 du Ministère de l’Education Nationale (2004).
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de la meilleure façon le rôle de référent. En effet, de l’absence de « tradition écrite »
résulte l’absence d’une langue-mère attestée dont seraient issues les variantes
linguistiques actuelles. Ainsi, il semblerait, comme le dit Salem Chaker, que « la
notion de ‘langue berbère’ [soit] une abstraction linguistique et non une réalité
sociolinguistique identifiable et localisable » (Chaker, 1996 : 7).
De surcroît, la démarche consistant à sélectionner une variété de base est
écartée d’emblée pour des raisons idéologiques. En effet, il existe, au sein des
aménageurs, une volonté de gestion démocratique de la langue standard. Il faut donc
que la langue standard épouse la réalité sociolinguistique du pays. Cela revient à
élaborer une langue qui soit commune aux trois zones d’intercompréhension
dialectale. On constate que l’aménagement de l’amazighe se situe dans l’optique de la
koïné grecque, soit une langue créée sur la composition de différents dialectes. Il
s’agit d’un processus comparable à l’élaboration de la « langue polynomique » corse.
L’« esprit polynomique » étant défini comme « ne brandi[ssant] plus la variation
linguistique comme un obstacle à l’intercompréhension mais comme une richesse
qu’il faut cultiver et préserver » (Comiti et Di Meglio, 1999 : 64). Les aménageurs de
l’amazighe sont donc confrontés à une tâche extrêmement complexe avec comme
règle d’or de préserver « l’unité dans la diversité ».
Par exemple, sur la question de l’influence des langues avec lesquelles
l’amazighe a été en contact, - c'est-à-dire sur la question de la gestion des emprunts différents critères sont pris en compte (le degré d’intégration, le caractère
concurrentiel de l’emprunt, etc.). Soulignons simplement que pour « retrouver » et
réintégrer un terme amazighe dont l’usage s’est fait rare, les linguistes étudient les
parlers proches, dans un premier temps, puis les variétés éloignées, et, en dernier
recours, le kabyle et le touareg. L’élaboration de néologismes constitue donc le
dernier recours des linguistes, en cas de vide dans le répertoire amazighe pour
désigner un référent.
Régionalisation des manuels pédagogiques
Concrètement, le contexte de l’amazighe et les principes de son aménagement
appellent une standardisation progressive, convergente, en deux étapes. La première
s’effectue sur le plan intra-géolectal, à l’intérieur des trois grandes aires dialectales.
La deuxième se situe au niveau inter-géolectal, à l’échelle du Maroc (Boukous, 2004 :
18). Si cette standardisation est nécessaire à l’enseignement, elle se fait également, et
en grande partie, PAR l’enseignement. Ces deux étapes de l’aménagement
linguistique se retrouvent donc dans le cadre scolaire. C’est pourquoi il existe une
régionalisation du manuel pédagogique Tifawin. Le manuel de 1ère année est ainsi
décliné en trois versions identifiables par des couleurs différentes. Le contenu est
identique, mais la langue demeure fidèle, dans une certaine mesure, aux spécificités
respectives du tarifite, du tamazighte et du tachelhite. Le manuel de 2ème année se
présente sous une version unique, mais dans lequel le système des couleurs est
maintenu. Certaines pages reflètent chaque variété séparément, et quelques parties
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sont communes aux trois. Ainsi, l’apprenant est exposé petit à petit aux deux autres
parlers.
On peut deviner que les partisans du « plus tôt » souhaitent renforcer la
reconnaissance, et donc la crédibilité de la langue standard nationale. De l’autre côté,
ceux qui sont en faveur du « plus tard » voient, en premier lieu, dans l’apparition de
l’amazighe à l’école, l’enseignement d’une langue maternelle. Car, en effet, la
déclinaison en trois versions de ce manuel concilie deux logiques : si elle incarne
l’application des choix de la standardisation progressive, elle a également pour
ambition d’éviter à l’apprenant le fossé linguistique entre son milieu familial et
l’espace scolaire. L’objectif est donc d’exposer le moins possible, ou le moins
brutalement possible, l’apprenant à des items lexicaux ou structures qui sont étrangers
à son environnement et à sa réalité quotidienne. On pourrait donc dire que la
régionalisation des manuels permet d’adoucir la diglossie qui se profile à l’horizon de
cette standardisation.
Choix d’un alphabet
Dans le cas d’une langue essentiellement orale, la sélection d’un système d’écriture
apparaît comme la toute première étape de la standardisation. Au Maroc, officialiser
un alphabet précis a permis de mettre fin à l’« anarchie graphique » qui caractérise la
situation de l’amazighe. En effet, jusqu’alors, les systèmes de notation employés pour
transcrire la langue relevaient, à divers degrés, de trois graphies : la graphie latine, la
graphie araméenne (arabe) et la graphie tifinaghe. Cette dernière constitue le système
d’écriture spécifique à l’amazighe, dont l’ancêtre est désigné par les linguistes sous le
nom d’alphabet libyco-berbère. L’existence de cet alphabet daterait d’environ 1200
avant J-C (Hachid, 2001). Cependant, son usage a toujours été très restreint.
En 2003, une décision royale a opté pour l’alphabet tifinaghe comme graphie
officielle de la langue amazighe au Maroc, sur les recommandations de l’IRCAM. On
sait que la sélection d’un système d’écriture est un aspect capital dans l’aménagement
d’une langue. Il participe de l’image globale de la langue, avec tout ce que cela
suppose comme associations et connotations.
En amont comme en aval de la décision officielle, les réactions ont été vives.
On a même parlé de « guerre des graphies ». Les arguments des uns et des autres
relèvent à la fois de la pertinence scientifique attribuée à tel système, et des
préférences idéologiques sous-jacentes. Pour résumer très schématiquement, les
partisans des caractères arabes souhaitent voir s’inscrire l’amazighe dans le contexte
arabo-musulman national. Les tenants de la graphie latine, eux, prônent une ouverture
sur la culture universelle et moderne, et ils rappellent qu’elle est le support utilisé
majoritairement dans la documentation scientifique existante. La graphie tifinaghe
incarne à la fois une certaine neutralité et une dimension historique et authentique. Le
choix officiel, on le devine, fut très politisé.
Nous avons pu constater, sur le terrain et y compris chez les linguistes de
l’IRCAM, que l’alphabet latin n’est pas véritablement abandonné au profit du
tifinaghe. Si ce dernier est retenu pour l’enseignement scolaire, il est des domaines où
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la graphie latine perdurera, de façon transitoire ou non. Il semble donc qu’une double
graphie soit en train de s’instaurer au Maroc (tifinaghe et alphabet latin).
3. Premiers résultats
Défis didactiques et organisationnels
Le premier défi recouvre l’ensemble des contraintes d’ordre pratique liées à la carte
scolaire ; par exemple, le recrutement des enseignants (mono- ou bilingues), leur
formation, ou encore la gestion de l’hétérogénéité linguistique au sein des classes.
Dans le cas de l’amazighe, étant donné que les élèves arabophones sont concernés par
cet enseignement et que les communautés amazighophones ne sont pas clairement
territorialisées, une pédagogie différenciée est préconisée dans les textes du Ministère
de l’Education. Or, on peut se demander si cette simple recommandation suffit à gérer
l’hétérogénéité linguistique des élèves lors des cours d’amazighe. Quant à la
formation des instituteurs, elle vient d’être incluse (l’an passé), tant bien que mal,
dans leur formation initiale, mais elle reste insuffisante, surtout pour les enseignants
non-amazighophones qui se voient contraints d’enseigner une langue qu’ils ne
connaissent pas ou très peu.
Le second défi consiste à prendre en considération le point de vue des parents
d’élèves qui souhaitent que l’on enseigne à leurs enfants une langue « socialement
efficace » pour reprendre les termes de Gérard Vigner, une langue qui permette
l’accès à des études supérieures, même s’il faut pour cela passer par « une langue
allogène » (Vigner, 1996 : 336). Il nous faut préciser ici que, lorsque leurs finances le
leur permettent, les parents marocains n’hésitent pas à inscrire leurs enfants dans des
écoles privées, où ils reçoivent un enseignement de type immersion, dans lequel la
langue d’enseignement est le plus souvent le français. Il s’agit là d’un contexte qui, a
priori, peut jouer en la défaveur du nouvel enseignement. Nombreux sont les parents
qui s’interrogent encore sur l’utilité d’apprendre cette langue en contexte scolaire, et
ceci, que les parents soient amazighophones ou non. Il est important de rappeler que
l’école ne peut pas, à elle seule, rehausser le statut d’une langue minorée. Sans son
introduction massive dans les médias, l’administration et la vie publique, et sans une
information sur le projet auprès de la population (Vigner, 1996), il est fort probable
que ce nouvel enseignement continue de rencontrer un certain nombre de réticences.
Aspirations et méfiances à l’égard du lexique standard.
Lorsque nous avons questionné les enseignants au sujet du vocabulaire des manuels
pédagogiques, ils ont, dans l’ensemble, montré une attitude mitigée face au traitement
de la variation. Les deux extraits d’entretiens suivants font état d’un lexique standard
qui se révèle déroutant pour certains enseignants (ici, des enseignants
tamazightophones) :
Diffusion du berbère standardisé dans les écoles marocaines… 67
« Le problème, c’est la langue standard. Ils ont tenté de trouver un lexique
standard. Et pour nous, parfois, c’est étranger … (…) On est amazighophones
mais on a des difficultés à comprendre certains mots du livre. »
« On dirait que la langue est celle du Souss, au niveau du vocabulaire surtout,
et c'est un problème car on ne connaît pas tous les mots. Il nous faudrait un
dictionnaire pour comprendre tout. »
« Il y a des mots de notre langue zemmouri [parler local de la région de
Khemisset] qu’on ne trouve pas dans le manuel. »
Dans le fascicule, la langue, c’est un mélange du Souss et du Moyen-Atlas.
« Moi ça va, mais pour l’élève, c’est difficile. On rencontre des mots qu’on ne
comprend pas, qu’on ne connaît pas. »
Une certaine distance est ainsi établie entre la langue du manuel et la langue première
des enquêtés. Sans aller jusqu’à rejeter les termes standards, ces enseignants évoquent
néanmoins cette distance en terme de « problème ». Précisons que ces paroles
illustrent essentiellement la vision des enseignants des zones fortement
amazighophones où la langue standardisée vient se « confronter » au(x)
vernaculaire(s) amazighe(s) des élèves. En classe, ces enseignants déclarent au sujet
du traitement de la variation :
« On privilégie le mot courant dans la région. »
« On transforme dans la langue qu’on pratique ici chez nous. On essaye
toujours de trouver le mot qu’on utilise ici. On cherche le synonyme. »
« On fait des efforts pour donner des synonymes. »
Les enseignants se positionnent donc en tant que médiateurs ou conciliateurs. Ils
disent introduire les termes officiels dans le répertoire verbal de leurs élèves, tout en
préservant le cordon ombilical qui rattache la matière enseignée à la langue
maternelle des élèves.
Dans les régions majoritairement arabophones, les réactions négatives –
dubitatives- face à la langue standard ont été bien moins fréquentes, puisque lorsque
les élèves sont majoritairement arabophones, la variation linguistique passe inaperçue
des élèves, et donc constitue un enjeu moindre pour le professeur. Autrement dit, il
n’a pas à ménager une place aux habitudes langagières déjà en place, à la langue
maternelle des élèves dans ce nouvel enseignement. En outre, sur ce point nous avons
eu un témoignage radicalement opposé, provenant d’une enseignante de Rabat qui
déclare :
« J’aurais aimé commencer à enseigner une langue unifiée, pas les dialectes.
J’aurais aimé quelque chose de correct depuis le début. Ca ne sert à rien
d’enseigner les dialectes puisque de toute façon, les élèves ne les parlent pas. »
Pour elle, en milieu urbain arabophone, la standardisation progressive n’a pas lieu
d’être.
De façon générale, il semble donc qu’une partie des enseignants rencontrés
(surtout en zones amazighophones) soient quelque peu déstabilisés par le lexique
standard des manuels pédagogiques. Cependant, il est à noter que lorsque le travail de
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standardisation porte sur le remplacement des emprunts exo langues (principalement
des emprunts à l’arabe), un relativement bon accueil est réservé aux néologismes.2
Ainsi, les « nouveaux » termes semblent mieux acceptés que les termes « rapatriés »
d’autres régions, comme le suggèrent les deux extraits suivants :
« Par exemple, pour dire « livre », on dit ktab. C’est un mot arabe. On utilise
beaucoup de mots arabes. L’IRCAM a remplacé tous ces mots par des mots
amazighes. Pour ktab on doit dire adliss »
« Maintenant je suis contente quand tous mes mots sont amazighes. Et je suis
heureuse parce que je ne parle plus moitié-moitié…tous mes mots sont
amazighes. Même s’ils sont nouveaux, je suis contente. »
Comme le fait remarquer un autre instituteur, l’amazighe enseigné à l’école vient
remédier au fait que :
« C'est vrai que quand on parle, quand on ne connaît pas les mots en
amazighe, kan chelhu el‘arabia [on chleuhise l'arabe]. »
On remarque ici que le travail sur la langue vient atténuer ce que Calvet nomme
l’ « insécurité formelle » (Calvet, 1999 : 168), c’est-à-dire le sentiment de ne pas
parler comme il faudrait parler. Il apparaît donc que lorsque les mots nouveaux
s’inscrivent dans une optique de chasse aux emprunts superflus, le travail
d’adaptation à la langue standard s’en trouve facilité. On constate une satisfaction de
voir la langue « gagner en amazighité ».
Impact positif de l’établissement de normes linguistiques sur le prestige de la
langue
Il est apparu aux travers des entretiens que j’ai pu recueillir, que l’officialisation des
normes linguistiques agit clairement en faveur de la langue standard. Les deux
extraits suivants montrent que l’apparition de ces normes rehausse fortement le
prestige accordé à la langue :
« Avant, je n’avais jamais pensé que la langue amazighe avait des règles elle
aussi. Mais maintenant, j’ai compris que oui. Et ce sont les mêmes règles
partout. »
« Il y a des règles d’orthographe en amazighe, la segmentation est très
importante. Ecrire un mot, c’est très facile, plus facile qu’en français, mais une
phrase, là, c’est plus compliqué (…) C’est une langue riche, qui a des règles, il
ne suffit pas de… »
2
Nous ne faisons pas, ici, la distinction entre néologismes « purs » (mots nouvellement forgés
par les aménageurs de la langue) et termes « réhabilités » (qui peuvent être inconnus dans certaines
régions, mais d’usage courant dans d'autres), l’important étant la nouveauté qu’ils présentent pour les
enquêtés.
Diffusion du berbère standardisé dans les écoles marocaines… 69
Cette enseignante souligne, à plusieurs reprises, l’existence de règles grammaticales
et orthographiques en amazighe, comme si avant cette prise de conscience, elle
estimait que sa langue était une « langue sans règles », une langue « anarchique ». Il
semble donc que les règles d’usage, les régularités repérables dans les discours aient
été considérées comme inexistantes jusqu’à ce qu’elles soient reconnues
officiellement comme des normes. Cette conséquence de la minoration que la langue
a toujours subie paraît s’estomper et la mise au jour de cette grammaire intériorisée
redonne à l’amazighe de la crédibilité en tant que langue.
Impact de la diglossie arabe préexistante sur les représentations des enseignants.
Naturellement, nous avons cherché à savoir quelle place occupe la langue
nouvellement standardisée dans ce que l’on pourrait appeler le « marché linguistique
intérieur » des locuteurs. Autrement dit, prend-elle, à leurs yeux, la place des
vernaculaires ? Ou bien vient-elle se superposer à ces parlers telle la variété « haute »
dans un schéma de diglossie, venant occuper une place jusqu’alors vide ? ou bien
entre-deux ?
Sur ce point, plusieurs enquêtés ont spontanément dressé un parallèle avec la langue
arabe :
« Pour la langue standard, c’est l’équivalent du classique »
« C’est comme pour l’arabe…Est-ce qu’un peuple parle la langue classique ?
Non ! Donc ce n’est pas un problème. »
On constate ici l’impact de l’environnement linguistique préexistant, c’est-à-dire la
diglossie arabe, laquelle diglossie semble véritablement incarner un modèle de
référence. Dans les extraits suivants, la « langue de l’école » réfère à la langue
« haute » :
« On montre aux élèves que c’est la langue amazighe moderne, que c'est la
langue de l'école. »
« La langue que nous devons enseigner n’est pas la langue de la rue, c’est une
langue qui doit servir à raisonner. La langue de l’école doit être une langue
aménagée, qui va servir, plus tard, à des buts plus élevés. »
La dichotomie « langue de la rue » / « langue de l’école » est ainsi établie comme un
postulat qui neutralise en amont tout discours visant à remettre en question la langue
standard. La langue standard viendrait donc cohabiter avec les variétés parlées tout
aussi légitimement que dans le cas de l’arabe. Notons également que la comparaison
avec la langue officielle du pays, si elle est logique et naturelle, n’en est pas moins
révélatrice d’une situation conflictuelle. Pour certaines enquêtés, la langue arabe
semble bien être un concurrent de l’amazighe, voire une menace. La langue amazighe
standard apparaît ainsi comme un remède à cette concurrence déloyale. Si un profil
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diglossique de la langue amazighe se construit à l’image de celui de la langue arabe,
cela n’apparaît pas comme un inconvénient mais bien comme un avantage.
Ainsi, la réception des différents éléments de la standardisation s’avère
quelque peu ambiguë : elle traduit à la fois une satisfaction de voir la langue
s’enrichir et se doter de normes, mais elle laisse entrevoir une certain scepticisme
initial face à l’ampleur de la nouveauté lexicale. En outre, il est arrivé fréquemment
de retrouver cette ambivalence chez une même personne enquêtée.
4. Eléments de comparaison avec l’aménagement du romani en Roumanie
Certes, les contextes politiques, sociolinguistiques et démographiques sont très
différents en Roumanie et au Maroc. Les Roms de Roumanie ne représentent
qu’environ 2% de la population nationale, alors que les berbérophones représentent
entre 25% et 45% de la population marocaine. En outre, le fait que les Berbères soient
des autochtones modifie a priori la dimension de la légitimité de la revitalisation de la
langue.
Toutefois, de nombreux enjeux s’avèrent similaires. La démarche didactique
est dans les deux cas unifiante : il s’agit d’enseigner une langue standard, en reléguant
au second plan les vernaculaires. Les mêmes problèmes se posent donc quant à
l’hétérogénéité linguistique des classes. En outre, les paradoxes sociolinguistiques qui
découlent de cette situation sont similaires : on enseigne une langue dans le but
officiel de reconnaître à une partie de la population ses droits linguistiques, or, on met
de côté la langue qu’elle parle vraiment pour lui substituer une langue coupée de toute
réalité linguistique.
Si, comme me l’a déclaré un haut responsable marocain de l’aménagement du
berbère, ce nouvel enseignement est censé être « à fonction identitaire », il me semble
que des modifications doivent être opérées afin de garantir la pérennité du projet.
Conclusion et propositions de nouvelles orientations
Les difficultés majeures que présente l’enseignement du berbère au Maroc,
aujourd’hui, me paraissent provenir d’une hâte excessive dans la mise en place du
projet. Avant tout, il aurait fallu adapter cet enseignement aux différents profils
sociolinguistiques des élèves, et des régions.
Dans les zones arabophones, il serait intéressant d’introduire un enseignement
L2 avec pour objectif de sensibiliser les élèves à cette langue qui, pour eux, n’est pas
la langue de la maison, et à la culture berbère, qui en revanche, est partout dans leur
environnement (s’il s’agit, comme le prétendent les textes officiels, de faire de
nouveau vibrer la corde amazighe qui est en chacun des Marocains…). Cet
enseignement de L2 pourrait limiter ses ambitions à faire connaître l’alphabet, à
enseigner quelques mots de vocabulaire, et à insister sur l’aspect culturel et historique
de la discipline.
Diffusion du berbère standardisé dans les écoles marocaines… 71
En revanche, dans les zones fortement berbérophone, là où la langue est
véritablement parlée dans la rue et dans les familles, il faudrait travailler davantage la
transition entre la langue de la maison et la langue de l’école. Il faudrait que
l’enseignement de cette langue dans les écoles primaires s’inscrive dans un
développement global de la région, qu’il soit mené de concert avec les projets tels que
l’alphabétisation pour adultes, par exemple. Ainsi, la langue première des enfants
serait véritablement respectée, et utilisée comme tremplin, et non comme un frein, à
tous les autres apprentissages.
A l’évidence, il resterait à gérer toutes les zones géographiques que l’on peut
appeler « mixtes » et qui présentent des classes hétérogènes en matière de langue
première des élèves. Or dans ces environnements linguistiquement mixtes, les enfants
parlent déjà bien souvent l’arabe dialectal lorsqu’ils arrivent à l’école pour la
première fois. On pourrait alors envisager d’avoir recours à des enseignants
spécialisés (qui existent déjà) et qui pourraient dispenser une pédagogie véritablement
différenciée.
Enfin, dans le but d’éviter tout « rejet » de la part de la population, il faudrait
peut-être, à l’instar des choix roumains (et peut-être dans un second temps) rendre
cette matière facultative à l’école (ce que de nombreux enseignants préféreraient,
mais peut-être pas toujours pour de bonnes raisons). En outre, comme cela se fait
souvent dans d’autres cas de langues minorées, les institutions scolaires devraient
recenser les berbérophones des alentours et proposer un enseignement de berbère L1,
dans les premières années de scolarité, lorsque les parents en font la demande ou
lorsque le nombre de berbérophones justifie cet enseignement.
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