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février 2012
"Avant d'évangéliser, laissons-nous évangéliser"
Conférence de Carême 2012, à Strasbourg (mardi 13 mars),
Mulhouse (mercredi 14 mars) et Colmar (vendredi 16 mars)
Tous, messagers ?
Après son baptême dans le Jourdain et sa retraite au désert, Jésus commence
aussitôt sa mission évangélisatrice :
"Jésus", raconte Marc, "partit pour la Galilée proclamer la Bonne Nouvelle de
Dieu ; il disait : «Les temps sont accomplis, le Règne de Dieu est tout proche. Convertissezvous et croyez à la Bonne Nouvelle».
Passant au bord du lac de Galilée, il vit Simon et son frère André en train de jeter
leurs filets : c'étaient des pêcheurs. Jésus leur dit : «Venez derrière moi. Je ferai de vous des
pêcheurs d'hommes». Aussitôt, laissant là leurs filets, ils le suivirent". (Mc 1, 14-16)
En peu de mots, Saint Marc décrit la mission et la prédication du Christ,
auxquelles se réfèrent toujours toutes nos missions pastorales, toutes nos prédications et donc
toute évangélisation : le Règne de Dieu est près de vous… C'est le moment favorable :
convertissez-vous, croyez à la Bonne Nouvelle. Telle est la première prédication du Christ,
aussitôt suivie de l'appel des premiers disciples : Simon et André, et ensuite Jacques et Jean.
Il se dégage de ce début d'évangile un souffle spirituel, une simplicité et une
vigueur qui en disent long sur la force de cette Bonne Nouvelle annoncée au bon moment et
aux bonnes personnes, c'es-à-dire à des croyants en attente d'une parole juste et forte,
prononcée par un maître crédible et entraînant, le jeune Rabbi Jésus.
Ainsi commença la première évangélisation. Lorsqu'après sa résurrection, le
Christ enverra ces mêmes disciples de par le monde, forts de sa présence nouvelle et assurés
de son Esprit, c'est pour faire d'eux, à leur tour, des évangélisateurs, des messagers de la
Bonne Nouvelle : "Allez par le monde entier, proclamez la Bonne Nouvelle à toute la
Création. Celui qui croira et qui sera baptisé sera sauvé… Les disciples partirent alors
prêcher partout, conclut Marc dans son évangile. Le Seigneur agissait avec eux et confirmait
la Parole par les signes qui l'accompagnaient". (Mc 16, 20)
Vous l'aurez compris, c'est bien d'évangélisation que je souhaite vous parler ce
soir, frères et sœurs. De cette évangélisation vécue par le Christ puis par ses disciples. De
cette même évangélisation confiée à l'Église d'hier comme à celle d'aujourd'hui, confiée à
chacun de nous, comme un don et comme une mission.
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Depuis octobre 2010, le Pape Benoît XVI invite toute l'Église, et tout
spécialement les communautés de vieille tradition chrétienne, à un nouvel effort
d'évangélisation. C'est pour cela qu'il a convoqué un Synode pour octobre 2012 sur le thème :
"La nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi chrétienne".
En réponse à l'invitation du Pape, notre diocèse de Strasbourg, après avoir vécu
trois riches années autour de la Parole de Dieu, est entré, pour trois autres années, dans cette
démarche d'évangélisation, démarche bien accueillie et bien initiée lors du Rassemblement
diocésain de Huttenheim, en novembre dernier. Cette démarche est en continuité naturelle de
la précédente durant laquelle nous avons redécouvert, aimé, célébré, pratiqué et annoncé, la
Parole de Dieu. Cette Bonne Nouvelle, comment pourrions-nous la garder pour nous seuls ?
Le bonheur n'est profitable que s'il est partagé !
Je vous invite donc, chers amis, à une réflexion en trois étapes :
– Qu'est-ce que l'évangélisation ?
– Qu'est-ce que, dans le contexte d'aujourd'hui, la nouvelle évangélisation ?
– Enfin, que signifie ce thème diocésain : avant d'évangéliser, laissons-nous
évangéliser ?
Entendant ces titres, certains parmi vous pourraient penser : mais c'est une
conférence pour prédicateurs ou spécialistes de la pastorale. Ce n'est pas pour moi qui suis
dans les affaires du monde ! Qu'ils se détrompent ! La véritable évangélisation est capable de
rejoindre et de toucher chaque personne, de la plus humble à la plus savante, de la plus
éloignée de l'Église à la plus fervente. Si, comme nous le croyons profondément, l'évangile est
un message de bonheur, de libération et de salut, alors il est secrètement ou manifestement
attendu par chacun. Alors chacun est heureux de le recevoir et chacun est heureux de le faire
connaître : l'évangélisation, c'est l'affaire de tous. Chacun peut être destinataire et messager de
bonne nouvelle.
Saint Grégoire le Grand, au 6ème siècle, le rappelait déjà aux chrétiens : "Vous
pouvez, vous aussi, si vous le voulez, mériter ce nom de messager.
Entraînez les autres avec vous ; qu'ils soient vos compagnons sur la route qui
mène à Dieu. Quand vous rencontrez, en allant sur la place ou au bain, quelque désoeuvré,
invitez-le donc à vous accompagner. Car vos actions terrestres elles-mêmes servent à vous
unir aux autres. Vous alliez à Dieu ? Essayez de ne pas y arriver seuls. Que celui qui, dans son
cœur, a déjà entendu l'appel de l'amour divin, en tire pour son prochain une parole
d'encouragement.
Peut-être n'avez-vous pas de pain pour le donner à un mendiant ; mais celui qui a
une langue peut donner mieux que du pain… Prenez donc bien garde de priver votre prochain
de l'aumône de la parole" (Hom. in Ev. 6).
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I - Qu'est-ce que l'évangélisation ?
A. La rencontre du Christ et l'annonce d'un Royaume nouveau
Lorsque Jésus déclare, au début de l'évangile de Marc, que "les temps sont
accomplis et que le Royaume de Dieu est tout proche", il se fait lui-même proche de ses
auditeurs. Il les visite et les écoute, habite et mange comme eux, prie avec eux, en famille
comme à la synagogue. Tout, dans cet avènement du Royaume, commence par une rencontre
entre Jésus et les hommes : la rencontre avec le maître est toujours décisive pour la vie des
nouveaux disciples.
Au début de son ministère, venant à la synagogue de Nazareth, Jésus choisit et
proclame ce texte du prophète Isaïe : "L'esprit du Seigneur est sur moi parce qu'il m'a conféré
l'onction pour annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres. Il m'a envoyé proclamer aux captifs
la libération et aux aveugles le retour à la vue, rendre la liberté aux opprimés, proclamer une
année d'accueil par le Seigneur". (Lc 4, 18-19)
À la fin de la lecture, il déclare alors à tous : "Aujourd'hui, cette écriture est
accomplie pour vous qui l'entendez !"
Dans cette synagogue de Nazareth, puis sur les places publiques ou dans leurs
maisons, les auditeurs de Jésus, impressionnés et surpris, découvrent progressivement que cet
homme est porteur d'une parole neuve, d'une bonne nouvelle annonciatrice du Royaume de
Dieu tant attendu : serait-ce donc Lui le Messie, l'envoyé de Dieu ?
Lorsqu'ensuite Jésus joindra le geste à la parole, guérissant ceux qu'il a visités et
écoutés, réconfortés et enseignés, lorsqu'il relèvera les paralysés, corrigera les pécheurs et leur
pardonnera, lorsqu'il réintégrera les exclus, alors la lumière se fera dans les esprits de tous : ce
Jésus n'est pas seulement le messager de la Bonne Nouvelle, il est, lui-même, cette Bonne
Nouvelle. Il est le Béni de Dieu et l'attendu des hommes, l'habité de l'Esprit de Dieu, le Fils
aimé du Père ! Beaucoup alors suivront celui qu'ils écoutaient avec tant de bonheur, car ses
paroles sont toujours simples mais fortes, non conventionnelles mais toujours signifiantes :
"Bienheureux les pauvres de cœur… Bienheureux les doux… les affligés… les affamés de
justice… Bienheureux les miséricordieux… les cœurs purs… les artisans de paix…
Bienheureux les persécutés pour la justice, car le Royaume de Dieu est à eux", c'es-à-dire
qu'ils obtiendront, un jour, la justice et la paix (cf Mt 5, 3-10).
Telle est la Bonne Nouvelle, le Royaume de Dieu que le Christ vient inaugurer :
manifestement, une vie meilleure, un état de bonheur et de justice, de libération et de paix.
Tous les hommes, malgré leurs misères physiques ou morales, y sont invités, au terme d'une
conversion et d'une réconciliation avec Dieu, entre eux tous et chacun avec lui-même.
Cette paix et cette justice, pourtant si désirées, ont, hélas, buté sur l'incrédulité et
la dureté des hommes. Le prince de la paix a été pris dans les violences et les infamies de nos
sombres calculs humains. Arrêté, condamné et mis à mort, c'est sur la croix que le Christ
exprima l'immensité de son amour pour nous, pardonnant à ses bourreaux, s'offrant
totalement, pour notre réconciliation et notre salut. Instant de violence extrême et de
désolation, mais aussi complet bouleversement sur la terre et dans les cœurs : "À la vue du
tremblement de terre et de ce qui arrivait, note l'évangéliste Matthieu, le centurion et ceux qui,
avec lui, gardaient Jésus, furent saisis d'une grande crainte et dirent : ʽvraiment, celui-ci était
Fils de Dieuʼ". (Mt 27, 54)
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Ce paradoxal triomphe d'amour et de non violence du Christ sur l'ingratitude et la
violence humaines allait être couronné, trois jours plus tard, par la victoire de la vie sur la
mort. "Ce Jésus, Dieu l'a ressuscité, nous en sommes tous témoins", proclame Pierre aux
foules de Jérusalem, lors de la fête de Pentecôte. "Exalté par la droiture de Dieu, Jésus a reçu
du Père l'Esprit Saint promis et il l'a répandu, comme vous le voyez et l'entendez". (Actes 2,
32-33) Dès lors, la proclamation du Christ mort et ressuscité pour notre salut, devient le cœur
de la prédication des disciples de Jésus, enfin libérés de leurs doutes et de leurs peurs. La
prédication du Royaume n'annoncera plus seulement un règne d'amour, mais aussi, par la
mort et la résurrection du Christ, un passage offert à tous les croyants, de la mort à la vie, une
libération du péché et l'entrée dans une existence nouvelle à la suite du Christ ressuscité
Le Christ à jamais vivant, victorieux du péché et entraînant tous les croyants à sa
suite, est devenu, dès lors, le sujet central de la prédication apostolique inaugurée à la
Pentecôte.
B. À la suite du Christ évangélisateur, l'Église évangélisatrice
Dans sa très belle Exhortation Apostolique de 1975, "Evangelii nuntiandi", le
Pape Paul VI rappelle que l'évangélisation est la vocation propre de l'Église.
"La tâche d'évangéliser tous les hommes constitue la mission essentielle de
l'Église, tâche et mission que les mutations vastes et profondes de la société actuelle ne
rendent que plus urgentes. Évangéliser est, en effet, la grâce et la vocation propres de
l'Église, son identité la plus profonde. Elle existe pour évangéliser, c'est-à-dire pour
prêcher et enseigner, être le canal du don de la grâce, réconcilier les pécheurs avec Dieu,
perpétuer le sacrifice du Christ dans la sainte messe, qui est le mémorial de sa mort et de sa
résurrection glorieuse…
L'Église naît de l'action évangélisatrice de Jésus et des Douze. Elle en est le fruit
normal, voulu, le plus immédiat et le plus visible : "Allez donc, de toutes les nations faites des
disciples". (Mt 28, 19) Née par conséquent de la mission, l'Église est à son tour envoyée par
Jésus. L'Église reste dans le monde lorsque le Seigneur de gloire retourne au Père. Elle reste
comme un signe à la fois opaque et lumineux d'une nouvelle présence de Jésus, de son départ
et de sa permanence. Elle le prolonge et le continue. Or, c'est avant tout sa mission et sa
condition d'évangélisateur qu'elle est appelée à continuer. Car la communauté des chrétiens
n'est jamais close en elle-même. En elle la vie intime –vie de prière, écoute de la Parole et de
l'enseignement des Apôtres, charité fraternelle vécue, pain partagé– cette vie intime n'a tout
son sens que lorsqu'elle devient témoignage, provoque l'admiration et la conversion, se fait
prédication et annonce de la Bonne Nouvelle. C'est ainsi toute l'Église qui reçoit mission
d'évangéliser, et l'œuvre de chacun est importante pour le bien de tous… Il y a donc un lien
profond entre le Christ, l'Église et l'évangélisation". (E.N. 14-15)
En s'appuyant sur les enseignements du Concile Vatican II (Lumen Gentium,
Gaudium et Spes et Ad Gentes), "Evangelii Nuntiandi " rappelle qu'aucune définition partielle
et fragmentaire ne donne raison de la réalité riche, complexe et dynamique qu'est
l'évangélisation, sinon au risque de l'appauvrir et même de la mutiler.
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"Il est impossible de la saisir si l'on ne cherche pas à embrasser du regard tous ces
éléments essentiels… Évangéliser, pour l'Église, c'est porter la Bonne Nouvelle dans tous les
milieux de l'humanité et, par son impact, transformer du dedans, rendre neuve l'humanité ellemême : "Voici que je fais l'univers nouveau" (Ap 21, 5). Mais il n'y a pas d'humanité nouvelle
s'il n'y a pas d'abord d'hommes nouveaux, par le baptême et la vie selon l'évangile… Par la
seule puissance divine du Message qu'elle proclame, l'Église cherche à convertir en même
temps la conscience personnelle et collective des hommes, l'activité dans laquelle ils
s'engagent, la vie et le milieu qui sont les leurs". (E.N. 18)
Vaste tâche direz-vous ! Saurions-nous évangéliser si pleinement et si
savamment? Je le crois, à condition qu'aucun ne se sente l'unique messager et que chacun
apporte sa contribution particulière à l'œuvre de toute l'Église. "Il y a diversité de dons
spirituels, mais c'est le même Esprit, indique Paul aux Corinthiens. À l'un c'est une parole de
sagesse qui est donnée par l'Esprit, à un autre une parole de science, selon ce même Esprit, à
un autre la foi… à un autre le don de guérir, etc…" (1 Cor 12, 4-9)
Oui, il y variété et complémentarité de talents personnels comme de manières
d'évangéliser. La Parole explicite est nécessaire. C'est la raison du Credo, de la catéchèse, de
la prédication, de l'enseignement théologique. Mais que seraient ces mots et ces précieuses
pensées sans la force évidente du témoignage de charité, de la vie sainte et droite de tant de
chrétiens ? N'oublions jamais la phrase fameuse de Paul VI : "l'homme contemporain écoute
plus volontiers les témoins que les maîtres, ou s'il écoute les maîtres, c'est parce qu'ils sont des
témoins".
II – Qu'est-ce que la Nouvelle Évangélisation ?
A. À temps nouveaux, nouvelle évangélisation
C'est le Pape Jean-Paul II qui parla, le premier, de nouvelle évangélisation, lors
d'une visite en Pologne (à Mogila), en 1979.
"Au seuil du nouveau millénaire –en ces temps nouveaux, en ces nouvelles
conditions de vie–, l'évangile est de nouveau annoncé. Une nouvelle évangélisation est
commencée, comme s'il s'agissait d'une deuxième annonce, bien qu'en réalité ce soit toujours
la même".
Ce terme de nouvelle évangélisation, il le reprendra en Amérique latine, en 1983,
puis en 1990 dans son encyclique "Redemptoris Missio" : "L'Église doit affronter aujourd'hui
d'autres défis en avançant vers de nouvelles frontières, tant pour la première mission ad gentes
–c'est-à-dire vers toutes les nations– que pour la nouvelle évangélisation de peuples qui ont
déjà reçu l'annonce du Christ…"
À son tour, Benoît XVI fera sienne cette perspective novatrice. Une telle
perspective suppose donc que nous fassions nôtres, aujourd'hui, le courage du témoignage et
l'audace de la parole des premiers chrétiens et des premiers missionnaires. Cela suppose aussi,
puisque les temps ont changé, que nous discernions les changements opérés dans la société,
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l'état de santé de notre Église et de notre foi, ainsi que les attentes humaines à combler et les
difficultés à surmonter. À temps nouveaux, nouvelle évangélisation.
B. Lire les signes des temps
Il y a 50 ans, le Concile Vatican II avait affirmé avec clarté le but poursuivi par
l'Église, dans le monde d'aujourd'hui :
"Aucune ambition terrestre ne pousse l'Église ; elle ne vise qu'un but : continuer,
sous l'impulsion de l'Esprit consolateur, l'œuvre même du Christ, venu dans le monde pour
rendre témoignage à la vérité, pour sauver, non pour condamner, pour servir, non pour être
servi.
Pour mener à bien cette tâche, l'Église a le devoir, à tout moment, de scruter les
signes des temps et de les interpréter à la lumière de l'Évangile, de telle sorte qu'elle puisse
répondre, d'une manière adaptée à chaque génération, aux questions éternelles des hommes
sur le sens de la vie présente et future et sur leurs relations réciproques. Il importe donc de
connaître et de comprendre ce monde dans lequel nous vivons, ses attentes, ses aspirations,
son caractère souvent dramatique… Le genre humain vit, aujourd'hui un âge nouveau de son
histoire, caractérisé par des changements profonds et rapides qui s'étendent peu à peu à
l'ensemble du globe" (G.S. 3 et 4, 1965).
Ce qui était dit, il y a une cinquantaine d'années, l'est d'autant plus aujourd'hui,
après tant de bouleversements géopolitiques, socio-économiques, idéologiques et moraux,
survenus dans nos existences mondialisées.
Lire les signes des temps n'est donc pas chose facile. Cela suppose non seulement
bienveillance sincère et rigueur intellectuelle, mais aussi foi profonde et conversion
permanente des cœurs.
Dès lors, notre Église est invitée à une double démarche : scruter sans relâche et
avec foi les écritures, et scruter avec discernement les signes des temps. Une démarche ne
saurait aller sans l'autre, sinon notre mission serait stérile. Il y a donc bien, comme le rappelle
"Gaudium et Spes", une "Compénétration de la cité terrestre et de la cité céleste qui ne peut
être perçue que dans la foi" (G.S. 40).
Sans cette double attention fidèle à Dieu et à sa parole, et à la condition des
hommes de notre temps, il ne saurait y avoir d'évangélisation véritable. C'est un vaste et beau
défi.
C. Surmonter courageusement les obstacles
En Occident, notre Église connaît bien des épreuves affectant également la société
contemporaine (mondialisation de l'économie et de la culture, crise des institutions, crise de la
transmission, crise morale, individualisme et consumérisme…). Elle connaît aussi ses propres
épreuves (affadissement de la foi, baisse des vocations, inconduite de certains membres,
montée des peurs, raidissement des comportements ou désengagement militant…). Ces signes
négatifs découragent beaucoup de chrétiens qui s'interrogent : "Notre christianisme a-t-il un
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avenir ?" Leur foi est affectée par le désenchantement et le pessimisme ambiants. La lumière
du Christ ne brillerait-elle plus sur le lampadaire ?
Observant notre Église, un confrère débusquait récemment les multiples obstacles
internes à une confiante nouvelle évangélisation : soupçon de prosélytisme, de croisade, de
repli identitaire ou encore dépréciation de l'évangélisation antérieure. Puis il dénonçait toutes
ces difficultés en "ismes", comme "immobilisme", qui figent la créativité évangélisatrice. Je
les cite, en les résumant d'une phrase : l'immobilisme : "à quoi bon, on a toujours fait comme
ça !" ; le sécularisme : "Surtout, ne bousculons pas ceux que nous voulons rejoindre" ; le
fonctionnalisme : "Tout est déjà mis en place, ne changeons pas les règles" ; l'activisme : "Il
n'y a pas de temps à perdre en prière et en réflexion : agissons !" ; l'individualisme : "chacun
pour soi, pourquoi donc une expérience communautaire ?" ; le cléricalisme : "pourquoi
remettre en cause les directives qui viennent d'en haut ?" ; le scepticisme : "nous sommes les
derniers des Mohicans… et on a tout essayé…" ; l'isolationnisme : "nous sommes en danger.
Ne perdons pas ce qui nous reste encore : resserrons nos rangs et nos murs" ; l'égoïsme :
"pourquoi s'occuper d'autrui ? Dieu n'a qu'à s'en charger !" (cf. D. Rey "Au défi de la
nouvelle évangélisation").
Arrêtons cette liste qui n'est pas sans rappeler celles du code de la route,
énumérant toutes les infractions et dangers encourus, et retrouvons la confiance et l'ardeur
d'un apôtre Paul venant à bout de toutes les difficultés : "Voyages sans nombre, dangers des
rivières, dangers des brigands, dangers de mes compatriotes, dangers des païens, dangers de la
ville, dangers du désert, dangers de la mer, dangers des faux-frères… Et sans parler du
reste… Or j'ai prié et le Seigneur m'a déclaré : "ma grâce te suffit, car ma puissance se
déploie dans la faiblesse !" (2 Cor II, 26-28 et 129)
D. Oser de nouveaux scénarios d'évangélisation
"La nouvelle évangélisation est donc une attitude, un style audacieux. Elle est la
capacité, de la part du chrétien, de savoir lire et déchiffrer les nouveaux scénarios qui, au
cours des dernières décennies, se sont créés dans l'histoire des hommes, pour les habiter et les
transformer en des lieux de témoignage et d'annonce de l'Évangile. Ces scénarios ont été
identifiés et décrits à maintes reprises (par exemple dans "Redemptionis Missio" de Jean-Paul
II, 1990) ; ce sont des scénarios sociaux, culturels, médiatiques, économiques, politiques et
scientifiques", avertissent les Lineamenta (n° 6) préparatoires au prochain Synode sur la
nouvelle évangélisation.
Le premier scénario, d'ordre sociétal, rend attentif à la sécularisation qui imprègne
nos comportements. Dieu est absent de la vie quotidienne. Cependant, face au repli égoïste et
hédoniste, à la surabondance facile des images, au relativisme moral, au vide du cœur et au
spiritualisme flou, la joie de l'expérience chrétienne garde toute sa force et sa fraîcheur
comme un puissant appel à retrouver le premier amour perdu, le Christ, chemin, vérité et vie.
Le deuxième scénario est culturel, en conséquence du brassage opéré par la
mondialisation. Les grands courants culturels et les grandes traditions religieuses sont
contestés, fragmentés, relativisés, réduits à une "fluidité et une liquidité extrêmes". Or ce
dépassement des frontières traditionnelles n'est-il pas l'occasion de poser la question de Dieu à
tous et partout ?
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Le troisième scénario est médiatique. Nous vivons un intense échange médiatique.
Notre Église est donc appelée à repenser sa communication et à être présente sans peur dans
les débats de la société, ces "nouveaux aréopages" de rencontre et d'échange. Elle se doit de
proposer à l'homme contemporain de devenir sujet et non seulement objet de communication,
à se reconnaître personne, tout à la fois unique et reliée à autrui, personne que Dieu aime et
invite au Royaume.
Le quatrième scénario, économique, peut être associé au sixième, qui est
politique : le magistère romain, à plusieurs reprises, a dénoncé les grands déséquilibres NordSud, l'inégal accès aux ressources et la détérioration de l'environnement. Comment offrir à
tous, les conditions d'une vie digne, dans des structures politiques et économiques garantissant
la dignité de chacun, ainsi que la justice et la paix ? Cette question est au cœur de la
prédication des prophètes et de l'annonce de la Parole de Dieu. Elle est toujours actuelle.
Le cinquième scénario enfin est celui de la recherche scientifique et
technologique. Grâce à ses progrès incontestables, la science tend à devenir la nouvelle idole,
la nouvelle religion de l'homme moderne. De nouvelles gnoses apparaissent et l'homme perd
le sens de la vie, don d'amour de Dieu. N'est-il pas urgent de dire que l'homme est plus grand
que sa technologie et que l'amour qu'est Dieu surpasse tout ?
Entrer loyalement dans ces nouveaux scénarios d'évangélisation suppose donc que
nous fassions preuve d'une "foi droite, d'une espérance solide et d'une parfaite charité",
comme aimait à le prier Saint François d'Assise. La nouvelle évangélisation, dans ces
conditions, est acte de foi et de discernement où la raison l'emporte sur l'émotion, la confiance
sur la peur, la confrontation sur la fuite, la créativité sur l'habitude, la béatitude évangélique
sur la tristesse du monde.
Finalement, chers frères et sœurs, ne craignez pas un plan pastoral supplémentaire
et compliqué : comme j'ai pu vous le dire auparavant (Huttenheim 2011), la nouvelle
évangélisation n'est nullement jugement négatif de l'évangélisation faite jusqu'alors, avec tant
de profit, mais invitation à réflexion et à discernement spirituel de l'état de nos communautés
chrétiennes, du milieu socio-culturel post-moderne où nous vivons, des défis posés à notre foi,
des attentes de nos contemporains, du trésor évangélique que nous avons à transmettre de
façon appropriée… La démarche de nouvelle évangélisation est aussi confirmation de ce qui
est bien, correction pragmatique de ce qui l'est moins, audace de ce qui n'est pas encore, et
enfin humilité face à l'Esprit du Seigneur qui transcende tous nos projets humains.
III – Avant d'évangéliser, laissons-nous évangéliser
En lien étroit avec le Synode romain de cet automne et en préparation naturelle de
l'année mondiale de la foi qui débutera alors, la nouvelle évangélisation a donc été proposée
dans notre diocèse comme thème pastoral pour trois ans avec, comme invitation, en cette
première année : "Avant d'évangéliser, laissons-nous évangéliser !"
Cette invitation est la conclusion même des Lineamente du Synode, cités
auparavant :
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"Seul peut évangéliser celui qui, à son tour, s'est laissé et se laisse évangéliser,
celui qui est capable de se laisser renouveler, spirituellement, par la rencontre et la
communion vécues avec Jésus Christ, comme en témoigne l'apôtre Paul : "j'ai cru, c'est
pourquoi j'ai parlé". (2 Cor 4, 13)
A. Laissons-nous toucher par le Christ
Comme nous l'avons observé au début de l'évangile de Marc, toute évangélisation
commence par une rencontre avec Jésus. Jésus rencontre les hommes, leur révèle le Royaume,
les appelle à la conversion et les invite à sa suite.
Il ne saurait donc y avoir évangélisation sans rencontre personnelle avec Jésus,
sans la reconnaissance faite par chacun que Jésus est bien Fils de Dieu Sauveur, celui qui
libère, réconcilie et conduit au Royaume du Père.
De même que nous avons reçu la vie de Dieu à travers l'amour de nos parents, de
même avons-nous reçu la foi de Dieu, grâce à l'Esprit promis par le Christ et à l'annonce des
disciples d'hier et d'aujourd'hui. Qu'avons-nous que nous n'ayons d'abord reçu ?
Ce que nous avons reçu, il nous faut d'abord le laisser germer et fructifier en nous.
Alors, à la maturité des fruits, ceux-ci pourront être partagés avec profit. Veillons donc à
laisser l'Esprit du Seigneur agir en nous, avant de nous adonner à une évangélisation hâtive.
Ne courons pas d'abord tous les chemins de Galilée avec la fierté juvénile et
passagère de dire : Jésus, le Christ, je le connais ! À l'exemple des disciples, prenons le temps
de l'écouter longuement, de lire et de relire sa Parole, de prier avec lui en disant "Notre Père",
et de le prier aussi pour qu'il nous accompagne et qu'il nous assiste de son Esprit…
Alors, si nous procédons ainsi, ce n'est pas nous que nous annoncerons avec nos
vaines limites et ambitions, mais Lui. C'est son évangile que nous dirons, et non pas nos
propres rêves et nos propres peurs….
Alors le bonheur du Royaume sera d'abord en nous, et sans que forcément nous
parlions beaucoup, cette joie du Ressuscité sera annoncée !
B. Ne vivons pas que de pain !
L'homme ne vit pas seulement de pain… Cette parole célèbre du Christ sera
toujours un rappel salutaire des vrais besoins de l'homme : besoin de toute parole sortie de la
bouche de Dieu, besoin d'amour et de vérité, qui sont dons de Dieu, fruits de son Esprit.
La société actuelle, avec ses technologies et ses communications à l'infini, laisse
beaucoup d'hommes sur leur faim. À l'inverse, quel apaisement qu'un silence habité de
l'amour de Dieu, lors d'une soirée d'adoration ou lors d'une longue et patiente marche de
pèlerinage qui redonne sens à l'existence !
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Quelle introduction à la beauté qu'une cantate de Bach, qu'une puissante nef
gothique ou qu'un humble chœur roman qui nous ramènent à l'essentiel ! Quelle émotion
qu'un geste de partage vraiment gratuit ou qu'une réconciliation enfin accordée ! Quelle
plénitude qu'une célébration eucharistique bien préparée et bien célébrée !
Non, nous ne vivons pas seulement de pain, et c'est la raison pour laquelle je vous
invite, chers amis, à vous ressourcer aux eaux vives de la grâce de Dieu.
Depuis cinq ans, des récollections régulières sont proposées aux prêtres, du nord
au sud du diocèse. Il est précieux qu'à cette occasion prêtres et évêque se rencontrent, se
mettent à l'écoute de Dieu avant de le faire les uns pour les autres : il ne saurait y avoir
d'évangélisation sans prière, sans retrait des bruits quotidiens pour mieux prier, se reposer et
resserrer les liens fraternels.
Cette démarche de récollection, j'invite, cette année, tous les diocésains à la vivre :
lors des visites pastorales de zone, une récollection est proposée à tous les prêtres, diacres et
permanents pastoraux de la zone, sous la responsabilité de l'évêque. Dans les autres zones,
chaque échelon de la vie pastorale est invité à organiser, en sollicitant les intervenants de leur
choix, une récollection pour les acteurs de la zone ou du doyenné et pour les membres des
communautés de paroisses. L'objection pourrait être de dire : nous sommes trop chargés, nous
n'avons pas le temps. À cette objection, Saint Vincent de Paul avait répondu en ces termes :
"Mes amis, nous avons beaucoup à faire aujourd'hui. Levons-nous plus tôt pour prier
davantage".
C. Entendons l'appel à la sainteté
C'est bien à une exigence de qualité que nous sommes appelés en cette première
année de nouvelle évangélisation. Si, comme nous l'avons compris, il nous faudra toujours des
prédicateurs, des enseignants et des catéchètes, ceux-ci ne seront correctement entendus et
compris que s'ils sont cohérents entre ce qu'ils disent et ce qu'ils sont, entre ce qu'ils
demandent aux autres et ce qu'ils donnent d'eux-mêmes, entre les mots qu'ils prononcent et les
actes qu'ils posent…
Quel crédit peuvent avoir durablement des parents chrétiens qui demandent à leurs
enfants une pratique dominicale qu'ils n'ont pas eux-mêmes, des chrétiens qui n'auraient que
Jésus à la bouche sans avoir sa foi et sa charité ou, plus gravement, ceux qui blessent les
faibles et scandalisent les petits ?
Le témoignage d'une vie droite, croyante et charitable, est attendu de chacun de
nous, ne nous y dérobons pas : le Concile Vatican II nous a adressé un appel à la hauteur de
notre vocation baptismale, la sainteté : "Baptisés, nous sommes devenus Fils de Dieu,
participants de la nature divine et donc réellement saints. Cette sanctification reçue, il nous
faut donc, avec la grâce de Dieu, la conserver et l'achever par notre vie… Cet appel à la
plénitude de la vie chrétienne et à la perfection de la charité s'adresse à tous ceux qui croient
au Christ, quels que soient leur état et leur forme de vie". (Vatican II, L.G. 40)
La religion chrétienne est un splendide chemin vers Dieu mais c'est aussi un
chemin semé des multiples embûches de nos infidélités et de nos hypocrisies.
10
février 2012
Seuls nous ne saurions rien faire, durablement. C'est pour cela que le Christ nous
assiste de son Esprit, qu'Il nous offre sa grâce et son pardon, et que l'Église partage le pain de
sa Parole et de son Corps. Sans le Christ, nous sommes perdus. Sans la communauté des
croyants, l'Église, nous sommes isolés et réellement en danger.
C'est donc ensemble, avec le Christ et en communauté croyante, que nous
pouvons avancer sur un chemin de sainteté à laquelle nous sommes tous appelés, que nous
recevons l'évangile, que nous le laissons fructifier en nous, et que nous pourrons l'annoncer.
Invités à la joie
L'Église n'est pas une Église de parfaits et de purs, mais de pécheurs sanctifiés et
donc sauvés. C'est une Église d'hommes et de femmes régénérés, ramenés à la vraie vie,
rajeunis, un peuple d'enfants de Dieu invités à la joie.
Vous connaissez peut-être cette page de Bernanos, tirée du "Journal d'un curé de
campagne". Je vous la lis volontiers en conclusion :
"Tiens, dit le vieux curé de Torcy à son jeune confrère, je vais te définir un peuple
chrétien par son contraire. Le contraire d'un peuple chrétien c'est un peuple triste, un peuple
de vieux. Tu me diras que la définition n'est pas trop théologique. D'accord. Mais elle a de
quoi faire réfléchir les messieurs qui bâillent à la messe du dimanche. Bien sûr qu'ils bâillent !
Tu ne voudrais pas qu'en une malheureuse demi-heure par semaine, l'Église puisse leur
apprendre la joie ! Et même s'ils savaient par cœur le catéchisme du Concile de Trente, ils
n'en seraient probablement pas plus gais.
D'où vient que le temps de notre petite enfance nous apparaît si doux, si
rayonnant ? Un gosse a des peines comme tout le monde, et il est, en somme, si désarmé
contre la douleur, la maladie… Mais c'est du sentiment de sa propre impuissance que l'enfant
tire humblement le principe même de sa joie. Il s'en rapporte à sa mère, comprends-tu ?
Présent, passé, avenir, toute sa vie, la vie entière tient dans un regard, et ce regard est un
sourire… L'Église dispose de la joie, de toute la part de joie réservée à ce triste monde".
Puisse, chers amis, l'amour que Dieu a pour chacun de nous, ses enfants, être notre
plus grande joie. Puisse cette joie être évangélisatrice !
+ Jean-Pierre GRALLET
Archevêque de Strasbourg
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