Le mouvement de sonnette de la scapula : une image archaïque à

Transcription

Le mouvement de sonnette de la scapula : une image archaïque à
Kinesither Rev 2016;16(180):51–54
Pratique / Tuons les mythes
Le mouvement de sonnette de la
scapula : une image archaïque
à oublier§
The bell movement of the scapula: A dated image
Bernard Petitdant
Cadre de Santé – Masseur Kinésithérapeute, Institut
Lorrain de Formation en Masso-Kinésithérapie, 57
bis, rue de Nabécor, 54000 Nancy, France
Reçu le 5 mai 2015 ; reçu sous la forme révisée le 20
novembre 2015 ; accepté le 13 juillet 2016
MOTS CLÉS
RÉSUMÉ
L'expression « mouvement de sonnette de l'omoplate » correspondait dans l'analyse fonctionnelle de Cruveilhier à une rotation de la scapula autour d'un axe passant par sa partie moyenne
au cours de la flexion de l'articulation scapulo-humérale. Pour Duchenne « deux angles tournent
toujours sur le troisième angle, qui reste fixe ». Dans les deux cas l'analyse s'est révélée fausse,
l'expression imagée a cependant survécu. Plus d'un siècle et demi après Cruveilhier, ne serait-il
pas temps, à l'ère du carillon électronique, de bannir cette image désuète de clochette s'agitant ?
Niveau de preuve. – Non adapté.
Articulation
scapulothoracique
Biomécanique
Épaule
Mouvement de sonnette
Scapula
© 2016 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
KEYWORDS
SUMMARY
Bell movement
Biomechanics
Scapula
Scapulo-thoracic joint
Shoulder
In Cruveilhier's functional analysis, the "bell movement of the scapula'' corresponded to a rotation
of the scapula around an axis through its mid-part during flexion. According to Duchenne, "two
angles always turn on the third angle, which remains fixed.'' In both cases, the analysis proved
false, but the figurative expression survived. More than a century and a half after Cruveilhier, in
the age of the electronic ringtone, it is perhaps high time to get rid of this dated image of a bell
ringing.
Level of evidence. – Non-applicable.
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es anatomistes ont toujours eu un langage imagé, pour preuve entre autres
exemples : coracoïde en forme de bec de
corbeau, coccyx en forme de bec de coucou,
malléole petit marteau. L'anatomie descriptive, c'était prévisible, a fini par épuiser le
sujet. L'anatomie fonctionnelle l'a remplacée.
Avant d'être le père de l'anatomo-pathologie et
d'occuper la première chaire consacrée à cette
spécialité, Cruveilhier a écrit un traité d'anatomie [1]. Il écrit dans le chapitre consacré aux
mécanismes des articulations acromio- et
coraco-claviculaire : « l'omoplate exécute
sur la clavicule des mouvements de rotation
L
assez étendus en avant et en arrière. Pour
avoir une bonne idée de ces mouvements . . . il
faut, sur une épaule dont les os sont maintenus en place par leurs ligaments, imprimer
à l'omoplate des mouvements de rotation, soit
en avant, soit en arrière. On voit alors que, . . .,
l'omoplate tourne autour d'un axe fictif qui
traverserait sa partie moyenne, et représente
exactement un mouvement de sonnette ».
Il est donc l'initiateur de cette expression qui a
fait florès. Le poids des mots à défaut du choc
des photos !
Trois mots, perdus dans plusieurs pages, sur
lesquels il ne revient plus, puisque plus loin
§
Avertissement : Dans toutes les
citations, nous respectons les écrits
de l'auteur et ne transposons donc
pas les termes anatomiques dans la
nomenclature actuelle.
Adresse e-mail :
[email protected]
http://dx.doi.org/10.1016/j.kine.2016.07.008
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Pratique / Tuons les mythes
dans le paragraphe consacré aux « mouvements en avant et
en arrière » de l'articulation scapulo-humérale il écrit « Il faut
remarquer que l'omoplate ne reste pas étrangère à un grand
mouvement en avant, et qu'elle décrit alors l'espèce de mouvement de rotation dont nous avons parlé dans l'exposé du
mécanisme de l'épaule. »
Dans le paragraphe consacré à l'abduction scapulo-humérale
« Il importe de remarquer que pendant le mouvement d'abduction, l'omoplate est immobile . . . ». Donc pour Cruveilhier,
inventeur de l'expression, il n'y a mouvement de sonnette
de la scapula que pour la flexion-extension du bras.
Duchenne [2] dit « de Boulogne » sollicite électivement chaque
muscle par l'excitation électrique et il écrit que « la portion
inférieure du grand dentelé fait tourner l'omoplate sur l'un de
ses angles, l'angle interne qui reste fixe, en même temps
qu'elle élève l'angle externe ». « L'expression mouvement
de bascule de l'omoplate . . . donne . . . une idée fausse du
mécanisme des mouvements imprimés au scapulum par
l'action isolée de ses muscles ou portions musculaires »
« . . . Cruveilhier a comparé le mécanisme des mouvements
que l'omoplate exécute sous l'influence de certaines portions
du trapèze à celui d'un mouvement de sonnette. Cette comparaison est des plus heureuses . . . car, dans le mouvement de
sonnette, deux angles tournent toujours sur le troisième . . . qui
reste fixe. » « Les muscles . . . auxquels on attribue la propriété
de faire basculer l'omoplate sur un axe fictif . . . de manière
à mouvoir ses angles interne et externe en sens contraires,
n'exercent pas physiologiquement cette action ; mais il le font
tourner sur l'un ou l'autre de ses angles interne ou externe, qui
reste fixe tandis que l'angle inférieur s'élève ou s'abaisse en se
rapprochant ou en s'éloignant de la ligne médiane. »
Les anatomistes de la fin du XIXe siècle ne font pas grand cas
de l'expression. En effet, Sappey [3] ne cite pas cette image de
sonnette. Pour lui la clavicule supporte la scapula et lors des
mouvements vers l'avant et l'arrière, « l'omoplate tourne autour
d'un axe transversal qui passe par sa partie moyenne » et plus
loin il ne parle que de rotation de cet os. Il n'évoque même pas
les mouvements de la scapula lors des mouvements de l'articulation scapulo-humérale. Cette image est toute aussi étrangère à Testut [4] qui ne parle que de bascule et de rotation de la
scapula lors des mouvements de l'articulation acromio-claviculaire et de bascule pendant ceux de l'articulation scapulohumérale. Poirier [5] consacre un paragraphe aux « mouvements de la ceinture thoracique complémentaires des
Figure 1. Illustration du mouvement de sonnette d'après Castaing [9].
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B. Petitdant
mouvements de l'articulation scapulo-humérale ». Il suit les
conclusions de Duchenne, mais choisit une autre comparaison. « . . . l'omoplate se déplace autour d'un axe antéropostérieur placé au voisinage de l'un de ses angles. Ces
mouvements ont été comparés à ceux que décrivent les deux
branches d'une pièce métallique courbée à angle droit et fixée
par cet angle. . . . les angles supérieurs et externes peuvent
être pivots ; l'angle inférieur ne l'est jamais. »
Cruveilhier et Duchenne écrivaient avant que la jonction scapulothoracique ne soit reconnue comme une articulation. En
effet, ce sont les travaux de Miramond de Laroquette [6], au
début du XXe siècle, qui nous ont permis cette approche. Lui
non plus n'utilise jamais l'expression « mouvement de sonnette », sauf lorsqu'il cite ses deux illustres prédécesseurs. Il
s'inscrit en faux sur les théories précédentes car ses travaux lui
ont montré que les mouvements de la scapula sont des rotations qui se font dans les trois plans :
autour d'un axe vertical qui passe entre les articulations
acromio- et coraco-claviculaire, le bord médial s'écarte de
la paroi thoracique mais c'est surtout l'angle omo-claviculaire qui est modifié ;
autour d'un axe horizontal et frontal qui passe par l'articulation acromio-claviculaire ;
autour d'un axe horizontal et sagittal qui passe par le milieu
de la ligne d'insertion de l'épine (acromion non compris)
donc à 3 ou 4 cm du bord médial.
Miramond de Laroquette évalue cette dernière rotation à 458,
elle dépend du mouvement de la scapula sur la clavicule (218),
du déplacement de l'extrémité externe de la clavicule en haut
et en arrière (178), de la rotation de la clavicule sur son axe
longitudinal (78).
Nicolas [7], après les décès de Poirier et de Charpy, a continué, révisé, réédité le célèbre traité. Il y introduit la notion de
synsarcose ou syssarcose scapulothoracique et l'ensemble
des travaux de Miramond de Laroquette et, tout comme lui, ne
parle que de rotation.
Au début du XXe siècle « la fée électricité » s'immisce partout.
Les sonnettes, elles-mêmes, deviennent électriques !
Est-ce par nostalgie des clochettes d'antan que les
auteurs de ce siècle reprennent l'expression ?
Dans la première moitié du siècle, Rouvière [8] lorsqu'il détaille
les « mouvements combinés de l'articulation scapulo-humérale
Le mouvement de sonnette de la scapula : une image archaïque
à oublier
et de la ceinture scapulaire » note l'élévation-abaissement de la
scapula et de la clavicule, le glissement en dehors et en dedans
de la scapula et les « mouvements de rotation, de bascule ou
de sonnette de l'omoplate ».
Kapandji [9] ressentant, peut-être, le vieillissement de l'expression note un « mouvement « dit de sonnette » ou de bascule ».
Dans le dernier quart du XXe, Castaing [10] doit douter que
cette terminologie soit bien comprise, puisqu'il prend soin
d'agrémenter son schéma anatomique d'une clochette (Fig. 1).
Carret [11], dans sa thèse, recherche les centres instantanés
de rotations des articulations du complexe de l'épaule. Pour
l'articulation scapulothoracique, lors du mouvement d'abduction du bras, il les localise dans zones pointillées sur la Fig. 2 et
sur la Fig. 3 pour le mouvement de flexion du bras. Ce progrès
dans la connaissance biomécanique ne s'accompagne pas,
hélas, d'une évolution du langage.
Bonnel [12] a su bannir cette terminologie, il était permis
d'espérer que cette expression tombe en désuétude. Il n'en
est hélas rien car dans un ouvrage plus récent [13] il la
mentionne à nouveau. Il est malheureusement suivi par
d'autres auteurs du XXIe siècle [14].
Figure 2. En pointillé les nuages de points des centres instantanés
de rotation de l'articulation scapulo-serrato-thoracique dans les
3 plans au cours de l'abduction du bras d'après Carret [10].
Pratique / Tuons les mythes
L'analyse mécanique de Cruveilhier à l'origine de
l'expression est fausse.
Duchenne, avec une autre analyse qui s'est révélée tout aussi
erronée, fait « remarquer que la comparaison n'est pas encore
d'une exactitude parfaite » mais il la tolère faute d'une meilleure. Comment, sur de telles bases, l'image a-t-elle pu survivre et continue-t-elle d'être acceptée ?
Cette comparaison à succès ne fut reprise, semble-t-il, que par
les auteurs francophones puisque Gray [15] ne signale, à la
suite de Cathcart cité également par Testut et Poirier, qu'une
rotation de la scapula lors des mouvements de l'articulation
scapulo-humérale. Plus prés de nous il en est de même pour
Cailliet [16], auteur traduit de l'anglais.
Figure 3. En pointillé les nuages de points des centres instantanés
de rotation de l'articulation scapulo-serrato-thoracique dans les
3 plans au cours de la flexion du bras d'après Carret [10].
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Pratique / Tuons les mythes
Si notre propos concerne, avant tout, l'image désuète de
sonnette, les autres mouvements de la scapula sont également critiquables. En effet, d'un strict point de vue de vocabulaire, élévation et abaissement se passent dans un plan
frontal de haut en bas, abduction et adduction également mais
de dehors en dedans. La scapula, en réalité, ne décrit pas des
droites mais des courbes en évoluant autour d'une portion de
cylindre. Appliquer à la scapula la terminologie anatomique
standard n'a pas vraiment de sens, même si elle a été acceptée depuis longtemps.
Par quoi remplacer l'expression que nous décrions ?
Nous préférons l'évolution à la révolution. Aussi oublions
l'image de la sonnette et conservons le terme de rotation cité
par tous. Car « mouvement de sonnette » n'est qu'une simple
comparaison utilisée par Cruveilhier pour expliquer que
« l'omoplate exécute sur la clavicule des mouvements de
rotation ». Les plus audacieux pourraient écrire cette expression en y ajoutant des « s ». L'expression « mouvements
de rotations de la scapula » nous semble être le juste reflet
de la réalité puisque depuis Miramond de Laroquette nous
savons la scapula animée de mouvements de rotations dans
les 3 plans de l'espace pour ses déplacements lors de l'abduction ou la flexion du bras. De nombreuses études récentes
confirment ces mouvements dans les trois plans de l'espace
[17–21].
Déclaration de liens d'intérêts
L'auteur déclare ne pas avoir de liens d'intérêts.
RÉFÉRENCES
[1] Cruveilhier J. Traité d'anatomie descriptive, Vol. 1. Paris: Béchet;
1834;400–11 [Disponible sur le site : http://www.gallica.bnf.fr].
[2] Duchenne GB.
Physiologie des mouvements. Paris: J.
B. Baillière; 1867;29–60.
[3] Sappey PC. Traité d'anatomie descriptive, Vol. 1. Paris: Delahaye
et Lecrosnier; 1888;622–33.
[4] Testut L. Traité d'anatomie humaine, Vol. 1. Paris: Doin;
1896;449–69.
[5] Poirier P, Charpy A, Nicolas A, Prenant A. Traité d'anatomie
humaine, Vol. 1. Arthrologie. Paris, sd, cc: L. Bataille et Cie;
1900;571–86 [Disponible sur le site : http://www.gallica.bnf.fr].
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B. Petitdant
[6] Miramond de Laroquette F. Étude anatomique et mécanique de
la ceinture scapulaire. Rev Orthop 1909;10:311–38 [399–462 ;
537–71].
[7] Poirier P, Charpy A, Nicolas A. Traité d'anatomie humaine,
Vol. 1. Arthrologie. Paris: Masson; 1926;119–36.
[8] Rouvière H. Anatomie humaine descriptive et topographique,
Vol. 2. Paris: Masson et Cie; 1940;51.
[9] Kapandji IA. Physiologie articulaire, Vol. 1. Paris: Maloine SA;
1971;46–72.
[10] Castaing J. Le complexe de l'épaule. Paris: Éditions Vigot;
1979;34–7.
[11] Carret JP. Étude physiologique et biomécanique des articulations
de l'épaule. Bilan actuel des prothèses totales de l'articulation
scapulo-humérale.[Thèse Médecine] Lyon: Université ClaudeBernard; 1977.
[12] Bonnel F. Épaule et couples musculaires de stabilisation rotatoire
dans les trois plans de l'espace. In: L'épaule. Paris, France:
Springer-Verlag; 1993;34–51.
[13] Bonnel F. Appareil locomoteur abrégé d'anatomie fonctionnelle et
biomécanique, Vol. 2 : membre supérieur. Montpellier: Sauramps
médical; 2002;15.
[14] Dufour M, Pillu M. Biomécanique fonctionnelle – Membres, tête,
tronc. Paris: Masson; 2005;309–10.
[15] Gray H. Anatomy descriptive and surgical. Édition commémorative du centenaire, d'après la 15e édition anglaise (1901). New
York: Bounty Books; 1977;250–4.
[16] Caillet R. L'épaule. Collection de rééducation fonctionnelle et de
rééducation. Paris: Masson; 1976.
[17] Dayanidhi S, Orlin M, Kozin S, Duff S, Karduna A. Scapular
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Biomech 2005;20:600–6.
[18] Fayad F, Hoffmann G, Hanneton S, et al. 3-D scapular kinematics during arm elevation: effect of motion velocity. Clin Biomech 2006;21:932–41.
[19] Bourne AD, Choo AMT, Regan WD, MacIntyre DL, Oxland TR.
Three-dimensional rotation of the scapula during functional movements: an in vivo study in healthy volunteers. J Shoulder Elbow
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[20] Lempereur M, Brochard S, Leboeuf F, Rémy-Néris O. Validity
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systematic review. J Biomech 2014;47:2219–30.
[21] Roren A, Lefevre-Colau MM, Poiraudeau S, et al. A new
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