Soif de luxe

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Soif de luxe
lifestyle
Dans les ruelles et les bars
comme «Le Blue Lady», les
«yachties» se rencontrent pour
Soif de luxe
faire le point, comme avec Gus
(dessous) par exemple.
Ils arrivent à Antibes par centaines, pour en repartir le plus vite possible. Ils sont animés par l’espoir de
travailler en tant qu’hôtesse, matelot, premier officier, cuisinier ou machiniste sur un yacht de luxe.
Avec à la clé, souvent, de grosses déceptions.
texte et photos:
CORINNE NUSSKERN
Il ralentit le pas, son sourire tente de cacher
un regard mécontent. Alors qu’en arrière-plan
les super yachts brillent d’un blanc éblouissant, le premier officier Gus (42 ans) baisse
la tête et dit: «Encore rien.» A côté de lui, une
vingtaine de compagnons revient d’un pas
pesant de Port Vauban. Ils ont tous le «dock­
walk» dans les jambes, le parcours matinal de
yacht à yacht, avec le désir d’être embauché
sur l’un des yachts de luxe.
Gus l’Australien est l’un des centaines de
«yachties», qui se retrouvent chaque année au
printemps dans la petite ville d’Antibes pour
dénicher un job sur un yacht. En ce moment,
on recherche surtout des machinistes. Gus remet ces dix CV non distribués dans son sac à
dos. «Que faire jusqu’à 17 heures ce soir, quand
commence le réseautage dans les bars?»
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C’est plus facile pour les beaux
Le chemin vers le contrat de travail peut être
parcouru de différentes manières. La variante
royale passe par l’une des quelque 20 agences
de personnel d’équipage de la place, actives
dans le monde entier. Le service des agences
est en général gratuit pour les demandeurs
d’emploi. Shelley de Blue Water Yachting explique: «Ce que nous regardons en premier lieu
chez les candidats c’est le talent, les qualifications et l’expérience. Bien entendu, une personnalité agréable et le physique ne sont pas
dénoués d’importance.» Dans les autres bureaux, les exigences sont similaires.
Les propriétaires de yachts et capitaines se
tournent vers les agences pour trouver des
personnes adaptées à leur équipage. Celui qui
est convoqué à un entretien personnel a pratiquement le job dans la poche. «Avril à juin
sont la haute saison pour les bateaux qui du-
rant la saison d’été croisent principalement
en Méditerranée, septembre à novembre pour
des placements dans les Caraïbes», poursuit
Shelley. Les débutants sans expériences dans
l’hôtellerie/restauration, les professions mécaniques ou électriques ou sans connaissances nautiques ou en langues étrangères sont
ici en mauvaise posture. Les yachties suisses
sont rares, bien qu’ils auraient, avec leur formation de base plutôt élevée en comparaison
internationale, de bonnes chances d’entrer
dans la branche du luxe.
Quatre pintes et un job?
Le réseautage personnel est souvent prometteur. Le milieu des yachties n’a aujourd’hui
plus rien en commun avec les formes de rapports sociaux des quartiers portuaires des
temps anciens, pourtant les petites natures
parviennent mal à s’y faire une place. Dans
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une ambiance détendue, tout le monde bavarde avec tout le monde, surtout dans les
bars où les membres d’équipage et demandeurs d’emploi se rencontrent. On reconnaît
ceux qui sont en recherche à la pile de CV
qu’ils portent sur eux. Après tout on ne sait
jamais quand et où on tombera sur un capitaine. Si l’un d’eux apparaît, il est recouvert de
CV, comme s’il était une boîte aux lettres.
Gus est assis avec l’Anglaise Melissa (25)
dans le pub «Le Blue Lady» et commande une
pinte. La langue et les manières des yachties
sont cent pour cent anglaises. Ce n’est pas un
juin 08 marina.ch
hasard, car la britanique MCA (Maritime and
Coastguard Agency) et l’USCG (United States Coast Guard) se sont imposées au niveau
international il y a des décennies, en matière
de règles et consignes du monde des yachts.
Ce n’est que depuis peu que Melissa a terminé
le cours STCW 95 – coût 1200 euros. Sans
avoir accompli ce cours de formation spécifique aux yachts, presque personne ne trouve de
place de travail. Son rêve de travailler comme
hôtesse en haute mer est presque aussi vieux
que Melissa elle-même. Il faut que ce soit un
yacht à moteur, grand et brillant.
Après une heure, ce petit monde se déplace
vers le «Hope Store Irish Pub», «La Gaffe» ou
l’«Xtreme», il y a toujours un Happy Hour
quelque part. La bière coule par gallons, de
temps en temps on tend un joint et à neuf
heures du soir, la plupart sont ivres. Gus passe
à l’eau minérale, rit à des blagues, qui deviennent au fil des heures de plus en plus rudes.
Il n’abandonne pourtant pas tout espoir. Nicholas de France, Simona de Tasmanie et
Vasco du Portugal ont trouvé leurs jobs et
font la fête toute la nuit, alors qu’au-dehors
deux Britanniques se cognent sur la tête. Pas
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lifestyle
étonnant que de plus en plus d’employeurs
exigent de leur équipage des tests sanguins
et urinaires avant la signature du contrat.
On semble se réjouir du succès des autres.
Après tout il pourrait suffire de connaître les
matelots fraîchement engagés pour obtenir du
boulot à travers eux. Cela n’empêche nullement
la crispation et l’envie couver imperceptiblement. A 22 heures, Gus n’en peut plus. Melissa
aussi est fatiguée. Ils parcourent ensemble le
chemin du retour vers l’«Amma’s», la crewhouse la plus familiale d’Antibes. D’étroites
chambres à coucher à quatre lits, un jardin,
deux grands chiens. Loin du luxe mais tout de
même mieux que les crew-houses dans lesquelles les chambres sont mixtes et où une nuit
sur deux quelqu’un vomit dans le couloir. Les
hébergements ne sont pas des oasis de bienêtre mais c’est ici que se joue l’indispensable
réseautage. Malgré tout, ceux qui peuvent se
le permettre vivent à l’hôtel ou en privé.
L’attrait de l’argent
La branche est en plein essor, on construit
toujours plus de yachts, toujours plus grands.
Les équipages qualifiés sont donc plus recherchés que jamais. Les agences se plaignent de
ne pas trouver de professionnels; les demandeurs d’emploi, de ne pas trouver de jobs qui
leur conviennent. Leurs projets sont aussi différents que les yachts du port d’Antibes. Certains cherchent une place pour la saison,
d’autres veulent construire une carrière.
Yacht à voile ou à moteur – il n’y a pas deux
bateaux identiques, chacun fonctionne comme
une entreprise, un microcosme dans l’étendue
des océans. Les uns sont enregistrés au nom
de privés, d’autres sont loués, quelques-uns ne
croisent qu’en Méditerranée, d’autres parcourent le monde dans tous les sens.
Les plus appréciés sont les bateaux de 40 mètres de longueur et plus, car plus le yacht est
grand, plus le salaire est élevé. En se faisant recruter habilement, on peut gagner selon le
poste entre 2000 et 12’000 euros par mois,
sans payer un centime pour la nourriture et le
logement. Cependant rares sont ceux qui travaillent éternellement sur les yachts. La branche du luxe exige des personnes jeunes et belles. Ce sont surtout les hôtesses qui le
ressentent. A partir de 35 ans, leur rêve a le plus
souvent vécu. Par contre, qu’un capitaine ou
un machiniste porte son surpoids sur des jambes en X est sans importance aucune.
Pas de place pour les
individualistes
Dimanche matin, Gus est à neuf heures déjà
de retour à l’Amma’s, le «Dockwalk» n’ayant
une fois de plus pas porté ses fruits. Il est là
depuis six semaines, durant lesquelles il a travaillé huit jours en tant qu’homme de bord,
pour 130 euros par jour. Ses licences australiennes ont ici moins de valeur selon les standards MCA, malgré des années d’expérience.
Le budget de Gus commence à être juste:
«L’argent suffit encore jusqu’à demain soir.»
Melissa sort timidement de son sac une petite
poupée vêtue d’un uniforme British Airways.
Je ne suis encore jamais partie en voyage sans
cette poupée. Je l’ai depuis mon sixième anniversaire.» Hôtesse est le métier de ses rêves depuis qu’elle est en âge de penser. Pourtant le
quotidien sur les yachts peut être un enfer: des
horaires de travail de six heures du matin à minuit, sept jours sur sept, sont chose normale.
Conventions collectives de travail ou sécurité
sociale n’existent pas. Le glamour des yachts
s’arrête net à la porte des quartiers de l’équipage. Cela n’effraie pas Melissa. Elle connaît
les privations, les cabines exiguës et la vie privée à échelle très réduite. Chaque jour consiste
en un dur labeur loin de la famille et des amis
et est tout sauf une invitation à une croisière.
ger. Ses nouveaux amis, qui sont venus dire au
revoir à Melissa, se réjouissent pour elle et
pourtant leur sourire est un peu crispé. Tout va
ensuite très vite. Captain Alister arrive, met ses
bagages dans le coffre et, pendant que Melissa
fait ses adieux à ses amis, ceux-ci tendent l’un
après l’autre leur CV au capitaine.
Gus se rassied à la table et commande encore
une bière. Sa dernière à Antibes. Le lendemain
il retourne en Australie et y acceptera un travail. A terre!
Le rêve est réalité
C’est un dimanche soir tranquille dans le bar
La Gaffe. Melissa attend Alister, le capitaine
qui permettra à son rêve de se réaliser. Sur un
yacht de 62 mètres, qui se trouve en ce moment à Gênes, on lui propose un contrat de six
mois. Elle a de la peine à rester assise sans bou-
Si les propriétaires de bateau
vivent dans le luxe, les demandeurs d’emploi vivent souvent
dans des conditions modestes.
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Ralligweg 10
infobox
Arrivée: Vols vers Nice (Swiss de Zurich, Easyjet de Bâle, AirFrance de Genève)
3012 Berne
Depuis Nice, en bus ou taxi vers Antibes
Crew Houses (env. 130 euros par semaine):
Amma’s Crew House, 17 Avenue Du Mas Ensolille, tél: +33 (0)4 93 95 21 32
Tél. 031 301 00 31
The Crew House, 1 avenue Saint Roch, 06600 Antibes, tél: +33 (0)4 92 90 49 39
The Glamorgan, 20 Avenue Thiers, 06600 Antibes, tél: +33(0)4 93 34 42 71
[email protected]
Lecture: «Working on Yachts and Superyachts» de Jennifer Errico
Cours STCW95: Blue Water Training Antibes,
www.marina-online.ch
www.bluewateryachting.com (env. 1200 euros)
Infos complémentaires au sujet des jobs sur les yachts: www.yachtcrew-cv.com
Service des abonnements
Office du tourisme Antibes: 11, place de Gaulle, tél. 0033 (04) 92 90 53 00,
www.antibesjuanlespins.com
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Tél. 031 300 63 43
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