pdf, 4.1 Mo - Musée Jenisch Vevey

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pdf, 4.1 Mo - Musée Jenisch Vevey
Proximité réduite
Decelière
Sur le fil
par Julie Enckell Julliard
Imaginez un instant que les fleurs respirent. Que les feuilles
dansent. Que les œuvres murmurent... Les images que Rudy
Decelière convoque pour son installation intitulée Proximité
réduite paraissent, de prime abord, plutôt familières : ici un
ème
tapis de feuilles mortes ; là un dessin du XVIII siècle à forte
connotation dramatique, choisi dans les collections du musée.
Pourtant, par l’entremise du dispositif que l’artiste invente, les
motifs se transforment, pour bientôt n’être plus qu’un souvenir
lointain. Transposés à grande échelle, les ondoiements
graphiques du dessin recouvrent désormais un pan entier
de mur. Tapissé de minuscules haut-parleurs, celui-ci traduit en
une fresque cuivrée la composition dessinée : la trame cloutée,
qui s’étend à la paroi à la manière d’un grand épiderme,
ne renvoie plus que le spectre ou l’empreinte abstraite des
formes graphiques d’origine. Il suffira de tendre l’oreille,
de se rapprocher pour prendre la mesure du son qui s’en
diffuse et qui provient des petits haut-parleurs. Ces «piézos»
transmettent le bruissement des feuilles mortes, celles
jonchant le sol, cachées derrière le mur du son. Sous le souffle
d’une ventilation industrielle imposante, la matière desséchée
vibre, librement.
Pour sa première exposition personnelle dans un musée
suisse, Decelière imagine une installation visuelle et sonore
monumentale, jouant des changements d’échelle et de
perception. Ici la mobilité du trait graphique fait place au
chuchotis mystérieux des minuscules haut-parleurs, le
frémissement de la nature se substitue à l’intimité de la page.
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Qu’elle soit sonore ou visuelle, éloignée ou rapprochée,
l’appréhension sensible de l’œuvre vacille continuellement
entre nature et construction, entre récit et abstraction. Certes
la matière renvoie ici à une vision romantique du monde – les
feuilles mortes évoquent sans équivoque sa ruine ; le dessin
la lamentation et la mort. Pour autant, une fois traversées et
dénaturées par le processus de l’installation, ces images se
font l’emblème d’un passage du réel à son abstraction. Où
se situe la frontière entre ces deux modes de perception du
monde? Quelle serait la distance pour éprouver ce dernier
au plus juste ? Pointant cet intervalle fragile et impalpable,
Decelière poursuit ainsi son enquête sur les mécanismes du
sensible. Par l’alliance hypothétique des prouesses techniques
et de la poésie, il nous offre une plongée dans le monde de
l’inouï.
Dans les pages qui suivent, Rudy Decelière invite l’artiste
Robert Ireland à répondre à son travail, par l’entremise de
fragments d’écriture. Issus de son journal, les textes retracent
des moments de vide ou d’intervalle de la pensée, ceux qui, par
l’absence d’image, laissent précisément la place à une acuité
sonore plus intense.
On the edge
by Julie Enckell Julliard
Imagine for a moment that flowers breathe. That leaves dance. That works
have quiet voices of their own… The images that Rudy Decelière has gathered
together for his installation Reduced Proximity appear familiar at first glance:
here a carpet of dead leaves, there an 18th-century drawing with highly
dramatic overtones, chosen from the museum’s collections.
And yet, mediated as they are by the arrangement the artist invents, these
motifs are transformed and soon are but a distant memory. Translated onto
a grand scale, the graphic undulations of the drawing now cover an entire
section of wall. Dotted with tiny loudspeakers, the wall translates the drawn
composition into a coppery fresco: the studded web, which extends across
the wall like a vast epidermis, now reflects only the ghost or the abstract
imprint of the original graphic forms. We have but to bend our ear, to come
close to appreciate the sound it makes: the sound coming from the little
loudspeakers. These “piezo elements” transmit the rustling of the dead leaves
carpeting the floor and hidden behind the wall of sound. Caught up in the
draught from an imposing industrial ventilation unit, the desiccated material
vibrates freely.
For his first solo exhibition in a Swiss museum, Decelière has conceived a
monumental audio-visual installation that plays with changes of scale and
perception. Here, the mobility of the drawn line gives way to the mysterious
whispering of tiny loudspeakers, and the quivering of nature replaces the
intimacy of the page.
Be it aural or visual, from far away or close by, our sensory perception of the
work wavers continuously between nature and construction, narrative and
abstraction. Undeniably, the subject matter recalls a romantic vision of the
world, the dead leaves unequivocally evoking its ruin, the drawing lamentation
and death. And yet, once traversed and denatured by the process of the
installation, these images become the emblem of a passage from the real to
its abstraction. Where is the boundary between these two ways of perceiving
the world? At what distance could we most correctly appreciate that world?
In focusing on this fragile and intangible space, Decelière pursues his inquiry
into the mechanisms of the sensory. Through a hypothetical combination
of technical mastery and poetry, he invites us to immerse ourselves in a
fascinating and unfamiliar, “unheard” world.
In the pages that follow, Rudy Decelière invites the artist Robert Ireland to
respond to his work through fragments of writing. Drawn from his diary, the
texts retrace moments of emptiness or space in thought – moments that, in the
absence of any images, give way to a more acute perception of sound.
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Acouphènes
par Robert Ireland
Il y avait là un moucheron qui volait à une certaine hauteur et je
ne pus détacher mon regard de lui pendant plusieurs minutes.
Il voletait sur un plan horizontal, mais latéralement ; il semblait
sans cesse rebondir sur des limites invisibles. Sa course se
rectifiait avec un angle spontané, ce qui est curieux pour un
être volant. Peu à peu, cette cage fictive devenait de plus en
plus matérielle, cela à cause de l’infinité de chocs que l’insecte
subissait. Il était reclus à se déplacer dans deux dimensions.
Il semblait ne pas parvenir à s’arracher de ces frontières que
moi-même je ne voyais pas. Peu à peu, mon regard se fatigua
et cet insecte devint alors un signe qui semblait écrire quelque
chose — des mots?
Il s’était peu à peu arraché à sa matérialité et ne devint qu’un
perpétuel mouvement dévié, comme une boule de billard
ricochant contre les bandes de la table verte. Cette vitesse le
déterminait, de même que cet espace (qu’il s’était peut-être
imposé à lui-même). Tout à coup, il parut à mes yeux qu’il y
avait là une intelligence. Cette intelligence était représentée
par une esquisse de cohérence (qui semblait indépendante
d’un instinct ou d’un réflexe). Premier balbutiement
d’intelligence ; rester dans deux seules dimensions et se créer
des limites invisibles…
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Tinnitus
by Robert Ireland
There was this gnat, flying quite high up, and for several minutes I couldn’t take
my eyes off it. It was flitting about on a horizontal plane, but sideways;
it seemed to be constantly bouncing off invisible barriers. It changed course
at random angles, which is unusual for a flying creature. Gradually, the insect’s
fictional cage became more and more material as it rebounded from it it
an infinite number of times. It was reduced to moving in two dimensions. It
seemed unable to break through barriers that I myself could not see. Little
by little, I tired of watching it, and the insect became a sign, seeming to write
something – words, perhaps?
It had gradually removed itself from its material existence, becoming no
more than a perpetual, deflected motion, like a billiard ball ricocheting off
the cushions of the green-covered table. That speed defined it, just like the
space (which, perhaps, it had imposed upon itself). Suddenly, it seemed to
me that there was an intelligence at work here: an intelligence represented
by a glimmer of coherence (seemingly independent of an instinct or a reflex).
The first faltering manifestation of intelligence; remaining within but two
dimensions and creating invisible barriers for oneself…
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Chez elle, il y avait la vibration, mais très imperceptible. Malgré
qu’elle m’ait affirmé que la maison tremblait légèrement parfois
à cause de la proximité de la voie ferrée, je ne pus savoir si
c’était moi qui tremblais. Poser ma main sur la table n’avait
aucune valeur de preuve puisque c’était peut-être la table
qui tremblait. Tenir les mains dans l’air un peu devant moi
était plus probant. Mais il se pouvait fort bien que ce fussent
simultanément la maison et mon corps qui vibraient. Dans
tous les cas, j’étais persuadé que ma pensée ne vibrait pas
puisque, sinon, me semblait-il, je n’eusse pas pu m’apercevoir
du tremblement de mon corps.
The vibration was there at her place too, though it was barely perceptible.
Although she had told me that the house sometimes trembled a little because
of the nearby railway line, I could not tell if it was I who was trembling. Laying
my hand on the table was no way to prove it either; for perhaps the table
itself was trembling. Holding my hands out a little in front of me was more
conclusive. Yet it was entirely possible that the house and my body were
vibrating simultaneously. In any event, I was sure that my thoughts were not
vibrating; for, I reasoned, if they were, I would have been unable to sense the
trembling of my body.
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Au pied de mes fenêtres se jouent des travaux qui distribuent
vibrations, vacarme, bruit de marteau-piqueur etc. Ma sphère
de concentration en est directement affectée. Je ne puis
même pas ouvrir les fenêtres pour aérer la chambre. Car
j’encours le risque d’une journée perdue pour l’écriture. Si, dans
l’espace d’un jour, j’arrive à écrire quelques pages, c’est déjà un
miracle : c’est que les idées sont venues au moment où j’étais
disponible pour les annoter. L’absence de concentration ne me
donnera aucune opportunité à ce niveau là.
Beneath my windows the workmen are busy, filling the air with vibrations,
noise, the sound of the jackhammer, and more. It has a direct impact on my
sphere of concentration. I cannot even open the windows to air the room,
because to do so would be to risk losing a day that should have been spent
writing. If I manage to write a few pages in the course of a day, that in itself is
a miracle: it means that the ideas came to me at a time when I was receptive
and able to note them down. If I lose my concentration, I will have no chances.
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Parfois j’erre dans ma cuisine pour changer d’air, soit parce
que je ne supporte plus d’être attablé à mon bureau, soit
dans l’espoir idiot de trouver ailleurs les idées — comme si
elles se trouvaient dans des pièces… Je me fais souvent un
café. Du côté de la cuisine, il y a la fenêtre qui donne sur le
soleil (que je fuis résolument depuis un mois) et, en face, des
lotissements d’un style architectural brutaliste. Je me dis que si
mon appartement et ma maison sont plus beaux que ceux de
mes voisins vis-à-vis, eux au moins bénéficient d’une vue plus
agréable, tandis que moi je vois leur bâtiment morose.
Parfois, mais encore plus rarement que mes apparitions
dans la cuisine, j’entends émaner de la musique d’un de ces
appartements. Je regarde ; personne ne bouge, il n’y a aucune
manifestation patente. Quelques rideaux sont bouffants d’air
et remuent. C’est à peu près tout. Je regarde encore, et mon
regard se loge dans les espaces creux et sombres, en vain.
Si je scrute cette façade, c’est parce que cette musique, je la
reconnais. Ce sont les quatuors à corde de Béla Bartòk ;
musique que j’aime tant. Et la musique me ramène à des
phases antérieures. Je me perds dans des remémorations,
tandis que j’étais venu à la cuisine dans l’espoir de me
ressaisir… et que mes gestes automatiques m’assurent le café
à venir.
En attendant la montée du liquide brunâtre de la machine,
je suis immobile, accoudé à ma fenêtre. J’attends je ne sais
quoi.
En fait, j’entends. Qui peut adorer Bartòk au point de
l’écouter quotidiennement ?
Une cellule d’altérité inaccessible semble s’être esquissée làbas, en face de moi, au gré des bouffées de vent qui amènent
à proprement parler les sons, les notes jusqu’à mes oreilles.
Et je ne perçois pas d’où viennent ces notes ; j’aimerais voir le
visage de ce mélomane retiré dans un de ces espaces creux et
noirs, une de ces fenêtres, un de ces balcons.
Mais que cela m’apportera-t-il que de voir celui qui —
comme moi — affectionne des pièces de Bartòk ? Car c’est
Bartòk que je recherche et que je capte fragilement.
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Sometimes I wander into my kitchen for a change of air, either because I can
no longer bear sitting at my desk, or in the foolish hope of finding ideas
elsewhere – as if they were to be found in rooms… I often make myself
a coffee. On the kitchen side there is a window that lets in the sunlight
(which I have been resolutely avoiding for a month) and opposite, housing
developments in a brutalist architectural style. I tell myself that while my
apartment and my house may be more attractive than those of my neighbours
opposite, they at least have a nicer view, while I have to look at their gloomy
edifice.
Sometimes, even more rarely than my appearances in the kitchen, I hear
music coming from one of those apartments. I look. No-one moves, there is
no obvious sign of life. Some curtains flutter in the wind. That’s it, more or less.
I continue looking, peering in vain into the dark, empty spaces. I scrutinise this
façade because I recognise the music. String quartets by Béla Bartók – music
that I love so much. And the music transports me back to times gone by. I lose
myself in my recollections while in fact I had come into the kitchen in the hope
of collecting myself, and my automatic movements organise my coffee.
As I wait for the brownish liquid to rise in the machine I remain
motionless, leaning against my window. I am waiting for something, though I
know not what.
In fact, I am listening. Who could love Bartók so much that they listen to him
every day?
An inaccessible cell of otherness seems to have taken shape down
there, opposite me, subject to the whim of the gusts of wind that, literally,
convey the sounds and notes to my ears. And I cannot make out where these
notes are coming from; I would like to see the face of the music lover who has
withdrawn into one of those dark and empty spaces, one of those windows,
one of those balconies.
But what good would it do for me to see that person who - like me enjoys the music of Bartók? For it is Bartók that I am looking for; it is Bartók that
I grasp so tenuously.
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Courbé comme aux mauvais jours. Accoudé de perplexité.
Mes paupières se ferment lorsque les rêveries deviennent
trop pressantes. Elles me tirent dans des chemins aléatoires,
m’éloignant irrémissiblement de la concentration que j’aurai
voulu trouver.
Puis, une fatigue millénaire m’enveloppe ; celle de la lutte
contre la factualité matérielle.
Toujours cette illusion humaniste qui me fait croire à une
possible construction mentale. Ma tête s’empèse et mes
pensées s’enfoncent simultanément.
Rien de bien grave, si je n’accordais qu’une importance
relative à ce genre d’activités pensives. Un désir de fuite, de
m’abandonner dans le sommeil pour éradiquer cette brûlante
conscience de mon incapacité à me concentrer.
Les bruits de la maison, un pianotage à travers l’épaisseur
du mur, le vacarme de la rue m’éloignent plus encore de toute
probabilité réflexive.
Je suis inerte, et mon propre poids rend très douloureux
cette conscience d’être au monde.
Bent over like on the bad days. Leaning on my elbows in my bemusement.
My eyelids close when my reveries become too insistent. They guide me down
random paths, leading me irreversibly away from the concentration I hoped to
find.
Then an age-old tiredness overcomes me: that of the struggle against
material facts.
Still, this humanist illusion makes me believe in the possibility of mental
construction. My head becomes heavy, and as it does so my thoughts sink
deeper.
It wouldn’t matter so much if, for me, the importance of this kind
of reflective activity were merely relative. A desire to flee, to lose myself
in slumber so as to obliterate this burning awareness of my inability to
concentrate.
The sounds of the house, the tinkling of a piano through the thickness
of the wall, the noise from the street carry me yet further away from any
possibility of thought.
I am inert, and my own weight lends an immense grief to this awareness
of being in the world.
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Atelier — C’est le ronronnement de la cafetière qui m’enjoint
à me mettre au travail. Crépitement parfois trop discret dès
lors que je suis inattentif. Et alors l’amertume du café bouilli
dégoûte mon palais.
En retirant ma petite cafetière (incidemment la même que
j’utilise depuis plus de 10 ans), un autre ronronnement
s’y substitue : celui du frigidaire, qui vient prendre sa place.
Studio – the murmuring of the cafetière enjoins me to return to work.
A popping sound that is sometimes too discreet for me, inattentive as I am. And
then the unpleasant bitterness of the brewed coffee on my palate.
When I take my little cafetière (incidentally, the same one as I have been
using for more than ten years) from the heat, the murmuring is replaced by
another, as the hum of the refrigerator takes over.
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Attentiste dans l’atelier ; à l’écoute — comme on dit
communément — d’indices pour tenter d’enclencher un autre
travail pictural. Le silence meuble le vide du « je-ne-sais-pasquoi-faire ». L’insistance de ce temps qui m’est dédié me fait
croire être atteint d’un acouphène. Les vibrations qu’abrite la
durée : une fréquence des néons rappelant le bruit irritant de la
mouche butant avec ténacité contre la lumière qui l’attire et la
consume.
À me rappeler les grésillements secs, comme un
claquement de doigts, à Venise : hécatombe d’insectes pris
dans le piège lumineux.
Waiting in the studio; listening – as people say – for signs before attempting
to launch myself into another pictorial work. The silence fills the emptiness of
indecision. The insistence of this time so dedicated to me makes me feel as if I
am suffering from tinnitus. The vibrations that time harbours: a neon frequency
recalling the irritating sound of the fly insistently battering itself against the light
that attracts and consumes it.
I recall the dry sizzling, like someone clicking their fingers, in Venice:
a slaughter of insects trapped by the light.
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Dans l’atelier, un point culminant de paradoxe est atteint alors
que j’ai décroché les images, les peintures, les dessins — finis
ou en attente d’une décision — mon regard se trouve face au
blanc du mur. Ce blanc n’est pas celui d’un espace mais de sa
privation : une frontalité. Il ne me reste comme ressource que
de fermer les yeux. On pourrait croire que c’est dans le but de
me concentrer. mais, c’est bien pour m’échapper : me
soustraire au mur qui obstrue. Peut-être aussi pour me
soustraire de mon corps.
Les yeux clos, ce n’est pas l’absence de forme et
de couleur qui m’habite — la cognition recrée à loisir ses
simulacres. Il s’agit d’une subite augmentation de l’espace
sonore jusque-là négligé. L’évidence de ce que l’on n’entend
pas.
À ces instants, quelque chose se passe. Une ouverture et
une protection à la fois : comme l’enfant qui croit qu’on ne le
voit plus dès lors qu’il a fermé les yeux. Mon corps se dissout et
devient un espace (tandis qu’auparavant il état dans l’espace).
Perception en perte de vitesse ? Faut-il être aveugle pour
apercevoir l’espace de la musique ?
Une étrange transsubstantiation s’opère : ma pensée —
comment le dire ? — ma réceptivité, ma disponibilité sensitive ?
renverse l’évidence et me rend attentif au doute. Suis-je à
l’intérieur du monde ou est-il en train d’entrer en moi, peu à
peu, à travers la clôture du regard ?
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In the studio, the paradox reaches its climax when I have taken down the
images, the paintings, the drawings – finished or awaiting a decision – and my
gaze confronts the whiteness of the wall. This is the white not of a space but of
its absence: I am facing an obstacle head-on. The only course of action left to
me is to close my eyes. One might suppose that I am trying to concentrate, but
in truth I am trying to escape: to get away from the obstructing wall; perhaps,
also, to get away from my own body.
Now that my eyes are closed it is not the absence of form and colour
that invests me – at leisure, cognition recreates its likenesses. It is a sudden
enhancement of the aural space that has until now been neglected. The
evidence of what one does not hear.
In moments like these, something happens. At once an opening-up and
a closing-off: like a child believing it can no longer be seen when it closes its
eyes. My body dissolves and becomes a space (whereas before it had been in
space). Perception losing momentum? Must one be blind in order to perceive
the space of music?
A curious transubstantiation is taking place: my thought – how to say:
my receptivity, my sensory availability? – turns the evidence on its head and
renders me attentive to doubt. Am I within the world or is it in the process of
entering me, gradually, through the closure of the gaze?
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Prendre le temps. Ces bruits du monde autour de moi : ils
me donnent la notion du temps. Le temps s’épaissit en des
méandres qui me lovent et m’étourdissent. Je perds la claire
logique de la durée. N’était-ce pas ce à quoi je m’étais de tout
temps finalement voué à l’atelier ? le besoin de prendre du
temps, et quand parfois j’y parvenais, m’absorber de présent ?
C’est alors que je me dis que, les yeux fermés (aux images),
le temps s’intensifie d’une autre manière, par les bruits qui
investissent l’air et l’aire de mon atelier.
Le présent pur ressemble, à s’y méprendre, au moment
exceptionnel où j’entends battre mon cœur. Ce présent est en
effet composé de tensions et d’extensions, de diastoles et de
systoles.
Take my time. The noises of the world around me: they give me a sense of time.
Time becomes denser, forming meanders that coil around me, making me dizzy.
I am losing the clear logic of duration. Is this not, ultimately, what I had always
devoted myself to in the studio? The need to take time; and when sometimes I
managed it, to absorb myself in the present?
At moments like these I tell myself that, with my eyes closed (to images),
time intensifies in another way, through the sounds that invest both the air and
the area of my studio.
The pure present uncannily resembles that exceptional instant when I can
hear the beating of my heart. This present is indeed made up of tensions and
relaxations, of diastoles and systoles.
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Arrivé à nouveau à l’atelier. Attente du bruit du café. Je
profite de mon état approximatif : pas encore ancré dans
l’environnement, mon regard ne dépasse guère la bulle
invisible que ferait l’extension de mes bras autour de ma tête.
Mon regard est plongé sur les lignes du cahier, sur la table
improvisée faite d’une planche et de deux tréteaux. J’écris.
Pourtant, une partie de mon être est ailleurs malgré lui : dehors,
dans le froid, avec les activités ouïes de manutention dans la
halle en face (que je ne vois presque jamais, mes fenêtres étant
trop haut placées).
Y a-t-il une modification des rumeurs urbaines avec le
froid ? On pourrait le dire. Les bruits semblent plus cassants,
plus clairs.
Une interruption me tire brutalement dans le réel : le café
est monté dans le gargouillement qu’est ce bruit de connivence
qui m’accompagne depuis toujours, me semble-t-il, à mes
ateliers. Zurich. Paris. Rome. Et maintenant Lausanne.
Back in the studio. Waiting for the sound of the coffee. I take advantage of my
approximate state: not yet anchored in the environment, my gaze scarcely
moves beyond the invisible bubble that I would describe if I waved my
outstretched arms around my head. My gaze falls upon the lines in the exercise
book on the improvised table made of a plank and two trestles. I write. Yet part
of me is elsewhere in spite of itself: outside, in the cold, with the activities of
people at work I can hear in the hall opposite (which I almost never see because
the windows are too high up).
Does the sound of the city change with the cold? One might say so. The
sounds seem sharper, clearer.
An interruption drags me brutally back to reality: the coffee has risen with
that gurgling sound – that sound of complicity which has always been with me,
it seems, in my studios. Zurich. Paris. Rome. And now Lausanne.
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La lutte semble inégale dès le premier abord car si les choses
sont balisées dans leurs places assignées, les sons eux-mêmes
sont évasifs, dispersifs, centrifuges. Comment fixer un son
dans son espace et lieu ? comment lui donner une place ?
The struggle seems an unequal one from the outset; for while things have their
allotted places, sounds are evasive, dispersive, centrifugal. How to fix a sound
in its space and place? How to give it a place?
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Le jet du galet qui concrétise la surface de l’eau par des ondes
s’étalant sur l’interface de deux éléments. Je découvre que
cette onde — visible, si parfaite dans sa distribution
d’orbes s’en allant — est la cartographie d’un phénomène
physique. Phénomène si régulier d’épanouissement, puis
d’évanouissement. Se dessinent sur la première image de
l’Homme : son reflet.
The splash produced by the pebble that forms the surface of the water into
waves spreading across the interface of two elements. I realise that this
wave – visible and so perfect in the way it distributes orbs as it progresses – is
the cartography of a physical phenomenon. Such a normal phenomenon of
blossoming followed by fading. Drawn on the first image of Man, there is his
reflection.
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Je ne vois plus mes bottes : la surface de feuilles vertes
est comme une mare dans laquelle je me suis enfoncé ;
jusqu’aux mollets. Me déplaçant, le réseau touffu intriqué
frémit doucement, puis se remet en place, absorbant l’ornière
ténue que je me suis creusé. On le voudrait qu’on ne saurait
retrouver mes traces. Chaque feuille, orientée vers le soleil, est
un capteur de lumière qui me semble être autant d’yeux, de
rétines étalées vibrant lors du passage de mon ombre. Et qui
me scrute. Si un souffle passait, la texture photosynthétique de
ce plan d’immanence ondulerait.
I can no longer see my boots: the surface of green leaves is like a pond into
which I have sunk up to my calves. As I move, the dense, intricate network
trembles slightly, then returns to its place, swallowing up the faint furrow that
I have ploughed as I pass. No-one could pick up my trail even if they wanted
to. Each leaf, turned towards the sun, is a light sensor that seems to me to be
so many eyes, scattered retinas vibrating as my shadow passes by. And that
examines me closely. If a breath of wind passed by, the photosynthetic texture
of this plane of immanence would undulate.
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Rudy Decelière est né en 1979 à Tassin-la-Demi-Lune (France). Il vit et travaille
à Genève | www.rudydeceliere.net
Les photographies ont été réalisées par l’artiste dans le cadre de la préparation
de l’exposition Rudy Decelière, Proximité réduite à l’exception de :
[p. 15] Jakob Matthias Schmutzer (1733-1811), Tête de saint Jean-Baptiste
(détail), non daté
Musée Jenisch Vevey, dépôt d’une collection particulière
[p. 17] Rudy Decelière, esquisse de l’exposition, 2013
Collection de l’artiste
[p. 21] Louis Lafitte (1770-1828), Deux amours et un enfant en déploration
(détail), vers 1813
Musée Jenisch Vevey, dépôt d’une collection particulière
Remerciements à Hikari, Isaline, Léa, Martin Rautenstrauch, Sergio
Nascimento, toute l’équipe du Musée Jenisch ainsi qu’au propriétaire des
dessins ayant inspiré l’installation.
L’exposition bénéfie du généreux soutien du Fonds municipal d’art
contemporain de la ville de Genève et de l’entreprise Korfmann.
Edition Musée Jenisch Vevey, 2013
Layout : Marion Lafarge
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