La société du risque. Sur la voie d`une autre modernité
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La société du risque. Sur la voie d`une autre modernité
Comptes rendus Ulrich BECK (2001), La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Flammarion, 521 p. Thierry Drapeau Dans son livre La société du risque, Ulrich Beck tente de formuler un renouveau paradigmatique d’une « autre modernité » qui trouve ses fondements ontologiques dans la notion de risque. C’est à partir du contexte historique du XXe siècle marqué par les catastrophes humaines (deux guerres mondiales, Auschwitz, Nagasaki puis Harisburg, Bhopâl et Tchernobyl) qu’il débute son articulation théorique dont le but épistémologique est de dépasser le préfixe « post » collé au concept de société industrielle depuis plusieurs années en sociologie. Sa thèse est la suivante : les sociétés contemporaines sont entrées dans une phase de modernisation réflexive dans laquelle les questions de développement technico-économique de la société industrielle se doublent de questions de maniement politique et scientifique des risques liés à ce même développement. Dorénavant, par les risques qu’elle produit, la société est confrontée à elle-même. Les risques dont parle Beck proviennent de la disparition des « externalités » du monde social, c’est-à-dire de la domination de la société postindustrielle sur la nature. Il est maintenant impossible d’imputer les situations de menaces à des causes externes puisque ces situations sont générées dans et par la société. Ce qui est visé dans cette modernisation réflexive, ce sont les fondements historiques sur lesquels la société industrielle s’est construite. Ainsi, nous sommes témoins d’une rupture survenue à l’intérieur même de la modernité. Cette rupture s’émancipe des contours de la société industrielle classique pour adopter une forme nouvelle dont l’avènement s’inscrit dans une destruction systématique de la première. Cette nouvelle forme de modernité, Beck la nomme « société industrielle du risque » (p. 20). Aspects sociologiques, volume 13, no 1, août 2006 234 ASPECTS SOCIOLOGIQUES 1. La société du risque circonscrite Dans la première partie du livre, Beck utilise l’exemple de la production de richesses pour illustrer la production de risques qui témoigne de l’imbrication entre continuité et rupture propre à la société du risque. Comparativement à la société industrielle dont la logique de la répartition des richesses dominait la logique de la répartition du risque, la société du risque est l’objet de domination de la logique de répartition du risque sur celle des richesses. Selon Beck, dans la modernité avancée, la production sociale de richesses est systématiquement corrélée à la production sociale de risques. Les problèmes de répartition propres à la société de pénurie et les conflits qui en découlent sont subsumés par ceux générés par la production, la définition et la répartition des risques induits par la science et la technique. Cette transition d’une logique de la répartition des richesses à celle de la répartition des risques est liée à deux circonstances historiques. La première est due au niveau d’avancement des forces productives humaines et technologiques, des systèmes d’assurances et de régulations juridiques et étatiques dont l’effet est de minorer objectivement et d’exclure socialement les moins nantis de la société. La seconde circonstance est liée la croissance exponentielle des forces productives dans le processus de modernisation, laquelle donne naissance à des risques et des potentiels de mise en danger auto-dirigés sans précédent. Le processus de modernisation de la société du risque devient dès lors réflexif dans la mesure où elle nécessite le maniement de ses propres « effets induits latents » (p. 62). Ces effets ont une logique qui institue un destin naturel dans lequel la société est engagée et qui permet à la fois de reconnaître, de répartir de façon sélective et de justifier les dommages auto-effectués. Les risques se distinguent donc fondamentalement des richesses. Ils se situent seulement et exclusivement dans le domaine de la connaissance qu’on a d’eux, soit dans un processus de définition sociale dans lequel la science perd le monopole de la rationalité au profit d’une rationalité sociale. Celle-ci vient de plus en plus désavouer l’objectivité de la science sur la définition des risques parce qu’elle est portée par des évaluations sociales fondées sur la base de leurs angoisses. L’écart entre la constatation scientifique de l’existence du risque et sa perception sociale bouleverse donc le rôle joué par la rationalité scientifique et la réalité sociale dans leur volonté d’amener une prise de conscience Comptes rendus 235 civilisationnelle du risque. Cette prise de conscience globale du risque est ainsi écartelée entre une définition rationnelle qui se veut « sans inquiétude » et une autre, sociale, dont la critique du scientisme résulte de ses propres exigences de survies. L’origine de cette critique de la science et de la technique, et du scepticisme qui en découle, selon Beck, « n’est pas à chercher dans l’irrationalité de ceux qui les critiquent, mais dans l’impuissance de la rationalité scientifico-technique à répondre à l’expansion des menaces et des risques liés à la civilisation » (p. 107). Ainsi, cette modernisation réflexive laisse apparaître une dynamique sociale et politique nouvelle qui crée une paupérisation civilisationnelle des conditions d’existence de l’humanité dans sa totalité. L’humanité se retrouve liée inéluctablement aux phases de l’évolution des forces productives, des vicissitudes du marché, de la répartition du patrimoine et des rapports de force d’où les risques globaux apparaissent. C’est pourquoi Beck parle de la société du risque comme d’une société de la catastrophe dans laquelle le processus social d’industrialisation et de modernisation a des conséquences draconiennes et menaçantes jamais inégalées. 2. Formes d’existence et détraditionnalisation de la société industrielle De la logique de répartition des risques liée à la modernité avancée et de la paupérisation civilisationnelle que celle-ci entraîne, Beck s’intéresse ensuite à la dimension sociale du risque. Selon lui, au tournant du XXIe siècle, le processus de modernisation n’a pas seulement ébranlé l’opposition entre nature et société, mais il a aussi vidé de son contenu la structure interne de la société industrielle – classes sociales, formes familiales, statut sexuel, couple, parentalité, profession, etc. – ainsi que les principes d’existence de base qui étaient inscrits dans cette structure. En conséquence, on assiste à une montée de l’individualisation d’une ampleur et d’une intensité jamais égalée dont la cause est à voir dans la dissipation des réseaux familiaux et d’entraide traditionnels. Éloignés de la famille en tant que support social, les individus sont graduellement renvoyés à eux-mêmes et n’ont d’autre choix que d’assurer leur destin individuel vers une autre institution, celle du marché du travail. Cela amène une émergence de situations d’existence nouvelles qui obligent les individus à se placer eux-mêmes au centre de leur propre plan d’existence pour assurer leur subsistance matérielle. 236 ASPECTS SOCIOLOGIQUES Beck place cette montée de l’individualisation au centre de la suppression des catégories sociales traditionnelles des sociétés, principalement celles des classes sociales. Comparativement aux théories marxistes qui font de la contradiction de classes l’attribution finale du capitalisme industriel, la thèse de l’individualisation affirme que la dynamique du marché du travail, assurée par l’État-providence, a dilué et dissous les classes sociales à l’intérieur même du capitalisme. Au quotidien, l’individu face à lui-même est confronté à un capitalisme sans classe conservant néanmoins toutes ses structures et les problèmes d’inégalités sociales qui en découlent, notamment la répartition généralisée du chômage de masse. Cela coïncide avec l’apparition de nouvelles situations intermédiaires entre chômage et activité professionnelle auxquels la « culture de classe » est incapable d’assurer la maîtrise. En conséquence, ces expériences détraditionalisées font apparaître une nouvelle immédiateté dans la vie des individus et dans la société. Les crises sociales ont l’apparence de crises individuelles. Elles deviennent impossibles à appréhender dans leur composante sociale puisqu’elles transcendent les frontières entre les domaines distincts du privé et les différentes sphères de la vie publique. L’émancipation par rapport aux classes sociales, selon Beck, se dédouble aussi d’une émancipation par rapport aux statuts sexuels et le phénomène se reflète essentiellement dans la transformation historique de la condition féminine. Les femmes qui entrent dans de nouveaux espaces de liberté dans plusieurs domaines centraux de leur vie (droit, formation générale, secteur professionnel, sexualité), constatent que ces espaces sont socialement précaires. Le divorce, entre autres, représente l’un des facteurs faisant basculer les femmes dans cette « nouvelle pauvreté », ce qui modifie d’emblée les dynamiques de couple et des tâches domestiques à l’intérieur de la cellule familiale. Dans ce processus d’individualisation, c’est l’individu lui-même, qu’il soit homme ou femme, qui devient l’unité de reproduction de la sphère sociale. Il devient, à l’intérieur de la famille, l’agent de sa propre subsistance par l’intermédiaire de sa dépendance standardisée au marché. Il est ainsi l’agent de la planification et de l’organisation de sa propre biographie. Paradoxalement, l’individualisation signifie aussi un processus historique de soviétisations contradictoire qui tire sa Comptes rendus 237 dynamique dans l’irruption et la prise de conscience des altérités qui sont liées à l’individualisation. Cet essor du différentialisme identitaire (genre, social, culturel, politique, géographique, etc.) fait apparaître des nouvelles communautés socioculturelles. Ces « nouveaux mouvements de quête » dont parle Beck expérimentent de nouveaux rapports sociaux qui s’inscrivent dans une protestation commune contre l’ingérence administrative et industrielle dans la sphère de la vie quotidienne. Ils sont ainsi l’expression des nouvelles situations de menace propre à la société du risque, mais surtout le résultat d’une recherche de politisation et de stabilité susceptible de permettre la constitution sociale d’une identité dans des mondes individualisés, désertés par la tradition et les supports sociaux. 3. Modernité réflexive et subpolitique Dans la troisième partie, Beck poursuit son argumentation du processus de modernisation réflexive dans une nouvelle direction. Selon lui, comparativement à la société industrielle qui établissait une délimitation stricte entre connaissance scientifique et action politique, la modernisation réflexive de la société du risque conduit à un effacement de ces frontières. Contrairement aux menaces externes d’autrefois (dieux, nature), les risques sont aujourd’hui l’objet d’une construction scientifique et politique triple. La science devient cause, véhicule de définition, et source de solution des risques. Ce brouillage entre les frontières de l’action politique et la science modifie ainsi la maîtrise des connaissances qui leurs sont propres tout en cessant d’être exclusives à leur espace historique de définition. En distinguant la modernisation de la tradition et la modernisation de la société industrielle, Beck dégage deux configurations distinctes dans le domaine de la science, de la pratique et de l’opinion publique. Il s’agit de la « scientificisation simple » et la « scientificisation réflexive ». Dans la première, la science est appliquée au monde de la nature, de l’homme et de la société. En revanche, dans la phase réflexive, l’objet de la science est la science elle-même, c’est-à-dire les effets qu’elle produit et les erreurs qu’elle génère. On assiste dès lors à un processus de démystification des sciences. Cette nouvelle configuration entraîne une disparition du monopole scientifique sur la connaissance et une instrumentalisation de la pratique scientifique par les intérêts économico- 238 ASPECTS SOCIOLOGIQUES politiques. En s’éloignant graduellement de ses finalités épistémologiques fondamentales, la science passe ainsi du statut d’activité au service de la vérité à celui d’une activité sans vérité, mais qui socialement doit exploiter plus que jamais « le fonds de commerce de la vérité » (p. 362). L’incertitude systématique produite par la scientificisation affecte le rapport de la science au monde extérieur. Elle transforme les destinataires et les utilisateurs des résultats scientifiques en coproducteurs actifs du processus social de définition scientifique. Dans ce contexte de « féodalisation de la pratique scientifique », ce qui est fondamental, c’est que « la production (ou la mobilisation) de la croyance devient une source centrale d’affirmation sociale des prétentions à la validité » (p. 369). Les risques ne modifient pas uniquement la nature profonde de la science, ils deviennent aussi le moteur de l’autopolitisation de la modernité dans la société industrielle. Ils transforment la nature, la localisation et les véhicules de la politique. La séparation entre le système politico-administratif et le système technico-économique de la société industrielle du XIXe siècle devient de plus en plus brouillée dans la société du risque. Cet effacement des frontières de la politique se fait à deux niveaux. D’une part, en réponse au rétrécissement de la marge de manœuvre à l’intérieur du système politique contemporain, on assiste à la naissance de nouvelles aspirations à la participation politique qui se fait en marge des parlements. Cela prend la forme d’une nouvelle culture politique, notamment par les mobilisations citoyennes et les nouveaux mouvements sociaux transnationaux qui témoignent d’un retour à la démocratie participative. D’autre part, l’évolution technico-économique qui se fait entre la catégorie du politique et celle du non-politique, fait en sorte que le non-politique devient une tierce instance qui prend un statut hybride. C’est ce que Beck appelle le « subpolitique ». Ce nouvel espace de pratiques subpolitiques est le résultat de l’impuissance ascendante du potentiel de modelage de la société au sein du système politique traditionnel (démocratie représentative). Ce potentiel se déplace dorénavant du côté du système subpolitique de la modernisation scientifico-technico-économique. Or, cela pourrait s’avérer problématique si ce nouvel espace en question prenait le pas sur la politique institutionnelle en se mettant à assumer un rôle unilatéral dans la structuration de la société. Relativement à ce « risque », Beck propose, en guise de réflexion subséquente, d’élaborer et de mettre en place les Comptes rendus 239 garanties juridiques de certaines possibilités d’influence du subpolitique en tant qu’il semble être lieu à partir duquel une nouvelle identité citoyenne est à même de se construire. Manifestement, nous sortons avec une appréciation nuancée de la lecture de La société du risque. Certes, ce livre a le mérite d’être une contribution originale et majeure au traitement conceptuel de la réflexivité globale. Néanmoins, la lecture déterministe de Beck selon laquelle l’omniprésence du risque structurerait les conditions de nouveaux rapports sociaux propres au monde contemporain n’est pas satisfaisante. En partant du niveau de la « globalisation des risques civilisationnels », il déduit l’avènement d’une « nouvelle humanité » par le simple fait qu’elle se retrouve irréversiblement menacée. Cette humanité serait celle des « nouveaux mouvements de quête » qui agiraient pour elle par procuration au nom de sa propre survie. C’est ici que l’analyse de Beck tourne en objet de dérision dans la mesure où, comme la plupart des théories qui tentent de saisir les dynamiques de la globalisation, elle est l’objet d’une surgénéralisation autosuffisante. Ce que ce livre illustre, c’est à quel point il existe une difficulté assez répandue en science sociale à articuler les dynamiques relationnelles entre, d’une part, l’ontologie de la globalisation (de risques, économiques, systémique, etc.) et d’autre part, celle des pratiques politiques qui y résistent. À ce titre, La société du risque déçoit. Thierry Drapeau Candidat à la maîtrise en sociologie Université Laval