pdf, 4.1 Mo - Musée Jenisch Vevey
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Proximité réduite Decelière Sur le fil par Julie Enckell Julliard Imaginez un instant que les fleurs respirent. Que les feuilles dansent. Que les œuvres murmurent... Les images que Rudy Decelière convoque pour son installation intitulée Proximité réduite paraissent, de prime abord, plutôt familières : ici un ème tapis de feuilles mortes ; là un dessin du XVIII siècle à forte connotation dramatique, choisi dans les collections du musée. Pourtant, par l’entremise du dispositif que l’artiste invente, les motifs se transforment, pour bientôt n’être plus qu’un souvenir lointain. Transposés à grande échelle, les ondoiements graphiques du dessin recouvrent désormais un pan entier de mur. Tapissé de minuscules haut-parleurs, celui-ci traduit en une fresque cuivrée la composition dessinée : la trame cloutée, qui s’étend à la paroi à la manière d’un grand épiderme, ne renvoie plus que le spectre ou l’empreinte abstraite des formes graphiques d’origine. Il suffira de tendre l’oreille, de se rapprocher pour prendre la mesure du son qui s’en diffuse et qui provient des petits haut-parleurs. Ces «piézos» transmettent le bruissement des feuilles mortes, celles jonchant le sol, cachées derrière le mur du son. Sous le souffle d’une ventilation industrielle imposante, la matière desséchée vibre, librement. Pour sa première exposition personnelle dans un musée suisse, Decelière imagine une installation visuelle et sonore monumentale, jouant des changements d’échelle et de perception. Ici la mobilité du trait graphique fait place au chuchotis mystérieux des minuscules haut-parleurs, le frémissement de la nature se substitue à l’intimité de la page. 1| Qu’elle soit sonore ou visuelle, éloignée ou rapprochée, l’appréhension sensible de l’œuvre vacille continuellement entre nature et construction, entre récit et abstraction. Certes la matière renvoie ici à une vision romantique du monde – les feuilles mortes évoquent sans équivoque sa ruine ; le dessin la lamentation et la mort. Pour autant, une fois traversées et dénaturées par le processus de l’installation, ces images se font l’emblème d’un passage du réel à son abstraction. Où se situe la frontière entre ces deux modes de perception du monde? Quelle serait la distance pour éprouver ce dernier au plus juste ? Pointant cet intervalle fragile et impalpable, Decelière poursuit ainsi son enquête sur les mécanismes du sensible. Par l’alliance hypothétique des prouesses techniques et de la poésie, il nous offre une plongée dans le monde de l’inouï. Dans les pages qui suivent, Rudy Decelière invite l’artiste Robert Ireland à répondre à son travail, par l’entremise de fragments d’écriture. Issus de son journal, les textes retracent des moments de vide ou d’intervalle de la pensée, ceux qui, par l’absence d’image, laissent précisément la place à une acuité sonore plus intense. On the edge by Julie Enckell Julliard Imagine for a moment that flowers breathe. That leaves dance. That works have quiet voices of their own… The images that Rudy Decelière has gathered together for his installation Reduced Proximity appear familiar at first glance: here a carpet of dead leaves, there an 18th-century drawing with highly dramatic overtones, chosen from the museum’s collections. And yet, mediated as they are by the arrangement the artist invents, these motifs are transformed and soon are but a distant memory. Translated onto a grand scale, the graphic undulations of the drawing now cover an entire section of wall. Dotted with tiny loudspeakers, the wall translates the drawn composition into a coppery fresco: the studded web, which extends across the wall like a vast epidermis, now reflects only the ghost or the abstract imprint of the original graphic forms. We have but to bend our ear, to come close to appreciate the sound it makes: the sound coming from the little loudspeakers. These “piezo elements” transmit the rustling of the dead leaves carpeting the floor and hidden behind the wall of sound. Caught up in the draught from an imposing industrial ventilation unit, the desiccated material vibrates freely. For his first solo exhibition in a Swiss museum, Decelière has conceived a monumental audio-visual installation that plays with changes of scale and perception. Here, the mobility of the drawn line gives way to the mysterious whispering of tiny loudspeakers, and the quivering of nature replaces the intimacy of the page. Be it aural or visual, from far away or close by, our sensory perception of the work wavers continuously between nature and construction, narrative and abstraction. Undeniably, the subject matter recalls a romantic vision of the world, the dead leaves unequivocally evoking its ruin, the drawing lamentation and death. And yet, once traversed and denatured by the process of the installation, these images become the emblem of a passage from the real to its abstraction. Where is the boundary between these two ways of perceiving the world? At what distance could we most correctly appreciate that world? In focusing on this fragile and intangible space, Decelière pursues his inquiry into the mechanisms of the sensory. Through a hypothetical combination of technical mastery and poetry, he invites us to immerse ourselves in a fascinating and unfamiliar, “unheard” world. In the pages that follow, Rudy Decelière invites the artist Robert Ireland to respond to his work through fragments of writing. Drawn from his diary, the texts retrace moments of emptiness or space in thought – moments that, in the absence of any images, give way to a more acute perception of sound. |2 3| Acouphènes par Robert Ireland Il y avait là un moucheron qui volait à une certaine hauteur et je ne pus détacher mon regard de lui pendant plusieurs minutes. Il voletait sur un plan horizontal, mais latéralement ; il semblait sans cesse rebondir sur des limites invisibles. Sa course se rectifiait avec un angle spontané, ce qui est curieux pour un être volant. Peu à peu, cette cage fictive devenait de plus en plus matérielle, cela à cause de l’infinité de chocs que l’insecte subissait. Il était reclus à se déplacer dans deux dimensions. Il semblait ne pas parvenir à s’arracher de ces frontières que moi-même je ne voyais pas. Peu à peu, mon regard se fatigua et cet insecte devint alors un signe qui semblait écrire quelque chose — des mots? Il s’était peu à peu arraché à sa matérialité et ne devint qu’un perpétuel mouvement dévié, comme une boule de billard ricochant contre les bandes de la table verte. Cette vitesse le déterminait, de même que cet espace (qu’il s’était peut-être imposé à lui-même). Tout à coup, il parut à mes yeux qu’il y avait là une intelligence. Cette intelligence était représentée par une esquisse de cohérence (qui semblait indépendante d’un instinct ou d’un réflexe). Premier balbutiement d’intelligence ; rester dans deux seules dimensions et se créer des limites invisibles… |4 5| Tinnitus by Robert Ireland There was this gnat, flying quite high up, and for several minutes I couldn’t take my eyes off it. It was flitting about on a horizontal plane, but sideways; it seemed to be constantly bouncing off invisible barriers. It changed course at random angles, which is unusual for a flying creature. Gradually, the insect’s fictional cage became more and more material as it rebounded from it it an infinite number of times. It was reduced to moving in two dimensions. It seemed unable to break through barriers that I myself could not see. Little by little, I tired of watching it, and the insect became a sign, seeming to write something – words, perhaps? It had gradually removed itself from its material existence, becoming no more than a perpetual, deflected motion, like a billiard ball ricocheting off the cushions of the green-covered table. That speed defined it, just like the space (which, perhaps, it had imposed upon itself). Suddenly, it seemed to me that there was an intelligence at work here: an intelligence represented by a glimmer of coherence (seemingly independent of an instinct or a reflex). The first faltering manifestation of intelligence; remaining within but two dimensions and creating invisible barriers for oneself… |6 7| Chez elle, il y avait la vibration, mais très imperceptible. Malgré qu’elle m’ait affirmé que la maison tremblait légèrement parfois à cause de la proximité de la voie ferrée, je ne pus savoir si c’était moi qui tremblais. Poser ma main sur la table n’avait aucune valeur de preuve puisque c’était peut-être la table qui tremblait. Tenir les mains dans l’air un peu devant moi était plus probant. Mais il se pouvait fort bien que ce fussent simultanément la maison et mon corps qui vibraient. Dans tous les cas, j’étais persuadé que ma pensée ne vibrait pas puisque, sinon, me semblait-il, je n’eusse pas pu m’apercevoir du tremblement de mon corps. The vibration was there at her place too, though it was barely perceptible. Although she had told me that the house sometimes trembled a little because of the nearby railway line, I could not tell if it was I who was trembling. Laying my hand on the table was no way to prove it either; for perhaps the table itself was trembling. Holding my hands out a little in front of me was more conclusive. Yet it was entirely possible that the house and my body were vibrating simultaneously. In any event, I was sure that my thoughts were not vibrating; for, I reasoned, if they were, I would have been unable to sense the trembling of my body. |8 9| Au pied de mes fenêtres se jouent des travaux qui distribuent vibrations, vacarme, bruit de marteau-piqueur etc. Ma sphère de concentration en est directement affectée. Je ne puis même pas ouvrir les fenêtres pour aérer la chambre. Car j’encours le risque d’une journée perdue pour l’écriture. Si, dans l’espace d’un jour, j’arrive à écrire quelques pages, c’est déjà un miracle : c’est que les idées sont venues au moment où j’étais disponible pour les annoter. L’absence de concentration ne me donnera aucune opportunité à ce niveau là. Beneath my windows the workmen are busy, filling the air with vibrations, noise, the sound of the jackhammer, and more. It has a direct impact on my sphere of concentration. I cannot even open the windows to air the room, because to do so would be to risk losing a day that should have been spent writing. If I manage to write a few pages in the course of a day, that in itself is a miracle: it means that the ideas came to me at a time when I was receptive and able to note them down. If I lose my concentration, I will have no chances. |10 11| Parfois j’erre dans ma cuisine pour changer d’air, soit parce que je ne supporte plus d’être attablé à mon bureau, soit dans l’espoir idiot de trouver ailleurs les idées — comme si elles se trouvaient dans des pièces… Je me fais souvent un café. Du côté de la cuisine, il y a la fenêtre qui donne sur le soleil (que je fuis résolument depuis un mois) et, en face, des lotissements d’un style architectural brutaliste. Je me dis que si mon appartement et ma maison sont plus beaux que ceux de mes voisins vis-à-vis, eux au moins bénéficient d’une vue plus agréable, tandis que moi je vois leur bâtiment morose. Parfois, mais encore plus rarement que mes apparitions dans la cuisine, j’entends émaner de la musique d’un de ces appartements. Je regarde ; personne ne bouge, il n’y a aucune manifestation patente. Quelques rideaux sont bouffants d’air et remuent. C’est à peu près tout. Je regarde encore, et mon regard se loge dans les espaces creux et sombres, en vain. Si je scrute cette façade, c’est parce que cette musique, je la reconnais. Ce sont les quatuors à corde de Béla Bartòk ; musique que j’aime tant. Et la musique me ramène à des phases antérieures. Je me perds dans des remémorations, tandis que j’étais venu à la cuisine dans l’espoir de me ressaisir… et que mes gestes automatiques m’assurent le café à venir. En attendant la montée du liquide brunâtre de la machine, je suis immobile, accoudé à ma fenêtre. J’attends je ne sais quoi. En fait, j’entends. Qui peut adorer Bartòk au point de l’écouter quotidiennement ? Une cellule d’altérité inaccessible semble s’être esquissée làbas, en face de moi, au gré des bouffées de vent qui amènent à proprement parler les sons, les notes jusqu’à mes oreilles. Et je ne perçois pas d’où viennent ces notes ; j’aimerais voir le visage de ce mélomane retiré dans un de ces espaces creux et noirs, une de ces fenêtres, un de ces balcons. Mais que cela m’apportera-t-il que de voir celui qui — comme moi — affectionne des pièces de Bartòk ? Car c’est Bartòk que je recherche et que je capte fragilement. |12 13| Sometimes I wander into my kitchen for a change of air, either because I can no longer bear sitting at my desk, or in the foolish hope of finding ideas elsewhere – as if they were to be found in rooms… I often make myself a coffee. On the kitchen side there is a window that lets in the sunlight (which I have been resolutely avoiding for a month) and opposite, housing developments in a brutalist architectural style. I tell myself that while my apartment and my house may be more attractive than those of my neighbours opposite, they at least have a nicer view, while I have to look at their gloomy edifice. Sometimes, even more rarely than my appearances in the kitchen, I hear music coming from one of those apartments. I look. No-one moves, there is no obvious sign of life. Some curtains flutter in the wind. That’s it, more or less. I continue looking, peering in vain into the dark, empty spaces. I scrutinise this façade because I recognise the music. String quartets by Béla Bartók – music that I love so much. And the music transports me back to times gone by. I lose myself in my recollections while in fact I had come into the kitchen in the hope of collecting myself, and my automatic movements organise my coffee. As I wait for the brownish liquid to rise in the machine I remain motionless, leaning against my window. I am waiting for something, though I know not what. In fact, I am listening. Who could love Bartók so much that they listen to him every day? An inaccessible cell of otherness seems to have taken shape down there, opposite me, subject to the whim of the gusts of wind that, literally, convey the sounds and notes to my ears. And I cannot make out where these notes are coming from; I would like to see the face of the music lover who has withdrawn into one of those dark and empty spaces, one of those windows, one of those balconies. But what good would it do for me to see that person who - like me enjoys the music of Bartók? For it is Bartók that I am looking for; it is Bartók that I grasp so tenuously. |14 15| Courbé comme aux mauvais jours. Accoudé de perplexité. Mes paupières se ferment lorsque les rêveries deviennent trop pressantes. Elles me tirent dans des chemins aléatoires, m’éloignant irrémissiblement de la concentration que j’aurai voulu trouver. Puis, une fatigue millénaire m’enveloppe ; celle de la lutte contre la factualité matérielle. Toujours cette illusion humaniste qui me fait croire à une possible construction mentale. Ma tête s’empèse et mes pensées s’enfoncent simultanément. Rien de bien grave, si je n’accordais qu’une importance relative à ce genre d’activités pensives. Un désir de fuite, de m’abandonner dans le sommeil pour éradiquer cette brûlante conscience de mon incapacité à me concentrer. Les bruits de la maison, un pianotage à travers l’épaisseur du mur, le vacarme de la rue m’éloignent plus encore de toute probabilité réflexive. Je suis inerte, et mon propre poids rend très douloureux cette conscience d’être au monde. Bent over like on the bad days. Leaning on my elbows in my bemusement. My eyelids close when my reveries become too insistent. They guide me down random paths, leading me irreversibly away from the concentration I hoped to find. Then an age-old tiredness overcomes me: that of the struggle against material facts. Still, this humanist illusion makes me believe in the possibility of mental construction. My head becomes heavy, and as it does so my thoughts sink deeper. It wouldn’t matter so much if, for me, the importance of this kind of reflective activity were merely relative. A desire to flee, to lose myself in slumber so as to obliterate this burning awareness of my inability to concentrate. The sounds of the house, the tinkling of a piano through the thickness of the wall, the noise from the street carry me yet further away from any possibility of thought. I am inert, and my own weight lends an immense grief to this awareness of being in the world. |16 17| Atelier — C’est le ronronnement de la cafetière qui m’enjoint à me mettre au travail. Crépitement parfois trop discret dès lors que je suis inattentif. Et alors l’amertume du café bouilli dégoûte mon palais. En retirant ma petite cafetière (incidemment la même que j’utilise depuis plus de 10 ans), un autre ronronnement s’y substitue : celui du frigidaire, qui vient prendre sa place. Studio – the murmuring of the cafetière enjoins me to return to work. A popping sound that is sometimes too discreet for me, inattentive as I am. And then the unpleasant bitterness of the brewed coffee on my palate. When I take my little cafetière (incidentally, the same one as I have been using for more than ten years) from the heat, the murmuring is replaced by another, as the hum of the refrigerator takes over. |18 19| Attentiste dans l’atelier ; à l’écoute — comme on dit communément — d’indices pour tenter d’enclencher un autre travail pictural. Le silence meuble le vide du « je-ne-sais-pasquoi-faire ». L’insistance de ce temps qui m’est dédié me fait croire être atteint d’un acouphène. Les vibrations qu’abrite la durée : une fréquence des néons rappelant le bruit irritant de la mouche butant avec ténacité contre la lumière qui l’attire et la consume. À me rappeler les grésillements secs, comme un claquement de doigts, à Venise : hécatombe d’insectes pris dans le piège lumineux. Waiting in the studio; listening – as people say – for signs before attempting to launch myself into another pictorial work. The silence fills the emptiness of indecision. The insistence of this time so dedicated to me makes me feel as if I am suffering from tinnitus. The vibrations that time harbours: a neon frequency recalling the irritating sound of the fly insistently battering itself against the light that attracts and consumes it. I recall the dry sizzling, like someone clicking their fingers, in Venice: a slaughter of insects trapped by the light. |20 21| Dans l’atelier, un point culminant de paradoxe est atteint alors que j’ai décroché les images, les peintures, les dessins — finis ou en attente d’une décision — mon regard se trouve face au blanc du mur. Ce blanc n’est pas celui d’un espace mais de sa privation : une frontalité. Il ne me reste comme ressource que de fermer les yeux. On pourrait croire que c’est dans le but de me concentrer. mais, c’est bien pour m’échapper : me soustraire au mur qui obstrue. Peut-être aussi pour me soustraire de mon corps. Les yeux clos, ce n’est pas l’absence de forme et de couleur qui m’habite — la cognition recrée à loisir ses simulacres. Il s’agit d’une subite augmentation de l’espace sonore jusque-là négligé. L’évidence de ce que l’on n’entend pas. À ces instants, quelque chose se passe. Une ouverture et une protection à la fois : comme l’enfant qui croit qu’on ne le voit plus dès lors qu’il a fermé les yeux. Mon corps se dissout et devient un espace (tandis qu’auparavant il état dans l’espace). Perception en perte de vitesse ? Faut-il être aveugle pour apercevoir l’espace de la musique ? Une étrange transsubstantiation s’opère : ma pensée — comment le dire ? — ma réceptivité, ma disponibilité sensitive ? renverse l’évidence et me rend attentif au doute. Suis-je à l’intérieur du monde ou est-il en train d’entrer en moi, peu à peu, à travers la clôture du regard ? |22 23| In the studio, the paradox reaches its climax when I have taken down the images, the paintings, the drawings – finished or awaiting a decision – and my gaze confronts the whiteness of the wall. This is the white not of a space but of its absence: I am facing an obstacle head-on. The only course of action left to me is to close my eyes. One might suppose that I am trying to concentrate, but in truth I am trying to escape: to get away from the obstructing wall; perhaps, also, to get away from my own body. Now that my eyes are closed it is not the absence of form and colour that invests me – at leisure, cognition recreates its likenesses. It is a sudden enhancement of the aural space that has until now been neglected. The evidence of what one does not hear. In moments like these, something happens. At once an opening-up and a closing-off: like a child believing it can no longer be seen when it closes its eyes. My body dissolves and becomes a space (whereas before it had been in space). Perception losing momentum? Must one be blind in order to perceive the space of music? A curious transubstantiation is taking place: my thought – how to say: my receptivity, my sensory availability? – turns the evidence on its head and renders me attentive to doubt. Am I within the world or is it in the process of entering me, gradually, through the closure of the gaze? |24 25| Prendre le temps. Ces bruits du monde autour de moi : ils me donnent la notion du temps. Le temps s’épaissit en des méandres qui me lovent et m’étourdissent. Je perds la claire logique de la durée. N’était-ce pas ce à quoi je m’étais de tout temps finalement voué à l’atelier ? le besoin de prendre du temps, et quand parfois j’y parvenais, m’absorber de présent ? C’est alors que je me dis que, les yeux fermés (aux images), le temps s’intensifie d’une autre manière, par les bruits qui investissent l’air et l’aire de mon atelier. Le présent pur ressemble, à s’y méprendre, au moment exceptionnel où j’entends battre mon cœur. Ce présent est en effet composé de tensions et d’extensions, de diastoles et de systoles. Take my time. The noises of the world around me: they give me a sense of time. Time becomes denser, forming meanders that coil around me, making me dizzy. I am losing the clear logic of duration. Is this not, ultimately, what I had always devoted myself to in the studio? The need to take time; and when sometimes I managed it, to absorb myself in the present? At moments like these I tell myself that, with my eyes closed (to images), time intensifies in another way, through the sounds that invest both the air and the area of my studio. The pure present uncannily resembles that exceptional instant when I can hear the beating of my heart. This present is indeed made up of tensions and relaxations, of diastoles and systoles. |26 27| Arrivé à nouveau à l’atelier. Attente du bruit du café. Je profite de mon état approximatif : pas encore ancré dans l’environnement, mon regard ne dépasse guère la bulle invisible que ferait l’extension de mes bras autour de ma tête. Mon regard est plongé sur les lignes du cahier, sur la table improvisée faite d’une planche et de deux tréteaux. J’écris. Pourtant, une partie de mon être est ailleurs malgré lui : dehors, dans le froid, avec les activités ouïes de manutention dans la halle en face (que je ne vois presque jamais, mes fenêtres étant trop haut placées). Y a-t-il une modification des rumeurs urbaines avec le froid ? On pourrait le dire. Les bruits semblent plus cassants, plus clairs. Une interruption me tire brutalement dans le réel : le café est monté dans le gargouillement qu’est ce bruit de connivence qui m’accompagne depuis toujours, me semble-t-il, à mes ateliers. Zurich. Paris. Rome. Et maintenant Lausanne. Back in the studio. Waiting for the sound of the coffee. I take advantage of my approximate state: not yet anchored in the environment, my gaze scarcely moves beyond the invisible bubble that I would describe if I waved my outstretched arms around my head. My gaze falls upon the lines in the exercise book on the improvised table made of a plank and two trestles. I write. Yet part of me is elsewhere in spite of itself: outside, in the cold, with the activities of people at work I can hear in the hall opposite (which I almost never see because the windows are too high up). Does the sound of the city change with the cold? One might say so. The sounds seem sharper, clearer. An interruption drags me brutally back to reality: the coffee has risen with that gurgling sound – that sound of complicity which has always been with me, it seems, in my studios. Zurich. Paris. Rome. And now Lausanne. |28 29| La lutte semble inégale dès le premier abord car si les choses sont balisées dans leurs places assignées, les sons eux-mêmes sont évasifs, dispersifs, centrifuges. Comment fixer un son dans son espace et lieu ? comment lui donner une place ? The struggle seems an unequal one from the outset; for while things have their allotted places, sounds are evasive, dispersive, centrifugal. How to fix a sound in its space and place? How to give it a place? |30 31| Le jet du galet qui concrétise la surface de l’eau par des ondes s’étalant sur l’interface de deux éléments. Je découvre que cette onde — visible, si parfaite dans sa distribution d’orbes s’en allant — est la cartographie d’un phénomène physique. Phénomène si régulier d’épanouissement, puis d’évanouissement. Se dessinent sur la première image de l’Homme : son reflet. The splash produced by the pebble that forms the surface of the water into waves spreading across the interface of two elements. I realise that this wave – visible and so perfect in the way it distributes orbs as it progresses – is the cartography of a physical phenomenon. Such a normal phenomenon of blossoming followed by fading. Drawn on the first image of Man, there is his reflection. |32 33| Je ne vois plus mes bottes : la surface de feuilles vertes est comme une mare dans laquelle je me suis enfoncé ; jusqu’aux mollets. Me déplaçant, le réseau touffu intriqué frémit doucement, puis se remet en place, absorbant l’ornière ténue que je me suis creusé. On le voudrait qu’on ne saurait retrouver mes traces. Chaque feuille, orientée vers le soleil, est un capteur de lumière qui me semble être autant d’yeux, de rétines étalées vibrant lors du passage de mon ombre. Et qui me scrute. Si un souffle passait, la texture photosynthétique de ce plan d’immanence ondulerait. I can no longer see my boots: the surface of green leaves is like a pond into which I have sunk up to my calves. As I move, the dense, intricate network trembles slightly, then returns to its place, swallowing up the faint furrow that I have ploughed as I pass. No-one could pick up my trail even if they wanted to. Each leaf, turned towards the sun, is a light sensor that seems to me to be so many eyes, scattered retinas vibrating as my shadow passes by. And that examines me closely. If a breath of wind passed by, the photosynthetic texture of this plane of immanence would undulate. |34 35| Rudy Decelière est né en 1979 à Tassin-la-Demi-Lune (France). Il vit et travaille à Genève | www.rudydeceliere.net Les photographies ont été réalisées par l’artiste dans le cadre de la préparation de l’exposition Rudy Decelière, Proximité réduite à l’exception de : [p. 15] Jakob Matthias Schmutzer (1733-1811), Tête de saint Jean-Baptiste (détail), non daté Musée Jenisch Vevey, dépôt d’une collection particulière [p. 17] Rudy Decelière, esquisse de l’exposition, 2013 Collection de l’artiste [p. 21] Louis Lafitte (1770-1828), Deux amours et un enfant en déploration (détail), vers 1813 Musée Jenisch Vevey, dépôt d’une collection particulière Remerciements à Hikari, Isaline, Léa, Martin Rautenstrauch, Sergio Nascimento, toute l’équipe du Musée Jenisch ainsi qu’au propriétaire des dessins ayant inspiré l’installation. L’exposition bénéfie du généreux soutien du Fonds municipal d’art contemporain de la ville de Genève et de l’entreprise Korfmann. Edition Musée Jenisch Vevey, 2013 Layout : Marion Lafarge |36