DÉCOUVERTE DE POTS À PIGMENTS À AREGENUA (Vieux

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DÉCOUVERTE DE POTS À PIGMENTS À AREGENUA (Vieux
SFECAG, Actes du Congrès de Chelles, 2010, p. 651-654.
Karine JARDEL
Julien BOISLÈVE1
DÉCOUVERTE DE POTS À PIGMENTS À AREGENUA (Vieux, Calvados)
La fouille programmée engagée sur le forum d’Aregenua
(Vieux-Calvados) (Fig. 1) s’est concentrée sur les bâtiments publics, politiques et administratifs de la ville. Les
investigations menées en 2009 dans la curie ont mis au
jour plusieurs niveaux artisanaux et mobiliers liés à la
rénovation de l’édifice et de son décor. Si l’installation sur
place d’un atelier de marbrier a livré de nombreux vestiges de l’élaboration du décor marmoréen, les traces laissées par les artisans peintres sont de toute évidence
beaucoup plus discrètes. Toutefois, la découverte de
quatre vases conservant des résidus de pigments ainsi
que quelques boulettes de pigments en constituent un
témoignage.
ment galbée dotée de deux gorges à la jonction avec la
carène, tandis que la partie inférieure de la panse est
oblique, le pied annulaire, le fond plat et le bord débordant à lèvre en amande (Fig. 2, no 2). L’ouverture
présente un diamètre de 21 cm, la paroi une épaisseur
de 4 mm. La pâte est fine, de couleur brune, elle
comporte des inclusions de feldspath ou mica et des
inclusions rouges. La surface extérieure, de teinte
brun-gris, est lustrée mais présente des irrégularités sur
le revêtement. Il s’agit selon toute vraisemblance d’une
production régionale.
Le rebord de la lèvre ainsi que toute la face interne sont
couverts d’une épaisse couche de « matière rosâtre ».
Elle semble assez argileuse et révèle un pigment très
finement broyé et particulièrement homogène. À proximité du bord on notera toutefois quelques traces de
I. LE MOBILIER ARCHÉOLOGIQUE
L’ensemble est constitué de quatre vases, issus de la
curie (pots 3 et 4), et d’une pièce administrative proche
(salle I) (pots 1 et 2 ).
Vase 1 (salle I)
Il s’agit d’une jatte à panse galbée, col droit et bord
débordant à lèvre oblongue (Fig. 2, no 1). Elle appartient
à la catégorie des céramiques communes grises produites régionalement, la pâte est rouge à cœur et brune sur
les tranches, la surface est grise sombre. Les inclusions
de quartz lui confèrent un aspect de surface « granuleux ». Le diamètre d’ouverture est de 27 cm, tandis que
l’épaisseur de la paroi varie de 3 à 5 mm.
Des jattes similaires ont déjà été découvertes à Vieux
notamment sur « la maison au grand péristyle », et la
« maison à la cour en U ».
Cette céramique présente les traces de deux
pigments, l’un vert et l’autre rouge. Conservés en très
fine couche, ces pigments sont principalement visibles
sur la face externe et, bien que davantage effacés, sur
l’intérieur du pot.
Vase 2 (salle I)
La deuxième céramique est un bol caréné de type
Menez 103 - Deru B 7 à paroi supérieure verticale légère-
1
Figure 1 - Localisation d’Aregenua – Vieux.
Respectivement archéologue et spécialiste des peintures murales romaines au Service d’Archéologie, conseil général du Calvados.
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K. JARDEL, J. BOISLÈVE
ocre foncé, ainsi que quelques petites plaques de
blanc. Sur l’extérieur du pot, sous la lèvre, on
observe une infime tache rose qui recouvre une
zone bleue.
Le pigment jaune, prédominant, apparaît très pur
à l’observation au compte-fils. Seules quelques
inclusions rouges sont décelables. La coulure
bleue est identifiable à un pigment bleu égyptien
dont les grains, assez finement broyés, sont parfaitement visibles.
Vase 4 (curie)
Au vu des différents fragments retrouvés, ce
vase semble pouvoir être rattaché à un pot. Il s’agit
d’une céramique commune sombre, à pâte et
surface grise et à inclusions de quartz qui confèrent
un aspect « granuleux » à la surface (Fig. 2, n° 4).
L’ouverture présente un diamètre de 21 cm, la paroi
une épaisseur de 4 mm. Il s’agit d’une production
régionale, fréquemment observée à Vieux.
Les divers fragments conservent de nombreuses
traces de pigment rouge ocre assez pulvérulent.
Celui-ci est présent en plus forte concentration sur
la face interne du pot ainsi que sur la lèvre, parfois
en couche épaisse.Les parois externes sont également colorées mais la couche y est beaucoup plus
diffuse, ce qui laisse penser à une contamination
par migration dans le milieu d’enfouissement
comme le prouve également la présence de
pigments sur les tranches de certains fragments.
Le rouge ocre est de couleur vive, ce qui suggère
un matériau concentré, peut-être pur. Une observation au compte-fils révèle tout de même quelques infimes points blancs qui peuvent
correspondre à de la chaux finement broyée.
Figure 2 - Pots à pigments retrouvés sur le forum d’Aregenua (Vieux)
(dessin M.-A. Rohmer, CG 14).
II. DATATION
Les pots 3 et 4 trouvés dans la curie peuvent être
datés de la fin du Ier ou de la première moitié
du IIe s. Les pots 1 et 2 découverts dans le bâtiment SI,
sont vraisemblablement de la première moitié du IIe s.
rouge vif ainsi que quelques nodules de chaux qui indiquent peut-être un mélange des deux couleurs pour
obtenir le rose largement observé. La face externe de la
céramique ne présente qu’une toute petite trace de
pigment.
III. CATÉGORIES ET TYPOLOGIES
Vase 3 (curie)
Ce bol caréné en céramique grise mi-fine copie les
terra nigra de type Menez 103 – Deru B7. Il présente une
paroi verticale légèrement galbée dotée de deux gorges
à la jonction avec la carène, la partie inférieure de la
panse est oblique, le pied annulaire et le fond plat. Le
bord est débordant formé d’une lèvre à bourrelet oblong
(Fig. 2, no 3). L’ouverture présente un diamètre de 19 cm,
la paroi une épaisseur de 4 mm. La pâte est fine, de
couleur grise avec des inclusions brunes (chamotte ?).
La surface extérieure également grise est lustrée. Il s’agit
très probablement d’une production régionale.
Ce bol est couvert d’une couche de pigment jaune
assez dense, présente du fond (sur deux fragments)
jusque sur la lèvre. Quelques traces sont également
observées sur les tranches et la face des fragments. Par
ailleurs, on note sur la face interne du pot et à proximité
du bord, une coulure de couleur bleue de 3,5 cm. La lèvre
conserve aussi plusieurs petites taches rondes de
pigment vert, une trace plus diffuse de pigment rouge
La majorité des découver tes recensées par
M. Tuffreau-Libre et A. Barbet dans leur enquête sur les
pots à couleur concerne des fragments de panse ou de
fonds, ce qui ne rend pas toujours aisées les comparaisons et analogies avec d’autres récipients. Néanmoins, il
apparaît le plus souvent, que sont utilisés des vases de
formes courantes, appartenant au répertoire régional
(Tuffreau-Libre, Barbet, 1997, p. 400). Quelques exemples signalent, en revanche, le recours plus systématique à des formes spécifiques, comme en Suisse avec
l’usage de la terrine de forme tronconique ou en Italie, à
Pompéi et en Angleterre avec l’utilisation de pots miniatures (Tuffreau-Libre, Barbet, 1997, p. 400-401, fig. 1, 3, 4).
Sans surprise, des découvertes faites en Angleterre, en
Italie et en Allemagne mentionnent des céramiques en
forme de godets, de tailles variables (Tuffreau-Libre,
Barbet, 1997, p. 400).
Trois des récipients découverts sur le forum d’Aregenua sont des jattes ou bols carénés, tandis que le
quatrième est un pot. Ces formes à large ouverture sont
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DÉCOUVERTE DE POTS À PIGMENTS À AREGENUA (Vieux, Calvados)
une officina pigmentaria, atelier de peintres de chevalet
ou de fresquistes.
Ailleurs, les découvertes sont fréquemment issues de
remblais ou de niveaux de travail, mais l’identification du
mobilier et son association à l’activité de peinture restent
souvent difficiles à établir. Ainsi à Argentomagus, dans le
secteur de la Fontaine (Fauduet 1995), les divers pots,
boulettes de pigments et crayons, sont issus du comblement d’une fosse dans un quartier à vocation artisanale
et commerciale. À Nîmes, sur la fouille du Parking Jean
Jaurès3, des pots encore inédits, avec traces de pigment
ont été trouvés dans des niveaux de remblai à proximité
d’un bassin monumental.
toutes dotées d’une lèvre à bourrelet débordant. Deux
d’entre elles sont des céramiques communes de forme
courante ; les deux autres sont des imitations de terra
nigra de type largement répandu dans la région. Si les
pots à pigments découverts à Argentomagus sont également des terra nigra, cette utilisation résulte de la large
diffusion de cette catégorie de céramique, plutôt que d’un
choix lié à d’éventuelles spécificités techniques.
IV. CONTEXTES DES DÉCOUVERTES
DE POTS À PIGMENT
Les pots couverts de pigments ont été découverts sur
le forum d’Aregenua dans des niveaux de remblais, deux
d’entre eux dans la curie (vases 3 et 4) et les deux autres
dans un bâtiment proche à fonction administrative
(salle I) (vases 1 et 2). Des boulettes de bleu égyptien ont
également été découvertes dans le remblai qui a livré les
pots 1 et 2.
Un programme de recherche, engagé par M. TuffreauLibre, A. Barbet, C. Coupry et M. Fuchs, dans les années
1990, proposait une étude des contenants d’époque
romaine ayant livré des substances colorées. Un premier
recensement, établi en 1997, mettait en évidence la relative fréquence de ces découvertes restées souvent inédites.
Plusieurs de ces contenants sont issus de contextes
funéraires. La tombe de Saint-Médard-des-Prés
(Vendée)2 a livré divers vases et fioles en verre, des
mortiers, une palette en basalte, une boite de couleur ainsi
que deux manches de pinceau en os. Alors que l’auteur,
ainsi que J.-M. Croisille (2005, p. 290) proposent d’y voir
l’attirail d’un peintre, A. Barbet et M. Tuffreau-Libre
(Tuffreau-Libre, Barbet 1997, p. 399) pensaient davantage
à un ensemble de toilette où les pigments seraient plutôt
des fards ou des onguents. C’est également cette interprétation qui prévaut pour le matériel issu de la nécropole
de l’Image à Argentomagus, où les couleurs sont contenues dans des fioles en verre.En revanche, la série importante de petits pots découverts dans une tombe de
Nida-Heddernheim (Allemagne) (Bachmann-Czysz
1977) correspond sans ambiguïté possible au matériel
d’un artisan dont il reste cependant difficile de déterminer
s’il s’agit d’un peintre de paroi ou de chevalet.
Outre ces contextes funéraires, une grande partie de la
documentation provient des cités campaniennes où
l’éruption du Vésuve a notamment interrompu des chantiers en cours. C’est le cas dans deux pièces de la maison
des Chastes Amants à Pompéi où près de cinquante
vases ont été mis au jour au pied des parois en cours de
décoration. L’intérêt de ces contextes est bien sûr la mise
en relation directe entre les pots et le chantier ainsi que
d’autres ustensiles : amphores contenant de la chaux,
vaisselle en bronze, mortier, compas… Le contexte est
légèrement différent dans une autre maison de Pompéi
(I,9,9) où ce sont cette fois près de 150 pots à pigments
qui ont été retrouvés. Si l’activité de peintre est
confirmée, il pourrait s’agir ici d’un atelier et non d’un
chantier. La demeure est d’ailleurs mentionnée comme
V. TÉMOIGNAGES
D’UN CHANTIER DE FRESQUISTE ?
Les quatre céramiques ayant livré des pigments sont
toutes des formes ouvertes de contenance assez importante comparée aux multiples petites coupelles ou
godets connus sur d’autres sites, notamment en Italie. Il
pourrait donc s’agir de pots de stockage. Toutefois, quelques indices suggèrent leur utilisation comme contenant
pour mélanger le pigment et donc pour préparer de la
peinture. Ainsi, la présence de divers pigments, par
exemple sur le vase 3, indique plusieurs utilisations
successives pour le mélange de différentes couleurs. La
coulure bleue prouve d’ailleurs qu’il ne s’agit pas d’un
pigment brut, produit en boulettes puis broyé, mais bien
d’un produit dilué, prêt à l’emploi pour la peinture. De
même, l’observation de quelques nodules de chaux dans
le pigment rouge (vase 4) et dans le pigment rose
(vase 2) – où on remarque aussi des zones de concentration rouge – plaide en faveur de la réalisation de
mélanges. Ces pots seraient donc les ustensiles dans
lesquels les artisans assemblent les différents pigments
et composants qui permettent la confection d’une peinture prête à l’emploi.
La présence de pigments sur toute la hauteur des
contenants suggère qu’ils ont été remplis de la préparation de peinture. Le volume obtenu est donc assez important et doit exclure par exemple la peinture sur chevalet
qui fait appel à de beaucoup plus petites quantités. De
plus, la préparation d’un pot de peinture de cette taille
suggère un emploi assez rapide pour que le mélange ne
sèche pas, et pour une surface assez conséquente, de
façon à ne pas avoir de différence de teinte en réalisant
des mélanges successifs. Ces réflexions conduisent
donc à envisager plutôt un usage destiné à la peinture
murale réalisée à fresque.
Les couleurs représentées sur ces quatre pots sont
fréquentes. Les ocres jaune et rouge, ainsi que le rose –
qui est une dilution du rouge en mélange avec du blanc –
comptent parmi les pigments les plus fréquents de la
palette chromatique des peintres antiques.
Il est intéressant de confronter ces découvertes aux
fragments de peinture mis au jour sur le forum de Vieux.
Seule la curie a livré des enduits peints et des pots à
pigments associés à la même phase. Son décor se
2
Découverte en 1847, Fillon 1849.
3
Fouille Inrap sous la direction de Jean-Yves Breuil, étude en cours.
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K. JARDEL, J. BOISLÈVE
Les pigments jaune, rouge ocre foncé, vert, bleu et
rose identifiés sur les pots correspondent à des couleurs
présentes sur ces peintures retrouvées à proximité.
compose d’imitations de marbre d’au moins quatre types
différents :
- une imitation de roche à matrice jaune clair et foncé,
veinée et mouchetée de rouge qui pourrait correspondre
au marbre de Chemtou ;
- une autre imitation sur fond noir à vert foncé rehaussé
de larges taches vert clair, avec parfois quelques mouchetis de rouge, probablement un marbre vert antique ;
- l’évocation d’un porphyre rouge matérialisé par un
fond rouge bordeaux moucheté de rose ;
- une imitation indéterminée à fond rose et veinures
marron et quelques gros nodules verts.
En outre, certains fragments peuvent être rattachés à
un décor de voûte à fond bleu intense sur lequel se dégagent les branches effilées de fleurons ou d’étoiles jaunes,
roses et blanches.
CONCLUSION
Les découvertes de quatre pots à pigments sur le
forum d’Aregenua, sont les minces indices des chantiers
de peintres fresquistes œuvrant à la décoration des bâtiments. Du fait de leur travail itinérant, ces artisans sont
par ailleurs peu connus autrement que par leur réalisation ; les vestiges de leur matériel de chantier demeurent
rares. Peintres locaux ou non, ces artisans utilisent des
pots de production régionale. Leur choix se porte logiquement sur la contenance et l’ouverture des récipients
sans qu’un type particulier de céramique ne soit favorisé.
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