Comment la médiation culturelle. La pratique d`un mode

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Comment la médiation culturelle. La pratique d`un mode
Comment la médiation culturelle.
La pratique d’un mode-modèle et ses
actualisations : les interventions de type
conversationnel en présence directe
Françoise Julien-Casanova *
Université de Paris I (« Panthéon-Sorbonne »)
& Centre de recherche Images et cognitions (CRIC)
& Centre de Recherche en Arts Visuels (CRAV)
On rappelle ici comment un mode d’intervention culturelle
orale in situ, le mode conversationnel en régime direct, a été mis
au point dans le cadre d’une opération ritualisée (« Nocturnes
gratuites Louvre-jeunes »), et a essaimé. Ce mode-modèle donne
lieu à des déclinaisons diverses, qui dépendent des visées institutionnelles particulières, du contexte situationnel et des projets
porteurs. Si ce modèle, interactif et plurimédia, semble exemplaire à l’heure actuelle, c’est qu’il est une aide à la visite plébiscitée par ses publics, et qu’il semble résoudre les difficultés rencontrées auparavant par ces publics et les professionnels de l’action culturelle. Il serait une réponse, au moins temporaire et circonstancielle, à la problématique de l’accès “en nombre” à la
culture et à ses objets : la discussion est ouverte.
« À propos de l’action culturelle, sans doute est-il utile de
montrer aussi comment elle s’exerce, comment elle se fraie
un chemin, d’essais en erreurs, dans le connu et l’inconnu.
Ses insuccès sont plus souvent commentés que ses avancées.
Cependant elle institue des transformations profondes… »
(Claude Fourteau, 2000) 1.
« Par conviction, par militantisme, pour satisfaire aux
injonctions ministérielles, pour obtenir à bon compte un
retour d’image, pour faire de la trésorerie… les professionnels du secteur social et du secteur culturel travaillent à
*
1
[email protected]
Fourteau, Cl., 2000 : 199. « Les attentes du public ». In Le regard instruit.
Paris : La documentation française.
MEI « Médiation et information », nº 19, 2003
“l’accès du plus grand nombre à la culture”. Mais, audelà de ce leitmotiv galvaudé, comment peuvent-ils répondre
aux questions qui se posent sur le terrain ? Comment
arrivent-ils, avec les populations, à inventer une culture
vivante, seule garante de l’apprentissage de l’autonomie ? »
(Yves Jammet, 2003) 1.
« Les musées sont des lieux de mystère, alors que tout
devrait y être fait pour la clarté, la pédagogie, la précision,
en un mot, la connaissance… Le printemps des musées du
premier XIX e siècle est né de l’idéal des Lumières, d’un
combat contre les mystères. » (Adrien Goetz, 2003) 2.
Introduction
Un mode de médiation culturelle orale in situ, en présence directe, a été
mis au point progressivement, depuis 1995, dans le cadre d’un partenariat entre l’Université de Paris I et le Service culturel du Musée du
Louvre : il s’agit du mode “conversationnel” que pratiquent les étudiants spécialistes bénévoles lors des « Nocturnes gratuites d’Automne
Louvre-jeunes » 3. Assez rapidement diffusé du fait de son efficacité et
de la séduction qu’il exerce, ce mode est devenu un modèle, voire un
modèle d’inspiration : il a donné, il donne lieu à des opérations menées
dans d’autres contextes institutionnels qui en empruntent le “patron”
(pattern), et l’appliquent en l’adaptant aux objets de l’art et de la culture à
chaque fois spécifiques. Ceci avec des résultats variables en fonction
des circonstances, des lieux, des institutions concernées, des objets sur
lesquels portent les médiations. Une des raisons du succès ou de l’insuccès de ces entreprises semble être liée, non à la forme du modèle initial qui systématiquement remporte l’adhésion des publics, mais à la
1
2
3
Jammet, Y. (dir.), 2003 : 7. Médiation culturelle et politique de la ville. Un lexique.
Paris : Association de prévention du site de la Villette & Caisse des dépôts
et consignations.
Goetz, A., 2003 : non paginé. « Mystères et découvertes. Une promenade
dans les musées de France et d’ailleurs pour le Printemps des musées
2003 », in Le Printemps des musées. Paris : Ministère de la culture & RMN,
communiqué de presse (1er paragraphe).
Ces nocturnes, organisées par le Service culturel du Louvre à l’initiative de
Claude Fourteau en 1993, ont lieu depuis chaque année et rituellement à
l’automne. À ce propos, voir Casanova-Julien, F., 1998 : 97-114. « La voix
de musée ? Le problème des voix dans la médiation de l’œuvre d’art in
situ ». In MEI. Nº 9 (« Voix et média »). Paris : L’harmattan, ; et CasanovaJulien, F., 1999 : 69-85. « Une pratique interactive orale de l’Histoire de l’art
au musée du Louvre ». In Publics et musées. Nº 14 (« Éducation artistique à
l’école et au musée », Darras, B. dir.). Lyon : PUL. Les étudiants concernés
appartiennent à des formations en Médiation culturelle, Histoire de l’art et
Architecture (Université de Paris I et École du Louvre).
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F. Julien-Casanova
forme que revêt l’accès tant aux médiations qu’aux manifestations dans
lesquelles elles prennent place, à la communication qui les entoure et les
promeut. Dans le cas de l’opération du Louvre, ponctuelle, la gratuité
est entière : entrée et médiations faites par les étudiants. Dans un autre
cas, par exemple la variation pratiquée au Palais de Tokyo, l’accès aux
expositions exige l’acquittement du droit d’entrée 1, mais les médiateurs,
employés cette fois-ci par l’institution, sont à disposition en permanence toute l’année et gratuitement pour qui en fait la demande. On a
ici d’une part un dispositif source (Louvre) et d’autre part un ensemble
de méta-dispositifs (Palais de Tokyo et/ou autres), dont les termes ne
se recouvrent pas complètement : une mise en parallèle devrait permettre, par défaut, de vérifier les raisons pour lesquelles l’un ou l’autre
fonctionne et d’autres ne reçoivent pas la reconnaissance attendue.
1. Une aide à la visite indéniable : les pratiques de type
conversationnel
La grande originalité de l’opération du Louvre est qu’elle se déroule
dans la continuité de quatre mercredi successifs, et qu’outre les habituelles aides à la visite (dépliant papier, parcours itinéraire, fiche informative), elle propose un accompagnement très personnalisé. Les jeunes
visiteurs, dès leur arrivée, sont accueillis par des élèves hôteliers qui leur
délivrent un billet d’entrée et les orientent. Ensuite, dans les salles, ils
sont invités à librement aborder les étudiants disponibles “à la carte”
pour dialoguer avec eux, « aider ceux qui le souhaitent à mieux voir les œuvres », ou « partager avec eux leurs connaissances et leur passion » 2 pour les objets exposés. Ainsi, pratiquant la parole et le regard pluriels, des rencontres et des groupes se créent-ils au gré des affinités et des parcours
empruntés.
Si le mode conversationnel est devenu un mode-modèle, dont l’exemplarité est citée par ceux qui l’ont expérimenté, c’est qu’il est une sorte
de “résolution” des problèmes rencontrés en amont par ses publics et
les professionnels de l’action culturelle 3 :
« La question qui se pose… au musée n’est plus tant de savoir comment
provoquer une première visite, que de trouver les moyens d’un véritable
accueil qui transformerait un projet de retour, plus ou moins convenu, en un
retour réel. C’est pourquoi il paraît urgent de rendre apparente… l’existence
d’aides à la visite pour ces visiteurs en devenir. Ces aides doivent être repensées, adaptées, comme c’est le cas lors des “Nocturnes Louvre-jeunes” d’au1
2
3
Sauf le premier dimanche du mois.
Extraits des différents communiqués et dépliants édités par le Louvre
(programmes de mai 1999 et septembre-octobre 2003)
Casanova-Julien, 1999, op. cit.
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tomne, afin que le visiteur sache qu’il ne se retrouvera pas seul, une seconde
fois, confronté à son sentiment de manque et à ses questions ».
C’est ainsi qu’Hanna Gottesdiener conclut son analyse sur la gratuité du
Dimanche au Louvre, après avoir constaté que « voir ne suffit pas », que
« quelque chose d’essentiel se dérobe » aux visiteurs, qui a trait à la rencontre,
aux apprentissages, à l’inscription, à la trace, à la mémoire 1. Ce « quelque
chose » qu’autoriseraient les médiations conversationnelles des étudiants
lors des Nocturnes.
Le trait commun majeur entre l’opération « Louvre-jeunes », elle-même
opération modèle, et ses déclinaisons, du moins celles portées à notre
connaissance, est qu’elles reposent sur les prestations de jeunes adultes
– étudiants ou salariés en cours d’études supérieures, voire fraîchement
diplômés –, qui offrent leurs services aux publics intéressés, et qui surtout ne pratiquent pas le mode conférenciel traditionnel. En d’autres
termes, plus précisément, celui de la visite guidée conventionnelle ou de
l’exposé académique, de la leçon magistrale ou de la conférence ex cathedra, frontale.
Ces jeunes médiateurs, aides à la visite “incarnées”, répondent aux
éventuelles questions des visiteurs, s’entretiennent avec eux. Mais plus :
le mode conversationnel, en effet, implique une parole “circulante” ; le
médiateur situé “entre” les œuvres et les publics y tient un rôle
d’activateur des interrelations. Ce mode repose sur une interactivité de
fait : son régime d’action est celui de « la mutualité, de la coopération, de la
rencontre, du partage, différent du régime de la conversation quotidienne et ordinaire,
différent du régime de la conversation spontanée » 2. Il correspond à une
« procédure mixte, métissée, originale, à inventer en permanence, qui n’est pas systématisable mais a pourtant des traits stables, objectivables, rationalisables » 3, à telle
enseigne que nous pouvons former nos étudiants à l’exercer 4. Le visiteur y est sollicité et corollairement peut également solliciter ses interlocuteurs ; sa contribution, primordiale, est articulée à celle du médiateur
en des “moments” à chaque fois particuliers, imprévisibles. Dans une
partition non écrite d’avance. En effet, la procédure est inéluctablement
fluctuante puisqu’elle dépend d’une demande et d’une attente à chaque
fois spécifiques, qui requiert de la part du médiateur une flexibilité telle
qu’elle lui permet de s’adapter à chaque circonstance de la rencontre, à
chaque partenaire, à chaque face à face. Modifiant graduellement, dans
ce processus avant tout dynamique, un discours qui n’est jamais défini1
2
3
4
Gottesdiener, H., 2002 : 134. « La gratuité et le visiteur en devenir ». In
Fourteau, Claude (dir.). Les institutions culturelles au plus près du public. Paris :
La documentation Française.
Casanova-Julien, 1998. Op. cit., p. 98.
Casanova-Julien, 1999. Op. cit., p. 73.
Étudiants de licence et maîtrise en « Conception et mise en œuvre de projet
culturel ».
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tivement établi mais toujours en devenir : de décentrement en décentrement, chaque réponse amène à la reconnaissance et à la prise en
compte de l’autre, à l’établissement de complémentarités, à l’intercompréhension. Dès lors, et c’est une des clés des satisfecit qui lui sont accordés, on saisit que le mode conversationnel, avant tout un échange et
une réunion de voix, induit et favorise la démultiplication des points de
vue et des perspectives qui sont ceux des inter-actants 1.
Des enquêtes de terrain le démontrent : la présence des médiateurs
aide, selon les formules consacrées, à « donner du sens à la visite », à « construire du sens ». Ailleurs, nous avons déjà commenté les résultats des
enquêtes d’évaluation que nous avons menées 2, et l’enthousiasme des
visiteurs qui à 100 % estiment, après l’avoir « goûtée », que la présence
des étudiants est « nécessaire » à la réussite de la visite, au plaisir qu’ils
sont susceptibles d’y prendre.
On verra plus loin, à travers un exemple, que d’autres adaptations du
dispositif initial sont possibles qui engagent des médiateurs de classe
d’âge et d’origines différentes de celles jusqu’à maintenant mentionnées.
On peut très bien, en présence d’un public, devant une œuvre au musée
ou ailleurs, tenir un discours docte ou “profane”. On a beau être présent, l’échange n’advient pas obligatoirement. Tout dépend de la façon
dont la présence est jouée, de son “comment”. La présence permet un
certain type de rapport. Dans la tri-présencialité qu’implique la rencontre entre le visiteur, le médiateur et les objets, elle permet un certain
type de rapport avec l’actualité de l’objet, un certain type de saisie (émotionnelle, sensorielle, corporelle, spatiale, tactile, intellectuelle, esthétique etc.), et donc d’accès aux objets médiés.
Au centre de nos interrogations : des médiateurs culturels en situation
d’oralité et de co-présence, in præsentia, à l’épreuve de l’im-médiateté et
de l’altérité, plongés dans une expérience de type participative et de
proximité.
La réflexion sur la médiation culturelle porte en effet souvent sur
« comment on la pense, on la construit ou l’écrit », plus rarement sur comment
on la pratique.
2. Les enjeux de l’oralité et le régime présentiel direct
La force cognitive de l’oralité n’est pas à démontrer : néanmoins, l’histoire de son versant savant et des activités de parole spécifiques qui lui
1
2
À ce sujet, voir Meunier, Jean-Pierre, 2003 : 214-22. Approches systémiques de
la communication. Bruxelles : De Boeck.
Casanova-Julien, 1998, 1999. Op. cit. ; et 2000 : 70-71. Techniques de la médiation culturelle. Techniques de la présence. Paris : CNÉD (cours).
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MEI « Médiation et information », nº 19, 2003
sont liées, avant le dernier ouvrage de Françoise Waquet, Parler comme un
livre (2003), n’avait pas encore été l’objet d’une réflexion systématique.
L’auteur souligne que « Parler est, en effet, l’une des choses les plus communes
qui soit dans le monde intellectuel, de l’université et de la recherche » 1 et démontre
que, au-delà de son utilisation dans les opérations quotidiennes, l’oralité
contribue largement à l’avancement des savoirs. Et même plus : elle est
indispensable. Pléthores sont les exemples dans lesquels s’affirme « l’efficacité d’une parole “publique”, où le locuteur “apprend” autant et peut-être plus que
l’auditeur » 2. Le rôle actif, constructif et créatif de la conversation, en
conséquence, ne fait aucun doute. « En donnant à voir l’oralité, j’ai souhaité
rappeler aussi que le monde intellectuel n’est pas seulement fait de manuscrits et
d’imprimés, et qu’à côté de ces nombreuses formes de communication dites non verbales, qu’une tradition récente d’études a mises en évidence, il y a aussi la parole » 3,
précise à nouveau Françoise Waquet dans son étude. Qui, loin d’être
une apologie de l’oralité au détriment du livre, ou dépréciant la culture
livresque, amène à constater de façon irréfutable « la place importante et le
statut éminent que l’oralité a eus dans notre civilisation » 4. Michel de Certeau le
note :
« une mémoire culturelle acquise par l’audition, par tradition orale, permet
seule et enrichit peu à peu les stratégies d’interrogation sémantique dont le
déchiffrage d’un écrit affine, précise ou corrige les attentes. De celle de l’enfant
à celle du scientifique, la lecture est prévenue et rendue possible par la communication orale, innombrable “autorité” que les textes ne citent presque
jamais. Tout se passe comme si la construction de significations, qui a pour
forme une expectation (s’attendre à) ou une anticipation (faire des hypothèses) liée à la transmission orale, était le bloc initial que le décryptage des
matériaux graphiques sculptait progressivement, invalidait, vérifiait, détaillait pour donner lieu à des lectures » 5.
L’exercice du métier de médiateur culturel veut que ce dernier soit une
sorte “d’enquêteur” qui travaille sur des objets qu’il a en charge de
convertir en “discours pour autrui”, à destination des publics. Cette
opération de conversion est une opération de transformations de textes
pré-existants, que ces textes soient verbaux ou non verbaux. Pour ce
faire, en amont de ses interventions, il se livre à un certain nombre
d’opérations langagières, pratiques et intellectuelles, opérations de
recherche et de récolte d’informations, de gestion de la documentation,
de décryptage, de “traduction” signifiante, qui relèvent de ce qu’on
1
2
3
4
5
Waquet, Françoise, 2003 : 23. Parler comme un livre. L’oralité et le savoir (XVIe –
e
XX siècle). Paris : Albin Michel.
Ibid., p. 386.
Ibid., p. 399.
Ibid.
Certeau, Michel de, 1990 : 244. L’invention du quotidien, I. Arts de faire. Paris :
Gallimard, coll. « Folio ».
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Comment la médiation culturelle…
F. Julien-Casanova
appelle le métalangage et la méta-pratique, soit d’une méta-sémiotique.
« En présentant les cultures “savantes” à un large public, les “médiateurs culturels”
se sont d’abord définis comme des traducteurs, mettant à la portée de tous des objets
réputés difficiles d’accès » 1. Le médiateur met à disposition des publics une
certaine quantité et une certaine qualité de savoirs et de connaissances,
qui légitiment sa présence, et qui sont le fruit d’un travail et d’une interprétation. Une interprétation qu’il a construite à travers la consultation
de textes sources ou tuteurs, à travers des études à caractère local ou
spécifique qui appartiennent à des champs disciplinaires différents : histoire de l’art, histoire, géographie, arts plastiques, philosophie, sémiotique, psychanalyse, sociologie, anthropologie, littérature, histoire des
religions, histoire des sciences, histoire de la médecine, histoire des
mœurs etc. : la liste est inépuisable.
Mais le discours du médiateur n’est pas celui de l’érudit ou du spécialiste. Sa science est autre, qui se situe “horizontalement” par rapport
aux autres disciplines scientifiques (verticales par leurs spécificités) auxquelles, certes, elle emprunte des outils. Le médiateur “reverse” sa traduction dans le contexte situationnel, dans la mesure où il assure le lien
entre les publics, les œuvres-objets, le site et les savoirs scientifiques
requis pour une certaine appréhension des œuvres-objets. Dans le
même temps, il fait subir à sa “version initiale” des translations qui la
transforment en une “version autre”. Car en amont, le médiateur a
transporté dans son propre référentiel ce qui possède une signification
dans le référentiel du spécialiste scientifique, et in situ, il le « transporte /
transforme » à nouveau pour que cela prenne un sens dans le référentiel
du visiteur 2. Le sens initial qu’il avait construit, il le reconstruit et le
confectionne autrement encore dans l’acte socialisé de communication
qu’est la médiation. D’autant plus si celle-ci emprunte au mode conversationnel, dont on a dit la flexibilité et le principe d’adaptabilité.
« Interpréter n’est ni comprendre, ni signifier, ni connaître, mais une pratique des modes compréhensifs, sémantique et cognitif. L’interprétation vise à
saisir un aspect, parfois l’ensemble, d’une chose lors d’une opération déterminée par une perspective d’interprétation, manifeste ou diffuse. Énoncée, elle
entend faire partager son appréhension. La plupart du temps, l’interprétation
sélectionne un des ressorts de l’objet esthétique, soit parce qu’il lui paraît plus
saisissable, soit parce qu’il lui semble plus représentatif ou “significatif”, et
elle ne vise pas forcément à épuiser cet objet dans une “compréhension cognitive” de “tous” ses aspects. Elle est une compréhension parcellaire, qui ne
prétend pas toujours avoir les moyens de réduire l’œuvre à ses interprétations,
1
2
Pedler, Emmanuel, 2000 : 119. Sociologie de la communication. Paris : Nathan &
HER.
Caillet, Élisabeth, 1994 : 64. « L’ambiguïté de la médiation culturelle : entre
savoir et présence ». In Publics et musées. Nº 6 (« Professions en mutation »).
Lyon : PUL.
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mais prétend mettre à disposition un ou plusieurs points de vue particuliers
de la connaissance d’une œuvre » 1.
En conséquence, l’accès à la parole qu’autorise le mode conversationnel
permet l’accès à l’œuvre à travers l’interprétation qu’est la production
commune, et individuelle, d’un texte verbal et non verbal sans cesse à
refaire. Chacun s’y trace son propre chemin, en autant de stratégies,
relativisant, construisant ses propres interprétants, inventant son propre
texte dans ce qui est mis à sa disposition. Et dans un cadre de relance
propice à déclencher la deuxième visite, le retour, le désir d’y revenir.
Cette activité “parleuse” productive n’est pas réservée à une catégorie
sociale particulière ou à une élite, elle s’adresse et s’étend à tous les
publics qui souhaitent en bénéficier :
« Tout le problème de la démocratisation du savoir consiste précisément à
augmenter les possibilités d’intercompréhension et de coopération entre ceux
qui maîtrisent un domaine du savoir – une structure schématique complexe
comportant plusieurs niveaux – et ceux qui n’en possèdent que quelques
éléments partiels et / ou de bas niveaux » 2.
La médiation conversationnelle interactive, telle qu’on l’a définie et
éprouvée, au vrai, ne fait donc qu’actualiser la confiance que notre civilisation de l’imprimé à mise dans l’oralité 3 et dans ses hautes valeurs
cognitives, en dépit de la frilosité des études historiques à son égard.
L’activité organisatrice du visiteur préside à son déroulement : les participants « se font savoir les uns les autres » : l’implication dans le régime en
présence directe et l’interface qui en résulte, par des corps situés, par
des actions parolières et physiques communes, favorisent la fondation
des savoirs et leurs ancrages en chacun des co-présents.
3. Les déclinaisons de l’opération source : quelques
exemples
Seront ici brièvement énumérées et résumées différentes opérations,
ainsi que les options afférentes, en vue d’évaluer leurs degrés de rapprochement ou d’éloignement du modèle source. Étant entendu que
chacune de ces opérations intègre les pratiques du mode-modèle
conversationnel.
Trois types d’opérations sont à distinguer. Les “temporaires” (renouvelées rituellement et périodiquement), les “pérennes” (permanentes les
jours ouvrables), les “ponctuelles” (exceptionnelles et expérimentales).
1
2
3
Fol, Jac, 1995 : 2. « Propos à l’œuvre ». In Art présence. Nº 13. Paris : Alpa.
Meunier. Op. cit., pp. 221-22.
Waquet. Op. cit., p. 403.
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Comment la médiation culturelle…
F. Julien-Casanova
Les « Nocturnes gratuites d’automne Louvre-jeunes »
(temporaires, 4 mercredis soir de suite, novembre)
L’originalité de cet événement a déjà été amplement soulignée : on
retiendra que l’enthousiasme des visiteurs est tel, qu’à l’unanimité ils
adhèrent inconditionnellement à la présence des étudiants, même si des
difficultés d’audition (à 52 %) et des déceptions sur la nature ou le
maintien des contacts sont exprimées (à 59 %) 1. Le nombre “insuffisant” de nocturnes et de médiateurs en salle est souvent regretté : les
quelque cent cinquante bénévoles, qui, de plus, ont élu des œuvres laissées à leur libre choix, ne peuvent effectivement pas couvrir l’ensemble
des collections du vaste musée ; des remédiations sont en cours visant à
élargir le cercle des étudiants “conviés”. Dans d’autres articles, nous
avons rendu compte des effets stimulants produits par ces médiations
sur les intervenants eux-mêmes, nous y renvoyons donc (note 13).
Les médiations du Palais de Tokyo (pérennes aux heures
d’ouverture du Centre)
Le service des publics, mis en place par David Cascaro, comprend une
équipe de quinze médiateurs préparés à “parler” des œuvres mais aussi
de l’exposition en cours. Ces “personnels” d’un genre hybride, on va le
voir, interviennent alors que le projet d’exposition (art contemporain) a
déjà été pensé et réalisé par le commissaire de l’exposition ou le responsable de la manifestation. Pas de choix d’élection, ou peu. Le matériau
informationnel est livré pré-formé. Par ailleurs, ces médiateurs appelés
pour créer une convivialité, doivent aussi assurer la réception à la caisse,
le gardiennage, la surveillance, l’accueil, la rédaction du journal, l’aide au
montage des expositions, les visites guidées et les actions pédagogiques,
voire le travail en bibliothèque 2. Cette multiplicité de tâches disparates
contribue à entraver l’implication du “staff”, divisé entre les différentes
fonctions qu’il a pour mission d’assumer. Les médiations conversationnelles ne sont qu’une des facettes de cet “emploi éclaté”, et lorsqu’elles
se déroulent, sont doublées de la charge de surveillant qui, structurellement, est incompatible. Le trouble ressenti par les médiateurs provient
donc de ce cumul qui, en outre, confère à leurs profil et identité une
ambiguïté embarrassante : d’un côté le “label” médiateur est professionnellement valorisant, de l’autre, il masque une situation vécue négativement par les uns et les autres, qui ne s’y retrouvent pas : « on nous dit
souvent qu’on est des gardiens sympathiques qui parlent des œuvres » 3. Ces
1
2
3
Casanova-Julien, 1998 : 78.
Cf. Monier, Mathilde, 2003. Un site de création contemporaine et son public : le
palais de Tokyo ou l’utopie de proximité. Mémoire de DÉA en « Esthétique »,
Université de Paris I, sous la dir. de B. Darras.
Entretien du 15/10/2003, témoignage de Benjamin Herr.
155
MEI « Médiation et information », nº 19, 2003
remarques, qui touchent au peu d’estime dont ils se sentent l’objet,
n’entachent toutefois pas l’intérêt et le plaisir pris par tous à l’exercice
des médiations conversationnelles elles-mêmes 1.
Au Palais de Tokyo, comme dans le précédent du Louvre, on peut relever que la communication visuelle et informationnelle concernant les
offres de médiation est passablement discrète 2. La modestie de la promotion peut, certes, ne pas contribuer à “outre-stimuler” la fréquentation des Nocturnes. Mais la connaissance des soirées via le bouche-àoreille, leur ancienneté et leur ritualisation permettent néanmoins de
compenser la faiblesse de l’appui publicitaire. Au Palais de Tokyo, aucun palliatif n’existe pour l’instant, les médiateurs ne sont usuellement
que peu interpellés, sauf par quelques avertis fidèles ou initiés (11 %) 3 :
ce qui, a contrario, témoigne de la valeur des médiations pratiquées.
Le Festival « Premier contact »
(octobre 2002, médiations ponctuelles à ce jour)
Lors de la biennale des Arts numériques, organisé par le Cube et la ville
d’Issy-les-Moulineaux, des installations interactives étaient exposées
dans l’espace urbain à l’aide d’un mobilier spécialement conçu. Une
dizaine d’œuvres étaient montrées, à ciel ouvert, dans la pluie et le vent,
sur les trottoirs ou dans les jardins publics : les médiateurs recrutés
parmi des étudiants et à l’initiative d’une “ancienne” des « Nocturnes
Louvre » 4, accompagnaient gratuitement les publics dans leur confron-
1
2
3
4
Enquête de fréquentation et entretiens, 2003.
En ce qui concerne l’opération du Louvre : quelques communiqués paraissent dans la presse (Le Monde, Libération, L’Officiel des spectacles…) ; quelques
minutes lui sont exceptionnellement dédiées aux informations télévisuelles,
des petites affichettes sont distribuées, la signalétique est absente, et seule
une étiquette “spéciale” épinglée sur le vêtement permet de repérer les
intervenants sur le terrain. Au Palais de Tokyo, un message écrit à la craie
sur un tableau noir, ou une annonce intermittente sur un écran lumineux,
quelques rares cartels, avertissent de la présence des médiateurs, identifiables grâce à un badge qui reprend la charte graphique du Centre.
Monier. Op. cit., p. 31. D’après les entretiens que nous avons menés, les
flux de visiteurs sont très irréguliers et saisonniers, commandés par la nature des expositions et le contexte parisien. Le premier dimanche d’octobre
gratuit a vu un très fort taux de fréquentation avec l’exposition Chen Zhen
(01/10/2003 – 18/01/2004), les chiffres ne sont pas publiés ce jour, mais
nous l’avons constaté de visu.
Pour une partie recrutés parmi nos anciens étudiants, bénéficiant de
l’expérience des Nocturnes ; la variation isséenne ayant été conçue à
l’instigation de l’une d’entre eux, Alice Lebresne. La “visibilité” des intervenants a été l’objet de soins particuliers : K-Way et parapluie rouges ont
amplement facilité leur repérage.
156
Comment la médiation culturelle…
F. Julien-Casanova
tation à ces travaux. Quitte à se protéger sous des parapluies acquis
pour l’occasion et en prévision de problèmes météorologiques. Le
temps mouillé et maussade n’a pas rebuté les populations venues nombreuses profiter des médiations “à l’air libre”. Les équipes de médiation
se relayaient en continu, maillant le terrain de leur présence. Cette opération a reçu l’approbation générale, des Isséens en particulier, elle
devrait être reconduite en octobre 2005 1.
Rétrospective « Jean Rustin », Halle Saint-Pierre, Paris
(26 mai – 17 juin 2001, opération ponctuelle)
L’œuvre de Rustin est perçue comme étant provocante, révulsive. Ses
toiles montrent des êtres aux faciès inqualifiables, murés dans une totale
incommunicabilité, sexes béants, dans des postures d’une crudité pour
certaines insoutenables, obscènes, bestiales. Aux fins d’évaluer la « nécessité et légitimité de la médiation » de cette œuvre, un étudiant de maîtrise,
Geoffrey Benoît, a mis en place un partenariat entre l’Université de
Paris I et la Halle Saint-Pierre, et a piloté un cycle de médiations orales
effectuées par une dizaine d’étudiantes 2. Les médiations qu’il a orchestrées ont fait leurs preuves, positivement, en dépit, ou malgré, des freins
dus à la déficience de la communication interne et externe : les chiffres
en attestent, 90 % d’enthousiastes et une demande explicite de réitération à 65 %.
« Du signe au livre », exposition d’art contemporain, Le Temple
de Chauray (Deux-Sèvres)
(20 janvier – 15 février 2001, opération ponctuelle)
Cette expérimentation, à l’instar de celle menée dans le cadre des Nocturnes, a permis à des enfants de dix ans (CM1) de devenir les médiateurs en présence directe pour leurs pairs, les enfants d’autres classes.
Et par extension – à la demande des intéressés –, pour le public adulte
étonné et intrigué par les potentiels insoupçonnés qui se révélaient chez
les enfants intervenants. Michèle Guitton, étudiante de maîtrise, conseillère pédagogique et commissaire de l’exposition, est la conceptrice et
réalisatrice de cette adaptation innovante que, à la toute fin de son mémoire, elle conclut par un : « Poursuivre ? “Oui, résolument” » 3.
1
2
3
Voir [email protected] et http://www.lesitecube.com
Quelles réceptions pour le corps ob-scène” en art contemporain ? Nécessité et légitimité de
la médiation de l’œuvre d’art “obscène”. Mémoire, Université de Paris I, Bernard
Darras (dir.).
Des enfants s’adressent à leurs pairs : une expérimentation originale de médiation orale
de l’art contemporain. 2001. Mémoire, Université de Paris I, Françoise JulienCasanova (dir.).
157
MEI « Médiation et information », nº 19, 2003
« Hypothèses de collection », FRAC PACA, Musée du Luxembourg, Paris (1er avril-30 mai 1999, opération ponctuelle)
Le projet de médiation culturelle, en tant qu’intention, était dès le
départ intégré dans le concept de l’exposition (art contemporain). La
médiation humaine in situ a été déclinée sous trois formes concomitantes : médiations conversationnelles prises en charge par des étudiants
de Paris I rémunérés, visites guidées effectuées par des professionnels,
interventions des artistes. Les deux jours les plus fréquentés ont été les
jeudi et dimanche, jours des rencontres : l’affluence du jeudi « s’explique
par les actions humaines dont la presse s’est fait l’écho » 1. Les visites-conférences, par ailleurs, « paraissent avoir eu un moindre pouvoir d’entraînement »
que les médiations estudiantines, lesquelles, néanmoins, ont « sans doute
été sous-utilisées d’une part parce que le rendez-vous était trop épisodique et d’autre
part parce que la présence simultanée des artistes l’a rejetée dans l’ombre » 2. Le
public majoritairement « détenteur d’un capital de familiarité élevé avec l’art contemporain » n’a pas eu autant besoin d’utiliser ces aides que le public néophyte, aux moindres compétences. Là encore, on déplore une insuffisante promotion de l’exposition auprès du public du site : la gratuité et
l’affichage n’ont pas suffi à déclencher les visites impromptues attendues. Les médiateurs n’ont pas autant œuvré qu’ils l’espéraient, ce
constat n’ôtant rien à la qualité des démarches conversationnelles.
D’autres cas de figure pourraient encore être convoqués, tels que l’opération en Arts vivants conçue et réalisée par nos soins, à propos du
spectacle Et Qui Libre ? (2000, Compagnie Foraine, La Villette, Cirque
Larue & Demuynck), ou les propositions de la Fondation Cartier, du
Musée d’Orsay, du Musée des Thermes de Cluny, ou celles plus récentes d’Avignon (Palais des Papes) et de Toulouse (Printemps de septembre 2003). Inévitablement, ici et là, le mode-modèle n’est pas respecté
“à la lettre” ; des contaminations et interférences concrètes infléchissent
nécessairement les occurrences des méta-modèles. Toutefois, les
médiations conversationnelles n’en sont pas moins jugées attractives et
instauratrices de nouvelles relations aux œuvres et aux apprentissages 3.
On le sait, les étudiants, et la jeunesse en général, bénéficient d’un capital de sympathie en raison de leur statut doublement “intermédiaire” :
pas encore professionnels mais en situation professionnalisée, accessibles et corollairement permettant d’accéder aux expôts, au savoir, au
1
2
3
Eidelman, Jacqueline (dir.), septembre 1999 : 21. Formes de la médiation,
réception et interprétation par les visiteurs de l’exposition Hypothèses de collection.
Paris : CERLIS (CNRS & Université de Paris V) & DAP, rapport, t. 1.
Ibid., p. 30.
Nous n’avons pu, dans le cadre de cet article, discuter de la valeur d’apprentissage des médiations conversationnelles. Elles s’inscrivent dans une
pédagogie dite « de la construction ». Voir : Giordan, André, 1998. Apprendre.
Paris : Belin. Ibid., 1999, Une didactique pour les sciences, Paris : Belin.
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Comment la médiation culturelle…
F. Julien-Casanova
plaisir. Le bénévolat et la gratuité des prestations sont deux facteurs
décisifs. Mais la question n’est plus, telle que nous l’avions posée en
1999, de savoir ce qu’il advient de ces jeunes “initiateurs” s’ils sont employés par l’institution organisatrice. Ceux d’entre eux qui sont salariés
ou vacataires continuent à pratiquer le mode-modèle avec la même
conviction : leur peu de succès quantitatif provient, comme la confrontation des six cas ci-dessus tend à le montrer, des lacunes du contexte
situationnel, organisationnel et informationnel ; et / ou de la définition
biaisée de leur métier ; et / ou d’un encadrement carentiel. La qualité de
la médiation interactive orale, si elle dépend des médiateurs engagés sur
le terrain, de leur sensiblité et de leur formation, ne peut pleinement
profiter au plus grand nombre qu’à condition d’être servie par un environnement opportun et une mise en visibilité incitatrice.
À l’encontre des idées reçues, il semble que les opérations gratuites,
bénéficiant d’une logistique de communication qui met en valeur le
dispositif et informe les publics, soit une des conditions sine qua non du
succès de toute opération de médiation culturelle. Prenons l’exemple du
Printemps des musées, objet d’une médiatisation retentissante. Le
communiqué de presse du Ministère de la culture et de la communication, précise qu’en ce qui concerne la fréquentation de l’opération
« tous les relevés concordent pour montrer qu’elle a été particulièrement forte
dans les nombreux musées (environ 430 en France) qui, tout en offrant la
gratuité d’accès, organisaient des animations spécifiques sur le thème des
“cinq sens” choisi cette année ».
Les chiffres avancés sont éloquents, le Musée Fabre à Montpellier
« a accueilli plus de 3 000 visiteurs, soit 25 fois sa fréquentation habituelle ;
le CAPC-Musée d’art contemporain de Bordeaux, 1 625 visiteurs au lieu de
230 ; le Musée de la préhistoire à Nemours 695 visiteurs soit 7 fois plus
que d’habitude, etc. L’ensemble des musées de la ville de Strasbourg qui
avaient élaboré un programme très riche d’animations ont vu leur fréquentation quadrupler, et le musée des Beaux-Arts de Quimper la sienne multipliée par 33 ». 1
La « gratuité lève les contraintes liées au paiement » 2, mais n’épuise pas sur le
long terme les attentes du visiteur. Ni la question de la dépense culturelle, entre gains et pertes, productive et improductive 3.
1
2
3
« Un très grand succès pour la journée de gratuité de la quatrième édition du Printemps
des musées (dimanche 7 avril 2002) ». Communiqué de presse, 2003 : 2 pages.
Ministère de la Culture, DMF.
Gottesdiener. Op. cit., p. 133.
Pour une synthèse sur la question, voir Jeammet. Op. cit., pp. 116-119.
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MEI « Médiation et information », nº 19, 2003
Conclusion
Les interventions conversationnelles in situ font la preuve que la médiation culturelle peut valoir comme une politique, « c’est-à-dire, à s’en tenir à
l’étymologie du terme, comme une des formes possibles du “gouvernement de la
réalité”. À cela il n’y a, ose-t-on croire, rien de préjudiciable » 1. L’avenir de ce
mode opératoire ? Sa pérennité ? La politique de ses extensions ? On se
gardera de toute prédiction à cet égard. Il nous est difficile de projeter
dans le futur les développements d’un modèle viable, celui-ci étant bâti
sur la rencontre, par nature évanescente, fugitive, fugace. Et en dépendance totale des institutions, publiques ou privées. Un modèle a essaimé
ici et là, il serait hasardeux de prévoir son devenir. Tout comme il est
hasardeux de prophétiser ce qu’il adviendra d’une innovation en
matière de communication. Pourtant, le développement de telles entreprises n’est certainement pas le fait du hasard. Ailleurs, nous avons émis
l’hypothèse qu’il était la contrepartie des développements des nouvelles
technologies et de la virtualité qu’elles entraînent. Aujourd’hui, nous
nous demandons également s’il n’est pas lié au revival de l’esthétique
participative des années 1990 et de son essence relationnelle 2 ; en cela il
serait un symptôme culturel, et essentiellement une formalisation de
relations conviviales déjà existantes. Nous l’avions déjà suggéré dans
l’ordre de l’oralité. Mais ce serait par trop réducteur. Ni effet mode, ni
banalisations, ni normatives, en se multipliant les médiations orales
interactives pourraient être autant de sollicitations et de réponses au
problème de l’accès aux savoirs et aux plaisirs. Elles ouvrent une
brèche, introduisent un changement d’épistemè : une autre logique de la
construction de l’expérience esthétique. La démocratisation de l’art
occidental au sein de sa propre culture ? 3 Oui, le dédain n’est plus de
mise.
Ce qui change également avec ce mode-modèle conversationnel, c’est la
nature de l’officialité de ses “interprètes” qui, idéalement, ne sont plus
là pour enseigner ou prodiguer quelque savoir, pour délivrer le passeport d’une culture “politiquement correcte”, reproduisant la frontière
entre lectures conformes et hérétiques, perpétuant le système clos des
hiérarchies. Le rapport à l’œuvre ou aux objets de la culture n’est plus la
chasse gardée de quelques uns, d’une minorité. Ces médiateurs dont la
légitimité paradoxale est sans cesse remise en question, font communiquer des mondes qui ne sont pas hétérogènes, ils se situent « à ce point où
la parole se fait l’échangeur entre deux mondes, questionne l’un et l’autre et émet une
1
2
3
Ardenne, Paul, 2002 : 236. Un art contextuel. Paris : Flammarion.
Ibid., pp. 196-97.
Darras, Bernard, 2001 : 46-51. « Art, Musée et nouvelles technologies ». In
Artpress. Nº 22 (« Écosystèmes du monde de l’art »).
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Comment la médiation culturelle…
F. Julien-Casanova
prétention à la légitimité qu’elle sait infondée et qui pourtant s’accomplit » 1. Un
potentiel d’interventions à l’infini. « Au bout de dix, quinze ans, un inconnu
par hasard m’a redit mes propres paroles que j’avais moi-même oubliées, m’a rappelé
tel mot alors de peu d’effet, qui cependant tomba au plus profond, resta, germa en
lui, qui revient souvent dans sa vie et qui fait partie de son cœur », raconte
Michelet 2. Le libre accès aux œuvres ? « Des passeurs s’y emploient, à la
légitimité mal assurée, avec énergie, entêtement, provocation, maladresse, sauvagerie
ou timidité excessives : écoutons-les, et nous pourrons les reconnaître et les saluer » 3.
1
2
3
Roman, Joël, 2002 : 278. « Héritiers, parvenus et passeurs ». In Fourteau,
Claude (dir.). Les institutions culturelles au plus près du public. Paris : La documentation française.
Michelet, J. Cours au collège de France, t. 1, 1838-1844, cité in Waquet. Op. cit.,
p. 403.
Roman. Op. cit., p. 280.
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