Texte de la 647e conférence de l`Université de tous les

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Texte de la 647e conférence de l`Université de tous les
Texte de la 647e conférence de l'Université de tous les savoirs donnée le 2
octobre 2007
Islam de France, Islam en France
Par Bernard Godard
La religion musulmane n'est pas une religion récente dans l'espace français si on tient
compte du fait que trois départements français, majoritairement musulmans, ont dès le
XIXème siècle été partie intégrante de la République, en Algérie. Les relations entre la
République et l'islam en Algérie jusqu'en 1962 fondent, avec d'autres éléments
historiques, un certain type de rapport à cette « nouvelle » religion. Elles nous obligent à
considérer l'islam comme une religion plus anciennement établie sur le territoire français.
Les bouleversements géopolitiques de ces vingt dernières années, dont le radicalisme
islamiste constitue une des facettes, ainsi que les changements de nature sociologique ou
ethnique font évoluer les expressions de la religion musulmane de manière encore
imprévisible : ainsi, la religiosité des jeunes musulmans peut épouser un profil
spiritualiste comme elle peut s'exprimer par le plus extrême des littéralismes. Les
traditions majoritaires semblaient être calées sur un vieux fond culturel maghrébin. Or
Les statistiques livrées par les dernières enquêtes de l'INSEE nous révèlent le poids de
nouvelles populations venues de Turquie, d'Afrique subsahélienne, voire même du
Pakistan. Ces éléments nous montrent à quel point l'appréhension du fait musulman est
complexe et évolutif.
Aussi, notre réflexion va s'organiser autour de trois questions principales :
L'appartenance à l'islam : Peut-on « mesurer » l'adhésion à la foi ou encore peuton « compter » les musulmans ? Comment se décline cette appartenance entre
attachement national et adhésion aux courants doctrinaux ?
Les croyances et les pratiques. La visibilité des pratiques est patente d'abord à
travers les lieux de culte : combien sont-ils, quelles fonctions assurent-ils ? Aujourd'hui,
l'attachement à un certain nombre de pratiques, sans qu'il soit possible de déterminer si
elles proviennent d'une stricte orthopraxie ou d'un réflexe identitaire, se renforce. Si on
peut concevoir un regain de piétisme autour de la pratique du ramadan, que penser du
port du voile pour les jeunes filles ou du désir d'étendre la notion de nourriture licite, le
Halal ?
Enfin, la question de l'autorité reste une des questions centrales. Les
préoccupations des pouvoirs publics autour de la création d'un organe de régulation, le
CFCM ou et de la formation des Imams renvoient au désir de voir un encadrement
« contrôlé »de la « communauté » se réaliser, tant sur le plan matériel que sur le plan
spirituel. Existe-t-il aujourd'hui en pays non musulman, en pays de liberté religieuse, un
modèle d'autorité qui rassemblerait tous les musulmans de France ?
L'appartenance à l'islam
Les statistiques publiques en matière religieuse restent un tabou depuis 1872, date à
laquelle le dernier recensement de ce type a été effectué. Cela apparaît préjudiciable
dans la mesure où un grand nombre d'organismes privés le pratiquent ne se privent pas
de le faire. Mais, le plus souvent, des doutes peuvent être émis quant au choix des
échantillons, dont on ne nous dit pas grand-chose, mais dont on sait qu'ils n'épousent
pas forcément la répartition sociologique réelle des populations supposées être d'origine
musulmane. Ainsi, si on sait que les pratiques ou les sentiments d'appartenance peuvent
apparaître plus marqués dans des quartiers populaires à forte concentration de
population immigrée, on ne tient pas compte dans les échantillons d'un pan non
négligeable de populations d'origine musulmane qui vivent dans d'autres quartiers.
Toutefois, si on retient le critère des « origines », les différents recensements de l'INSEE
peuvent nous livrer quelques clés.
Les musulmans « sociologiques »
Ainsi, si on retient les conclusions d'une enquête de l'INED de 1999 intitulée Etude de
l'histoire familiale (publiée à la Documentation Française), où ont été répertoriées les
populations originaires du Maghreb, des pays musulmans d'Afrique noire et de Turquie,
on enregistre les chiffres suivants : 1,7 millions d'immigrés et deux millions de personnes
de la première ou de la deuxième génération née en France. Ces chiffres ne tenaient pas
compte de tous les musulmans étrangers et de leurs enfants provenant d'autres pays
(Moyen-Orient, Pakistan ou Comores), de musulmans convertis (pratiquement impossible
à chiffrer) ou de tous ceux, qui, pour différentes raisons, avaient pu échapper au
recensement (clandestins ou personnes qui ont refusé de remplir une déclaration). Enfin
un doute régnait quant à la communauté harkie : était-elle répertoriée parmi les
immigrés ? On était donc sur un chiffre minimum de 3,7 millions de musulmans à
réévaluer nettement à la hausse.
Le dépouillement des chiffres de 2005, récemment livrés, nous apprend que le nombre
d'étrangers provenant de pays majoritairement musulmans avoisine les 2 millions de
personnes dont :
1,6 millions provenant des pays définis plus haut et un solde d'environ 400 000
personnes d'autres nationalités, dont les Comoriens (on avance en général la présence
de 150 000 comoriens, dont presque 50 000 à Marseille, première communauté
musulmane devant les originaires d'Algérie), les pakistanais et indiens d'origine
musulmane et les moyen-orientaux.
On apprend également que 500 000 personnes supposées musulmanes ont acquis la
nationalité française entre 2000 et 2005 (soit par acquisition à la majorité ou par
mariage ou par naturalisation). Si on ajoute à ce chiffre les deux millions de personnes
issus de l'immigration répertoriées en 1999 (certes certaines d'entre elles ont peut-être
gardé une nationalité étrangère et sont alors à classer dans les 1,6 millions d'étrangers,
mais le risque d'absence des statistiques d'un certain nombre de français par acquisition
à la naissance compense largement cette marge d'erreur), on arrive alors à un chiffre de
4,5 millions. Si l'on ajoute à ce chiffre les 200 000 musulmans de l'île de Mayotte , les
100 000 de La Réunion, les convertis, tous ceux qui ont échappé aux statistiques, et le
nombre d'arrivées d'étrangers (en particulier par le regroupement familial) et les
naissances entre 2005 et 2007, il n'est pas incongru d'avancer que la France compte
autour de cinq millions de musulmans d'origine.
Mais les enseignements de ces statistiques mettent en exergue les évolutions de ces
populations : le regroupement familial est toujours une des premières causes de
l'augmentation des populations en provenance de pays musulmans. Et l'endogamie reste
encore très forte en raison du nombre élevé de conjoints venus du pays d'origine. Ainsi,
les populations turques et africaines sont en croissance (entrées en France et taux de
natalité) alors que les populations d'origine algérienne correspondent plus aux taux de
natalité européens.
C'est ainsi que les originaires d'Algérie ou descendants d'algériens que le tiers des
musulmans, alors que l'on pouvait considérer qu'ils représentaient la moitié il y a une
dizaine d'années.
Viennent ensuite les marocains dont le poids, on le verra, est considérable dans
l'animation de la vie des musulmans de France.
Mais ces statistiques ne peuvent rendre compte de l'essentiel : comment peut-on évaluer
le taux d'appartenance à la religion musulmane. ?
Les différents degrés d'appartenance
Dans un ouvrage intitulé Loi d'Allah, loi des hommes (Albin Michel 2002), où l'imam
Tarek Oubrou dialogue avec la sociologue Leila Babès, ce dernier avance que la simple foi
(« une croyance même vague, sans être informé de détails et même si on ne pratique
rien de l'islam ») constitue une appartenance à la religion.
Tous les sondages évoqués plus hauts se sont penchés sur la question. A titre d'exemple,
on peut comparer deux d'entre eux, pratiqués à six ans d'écart :
En novembre 2001, une enquête IFOP/Le Monde avançait que 70% de musulmans
interrogés pratiquaient le Ramadan, 20% allait à la mosquée le vendredi et 33% priait
chaque jour. Dans un sondage CSA/La Croix de septembre 2006, 88% pratiqueraient le
Ramadan, 17% iraient à la mosquée une fois par semaine et 43% feraient leurs cinq
prières par jour.
Si on retient ces deux enquêtes à peu près fiables, on peut estimer qu'il y aurait eu en
cinq ans une nette augmentation des pratiquants journaliers de la prière (+10%) et une
augmentation encore plus conséquente de la pratique du Ramadan (+18%). En
revanche, l'assistance à l'office du vendredi n'aurait pas augmenté.
Ces deux faits démontrent, nonobstant la fiabilité scientifique de ce genre de sondage,
que le Ramadan peut être considéré comme un véritable fait de société. Les
« manières » de faire le Ramadan mériteraient également d'être commentées, tant la
dimension strictement religieuse est limitative. Fait communautaire, il est un moment de
rappel, de rassemblement, de communion. Il est également, pour les jeunes qui le
redécouvrent en particulier, un moment d'ascèse, et peut être accompli en dehors de
toute autre pratique, allant parfois jusqu'à être présenté comme un exercice
« d'hygiène ». Souvent, comme dans le monde musulman, il est une gageure pour les
plus jeunes, sorte d'acte d'initiation à l'âge adulte, entraînant même des excès dans des
quartiers où les pressions, à l'école comme dans la rue, peuvent s'exercer sur les nonpratiquants.
Plus intéressant apparaît le regain de la pratique des cinq prières quotidiennes, qui
appartiennent moins à un acte communautaire (il y a des prières silencieuses, accomplies
dans des positions non ostensibles, quand la prosternation est impossible). Il dénote un
net attachement à la spiritualité. Sa non corrélation à la pratique quotidienne à la
mosquée, qui reste quant à elle cantonnée au chiffre de 20%, démontre la difficulté à
considérer l'assistance régulière aux offices comme un marqueur suffisant de la
religiosité.
On retiendra également à cet égard que si, en septembre 2006, 48% des femmes
accomplissaient leurs cinq prières quotidiennes, elles n'étaient que 6% à se rendre
régulièrement à la mosquée et 61% à ne jamais s'y rendre.
D'autres facteurs, non négligeables, méritent de nuancer les sentiments d'appartenance :
entre l'islam des dévots et des gens pieux et un islam minimaliste, plus réactionnel ou
identitaire, il existe une multitude d'attitudes. A cet égard, le « bricolage » des
musulmans n'est pas si différent de celui qu'on rencontre dans d'autres religions : les
buveurs d'alcool et les fumeurs s'abstiennent au moins pendant le mois du Ramadan,
d'autres font des journées de jeûne « à la carte » peu canoniques.
Les appartenances selon les courants ou les origines ethniques.
Le kaléidoscope des origines a fait souvent dire que l'islam ne peut se fondre dans un
« creuset » français où les musulmans parleraient tous d'une seule voix. Le syndrome
gallican est toujours très présent... La France est le pays d'Europe où la variété des
origines ethniques des musulmans est la plus forte. L'islam maghrébin et l'islam africain
côtoient l'islam turc et l'islam pakistanais. Mais surtout, il s'est constitué depuis plus de
quinze ans un islam occidental auquel adhèrent les plus jeunes, qui est traversé par une
multitude de courants contradictoires et qui évolue entre une sorte d'identité
sereinement assumée et un rigorisme pouvant aller jusqu'à l'engagement dans des
groupes djihadistes.
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L'islam traditionnel
La tendance majoritaire reste celle que l'on a coutume de nommer l'islam modéré, l'islam
tranquille, ou encore l'islam familial. Formules passe partout, ces dénominations
désignent en fait un islam plutôt conservateur, quiétiste certes, mais avant tout très
proche des pays d'origine. Car si les lieux de culte se multiplient, si les fonds pour les
construire peuvent être réunis grâce à la générosité des fidèles, ils manquent
cruellement d'un encadrement conséquent.
Craignant de perdre leur identité en perdant leur foi, ces musulmans se tournent vers le
pays d'origine pour régler une partie de leurs préoccupations spirituelles. Gérés souvent
par des responsables dynamiques, sachant évoluer entre consulats, mairies et fidèles
pour s'imposer, mais pas suffisamment formés à cette tâche, ils basent toute leur
organisation strictement religieuse (cours pour les enfants, différents offices) sur des
imams aux origines diverses. Ils sont sollicités auprès de la Grande Mosquée de Paris qui
envoie alors des imams détachés par le gouvernement algérien. Dans le cas turc, c'est
Ankara qui envoie ces imams. Dans le cas marocain, la pratique de la venue d'un imam
de la région d'origine, voire même de la tribu d'origine, sans intercession étatique, reste
vivace. Cette prudence dans le recours à des imams agréés par les pays d'origine n'est
pas seulement dictée par le désir de rester dans un cadre strictement communautaire.
Elle est également la résultante de la crainte de se laisser envahir par des courants plus
dynamiques, à l'image des Frères Musulmans de l'UOIF ou des groupes salafistes, très
prompts à déstabiliser l'équilibre au sein d'une mosquée.
Cet islam est celui de fidèles qui demandent à leur imam de leur rappeler les temps forts
de la religion, dans une langue simple et apaisée. C'est celui du respect de l'école
juridique à laquelle on est rattaché (le malékisme des maghrébins ou des africains, très
traditionnel et qui recherche le consensus ou le hanafisme turc mâtiné de kémalisme).
Cet islam a un centre dans le cas algérien avec la Grande Mosquée de Paris ou dans le
cas turc avec le Bureau des Affaires Théologiques qui délègue un responsable d'Ankara à
Paris. Il est plus diffus dans le cas marocain, où la relation à la ville ou au village
d'origine est plus significative que celle au « Makhzen », au pouvoir central, dans ce cas
précis, dans un pays qui ne connaît que depuis relativement récemment un contrôle
étroit de l'Etat sur l'organisation du corps des religieux.
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Les réformistes de l'UOIF
Au-delà de ces appartenances, d'anciens étudiants d'origine maghrébine ou moyenorientale arrivés en France dans les années 1970 et 1980 ont fait souche et ont importé
au fil des ans une formulation de l'idéologie des Frères Musulmans. Après un militantisme
au sein d'organisations politiques désireuses d'imposer l'islamisation des sociétés arabes,
ils se sont tournés vers leur insertion au sein des sociétés occidentales, estimant que ces
sociétés offraient finalement plus d'avantages en matière de liberté. Il en est résulté une
forme particulière de déclinaison de l'héritage traditionnel de ce que l'on appelle
communément le réformisme à travers le prisme des Frères Musulmans. Retour au texte
sacré, adaptation à la modernité tout en gardant son âme et rétablissement des mœurs
musulmanes au sein de la cité sont aujourd'hui un pari que l'UOIF, l'Union des
organisations islamiques de France tente de gagner. Adossée à une organisation
européenne, le Conseil de la Fatwa et de la Recherche, elle défend la production de cette
dernière qui édicte des avis timidement réformateurs sous certains aspects et très
rigoriste sous d'autres, en particulier concernant le statut de la femme.
Mais la plus grande force de l'UOIF réside dans sa formidable capacité organisationnelle.
Aujourd'hui aux mains de cadres d'origine marocaine, elle a réussi à imposer son
influence au sein de nombre de mosquées, lasses de l'incurie de dirigeants illettrés ou
prévaricateurs. Ainsi, donnée comme très minoritaire au sein du Conseil Régional du
Culte Musulman d'Ile de France en 2003, elle réussit à rassembler aux élections du
renouvellement du CFCM en 2005 le vote de la majorité relative des délégués des
mosquées de la région la plus importante en nombre de musulmans (plus du tiers par
rapport au reste de la France).
Mais son entregent auprès des pays du Golfe pourvoyeurs de fonds ou sa réussite à être
reconnu officiellement au travers de sa présence au CFCM peuvent constituer
paradoxalement sa faiblesse. Un temps bien soutenue par son organisation de jeunes, les
Jeunes Musulmans de France, elle est aujourd'hui critiquée pour ses atermoiements, en
particulier lors du vote sur les signes religieux en 2004 ou pour ses liens de dépendance
avec des fondations des pays du Golfe.
Paradoxalement, c'est le petit-fils de Hassan el Banna, le fondateur des Frères
Musulmans en Egypte à la fin des années 1920, qui va faire éclore une nouvelle mentalité
au sein de la jeunesse musulmane. En incitant les jeunes à exercer leur citoyenneté et à
assumer pleinement leur islamité, Tarek Ramadan pousse à l'autonomie et à fustiger les
régimes arabes. Dès lors, l'UOIF, même si elle reste l'organisatrice du plus grand
rassemblement musulman d'Europe, chaque année, au Bourget, se voit reprocher sa trop
grande souplesse vis-à-vis des pouvoirs publics ou des régimes qui les financent. Et ces
critiques peuvent alors bénéficier à des courants fondamentalistes, dont l'influence ne se
dément pas dans les quartiers à forte présence musulmane.
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Les fondamentalistes : le Tabligh et le salafisme
Le fondamentalisme revêt deux formes principales, une forme qui se veut quiétiste et
respectueuse de l'ordre public et une autre qui se manifeste par une sorte de contre
société musulmane.
Le premier de ces courants, le mouvement Tabligh est né dans les années 1920
en Inde et se distingue de tous les autres par son caractère missionnaire, ce qui
n'est pas inscrit dans la tradition musulmane. Son apparition dans un pays où
l'islam est minoritaire a surement contribué à forger sa doctrine. Ainsi, souvent
comparé aux «témoins de Jéhovah», mais aussi pointé du doigt pour ses
éventuelles dérives sectaires, le Tabligh a étendu son influence en France. Son
succès, aussi bien auprès des vieilles générations de travailleurs immigrés
«converties» dès les années 1970 qu'auprès des jeunes des cités, fait de
l'expression française du Tabligh, l'association «Tabligh et Dawa ilillah», le
mouvement le plus dynamique au sein des lieux de culte.
S'affichant comme quiétistes et très respectueux des lois du pays où ils sont installés, les
tablighi sont toutefois des fondamentalistes extrêmes, encadrés par des anciens dont le
niveau doctrinal est assez pauvre et conseillant un certain retrait du monde, en
particulier occidental, car dissolu. Le mode de recrutement dans le Tabligh, s'il est
accompli strictement, frise l'embrigadement sectaire : acceptation absolue de l'autorité
du guide, séances de sensibilisation épuisante pour l'impétrant et obligation envers le
mouvement qui laisse peu de place à la vie personnelle ou professionnelle. Aussi, si
beaucoup s'engagent, beaucoup en repartent aussi, retrouvant pour la majorité une vie
normale. D'autres recherchent une expression aussi fondamentaliste et plus radicale.
C'est alors le salafisme qui leur offre cette voie.
Le salafisme, deuxième expression marquante du fondamentalisme n'est pas un
phénomène nouveau. Paradoxalement, le terme salafiyya, ou salafisme désignait
au départ, au début du XXème siècle, un courant qui voulait revenir au message
originel, celui des salaf, des pieux prédécesseurs, en le débarrassant toutefois de
toute la casuistique qui s'était accumulée ces derniers siècles dans le monde
musulman. Mieux relire les textes fondateurs de l'islam pour mieux entrer dans le
monde qui nous entoure, tel était au départ les intentions des initiateurs du
salafisme. Différents avatars, dont le plus marquant sera la récupération de ces
intentions par le wahhabisme naissant à la fin des années 1920, vont faire aboutir
le salafisme à un mouvement littéraliste, fermé, foncièrement anti-occidental et,
dans son expression la plus extrême, jihadiste. Il remporte aujourd'hui auprès des
jeunes musulmans, issus de l'immigration ou convertis, le succès qu'on lui
connaît. Poussant jusqu'à l'absurde la séparation avec un monde impur, en
tentant de créer des lieux de vie séparés (crèches sauvages, entreprises), ils
vivent en cercles autonomes, se référant à des autorités religieuses basées à La
Mecque, Amman, Damas ou Sanaa et communiquent par le net. Contrairement au
Tabligh, ils sont tenus en suspicion dans les mosquées et ont du mal à conserver
une étanchéité entre le salafisme «ordinaire» et le jihadisme. Ce dernier enrôle
régulièrement des jeunes qui s'étaient signalés dans les années 1990 par leur
engagement dans des combats en Bosnie ou en Tchétchénie et s'entrainaient en
Afghanistan. Aujourd'hui, c'est l'Irak qui constitue le nouveau terrain de ces
apprenti-terroristes.
A l'opposé de ces positions extrêmes vivent des tendances plus hétérodoxes, moins
connues ou moins visibles, mais aussi dynamiques. Ce sont les spiritualistes ou les
« bricoleurs ».
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Ethique, business, rénovation et spiritualité
Une partie non négligeable des nouvelles générations nées en France ont été initiées à
l'islam par les courants réformistes ou le Tabligh. Les mouvements confrériques, toujours
très influents dans le monde arabe, arrivent aujourd'hui, sous des formes modernisées, à
séduire de nouvelles générations. En outre, certains de ceux qui ont écouté Tarek
Ramadan dans les années 1990, décomplexés grâce à la lutte pour la reconnaissance
citoyenne, se sont lancés dans le business et ont investi des secteurs économiques où ils
entendent apporter une dimension éthique (sportswear, chanson, commerce halal).
Emblématique de cette génération, le chanteur Abdelmalik, converti d'origine congolaise,
est passé par le Tabligh, avant de rejoindre la confrérie soufie marocaine Bouchichiyya.
D'autres encore, cadres, technicien ou ouvriers, vivent un islam familial discret, sensibles
à cette spiritualité comme aux arguments des « rénovateurs », qui, à l'image de
Mohamed Arkoun, Leila Babes ou les frères Bencheikh, entendent « contextualiser » le
texte coranique pour le rendre lisible dans la modernité.
. Les tenants d'un héritage pieusement conservé des « tariqat », des confréries soufies,
pour qui « l'islam du cœur » est plus important que celui du dogme, regrettent la
popularisation d'un mouvement qui devrait plus tenir de l'ésotérisme que de la diffusion
de masse. Cet héritage, symbolisé par le philosophe René Guénon mort au Caire en
1951, est toujours fidèlement conservé, en particulier par toute une composante des
convertis français. Mais la l'emergence d'autres confréries, à l'image de la Alawyyia,
d'origine algérienne - responsable du mouvement des Scouts musulmans de France permet de faire connaître une spiritualité moins initiatique et plus en phase avec les
attentes de nouvelles générations. D'autres, telle la Bouchichiyya marocaine, originaire
du Nord-est marocain remportent un même succès, grâce à des publications de
vulgarisation du conseiller le plus proche du guide de la confrérie, l'écrivain Fawzi Skali.
La permanence de l'appartenance confrérique ne se dément également pas chez les
africains ou les turcs. Chez les premiers, on n'échappe pas, selon son origine, à cette
affiliation, majoritairement auprès de deux « Tariqat », celle des mourides et celle de la
Tijjaniyya. Quant aux deuxièmes, ils sont toujours attirés par cette déclinaison tout à fait
particulière du confrérisme, né en réaction au kémalisme, mais pas si éloigné de lui par
ses accents nationalistes.
Tous ces courants abordent les pratiques de manière parfois différenciées. Certains
d'entre eux, à l'image des rénovateurs, n'ont aucune visibilité dans l'espace traditionnel
de la mosquée, même si le Président actuel du CFCM, le recteur Dalil Boubakeur, n'en est
pas très éloigné. On l'a vu, des pans entiers de la vie du culte musulman échappent aux
notables chargés théoriquement d'encadrer les fidèles. La vie du musulman, de la
naissance à la mort, n'est pas réglée de manière certaine par un ensemble de rituels
dont l'orthopraxie est fidèlement fixée par des instances traditionnelles. Bousculant les
interprétations, imprimant une dimension autant identitaire que strictement
confessionnelle, certains musulmans réinventent parfois en terre non musulmane une
nouvelle manière de vivre son islam, posant parfois des problèmes au cadre laïc.
Pratiques et croyances
L'ensemble des pratiques des musulmans emprunte en principe des dogmes et des
rituels édictés. La tradition, très marquée pour les populations d'origine maghrébine et
subsahélienne, est contenue dans l'école malékite, une des plus rigoristes, mais aussi
celle qui fait la place la plus large au ‘urf, à la coutume. La tradition communautaire,
rendue plus nécessaire en milieu d'émigration, a mis la mosquée au centre de la
religiosité de la plupart des fidèles. Lieu de prière, elle assure aussi des fonctions
multiples, retrouvant en quelque sorte la fonctionnalité qui était la sienne dans l'islam
originel.
Mais le champ des pratiques peut aussi s'étendre, se voir réinterprété par de nouvelles
générations pour qui la mosquée, lieu traditionnel de l'expression de la religiosité devient
presque marginale. Des nouvelles manières de croire, des « bricolages », selon la
formule de la sociologue Danièle Hervieu-Léger, se mettent en place. Longtemps jugées
positives en ce qu'elles pouvaient s'accompagner de la revendication d'une pleine
citoyenneté, elles peuvent emprunter des voies très contrastées, d'une simple spiritualité
discrète à un respect littéraliste et obtus en passant par des revendications plus
identitaires, telles que le port du voile ou la nécessité de pouvoir consommer halal. En
outre elles reflètent en grande partie les tendances générales néo-conservatrices qui
dominent dans les pays musulmans : la mode féminine islamique est une manière de
contourner le durcissement des mœurs à Alger, Casablanca, Le Caire ou Kuala-Lumpur;
ainsi également, alors que la question de l'usure, du riba, avait été réglée par les
oulemas des institutions traditionnelles, telle celle d'El Azhar en Egypte - ces dernières
ayant estimé que l'intérêt bancaire n'était pas de l'usure - des oulemas du Golfe
avancent aujourd'hui que seuls les produits bancaires authentiquement islamiques
doivent avoir cours, hors des banques occidentales. Pour parer d'éventuels risques
l'équivalent de la Banque d'Angleterre a déjà favorisé l'émergence d'une banque
islamique anglaise, l'IBB (Islamic Bank of Britain). Alors à quand la création d'un
établissement bancaire islamique français ?
Les mosquées au centre de la vie communautaire
C'est à partir des années 1980, peu de temps après les premiers regroupements
familiaux et à la suite de l'autorisation accordée aux étrangers de se constituer en
association de la loi de 1901, que les lieux de culte vont se multiplier. Longtemps
cantonnés dans des lieux de relégation, dans les locaux communs des bas de tour de
HLM, dans des friches industrielles ou dans des foyers, les lieux de culte sont aujourd'hui
majoritairement situés dans des lieux plus corrects, où domine ce que l'on dénomme les
mosquées pavillons, lieux de culte de taille raisonnable pouvant accueillir jusqu'à deux
cent ou trois cents personnes.
La fonctionnalité des mosquées est beaucoup plus large que celle habituellement retenue
pour un lieu de culte ordinaire. Lieu communautaire comme on l'a dit, la mosquée est
avant tout aussi un lieu symbolique. Pour les musulmans même non pratiquants, il reste
un thème de revendication qui peut peser d'un poids électoral, selon les dispositions
d'une équipe municipale. Le principe de sa construction devient pour un maire une
manière de reconnaître « sa » communauté. Dans ce cas, on englobe de manière un peu
abusive, des populations, d'origine culturelle musulmane certes, dans le vocable « fidèles
musulmans ».
En l'absence de lieu séculier, les mosquées sont devenues des lieux de rassemblement
stratégique. Les défaillances des structures d'animation et d'encadrement ethniconationales traditionnelles, les amicales des années 1970 et 1980, n'ont pas pour autant
fait cesser le désir de trouver un lieu de ressourcement selon les origines. La
multiplication des lieux de prière/ centres culturels se plaçant nettement dans une
optique nationale, on a vu fleurir, à côté de la salle de prières proprement dites, des lieux
de réunions à caractère non religieux, des salles de cours en direction de jeunes
générations, pour dispenser des cours de langue arabe ou de langue turque aussi bien
que des cours de soutien scolaire, à côté des enseignements religieux traditionnels
donnés par un imam.
La dimension interculturelle, en particulier celle d'échanges avec le milieu environnant ou
avec les autres religions marque la volonté de donner un caractère nettement ouvert à
ces lieux : c'est le cas emblématique des mosquées Addawa à Paris ou Houda à
Bordeaux qui organisent colloques et réunions très suivis.
Enfin, la question du financement a ouvert un nouvel horizon pour certains. Ils
voudraient donner à l'espace occupé par la mosquée et ses activités annexes la
caractéristique d'un bien habous - entreprise impossible en droit français - qui
permettrait une défiscalisation quasi-totale de toutes les activités s'y déroulant.
Certains se prennent à rêver d'installer un véritable ensemble immobilier avec des
activités culturelles et commerciales autour du lieu de prière. Des projets pharaoniques,
qualifiés de mosquées-cathédrales ont longtemps laissé planer un doute sur la pertinence
de ce genre de projet. Certains élus semblent trouver l'idée intéressante et n'hésitent pas
à soutenir des projets encore trop ambitieux.
Le financement des mosquées reste un sujet très discuté. Le rapport de la commission
Machelon, mis en place par le ministre de l'Intérieur et rendu en septembre 2006 prônait
le financement direct de la construction des lieux de culte, prenant pour exemple les
besoins non satisfaits du culte musulman en matière de lieux de culte de proximité. Ce
rapport pointait par ailleurs tous les autres moyens d'aide déjà existants : cession d'un
bail emphytéotique par une collectivité locale à des associations cultuelles, garantie
d'emprunt, défiscalisation des activités cultuelles et surtout aide indirecte par le
financement direct des activités culturelles. C'est d'ailleurs par ce dernier moyen qu'un
nombre non négligeable de lieux de culte ont pu être édifiés.
Toutefois, il ne faut pas minimiser l'énorme apport des fidèles. L'idée tenace qu'une
manne financière venue du Golfe Persique serait à la base de la naissance de nombre de
lieux de culte a fait long feu. Si cette aide a pu permettre il y a plus de dix ans l'érection
de quelques mosquées-cathédrales, ce n'est plus le cas. La mobilisation financière des
fidèles est souvent impressionnante, même si, parfois, elle ne suffit pas à achever tous
les travaux programmés. L'idée d'un schéma directeur national de construction des
mosquées- aucune autorité administrative ou religieuse musulmanes ne pouvant pour
l'heure l'imposer - est une idée qui commence à germer.
Car cette contrainte du financement génère des situations d'inégalité flagrante. C'est le
prix du terrain au mètre carré et la disponibilité de terrains, particulièrement dans les
villes au tissu urbain dense, qui détermine les potentialités. Pour ces raisons, les
populations établies dans les bassins d'emploi traditionnels (grandes agglomérations,
centre villes de villes moyennes), ont du mal à acquérir des terrains alors que les
populations plus éparpillées, en milieu semi-urbain ou à la campagne révèlent un grand
dynamisme dans la construction de lieux de culte. Les populations africaines, qui ne
possèdent pratiquement pas de lieux de culte - les salles en foyer de travailleurs
immigrés restant la propriété de l'organisme loueur - ou une partie non négligeable des
populations d'origine algérienne, se trouvent sanctionnées alors que les populations
d'origine marocaine ou turque, mieux réparties sur tout le territoire, mais aussi plus
attachées à la permanence d'une vie communautaire, sont majoritaires en terme de lieux
de culte.
A défaut de statistiques sur le nombre de musulmans et sur leur taux de pratique, le
nombre de mosquées et leur répartition constitue une sorte de photographie de la
pratique de l'islam en France. La simple progression de lieux de culte ces vingt dernières
années est impressionnante : 500 en 1985, 1200 en 1992, 1600 en 2004 et 1900 en
2007. On sait qu'à partir des années 2000, le climat général de blocage qui avait souvent
dominé chez certains maires, a laissé la place à un encouragement.
Si on sait que plus du tiers des musulmans vit aujourd'hui en Ile de France, on s'aperçoit
que le nombre de lieux de culte ne serait pas en rapport avec un peu plus de 400
mosquées sur les plus de 1600 répertoriées en 1984 par différentes institutions dont le
Ministère de l'Intérieur. Lyon et Marseille s'en sortent mieux avec chacune plus de 75
lieux de culte. Certaines régions, telles la Lorraine et le Nord, ont pu permettre, grâce en
particulier aux friches industrielles, l'acquisition de grandes surfaces. Mais le nombre de
lieux de culte disséminés dans des régions à forte présence de travailleurs agricoles,
souvent d'origine marocaine et reconvertis dans d'autres professions, ou turque, offre en
fait un paysage éparpillé de la répartition des musulmans en dehors des grands
ensembles représentés par les zones industrielles de la moitié Est de la France. Toutefois,
les différents courants évoqués plus hauts sont attentifs pour contrôler, investir ou
simplement conseiller ces lieux de culte. A cet égard, le Tabligh, qui se veut discret a su
concilier l'attachement national de ses fidèles avec l'appartenance à un mouvement
international. On parle plus volontiers d'un Tabligh « marocain » ou d'un Tabligh
« tunisien » par exemple. De la même manière, la puissante UOIF sait jouer le rôle de
protecteur ou de conseiller auprès de gestionnaires d'association à la faible formation
religieuse, sans compter le nombre de mosquées, dont de grands centres, qu'elle
contrôle directement.
Cette multiplication de lieux de rassemblement communautaire, au-delà des lieux de
pratiques cultuelles, dessine une prégnance très forte de la tradition chez des populations
soucieuses, entre autres de ne pas couper le lien avec le pays d'origine. Pour autant, estelle susceptible de rendre compte de l'ensemble du regain de pratiques qui s'exercent
hors de la mosquée et qui concerne en particulier plusieurs générations de musulmans
plus jeunes ou moins attachés au lien avec le pays des parents ou des grands parents ?
Pratiques et nouvelles manières de croire
Dans un ouvrage paru en 1995, Faire France, la démographe Michèle Tribalat constatait
qu'un certain nombre de pratiques communautaires avaient tendance à diminuer chez les
nouvelles générations de musulmans. Ce constat, justifié à l'époque, est largement
contredit plus de dix ans après. Les nouvelles manières de croire de générations nées en
France, si elles ont en partie privilégié une forte intériorisation de la vie spirituelle, ont
aussi soit confirmé la volonté de maintenir certaines pratiques cultuelles, soit transformé
le champ des pratiques en l'élargissant ou encore en ont créé certaines dans une forme
d'excès littéraliste. Toutes ces manières de croire sont largement importées du « village
mondial », d'Angleterre, d'Egypte ou même de Malaisie.
Durant un temps, cet islam « positif » des jeunes, selon la formule de la sociologue Leila
Babès, a été considéré comme une progression par rapport au traditionalisme des
immigrés et à leur attachement au pays d'origine. Cette réappropriation d'un islam
détaché des scories de croyances ancestrales était largement encadré et inspiré par le
courant réformiste des Frères Musulmans, alors que le Tabligh « convertissait » les fils
après avoir ramené les pères à la foi. Il n'était en grande partie qu'un avatar d'adaptation
du mouvement créé par Hassan el Banna au nouveau contexte européen. Il était paré de
toutes les vertus car il s'accompagnait d'une démarche de revendication citoyenne, où les
pratiques semblaient passer au second plan. Aujourd'hui, la militance semble avoir
décliné - le dernier symbole en fut les manifestations d'opposition au vote de la loi sur les
signes religieux en mars 2004 - après avoir tenté un rapprochement avorté avec la
mouvance tiers-mondiste.
Reste une vision plus éthique, non dénuée parfois d'arrières pensée commerciales, qui
voit des jeunes s'investir dans une sorte d'islamo-business. Ce sont les vêtements
islamiques, qui empruntent à une mode aujourd'hui mondiale, tels les élégants « qamis
chalwar » à la mode indienne, surmontés d'un turban. Ils donnent aux zélées
pratiquantes un air plus avenant que celles qui portent encore les strictes tenues des
« sœurs » musulmanes ou, plus austères encore, les Niqab noirs qui couvrent
intégralement le corps des femmes salafistes. Les stands de vêtements féminins
occupent presque la moitié de l'espace d'exposition du salon organisé chaque année par
l'UOIF au Bourget.
La question des interdits alimentaires constitue une illustration éloquente de la volonté
d'élargir les nouveaux espaces de pratiques rituelles. Selon l'anthropologue Mohamed
Benkheira, « la stricte observance des tabous alimentaires est bien plus lourde de sens
que la prière ou le pèlerinage à La Mecque » (l'intégration ou l'équarrissage oumma.com). La transgression de ces interdits serait plus douloureuse encore en pays
non-musulman. Elle pose la question profonde du rituel et, selon son interprétation, peut
revêtir plusieurs significations. Est-il un simple rituel un peu actualisé ou le signifiant
d'une mise à l'écart des non-musulmans, d'exclusion de ces derniers comme « impurs »,
leurs aliments ne devant pas être touchés par des musulmans. Les enquêtes menées
auprès de consommateurs musulmans ont fait ressortir que le respect de ce rituel
n'implique pas l'observance régulière des autres rituels, comme le Ramadan. Des
réflexions qui cèdent plus au mythe qu'à la réalité pareraient la viande venue d'un animal
rituellement abattu de vertus supérieures à la viande normale : la viande aurait meilleur
goût et aurait des qualités sanitaires supérieures car saignée alors que l'animal n'a pas
été préalablement étourdi. Les organismes de contrôle fleurissent : le plus dynamique
d'entre eux, l'entreprise AVS, est sur le créneau maximaliste, faisant souvent de la
surenchère en matière de prescriptions obligatoires et gagnant des points avec une
clientèle auprès de laquelle elle a acquis un gage de probité supérieur aux autres. Et
comme d'autres nouvelles pratiques, la surenchère halal est donnée en exemple par un
pays en pointe dans ce domaine, la Malaisie, qui, dans une sorte de frénésie
commerciale, appose un tampon halal à tous les produits comestibles possibles. Ces
excès bien sûr n'ont que peu d'assises sur le plan dogmatique, mais ils font partie des
modèles qu'affectionnent certains musulmans en Occident.
Sur un autre plan, ces exigences alimentaires ne laissent pas de poser des problèmes
aux collectivités, écoles ou entreprises.
Cependant, tout est loin d'être négatif : lorsque la commission européenne enjoignit à la
France, au début des années 2000, d'interdire les sites dérogatoires - parfois de simples
champs en pleine campagne - où étaient abattus les moutons de l'Aïd el Kebir, l'affaire
a été dans l'ensemble bien comprise par les musulmans. Les seuls musulmans d'Ile de
France, pourtant profondément attachés au rite de l'abattage familial en ce jour sacré,
n'eurent pourtant pratiquement plus de lieux où s'approvisionner.
Ces exigences rituelles sont d'autant plus difficiles à admettre dans le cadre républicain
quand elles émanent de groupes religieux dont l'affiliation au salafisme est patente. La
volonté de ces derniers de délimiter des espaces autonomes, dont seraient exclus les
« kouffar », les impurs et leur volonté de vivre selon leurs propres règles constituent un
défi à la société et mettent en exergue la problématique de fonds : qui détient réellement
l'autorité religieuse dans un pays non musulman où l'implantation des populations
musulmanes est toute récente ?
Pour certains observateurs l'horizon était bien balisé au début des années 1990 pour les
futures générations de jeunes musulmans. La rupture avec l'islam traditionnel, s'il peut
avoir présenté certains avantages pour les plus cultivés ou les plus instruits d'entre eux
qui assimilaient à leur manière le langage réformiste, avait représenté en même temps
l'énorme inconvénient de laisser dans l'incertitude une grande partie des jeunes des
quartiers. Il sont démunis de formation religieuse inscrite dans une chaîne de
transmission bien établie, au sein de la famille ou dans des écoles coraniques, dont on a
par ailleurs du mal à saisir aujourd'hui la cohérence pédagogique. Leur « bricolage » tient
autant d'une inspiration littéraliste nourrie auprès d'imams-gourous sans qualification
sinon quelques années passées dans des centres en Arabie Saoudite ou en Syrie que de
références à un imaginaire magico-religieux. Ce dernier peut être nourri par l'angélologie
canonique qui voisine avec un substrat imaginaire peuplé de djinns ou autres esprits
malins similaires aux personnages d'Heroïc Fantasy.
La question de l'autorité
La question de l'autorité en Islam s'est posée dès les premières années de l'Hégire. La
mort du prophète a laissé un vide dans l'interprétation de sa succession. Les quatre
premiers califes, les « bien guidés » n'ont pas pu établir des règles claires en la matière.
Contrairement aux idées souvent répandues, le pouvoir du prince n'a jamais été bien
assis sur le plan théologique, même si certains versets prônent le respect du pouvoir de
ce dernier. En fait l'autorité religieuse dans l'islam classique était représentée par autant
de titulaires qu'il y avait de fonctions : juridiques (le mufti, le adoul), juridicoadministrative (le cadi) ou juridico-théologique (le faqih). Au dessus de tous, le ‘alim, le
savant ou le mujtahed, littéralement l'exégète, représentaient la sagesse, la
connaissance. Et le titre d'imam pouvait être porté par n'importe lequel de ces hommes
de loi et de savoir, pour peu qu'ils fissent preuve d'éloquence. Bien sûr, tous les lieux de
culte n'étaient pas pourvus d'hommes de savoir, et l'éloquence, la piété et la probité
pouvaient alors élever un homme distingué par sa propre communauté à la fonction
d'imam.
Puis, sous l'influence de l'administration ottomane, l'imam s'est fonctionnarisé et est
aujourd'hui dans la plupart des pays musulmans rétribués par l'Etat. Car si la plupart de
ces Etats ont institué un Haut Conseil des Oulemas, c'est le Ministère des Cultes qui
garde la haute main sur l'administration des cultes, en particulier sur le contrôle de la
gestion des biens de main-morte, ou biens waqfs ou biens habous, qui permettent la
rémunération de tout un corps de religieux
L'autorité religieuse
Dans les pays occidentaux, particulièrement en France, la situation des imams est peu
enviable. Il existe trop peu de diplômés de théologie pour que puisse être constituée une
assemblée cohérente « d'oulémas » à la française. Les différences nationales et
doctrinales sont un frein supplémentaire à la constitution d'un corps autonome d'hommes
de religion musulmane. Un Conseil des Imams de France a bien été constitué il y a plus
de dix ans, mais il n'a jamais pu réellement fonctionner.
Car les imams de France, au nombre de plus de 1500, sont mal rémunérés - sauf quand
ils sont détachés par les gouvernements turcs et algériens (70 dans le premier cas, 90
dans l'autre) - ou sont en majorité des bénévoles. 600 d'entre eux seulement ont les
moyens d'assurer une activité à plein temps au sein de leur mosquée. Et ils sont
confrontés à la nécessité d'assurer un rôle social auquel ils ont été mal préparés. En
majorité originaire des pays d'origine, souvent peu francophones et plutôt âgés, ils
peuvent ne pas être en phase avec les populations au milieu desquelles ils vivent. Il ne
faut pas négliger également l'apport important des « imams du vendredi », qui
prononcent le sermon et dispensent quelques conseils, souvent des autodidactes
exerçant par ailleurs une activité professionnelle et plus en phase, eux, avec leur
entourage.
Cette situation a laissé le champ libre à d'autres acteurs qui assument alors une
fonction de guide, sans que l'on arrive à distinguer dans leur discours ce qui relève des
simples conseils de morale ordinaire d'un enseignement puisé dans une connaissance
familière des textes. Cela peut être des personnages très médiatisés, tel l'intellectuel
suisse Tarek Ramadan ou d'autres, très prisés des jeunes, tel Hassan Iquioussen. Ce
dernier, diplômé d'histoire, originaire du Nord, sait trouver un ton familier pour les jeunes
de banlieue, en particulier et évoque les causes du monde musulman.
Un troisième acteur joue aujourd'hui un rôle déterminant en matière de guide religieux :
le web dispense sur un nombre incroyable de sites toute une gamme de conseils, d'avis,
quelquefois personnalisés. Ainsi le site Islam on line, en langue anglaise et arabe, basé
au Caire, est devenu une référence religieuse incontournable. Certains sites sont devenus
le canal privilégié de communication des groupes salafistes : aux forums de discussion
sophistiqués sur l'interprétation de tel verset ou de tel hadith se rajoute les éternelles
condamnations de ceux qui sont sortis de la « voie juste », mais aussi la diffusion
d'images du jihad en Tchétchénie ou en Iraq. Les chaînes satellitaires, basés dans les
Emirats Arabes Unis ou au Qatar assurent toutes des émissions de causerie religieuse.
Les interventions de leurs conférenciers se situent toutes dans une tonalité conservatrice,
plutôt fondamentaliste, entre le très prisé Youssef El Qardhaoui ou le francophone
Abdallah Ben Biya.
Cette dissémination du savoir et de l'autorité ne semble pas pour l'heure pouvoir être
modifiée significativement par les rares cadres musulmans en France. Tout au plus la
question de la représentativité, en particulier auprès des pouvoirs publics, a-t-elle connu
un début de solution avec la création du Conseil Français du Culte Musulman. A défaut
de la création d'un organe de représentation théologique, un certain nombre de
responsables de fédérations regroupant des mosquées et des associations à caractère
confessionnel ont pu créer, avec le soutien appuyé de l'Etat, un organe de représentation
qui peut constituer le premier volet de toute une organisation de l'islam de France.
Le Conseil Français du culte Musulman
La question de la représentation du culte musulman n'a été posée qu'au milieu des
années 1980. C'est à cette époque que sont apparues les premières fédérations
regroupant les fidèles musulmans en dehors de l'autorité de la Grande Mosquée de Paris.
Car l'habitude avait été prise depuis une soixantaine d'années - la Grande Mosquée de
Paris avait été inaugurée en 1926 - de considérer le titulaire du rectorat de l'Institut
Musulman de l'établissement comme le représentant du culte musulman sur le territoire
hexagonal. La reprise en main de l'institution par l'Algérie en 1982 avait donné un peu de
répit à cette dernière. Dirigée par une personnalité algérienne prestigieuse, le Cheikh
Abbas Bencheikh, la mosquée a essayé de conserver son avantage. Mais l'émergence de
tous ces nouveaux centres cultuels, le dynamisme des dirigeants de l'UOIF ou celui des
nombreux promoteurs d'origine marocaine, sans compter la contestation au sein même
de ce qui était considéré comme le domaine d'influence algérien, ont modifié la donne. Le
contexte international et français a incité le Ministre de l'Intérieur Pierre Joxe à lancer
une première ouverture en direction d'un maximum d'acteurs de l'islam des fidèles. La
France avait connu ses premiers attentats terroristes commis par des islamistes en
1986 ; la condamnation de Salman Rushdie par le monde musulman et le début des
« affaires de voile » la même année ont provoqué à la fin de l'année 1989 la constitution
du CORIF, le Conseil de réflexion de l'Islam de France. L'expérience avortera pour raison
de changement de majorité en 1993, mais l'idée perdurera. Et ce n'est qu'en mai 2003
que le Premier Ministre Jean Pierre Raffarin et le Ministre de l'Intérieur Nicolas Sarkozy
pourront installer officiellement le CFCM, élu après un long processus entamé en 1999
par Jean Pierre Chevènement.
Les contours de cet organe, en dépit de statuts bien enregistrés, restent encore flous.
Organe de représentation des fidèles, il est pour certains un simple rassemblement de
gestionnaires du culte, à l'image du Consistoire Israélite. Pour d'autres, et en particulier
les membres dirigeants du CFCM eux-mêmes, son action pourrait revêtir des fonctions
plus politiques, en particulier dans la défense des intérêts des musulmans en général, en
particulier vis-à-vis d'actes qualifiés d'islamophobes. A cet égard, une délégation de trois
membres du bureau s'était rendue en 1984 à Bagdad pour demander la libération de
deux journalistes français détenus en otages. Plus complexe apparaît sa représentativité
sur le plan religieux. A l'issue d'interminables discussions, le conseil d'administration du
CFCM a rendu en octobre 2003 un avis sur l'obligation de porter le voile, six mois avant
le vote sur l'interdiction du port des signes religieux à l'école. Cet avis, qui réitérait
l'obligation canonique du port du voile avait administré la preuve que le CFCM pouvait,
sous la pression, émettre un avis théologique consensuel. Mais cette possibilité d'avis
consensuel, comme le montre par exemple les polémiques sur l'autorisation de
l'étourdissement d'un animal avant l'abattage, apparaît difficile à mettre en œuvre.
L'armature même de ce conseil revêt toutes les apparences d'un organe représentatif,
démocratiquement élu : Un système électoral à deux niveaux, un niveau régional et un
niveau national, qui permet de faire voter les représentants de presque 1000 lieux de
culte, un Conseil d'administration national de 150 membres et un bureau exécutif de 17
membres, 22 conseils régionaux dotés également de conseils d'administration et de
bureaux exécutifs, tout cela devrait permettre au CFCM de gagner la confiance de ses
adhérents. Mais un certain nombre d'obstacles risquent à tout moment de menacer
l'édifice : l'ensemble des délégués de lieux de culte attendaient un certain nombre de
mesures susceptibles d'améliorer leur situation. Les différents groupes thématiques mis
en place depuis quatre ans n'ont pas fait avancer les dossiers : la question de
l'élaboration d'un statut pour les imams et de leur formation est en attente, en dépit de
propositions faites par un groupe d'experts sur la question ; l'élaboration d'une norme
halal et d'une organisation de son contrôle divise les différents membres du bureau
exécutif du CFCM ; la mise en place d'une organisation de l'aumônerie pénitentiaire ou de
l'aumônerie hospitalière est toujours à l'ordre du jour, en dépit de la reconnaissance
d'aumôniers nationaux par les ministères concernés et à cet égard, seule l'aumônerie des
armées semble connaître un développement satisfaisant; enfin la difficile question de
l'amélioration des conditions du pèlerinage à La Mecque pour plus de 30 000 pèlerins
chaque année n'avance pas en dépit des plaintes multiples de fidèles victimes des
infrastructures d'organisation archaïques. Et plus grave, les caisses sont vides,
l'ensemble des lieux de culte refusant de renouveler leurs cotisations.
Et pourtant, toute cette organisation qui représente des années d'effort, aussi bien de la
part des pouvoirs publics que des responsables musulmans reste un outil précieux pour
l'ensemble des fidèles. Paradoxalement, ce qui devait constituer une tentative d'initier un
islam de France a permis aux influences des pays d'origine de revenir en force. En effet,
les dirigeants de mosquées, plutôt habitués à traiter leurs problèmes au niveau local, ne
s'étaient jamais préoccupés d'une affiliation à un organe national. Quand il s'est agi de se
positionner sur l'échiquier national ou régional, des regroupements d'ordre national marocains et algériens et turcs - sont apparus, alors que bien souvent, ces questions
n'occupaient plus les esprits depuis plusieurs années. La notabilisation a également
aiguisé des appétits.
Et le principal danger qui guette justement le jeune CFCM est celui du manque de
moyens, de l'enfermement dans cette notabilisation ou encore dans la permanence de
querelles de pouvoir basés sur les affiliations nationales ou idéologiques.
Le risque est grand que l'ensemble des musulmans, en particulier les jeunes générations,
tournent le dos à cette instance et tentent de manière autonome de résoudre l'ensemble
des questions que le CFCM ne peut prendre à bras le corps.
Le divorce entre les « beurs » et les « blédards », selon la formule souvent usitée par des
musulmans nés en France, n'est toutefois pas encore intervenu. La lente prise de
responsabilité des nouvelles générations dans les mosquées et la timide arrivée d'imams
français bien formés, sont des signes encourageants. Pour autant, l'osmose entre
anciennes générations immigrées et nouvelles nées en France existe également.
Conclusion
On se rend compte que la problématique de « l'islam de France » peut être un faux
problème. La vraie réalité réside dans l'existence ou non de « musulmans de France ».
Plus que jamais, la dérégulation des religions est en marche. Construire en 2000 un
organe de régulation de l'islam, au moment où les forces centrifuges agitent les instances
communautaires juives ou protestantes, péniblement construites au XIXème siècle
semble une gageure. Ce pari peut encore être réussi. L'évolution de l'hétérogénéité des
pratiques et la nécessité de faire appel à du personnel religieux ayant des bases solides
de formation dans les pays musulmans, n'empêchent en rien que l'islam en France soit
celui des « musulmans de France ». Tout au plus faut-il craindre un quiproquo sur la
compréhension d'une authentique laïcité : l'acceptation nette des règles de cette laïcité
est « de France » et est en butte à des attaques par certaines formes de
communautarisme. Par ailleurs le djihad mondial n'attire pas en priorité les immigrés : le
plus grand nombre des apprentis terroristes est né en France, convertis ou issus de
l'immigration. Les uns et les autres sont bien français. La capacité de résistance aux
tentations communautaristes et radicales ne peut venir que d'un renforcement de
l'éducation et de la volonté de la part des musulmans de France d'affirmer leur vivre
ensemble dans la société. Le rêve gallican de la constitution d'un islam qui revisiterait les
bases d'un islam majoritaire dans les pays musulmans n'est pas nouveau. C'est celui qui
avait un temps séduit les « indigénophiles » français du début du XXème siècle en
Algérie. Pour l'heure, c'est au sein même des pays musulmans que l'évolution se déroule
et c'est de là que l'harmonie dans le concert des religions viendra.