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un monde de musique
m ic h e l d u p u is
Au moment de jeter ces lignes sur le papier, à l’aube du Festival international de Jazz de Montréal, je ressens cette même
fébrilité qui chaque fois nous gagne tous. À chaque édition, c’est sans contredit une sorte de rêve éveillé qui donne à
imaginer ces extraordinaires moments qu’on voit poindre au début de ces 10 jours de fête musicale à nulle pareille. Je
dis promesses, car à chaque fois, bien sûr, c’est assurément autant de déceptions que de réels coups de cœur. Ils sont
plus rares ceux-là. Rendus à une 33e édition, nous en avons reçu
des douches froides et quelquefois sorti un venin bien inutile. Mais
la chance extraordinaire de vivre ici, c’est de savoir que nous pouvons le vivre et que ce sera magnifique de voir ces visages venus de partout sur le globe, de les côtoyer et d’échanger
avec eux et de goûter leurs performances en direct alors qu’on assiste à une virtualisation sans cesse renouvelée de
l’acte créateur, surtout en musique.
Pour illustrer les divers sentiers que peut prendre ce créneau d’une musique née dans les plantations américaines et
pratiquée autant dans les conservatoires et interprétée dans les grandes salles de spectacle et les festivals en Europe,
en Amérique et même en Asie, voici donc un choix de trois CD sortis ce printemps : un coffret du meilleur de Michel
Legrand, des œuvres de clarinette sous influence Gershwin proposées par André Moisan et le vieux loup Ahmad Jamal
plus pertinent que jamais.
JAZZIMUTHS
La musique au pluriel
(coffret de 4 CD)
Michel Legrand
Emarcy/Universel 5533 739 6
I
MAGAZine Son & Image 135
48
l est difficile d’imaginer la musique
du XXe siècle sans la présence des
musiques de Michel Legrand tellement
elles ont tapissé notre vie. Sur vinyle,
en compact, sur scène, au cinéma
comme thèmes des plus grands films.
Il me semble qu’il a toujours été là.
Simplement, comme un ami qui réconforte, motive, ne trahit jamais et sait
trouver la note qu’il faut pour remonter
la pente. Le titre du coffret, la musique
au pluriel est fort appropriée lorsqu’il
parle de ces musiques tout azimuth du
compositeur, mais aussi de l’interprète,
de l’arrangeur, du chef d’orchestre. S’il
y avait d’autres rôles possiblement à
jouer, il les investirait tous. Pour moi,
il est tout simplement l’UN DES GRANDS
MUSICIENS populaires contemporains
qui a toujours une influence, car les
pièces musicales touchant le clavier et
le jazz portent son empreinte indélébile.
Une longue aventure
Né en 1932, baigné dans la musique
depuis son enfance avec un père qui a
accompagné en studio tous les interprètes de l’âge doré de la chanson
française, il sort du Conservatoire de
Paris avec des premiers prix pleins les
poches, s’embarque en tournée avec
Maurice Chevalier aux États-Unis et fait
la rencontre du jazz. Il en ressort
transformé, livre un premier vinyle, I
Love Paris, qui lui donne une reconnaissance internationale. Il compose
des musiques très swing et fait chanter
des textes colorés, plusieurs de la plume
d’Eddie Marnay. Ce sera une période
très française avec la musique du film
Les Parapluies de Cherbourg et Les
demoiselles de Rochefort avec Catherine
Deneuve et sa regrettée sœur Françoise
Dorléac, une collaboration active avec
le cinéaste Jacques Demy. Fort de ces
succès, il se retrouve en Californie et
compose d’innombrables trames sonores
pour Un été 42, Yentl avec Barbara
Streisand, A Thomas Crown Affair avec
Steve McQueen, Les Uns et les Autres
de Claude Lelouch. La liste est interminable. Jusqu’à récemment, il ne cessera
jamais de composer. Il travaille maintenant avec sa compagne, la harpiste
Catherine Michel.
Ouvrons le coffret : un livret rempli
de photos inédites et de détails que les
amateurs de pochettes adorent et qu’on
ne voit sur aucun MP3 ou liens infos
trop vite effacés. 4 CD ne peuvent qu’effleurer l’une des plus riches carrières de
musicien qui soit. C’est un joli survol,
plein de surprises, de choses inconnues
du public, d’enregistrements demeurés
au fond des voûtes. On n’ira jamais au
bout de l’œuvre de Legrand. Comment
rendre compte des créations d’un être
dont la respiration n’est que musique ?
Tout ce qu’il touche se transforme en
notes, en contrepoints, en gammes, en
musique, point à la ligne.
Le premier CD livre des morceaux de
sa carrière de chanteur, car plusieurs
de ces titres sont contenus sur des
microsillons introuvables aujourd’hui.
Au début des années 60, je me rappelle
être venu ici à Montréal en 1963 pour
l’entendre à la Comédie canadienne,
maintenant le TNM. J’ai été marqué à
jamais par tant de nouveauté vocale, le
plaisir d’entendre ma langue passée au
moulinet du jazz en 5/4. Même sur son
dernier enregistrement dédié à Claude
Nougaro Le Cinéma sorti en 2009, il n’a
rien perdu de cette voix faussette qui
s’envole sans crier gare. Une inspiration
pour toute une génération. Les CD 2 et
3 parlent respectivement de ses compo-
After You, Mr. Gershwin !
André Moisan, clarinette/
Jean Saulnier, piano
ATMA Classique ACD2 2517
L
es enregistrements consacrés à un
seul instrument sont plus rares sur le
marché du disque. Il s’agit souvent de
redites connues dont on trouve plusieurs
versions ou alors, ils sont intégrés au
cœur d’un orchestre et l’on perd la singularité, sinon le but de l’exercice. C’est
pourquoi cette récente sortie du clarinettiste André Moisan s’impose à mes yeux
comme une belle surprise printanière,
tant par l’excellence de son jeu que par
l’originalité des recherches qui ont mené
au choix du répertoire.
Blue Moon
Ahmad Jamal
Jazz Village JV570001
D’entrée de jeu, un long glissando de
la clarinette du musicien et nous voilà
transportés au quart du XXe siècle dans le
I
l a eu ses 86 ans le jour de sa présence
au FIJM il y a deux ans. On a littéralement été zappés par l’originalité de
ses nouvelles compositions. Son énergie
juvénile au clavier laissait penser qu’il en
avait pour un long parcours et le voilà
sortant une nouvelle galette de son four.
« He’s still cookin’ », comme on dit dans
cet argot de cuisine musicale. Il est rempli de trouvailles, d’inventivité. Mais de là
à produire un CD au titre racoleur de Blue
Moon, suivi de trois relectures de thèmes
de films des années passées (Invitation,
1950, Laura, 1944, This Is The Life, 1964),
des moments de pure magie avec des
complices choisis expressément pour ce
CD : le contrebassiste Reginald Veal, la
batterie de Martin Riley, les percussions
de Manolo Badrena. Il confie quelque
part « …enregistrer un disque, c’est une
aventure très humaine…Tous ensemble,
surtout pas isolés dans une cabine… »
C’est fantastique de se mettre à
l’écoute de cette musique qui parle d’aujourd’hui, de sentimentalité et d’émotions
vives, la magnifique « I Remember Italy »,
mais de nature aussi, de l’eau qui nous
baigne,« Autumn Rain » et de la passion,
« Gipsy ». Penser qu’on refait le coup du
Blue Moon dont mille chanteurs ont fait
le clou de leur répertoire (Elvis Presley
avec chambre d’écho, Billie Holiday de
sa voix trainante invoquant l’astre alors
qu’elle vit des heures sombres, les choristes doo-wop des années 50/60 et leurs
shoo-be-doo-bop). Une intro africaine
comme si John Coltrane prenait place et
puis ces quatre notes qui disent cet air
tant de fois joué. La mélodie se faufile
derrière ce paravent de notes avec la
lancinance de cette batterie en parallèle.
Le thème est devenu hypnotique. C’est la
même chanson, mais avec un tout nouvel
habillage. Il faut du culot, de la grâce et
un talent immense pour nous projeter
ainsi en orbite. Ahmad Jamal les possède
et vous les offre.
un monde de musique
monde classico-jazz de George Gershwin
et de son inoubliable « Rhapsody in
Blue ». L’air nous file entre les doigts,
mais la même atmosphère de bas-fonds
près des quais. Qu’est-ce ? Un compositeur hongrois du doux nom de Bela
Kovacs qui propose une relecture à sa
façon de l’univers « gershwinien ». Moisan
exécute l’œuvre avec brillance et légèreté. Une vraie séduction qui nous entraine
vite à la seconde. C’est nettement mon
coup de cœur sur ce CD, Paquito D’Rivera,
saxophoniste cubain qui, par la clarinette, nous offre toute la latinité de
cette ensoleillée « Sonate Cape Cod Files »
ici, en quatre mouvements, D’Rivera a
composé des petits bijoux de répertoire
en hommage au 100e du maitre clarinettiste Benny Goodman ; Moisan illustre la
finesse de son jeu lorsque laissé seul dans
une fantaisie faite d’entrelacements d’airs
d’Ernesto Lecuona, l’instrument occupe
tout seul cet espace ludique qu’offre
une œuvre inspirante. Le piano de Jean
Saulnier appuie rythmiquement les envolées sur deux octaves dans « Chiquita
Blues ».
Entre les œuvres magnifiquement
offertes par la jonction à la fois élégante
et efficace d’œuvres plus élaborées se
glisse une première mondiale du jeune
Mike Mower, « Sonatine pour clarinette
et piano » et aussi une pièce très intime
et touchante « Pour mon ami Léon » qui
touche les deux musiciens puisqu’elle a
été écrite par Daniel Mercure, enregistrée par Moisan et Saulnier et offerte au
chef d’orchestre quelques jours avant sa
mort. Témoignage que seule la musique
peut offrir quand les mots deviennent
difficiles â prononcer.
Belle sortie que ce After You, Mr.
Gershwin !, car le CD nous ouvre à
tout un monde de compositeurs moins
connus, mais remis en lumière grâce
au jeu éclairé de Messieurs Moisan et
Saulnier.
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sitions interprétées par des pointures de
haut calibre du jazz américain (Dizzie,
Miles, Sarah Vaughan, Grappelli, Arturo
Sandoval) et livrent les originaux de ses
thèmes de films. Il y démontre, si besoin
est, combien il peut transformer à sa
guise un orchestre symphonique en un
instrument sous sa baguette. Les crescendos, les séquences de cuivres prennent
des couleurs que peu de chefs réussissent
à insuffler à un ensemble. C’est un plaisir décuplé pour l’oreille. Le dernier des
quatre révèle tout ce travail inconnu qu’il
nous livre avec Catherine Michel. Un duo
remarquable de deux grands musiciens,
l’un pianiste, l’autre harpiste, de compositions et d’interprétations qui feraient
rêver les anges. Vous ai-je convaincu ?
Une belle livraison de la maison Universal
trop vite passée.