Nippon ni mauvais - Clarence Edgard-Rosa

Transcription

Nippon ni mauvais - Clarence Edgard-Rosa
Sexe au Japon
Nippon ni mauvais
Le Japon est souvent considéré par les Européens comme le territoire ultime de la sexualité raffinée
mais tordue. Idée reçue ou réalité ? Et si nous étions nous-mêmes les vrais tordus de l’histoire ?
Des love dolls, incarnations du fantasme masculin japonais de la femme-enfant, et des filles déguisées en personnages de manga dans une fête privée SM.
35 ans, vit en France depuis quinze ans. Elle a été étonnée de constater
que les hommes français s’intéressent aux femmes de leur âge. « Les
Japonais sont attirés par des femmes qui seraient comme leur petite sœur.
Elles doivent être gracieuses, fragiles, avoir besoin d’être protégées. » Avec
un idéal féminin aussi proche de l’enfance, la date de péremption du corps
féminin survient très tôt. De toute façon, le mariage est une fin en soi.
« C’est la preuve pour les autres qu’on a été désirée et choisie, précise
Muriel Jolivet. Ne pas trouver chaussure à son pied est une honte pour soi
et pour sa famille. C’est aussi la seule possibilité de procréer : 2,2 % des
naissances ont lieu hors mariage, contre 56,7 % en France. »
Et dès que l’enfant paraît, le couple change. « L’homme appelle sa femme
L’IDÉAL FÉMININ : UNE PETITE FILLE
“maman”, et elle le nomme “papa”, raconte Ayako. Du coup, il n’y a plus
D’accord, le génital est sacré. Mais si l’on soupçonne les Japonais d’être vraiment de sentiments amoureux ni de sexe. » Il semble que les femmes
de grands pervers, c’est surtout à cause du tabou ultime « enfants + se désintéressent officiellement de la sexualité lorsqu’elles sont mères.
sexe » qu’on leur voit souvent afficher. Pour nous, c’est définitivement La femme-enfant est donc l’objet principal des fantasmes du Nippon.
immoral. Mais, au pays du Soleil-Levant, aucun mal à ça. Dans les gra- Ayako l’a constaté : « Une véritable industrie permet de satisfaire ces fanvures érotiques du XVIIIe siècle (les shunga), on aperçoit
tasmes. Les love dolls, ces poupées ultraréalistes, sont un
des bambins dans les scènes de fornication. De la pédovrai phénomène au Japon. » Est-ce une pratique répanLe vrai tabou
philie, pour nous. « Non, ça n’en est pas », assure Agnès
due ? « Ces poupées coûtent très cher [plus de 6 000
est de dire
Giard, en précisant que les enfants, presque toujours
euros, ndlr], certaines personnalités médiatiques affir“je
t’aime”
ment en posséder une, mais je ne sais pas si c’est aussi
habillés, ne sont pas impliqués dans l’acte sexuel. « Leur
courant que ça. Un comédien et écrivain japonais, Lili
apparition dans les shunga n’a rien de pervers. » Au
contraire, « ils sont là pour rendre l’image moins choquante, poursuit- Franky, invité sur plateau télé, est venu avec sa poupée. Le public était un
elle. Ce que les estampes mettent en scène, c’est souvent le spectacle peu choqué… », glisse-t-elle.
comique d’un couple qui essaye de “tirer son coup” en cachette alors Il y a donc des tabous au Japon. Mais par rapport à notre système de
valeurs à l’européenne, le curseur est déplacé. La religion, par exemple,
qu’un enfant regarde. »
Reste que les très jeunes filles, mignonnes en chaussettes hautes et n’est pas au cœur de l’interdit. « Le tabou numéro un n’est pas religieux, il
couettes d’écolière, sont omniprésentes dans l’imagerie érotique nippone. porte sur l’expression des émotions. Dans le cinéma pornographique
Là non plus, pas de pédophilie à proprement parler pour Muriel Jolivet, japonais, la transgression consiste non pas à filmer en gros plan l’entresociologue vivant au Japon depuis plus de trente ans. Dans ce pays, l’idéal jambe, mais le visage, vecteur principal des émotions. Il s’agit de montrer
féminin est une petite fille : « Les hommes aiment les femmes qui res- une personne qui tombe le masque, perd ses moyens, perd la face : rien
semblent à des filles prépubères, même si elles font semblant de l’être n’est plus excitant. Voilà pourquoi les productions érotiques japonaises
pour les exciter. […] Les femmes mûres leur font peur, car ils ont l’impres- évoquent l’idée de la contrainte et de la violence : l’ouverture de l’âme ne
sion de ne pas être en mesure de les dominer. » Ayako, musicienne de se fait pas sans grand bouleversement. En Occident, la transgression,
long des routes, sous forme de bornes aux formes explicites, dressées
aux carrefours ou à l’entrée des villages. Konsei guide et protège les voyageurs. Il pullule dans les sanctuaires, qui accumulent des phallus de bois
ou de pierres sculptées, parfois des racines aux formes suggestives ou
des galets oblongs. On trouve aussi des rangées de konsei sur le kamidana [un autel personnel shinto, ndlr] de toutes les femmes travaillant
dans les quartiers de plaisir. Chaque jour, elles s’inclinent devant les pénis
de bois ou de papier mâché afin qu’ils leur assurent du succès auprès des
hommes. » Pendant les fêtes liées à la riziculture, on offre aux enfants des
sucettes en forme de vulve ou de pénis.
Fête shinto de la fertilité, le Kanamara Matsuri (« festival du phallus d’acier ») a lieu à Kawasaki chaque printemps. On y célèbre… le pénis.
O
n dit que les Japonais n’ont pas de tabous. Leur sexualité nous
paraît tellement délurée qu’on a tôt fait de les qualifier de grands
pervers. À croire que pendant qu’on s’endort en missionnaire ils
s’adonnent au bondage le lundi, se lèchent les globes oculaires le mardi
(ça porte un nom : l’eyeball licking), achètent des culottes sales dans des
distributeurs le mercredi, s’enfilent (dans des orifices non prévus à cet
effet) des anguilles frétillantes (une pratique exquise nommée genki
genki) le jeudi et lisent des bouquins pornos incluant des enfants (lolicon)
le vendredi. Notons qu’au Japon il était légal, jusqu’en mai 2014, de posséder du matériel pédopornographique. Admettons que notre satanée
morale judéo-chrétienne nous rende un peu moins permissifs, mais, tout
de même, autant de liberté et d’imagination nous sidère.
« Au Japon, la sexualité ne fait pas l’objet d’une réprobation sociale ou
morale aussi forte que dans notre culture », confirme notre collaboratrice
Agnès Giard, écrivaine, spécialiste du sexe et de la culture japonaise,
auteure notamment du Dictionnaire de l’amour et du plaisir au Japon.
« Les mythes fondateurs nippons disent que le monde n’a pas été créé,
mais procréé. Dans le Kojiki * il y a deux dieux, un mâle et une femelle.
Chargés d’inventer le monde, ils s’examinent mutuellement pour essayer
de comprendre comment fonctionnent les outils dont ils disposent. »
Bref, ils inventent le sexe. « Les dieux étant considérés comme les géniteurs des humains, la mission des humains sur terre consiste à perpétuer
cette danse sans laquelle rien n’existerait. »
Les Japonais vouent donc une véritable adoration aux attributs sexuels.
Rien d’étonnant à ce que pénis et vulves soient représentés un peu partout. « Jusqu’à l’arrivée des Occidentaux, le Japon leur rend un culte national sous la forme d’un monolithe nommé konsei, raconte Agnès Giard. De
dos, c’est un pénis. De face, une princesse. Ce symbole est partout : le
retour À l’anormal
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Séance de bondage (shibari en japonais) dans un club du quartier de Shibuya, à Tokyo.
qu’on attribue à ses compatriotes. Mais alors, au Japon, Monsieur et
Madame Tout-le-Monde, que font-ils au lit ? « La même chose que nous,
je crois », répond Muriel Jolivet. Agnès Giard précise : « Nous les trouvons
distants alors qu’ils sont tactiles, ils ont besoin de toucher le corps de
l’autre, mais ils n’éprouvent pas le besoin de parler de sentiments pour
obtenir un plan cul. On ne parle jamais de sentiments. Le cul ne nécessite aucune justification, c’est une chose suffisamment belle et bonne en
soi pour que cela ne soit pas mélangé avec un registre différent. »
Et de conclure que si dans notre culture le sexe et l’amour doivent aller
ensemble, au Japon, ils doivent absolument être séparés.
Clarence EDGARD ROSA
* Le Kojiki, littéralement « relation des choses anciennes », est l’histoire du Japon compilée en
712 ap. J.-C., à partir de légendes transmises oralement. Cette histoire commence avec la genèse
mythologique du monde.
À LIRE
Japon, la crise des modèles, de Muriel Jolivet. Éd. Picquier (2010), 320 pages,
22 euros.
Tokyo Instantanés, de Muriel Jolivet. Éd. Elytis (2012), 368 pages, 16,30 euros.
Le Dictionnaire de l’amour et du plaisir au Japon, d’Agnès Giard. Éd. Glénat
(2008), 352 pages, 35,50 euros.
L’Imaginaire érotique au Japon, d’Agnès Giard. Éd. Glénat (2010), 340 pages,
35 euros.
PHOTOS : UMBERTO FRATINI/EKTADOC
c’est le plaisir. Nos productions érotiques montrent des personnes qui
manifestent leur jouissance de façon ostentatoire. Cela peut sembler plus
gai, mais il ne faut pas se leurrer : quelle que soit la forme de transgression, tout est codifié », décrit Agnès Giard.
Le vrai tabou au pays du Soleil-Levant est de dire « je t’aime ». Cela ne se
fait pas, « à part dans les mauvaises séries télé », note Ayako. Un sentiment confirmé par Kaz, étudiant japonais, à Paris depuis trois ans :
« Ai shiteru [“je t’aime”, ndlr] sonne trop lourd. Je préfère la légèreté de
suki dayo [“je t’aime bien”]. Ça suffit. Et l’idéal, c’est sans doute ne rien
dire. Un grand écrivain du début du XXe siècle, Soseki Natsume, proposait
de traduire “je t’aime” par “la lune est belle, n’est-ce pas ?”… C’est formidable, non ? »
Au rayon de la pudeur, s’embrasser en public est également impensable,
puisque le baiser équivaut presque à une pratique sexuelle. Jeune, fragile
et mignonne, la femme japonaise doit aussi être réservée. « Les Japonaises sont soumises à des impératifs sociaux et non moraux. Leur
sexualité peut être aussi débridée qu’elles le veulent à condition qu’elles
soient discrètes, décrypte Agnès Giard. Le problème n’est pas le sexe, le
problème c’est l’ego. Étaler sa vie en public est un manque de politesse,
la marque d’un ego disproportionné. Les filles qui le font sont appelées
wagamama : des égoïstes qui ne font pas attention aux autres. »
Ayako nous confie qu’elle ne connaît pas la moitié des pratiques bizarres