A Vienne avec Stefan Zweig

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A Vienne avec Stefan Zweig
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Stefan Zweig
Il fut l’incarnation de la capitale de l’Empire austro-hongrois, l’homme qui
symbolisa sa culture, son élégance et son esprit cosmopolite et raffiné. Né en
1881 et mort de désespoir au Brésil en 1942, le grand écrivain accompagne
toujours, à sa manière, les visiteurs et les touristes qui se pressent à Vienne.
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Stefan Zweig: «On vivait bien à
Vienne, on menait une vie facile
et insouciante...».
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l naquit en 1881 dans la capitale
d’un empire austro-hongrois
qui était un modèle d’harmonie et de tolérance et qui semblait
avoir l’éternité devant lui. Exilé en
1934 en Angleterre après la montée du nazisme, il s’est suicidé en
1942, au Brésil, désespéré par la
guerre qui ravageait l’Europe et le
monde, la deuxième en l’espace de
moins de quelques décennies. La
veille de son suicide, Stefan Zweig
avait envoyé à son éditeur le manuscrit de son dernier livre, «Le
monde d’hier» (Ed. Les BellesLettres), dans lequel il livrait son
testament d’Européen désabusé et
inconsolable.
Au centre de ce monde englouti,
une entité vivante et chaleureuse:
la ville de Vienne! Elle était
l’image parfaite d’une civilisation
et d’un art de vivre que l’on respire toujours, plus de septante
ans après, en se baladant dans
ses larges avenues ou ses rues
pittoresques. Car un week-end
à Vienne suffit à faire sentir cet
idéal européen qui avait toute la
simplicité et toute la vérité de la
vie quotidienne: une recherche
de l’harmonie, une acceptation de
la diversité, une aspiration partagée à la culture, un certain goût
pour le bonheur. Symbole d’un
empire disparu il y a presque un
siècle, la capitale autrichienne
serait-elle l’esquisse et le modèle
de ce monde, à la fois multiple et
apaisé, qui reste plus que jamais à
créer? Se replonger dans les souvenirs de Stefan Zweig, c’est en
tout cas avoir l’impression de se
projeter dans le futur, du moins
dans un futur possible.
«On vivait bien, écrit-il, on menait
une vie facile et insouciante dans
cette vieille ville de Vienne, et les
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Vienne, le «Naschmarkt»,
comme Stefan Zweig pouvait
s’y promener, au début
du XIXe siècle.
Allemands du Nord regardaient
avec un peu de dédain et aussi
de dépit leurs voisins danubiens
qui, au lieu de se montrer fermes
et appliqués, rigides observateurs
de l’ordre, se laissaient vivre en
bons jouisseurs, mangeaient bien,
prenaient du plaisir aux fêtes et
au théâtre et, avec cela, faisaient
une excellente musique. Au lieu
de cette «valeur» allemande, qui
a finalement empoisonné et troublé l’existence de tous les autres
peuples, au lieu de cette avidité
à primer sur tous les autres, de
prendre partout les devants, à
Vienne on aimait à bavarder tranquillement, on se plaisait aux réunions familiales, et on accordait à
chacun sa part sans envie et dans
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un esprit de conciliation bienveillante et peut-être un peu lâche».
Une préférence assumée pour les
valeurs individuelles, gages de
liberté et de bonheur, et un refus
clair et obstiné des valeurs collectives, trop souvent sources d’engouements incontrôlables et de
violences insensées. Le respect de
l’autre, l’amabilité, la courtoisie,
une certaine forme de distance et
de bienveillance, aussi, autant de
traits qui caractérisent toujours
les habitants de Vienne et qui
contribuent au charme de la ville.
«Vivre et laisser vivre», précise
Stefan Zweig, telle était la maxime
viennoise par excellence, et, encore aujourd’hui, elle me paraît
plus humaine que tous les impé-
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irrésistiblement à tous les milieux.
Riches et pauvres, Tchèques et
Allemands, Juifs et chrétiens vivaient en paix en dépit de quelques
taquineries occasionnelles, et
même les mouvements politiques
et sociaux ne déchaînaient pas ces
haines atroces que nos contemporains ont maintenant dans le
sang comme un legs empoisonné
de la Première Guerre mondiale.
Dans la vieille Autriche, on luttait
encore avec des procédés chevaleresques; il est vrai qu’on s’injuriait dans les journaux ou au Parlement, mais après leurs tirades
cicéroniennes, les adversaires
se réunissaient amicalement
autour d’une table, buvant de la
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Vienne était l’image parfaite
d’une civilisation et d’un art
de vivre que l’on respire encore
aujourd’hui.
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bière ou du café et se tutoyant».
Au lieu du fameux «Tout est politique», Vienne proclamait au
contraire «Tout est humain!». Un
slogan qu’elle ne songeait même
pas à formuler, tant il était naturel
et faisait partie de l’inconscient
collectif. Un slogan qui pourrait
inspirer, demain, ce que l’essayiste
Alain Minc appelait «la mondialisation heureuse». Une sorte
d’équilibre général et de vivreensemble aussi agréable que possible qui ne reposait pas, comme
aujourd’hui, sur un conformisme
intolérant et étriqué, le politiquement correct, mais sur une véritable acceptation et un équilibre
des différences.
«La haine entre les pays, les
peuples, les classes, ajoute Stefan Zweig, ne s’étalait pas quotidiennement dans tous les journaux, elle ne divisait pas encore
les hommes et les Nations,
l’odieux instinct grégaire n’avait
pas encore la puissance qu’il a
acquise depuis dans la vie publique; la liberté d’action dans
le privé allait de soi à un point
qui serait à peine concevable
aujourd’hui; on ne méprisait pas
la tolérance comme un signe de
mollesse et de débilité; on la prisait très haut comme une force
morale».
Stefan Zweig est toujours vivant,
il débarque du futur... n
Philippe Lemaître