La communication - Corpus UL

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La communication - Corpus UL
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Guillaume Pinson
Irkoutsk ne répond plus. Jules Verne,
les médias de masse et l’imaginaire
de la rupture de communication
L’œuvre de Jules Verne est portée par un puissant imaginaire de la communication,
que l’on peut considérer dans sa triple dimension. 1) D’abord géographique, car il
n’est pas de communication sans présupposition d’une spatialité : le roman de Verne
relie les territoires entre eux, rapproche un point du globe à un autre, établit des liens
là où il n’y en avait pas encore entre les terres connues et les espaces lointains. 2) La
communication recouvre également une dimension technique (appareils optiques
et sonores, ainsi que tous les moyens de déplacements qui permettent de surmonter
les étendues géographiques). 3/Elle s’incarne enfin dans une dimension médiatique,
hantée par les journalistes, par les journaux et par les bruits de la renommée de
ses personnages, tout en exploitant intensément les deux éléments précédents : des
techniques (le télégraphe, par exemple) et des espaces, incessamment parcourus par
les journalistes. C’est à cet aspect médiatique de l’œuvre de Jules Verne que cet
article est consacré, prolongeant quelques rares réflexions menées antérieurement par
d’autres chercheurs1 . Il vise à mieux comprendre comment, d’une part, l’écrivain a
représenté le monde de l’information et d’autre part, comment il a fondamentalement
interrogé, grâce à ces mises en scène romanesques, le contexte de la naissance de la
communication médiatique de masse dont il fut l’exact contemporain : en 1863 fut
lancé le Petit journal, premier journal populaire à un sou, et publié le premier roman
de Verne, Cinq semaines en ballon. Or le lecteur se souvient-il de ce que faisait le
héros de cette histoire, Samuel Fergusson, avant de s’élancer au-dessus du continent
africain ? « [Il] fut le correspondant le plus actif et le plus intéressant du Daily
Telegraph, ce journal à un penny, dont le tirage monte jusqu’à cent quarante mille
exemplaires par jour, et suffit à peine à plusieurs millions de lecteurs2 . » L’Afrique à
traverser d’est en ouest, un ballon à la fine pointe de la technologie aérostatique et un
ancien journaliste pour le piloter : tout était en place pour lancer la série des romans
qui allaient rendre Jules Verne immédiatement célèbre.
1. Voir Christian ROBIN, « Jules Verne et la presse », dans Jean-Pierre P ICOT et Christian ROBIN
(dir.), Jules Verne, cent ans après. Actes du colloque de Cérisy, Rennes, Terre de brume, 2005, p. 87-108,
ainsi que Christian D ELPORTE, « Jules Verne et le journaliste. Imaginer l’information du XXe siècle »,
Le Temps des Médias, no 4 (printemps 2005), p. 201-213. Ce dernier se concentre sur La journée d’un
journaliste américain en 2889, nouvelle d’anticipation que l’on laissera donc de côté dans le cadre du
présent article.
2. Jules V ERNE, Cinq semaines en ballon, Flammarion, coll. « GF », 2005 [1863], p. 49.
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UN HÉROS AMÉRICAIN
Il faut le reconnaître d’emblée : replacé dans l’imaginaire journalistique de
son époque3 , Jules Verne détonne fortement et opère une série de déplacements
fondamentaux. Il ne retient à peu près rien des représentations habituelles du
journaliste, qui ont cours depuis Balzac au moins dans la littérature, et abandonne
résolument les tourments de l’écrivain-journaliste, façon Lucien de Rubempré. Au
contraire de ces nombreux romans qui, tout au long du siècle, ont fait du journaliste
la figure allégorique d’une littérature qui s’interroge sur elle-même, chez Verne,
le journaliste est ontologiquement « déproblématisé » : il est et s’assume tel, forte
affirmation identitaire, sans turpitude ni considérations esthétiques angoissées.
Indéniablement, l’écrivain est attiré par d’autres sources et par des traditions
journalistiques étrangères, anglo-saxonnes au premier chef. Verne a beaucoup
contribué à l’importation en France – transfert dont l’histoire reste à faire dans
les détails – d’un journalisme « à l’américaine4 », et dont l’une des origines est peutêtre la diffusion des pages que Tocqueville avait rédigées sur la presse dans De la
démocratie en Amérique, sous la monarchie de Juillet. Si l’enthousiasme de Tocqueville
demeurait mesuré, il n’en appréciait pas moins la force et la vitalité du journal dans
la société démocratique américaine5 . Progressivement, un certain journalisme héroïsé
avait gagné la France, profondément associé à un imaginaire du conflit. La guerre de
Crimée en fut une étape sans doute cruciale mais encore limitée, voyant émerger la
pratique des premiers correspondants de guerre, anglais et français, et de nouvelles
représentations qui en découlaient6 . Qui sait si Jules Verne a pu contempler par
exemple cette gravure parue le 9 février 1856 dans L’Illustration, représentant le
peintre et photographe Henri Durand-Brager, au fond de la tranchée, en train de
croquer pour son journal la scène de combat – hors cadre – qui se déroule sous ses
yeux7 ?
Mais on sait par contre hors de tout doute que l’écrivain s’est intéressé de près à
la guerre de Sécession, qui se déroula de 1861 à 18658 . On se rappellera par exemple
que c’est justement de ce conflit que les héros de L’Île mystérieuse sont arrachés,
au tout début du roman, et parmi eux le reporter Gédéon Spilett. Moins connu
est cet autre reporter fictif, Halliburt, prisonnier lui aussi des sudistes, que Verne
3. À ce propos, je me permets de renvoyer à mon ouvrage : Guillaume P INSON, L’Imaginaire médiatique. Histoire et fiction du journal au XIXe siècle, Paris, Classiques Garnier, coll. « Études romantiques et
dix-neuviémistes », 2013.
4. Sandrine G UILLERM, « Regards français sur le journalisme en Amérique (1880-1890 », dans Roger
BAUTIER, Élisabeth C AZENAVE et Michael PALMER (dir.), La Presse selon le XIXe siècle, Paris, Université
Paris-III-Université Paris-XIII, 1997, p. 62-71.
5. Alexis DE T OCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, Paris, Pagnerre, 4 vol., 1848.
6. Voir Hélène P UISEUX, Les Figures de la guerre. Représentations et sensibilités, Paris, Gallimard,
1997.
7. On retrouvera cette magnifique illustration, toute vernienne, dans le catalogue de l’exposition « La
presse à la Une », Bibliothèque nationale de France, 2012, p. 62.
8. Voir Christian ROBIN, « Verne et la Guerre de Sécession », Revue Jules Verne, no 15, 2003, p. 3138.
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imagine alors que la guerre fait toujours rage9 . Or, pour de nombreux écrivains et
journalistes français, les reporters américains étaient les représentants par excellence
de tous ceux qui se dévouaient à la cause de l’information, offrant la possibilité
d’une affirmation légitime du journalisme, encore balbutiante en France. Ainsi Jules
Claretie s’exclamait-il, en 1870 : « Combien de reporters se sont fait tuer durant la
guerre de Sécession, en Amérique, cela simplement pour envoyer des informations
plus exactes à leurs journaux10 ! » Et en effet la guerre de Sécession demeure le grand
moment héroïque et fondateur du reportage américain11 , annonçant la naissance d’un
journalisme attaché aux faits et incarné dans une écriture objective, donnant primauté
à l’information et engendrant des pratiques héroïsées12 . Mitchell Stephens évoque
ainsi les conditions difficiles des reporters de guerre, à la course pour la transmission
de leurs nouvelles (« rushing to transmit their most newsworthy information over often
unreliable telegraph lines13 »), scènes qui ne sont pas sans faire écho à certains passages
d’anthologie chez Verne14 . Même si les historiens américains débattent sur le moment
exact de la naissance de ce journalisme consacré aux faits, qui passe notamment par
la pratique de la « pyramide inversée15 », on peut raisonnablement penser que Jules
Verne a été impressionné par le journalisme américain durant la guerre et dans les
années suivantes, de même qu’on ne peut mettre en doute le fait qu’il se soit intéressé
aux évolutions des technologies de la communication.
Que ce soit pour la rédaction de Nord contre Sud (1887) ou de L’Île mystérieuse
(1874), Verne s’est documenté sur la Guerre civile. On sait notamment qu’il a
consulté l’ouvrage d’Auguste Laugel, Les États-Unis pendant la guerre (1861-1865),
publié en 186616 . Au début de Nord contre Sud, l’écrivain livre lui-même cet autre
titre important qu’il a lu, Histoire de la guerre civile en Amérique17 . Or ces ouvrages
dessinent assez nettement les contours héroïsés des reporters de guerre, confirmant
que cette figure accompagne l’imaginaire du conflit américain. Laugel note ainsi :
9. Personnage très secondaire toutefois, mais qui constitue l’enjeu de cette nouvelle puisqu’il s’agit
pour les héros de se rendre à Charleston pour le libérer. Rédigé en 1864 d’après Christian ROBIN, Les
Forceurs de blocus parut en octobre et novembre 1865 dans le Musée des familles.
10. Jules C LARETIE, L’Illustration, 6 août 1870, cité par Véronique J UNEAU, Poétique et fictionnalisation du reportage de guerre sous le second Empire, Mémoire de maîtrise, Université Laval, 2011,
p. 56.
11. Parmi une abondante bibliographie à ce propos, voir notamment Words at War. The Civil War
and the American Journalism, David B. S ACHSMAN, S. Kittrel RUSHING and Roy M ORRIS (dir.), West
Lafayette, Purdue University Press, 2008.
12. David T. Z. M INDICH, Just the Facts. How « Objectivity » came to define American Journalism,
New York et Londres, New York University Press, 1998.
13. Mitchell S TEPHENS, A History of News, New York, Vicking, 1988, p. 253-254.
14. Dans le célèbre chapitre « Verset et Bible » de Michel Strogoff (chap. 17, 1er partie), les deux
reporters se disputent le télégraphe pour transmettre à leur journal les dernières nouvelles des combats
entre Russes et Tartares.
15. Voir notamment le 3e chapitre de l’ouvrage de David T. Z. M INDINCH, Just the Facts, qui résume
les débats sur la naissance de la pratique de la « pyramide inversée » ; elle semble prendre forme à la toute
fin de la guerre, mais sa pratique s’étend surtout au tournant du siècle.
16. La récente édition (2012) de L’Île mystérieuse dans la Pléiade, Jean-Luc S TEINMETZ (éd.),
mentionne cette source (voir p. 1158-1159), ainsi que l’ouvrage de L. C ORTAMBERT et F. de T RANALTOS,
Histoire de la guerre civile américaine (1860-1865), Paris, Amyot, 1867.
17. M. le comte de Paris, Histoire de la guerre civile en Amérique, Paris, Michel Lévy, 1874. Voir
Nord contre Sud, Paris, Hetzel, 1887, p. 29.
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« Dans les tentes du quartier général de Grant, je vis entrer plus d’une fois les reporters
des journaux, familiers avec tous les officiers, toujours en quête de nouvelles et souvent
prêts à courir des dangers véritables pour en obtenir18 . » De son côté le comte de
Paris, qui avait été aide de camp du général américain Mac Clellan, est très prolixe
sur ces questions. Il évoque le télégraphe et l’héroïsme des correspondants militaires
(p. 506-509) ; les ballons (p 510-512) ; la lecture des journaux parmi les militaires
(p. 516). Mais il développe surtout un long passage sur la dure réalité des journalistes
chargés de couvrir le conflit, dont nous ne livrons qu’un extrait :
Recherchés, moins pour leurs opinions abstraites que pour les nouvelles qu’ils
donnaient, et ne faisant de propagande politique que par la manière dont ils
présentaient les faits, leur but principal était de recueillir le plus d’informations
possible et d’être chacun le premier à les offrir au public. [...] Les grands journaux
étaient représentés auprès de chaque corps d’armée par un correspondant en titre
qui devait tout voir, prendre part de toutes les expéditions et ne laisser passer
aucune aventure de guerre sans la raconter. [...] La vie que les circonstances
faisaient à ces correspondants exigeait des qualités spéciales, du tact, de l’audace,
beaucoup de confiance, encore plus de patience, et une robuste santé. [...] Il
[leur] fallait certes, sans parler des dons de l’esprit, un caractère à la fois enjoué et
fortement trempé (p. 517-518).
Faisant écho à de telles représentations, puisant aux sources d’un imaginaire
du journalisme décomplexé et énergique, l’origine anglo-saxonne du journaliste
chez Verne sera donc très tôt établie et demeurera chez l’écrivain la référence par
excellence pour ce type de personnages. Le geste inaugural, après les quelques allusions
préparatoires dans certaines œuvres comme Les Forceurs de blocus, Cinq semaines en
ballons, ou encore Le Tour du monde en 80 jours19 , se trouve dans L’Île mystérieuse.
C’est en effet dans ce roman de 1874 que Verne invente son premier grand personnage
de reporter : Gédéon Spilett est un « reporter20 » chargé de couvrir la Guerre Civile,
fait prisonnier – tout comme Halliburt –, s’évadant enfin grâce à un ballon, moyen
de transport bien établi dans les mœurs militaires et que tout Français pouvait avoir
en tête après le siège de Paris21 . Fait non négligeable, Spilett est un journaliste du
New York Herald : dans l’histoire du journalisme américain et l’essor du reportage, ce
journal, fondé par James Gordon Bennett en 1835, jouissait d’une grande réputation22 .
18. Auguste L AUGEL, Les États-Unis pendant la guerre (1861-1865), Paris, Germer-Baillière, 1866,
p. 278 ; le mot « reporter » est souligné par Laugel.
19. S’il n’y a pas de reporter dans ce roman, il faut néanmoins noter que Phileas Fogg est un grand
lecteur de journaux (le roman s’ouvre alors que Fogg est au club, absorbé par la lecture rituelle des
quotidiens), et que c’est la lecture d’un article du Morning Chronicle qui lui donne l’idée d’effectuer son
tour du monde. Voir Jules V ERNE, Le Tour du monde en 80 jours, Paris, Livre de poche, 1976 [1872],
p. 23.
20. Le terme est tout à fait banal dans ce texte, il est utilisé 226 fois par Verne selon le moteur de
recherche de Gallica dans l’édition numérisée du roman.
21. Sur les représentations médiatiques du ballon lors de la guerre de 1870, voir Michèle M ARTIN,
« La couverture internationale du siège de Paris dans la presse illustrée », dans Guillaume P INSON et
Marie-Ève T HÉRENTY (dir.), L’invention du reportage, Autour de Vallès, no 40, p. 73-86.
22. James L. C ROUTHAMEL, Bennet’s New York Herald and the Rise of the Popular Press, Syracuse,
Syracuse University Press, 1989.
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Il est évoqué dans de nombreux romans de Verne comme référence du journalisme à
l’américaine, bien informé et professionnel.
Pour la composition du personnage de Spilett, Verne suit les conseils de son
éditeur et ami Pierre-Jules Hetzel, qui lui fait quelques recommandations dans une
lettre probablement datée de mai 1873, et qui semble directement reprendre ces
gestes d’héroïsation en provenance des États-Unis :
Tenez-vous pour dit que ce soit un homme fort et spirituel en même temps,
justement aussi on n’envoie pas, on n’emploie pas de simples commis voyageurs
en lignes pour des missions comme celles qu’il avait, et pour un journal de
l’importance du sien. Il faut des hommes trempés d’acier au moral et au physique.
Il faut que ledit reporter soit un voyageur émérite, qu’il ait été partout, qu’il en
ait presque vu bien d’autres et qu’il considère cet incident comme une vacance
trop prolongée23 .
Hetzel défend une conception « physique » du reporter, en déplacement continuel,
plongé volontairement dans l’aventure, reprenant lui aussi les grands traits stéréotypés
du journalisme à l’anglo-saxonne qui ont commencé à circuler en France. La version
du roman publiée dans le Magasin d’éducation et de récréation d’Hetzel confirme
que Verne a suivi les conseils de son éditeur. Il a consciencieusement exploité les
représentations de la corporéité du reporter, souvent mise en danger, qui est l’une des
formes récurrentes de la poétique du reportage24 , et qui paraît ici reprendre presque
mot pour mot certains passages de l’ouvrage du comte de Paris :
Homme de grand mérite, énergique, prompt et prêt à tout, plein d’idées, ayant
couru le monde entier, soldat et artiste, bouillant dans le conseil, résolu dans
l’action, ne comptant ni peine, ni fatigues, ni dangers, quand il s’agissait de
tout savoir, pour lui d’abord, et pour son journal ensuite, véritable héros de la
curiosité, de l’information, de l’inédit, de l’inconnu, de l’impossible, c’était un
de ces intrépides observateurs qui écrivent sous les balles, « chroniquent » sous les
boulets, et pour lesquels tous les périls sont de bonnes fortunes25 .
Après ces diverses mises en scène situées dans les années 187026 , Verne reviendra
régulièrement dans quelques romans secondaires à la figure du reporter américain.
C’est le cas du personnage de Harris T. Kimbale, l’un des six personnages du Testament
d’un excentrique (paru en 1899 dans Le Magasin), participant à une grande course à
travers les États-Unis. « Robuste, figure sympathique, un nez de fureteur, de petits
yeux perçants, de fines oreilles faites pour tout entendre, une bouche impatiente faite
pour tout répéter », Kimbale est un reporter au Chicago Tribune « vif comme salpêtre,
23. Correspondance inédite de Jules Verne et de Pierre-Jules Hetzel (1863-1886), Olivier D UMAS,
Piero G ONDOLO DELLA R IVA et Volker D EHS (éd.), t. 1 [1863-1874], Genève, Slatkine, 1999, p. 199.
24. Voir Marie-Ève T HÉRENTY, « Dante reporter. La création d’un paradigme journalistique », Autour
de Vallès, no 38, 2008, p. 57-72.
25. Jules V ERNE, L’Île mystérieuse, Paris, Livre de poche, 2002 [1874], p. 19-20.
26. Notamment en 1878, dans Un capitaine de quinze ans, où le romancier s’amuse à mettre en
scène le fameux reporter Stanley, du New York Herald, et sa mythique rencontre de 1871 avec le docteur
Levingston (Paris, Livre de poche, 2002 [1878], p. 473-475).
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actif, débrouillard, remuant, loquace, endurant infatigable, énergique », « doué d’une
volonté persistante », et l’on en passe27 . Inventé à la fin du siècle, Kimbale est un
descendant des reporters de guerre qui, dans le jeu de l’oie géant imaginé par Verne
pour ce roman, parcourt en tous sens les États-Unis reconstruits et unifiés.
QUESTIONS DE POÉTIQUE
Au mitan des années 1860, le romancier commence ainsi à construire un
extraordinaire imaginaire de l’information de masse. En 1865, De la Terre à la Lune,
publié en feuilleton dans le Journal des débats, met en scène un nombre considérable
de journaux et d’articles fictifs, qui médiatisent les exploits de la conquête de la Lune :
on croirait déjà sentir l’émotion planétaire qui sera celle de la mission Apollo, un
siècle plus tard ! Le roman s’ouvre sur une mention de la « guerre fédérale des ÉtatsUnis28 » : le procédé balistique qui sera développé afin de rejoindre la Lune est en effet
le résultat de cet « art de la guerre » si bien développé chez les Américains. Or, la mise
en scène de la communication de masse dans ce roman a quelque chose d’extravagant.
Elle peut être rapportée aux trois éléments qui constituent les fondements d’un
imaginaire de la communication, tels que nous les avons identifiés en introduction :
une spatialité à conquérir, ici sans équivalent (rejoindre la Lune !) ; une technique à
mettre au point (un canon capable de propulser l’obus habité jusqu’au satellite de la
Terre) ; enfin, une opinion publique surexcitée par les comptes rendus médiatiques
enthousiastes de cette course à l’exploit29 . Autant d’éléments qui font de ce roman une
fable étonnante sur la modernité communicationnelle. Terminées, « ces tentatives que
j’appellerai purement littéraires30 », rappelle Impey Barbican à l’assemblée générale
du Gun-Club, évoquant le fait que la Lune n’a été conquise jusqu’à ce jour que
par Cyrano de Bergerac, Fontenelle ou encore Edgard Poe. Désormais, la science
balistique permettra de relier les deux astres en un « trajet direct » de « 97 heures 20
minutes », comme l’indique le sous-titre du roman. Chez Verne, les représentations
de la communication sont accompagnées d’une forme de rêverie sur la ligne droite
(qui n’est pas sans rappeler le fil télégraphique qui traverse la Russie dans Michel
Strogoff, on y reviendra), sur l’efficacité et la rapidité des liens physiques entre des lieux
éloignés les uns des autres (un coup de canon ou un train lancé à pleine vitesse en
sont des représentations élémentaires), et sur la mise à distance des chimères souvent
embrouillées de la littérature. Portée par une technique complexe mais dominée par
l’homme, la communication de la modernité est inambiguë et triomphante. En cela
elle caractérise profondément la poétique vernienne, ainsi que Michel Serres l’avait
27. Jules V ERNE, Le Testament d’un excentrique, Paris, J. Hetzel et Cie , 1899, p. 46.
28. Jules V ERNE, De la Terre à la Lune, Paris, J. Hetzel et Cie , 1868 [1865], p. 1.
29. Le roman abonde en effet d’éclats médiatiques, de débats entre les revues scientifiques et
plus généralement d’une perpétuelle « émotion universelle » (p. 162, parmi de nombreuses expressions
semblables) sans cesse relayée et entretenue par les journaux.
30. Ibid., p. 14.
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bien noté, écrivant que « tout l’effort de la technologie porte, chez Verne, sur les
moyens de communication, non sur les instruments de production31 ».
Le personnage du journaliste est le dépositaire de ces nouvelles réalités de la
communication : il en incarne les qualités – rapidité, intrépidité, efficacité. Sans
forcer l’interprétation et dans le seul but de mieux saisir la nature du personnage, nous
aimerions suggérer qu’on pourrait voir dans la manière dont Verne met certains de ses
héros journalistes en scène une sorte de figuration poétique de cette nouvelle objectivité
du journalisme à l’américaine, qui prend forme à partir des années 186032 . En premier
lieu pour des raisons que l’on pourrait qualifier de narratologiques : comme c’est
souvent le cas chez les personnages de Verne, nous ne voyons généralement que les
« faits » des reporters de fiction, êtres sans grands tourments intérieurs, sans véritable
expression sensible ni filtre de subjectivité. Tout se passe comme si ce qui faisait
agir fondamentalement le personnage était inspiré des qualités que progressivement
on allait réclamer du journalisme d’information, et qui allaient consacrer la gloire
du grand reporter33 : un entêtement du journaliste à se confronter aux « faits » du
monde qui l’entoure et à ne pas s’y détourner, un grand détachement34 malgré tout,
notamment face au danger, ou encore un dévouement sans faille pour la cause de
l’information. La sympathie habituelle de ces personnages et le caractère primesautier
qu’ils conservent au plus fort de la tourmente, alors que tout semble désespéré, ont
contribué à forger l’image bientôt récurrente dans la culture populaire du reporter
plongé dans le monde mais avec flegme, sans tourments ni états d’âme. Il en ressort
que le journaliste vernien s’apparente à une véritable machine de l’information : le
lecteur se souviendra des qualités du Français Alcide Jolivet (et de son « appareil
optique [...] singulièrement perfectionné par l’usage35 ») et de l’Anglais Harry Blount
(doté quant à lui d’un exceptionnel « appareil auditif »). En ce qui concerne Gédéon
Spilett, une relecture attentive de la manière dont Verne le décrit plaide en faveur de
ce rapprochement avec l’imaginaire d’une information presque technicienne. Spilett
en effet est « de la race de ces étonnants chroniqueurs anglais ou américains, des
Stanley et autres », « de ces intrépides observateurs » qui « ne reculent devant rien
pour obtenir une information exacte et pour la transmettre à leur journal dans les plus
brefs délais » ; « chacune de ses notes, courtes, nettes, claires, portait la lumière sur un
point important36 . » En quelques formules lapidaires, Verne résume les éléments clefs
d’un certain journalisme à l’américaine : recherche de l’objectivité et de l’exactitude
des faits, primauté de l’observation, transmission efficace de la nouvelle, concision et
rapidité d’exécution.
31. Michel S ERRES, Jouvences sur Jules Verne, Paris, Éditions de Minuit, 1974, p. 13.
32. Voir David T. Z. M INDICH, Just the Facts, ouvr. cité.
33. Voir notamment Marc M ARTIN, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne,
Paris, Audibert, 2005, ainsi que Myriam B OUCHARENC, L’Écrivain-reporter au cœur des années trente,
Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, coll. « Objet », 2004.
34. Comme l’explique Mindich, le détachement (detachment) est l’une de ces qualités de l’objectivité
journalistique qui sera très tôt associée à une bonne pratique : voir le premier chapitre de son ouvrage,
p. 15-39.
35. Jules V ERNE, Michel Strogoff, Paris, Livre de poche, 2008 [1876], p. 6.
36. Jules V ERNE, L’Île mystérieuse, ouvr. cité, p. 11. Nous soulignons.
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Cela dit, la représentation du journaliste chez Verne et le point de vue qu’il
propose, à travers lui, de la culture médiatique, ne sont pas totalement figés dans cette
typologie héroïque. Plus tardivement, l’auteur des Voyages extraordinaires a exploré un
déplacement poétique important. Il a lieu dans un roman intitulé Claudius Bombarnac,
publié en feuilleton dans Le Soleil en 1892, œuvre qui n’est pas de celles que la
postérité a retenues, avec raison, mais qui présentent pour notre réflexion un intérêt
tout particulier. Répondant « aux exigences du reportage, aux nécessités si modernes
de l’interview37 », Bombarnac mène une enquête à bord d’un train qui l’emporte vers
Pékin. Le roman s’inspire du voyage de Paul Nadar au Turkestan, dont les échos dans
la presse avaient été nombreux38 , et se nourrit de l’imaginaire de ce voyage lointain que
Verne envisageait de transposer dans son roman, grâce à la figure du correspondant
intrépide. La grande nouveauté de ce roman, sous-titré « Carnet d’un reporter », est
que l’ensemble du dispositif narratif est confié au reporter fictif. Lancé à travers l’Asie
centrale et la Chine par chemin de fer, le reporter raconte ses aventures dans un récit
qui se présente comme une forme de pré-reportage, un texte noté sur le vif préparant
la rédaction du reportage proprement dit. Le procédé a beau sembler banal, replacé
dans le contexte de son émergence il est exceptionnel : à notre connaissance il s’agit
de la toute première manifestation en France de l’entière délégation de la narration
d’un roman à son héros journaliste. Verne n’hésite pas à offrir au journaliste de
sa fiction l’orchestration du récit, cela jusqu’à fondre en lui l’instance énonciatrice.
« Pourquoi m’en cacher ? Je suis de ceux qui pensent qu’ici bas tout est matière à
chronique, que la terre, la lune, l’univers, ne sont faits que pour fournir des articles
de journaux39 », proclame l’auteur-narrateur dans cet hymne à la gloire du reportage.
Prêtant sa voix aux héros de l’information et loin du modèle classique du roman
de l’écrivain-journaliste, lequel préservait une saine distance entre le héros, souvent
écrivain malheureux, et une narration hétérodiégétique surplombante40 , Jules Verne
est de ceux qui ont beaucoup fait évoluer l’imaginaire médiatique, renouvelant en
profondeur le personnel romanesque et le cadre de son action.
IRKOUTSK NE RÉPOND PLUS
Au début de La Terre à la Lune, Barbicane, rappelant l’importance de garder en
tout temps un lien de communication – visuelle – avec le boulet lancé vers la Lune,
avait affirmé qu’« il ne suffit pas d’envoyer un projectile et de ne plus s’en occuper ; il
faut que nous le suivions pendant son parcours jusqu’au moment où il atteindra son
37. Jules V ERNE, Claudius Bombarnac. Carnet d’un reporter, Paris, Hetzel, 1911 [1893 pour la
première édition en volume], p. 2.
38. Voir Anne-Marie B ERNARD et Claude M ALÉCOT, L’Odyssée de Paul Nadar, 1890, Paris, Éditions
du Patrimoine, 2007.
39. Jules V ERNE, Claudius Bombarnarc, ouvr. cité, p. 6.
40. Sur la confrontation des deux modèles de romans, celui de l’écrivain-journaliste et celui du
reporter, je me permets de renvoyer à mon article : « De Lucien de Rubempré à Gédéon Spilett, scénarios et
contre-scénarios », dans Björn-Olav D OZO, Anthony G LINOER et Michel L ACROIX (dir.), Les imaginaires
de la vie littéraire, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, p. 203-216.
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but41 . » Mais les romans de Verne, dès lors qu’ils ont affirmé fortement, comme ici,
le désir de la communication et son impérieux besoin, sont prompts à en montrer
tout à coup les limites. Dès après la mise à feu du canon qui propulse Michel Ardan
et ses amis vers la Lune, le lien des Terriens avec le boulet devient précaire, incertain.
« On ne pouvait plus l’apercevoir, et il fallait se résoudre à attendre les télégrammes de
[l’observatoire] Long’s-Peak42 . » Le temps s’est couvert, sous l’effet de la gigantesque
détonation, et même dans les Rocheuses le télescope est soudain voilé, « ce qui porta
au paroxysme l’exaspération publique43 ». Le roman paraît se conclure sur une note
moins positive. Le directeur de l’observatoire, ayant rétabli le contact visuel avec le
boulet, « restait en perpétuelle communication avec ses trois amis, qu’il ne désespérait
pas de revoir un jour44 ». Mais voilà : ce contact sera désormais très limité et à sens
unique. Il se pourrait bien que le triomphe de la communication chez Verne ne soit
pas complet, malgré l’exploit technique (le canon a fonctionné) et la distance vaincue
(le boulet a quitté la Terre). Tout se passe comme si la limite était plutôt d’ordre
médiatique : dans de pareilles circonstances, les hommes n’ont pas les moyens de
communiquer et ne disposent pas de médiations qu’ils pourraient avoir en partage,
assurant leur interaction malgré la distance.
De fait, dans les romans de Verne qui mettent les journalistes et les médias en
scène, tout se passe comme si à travers eux la société de l’information sécrétait le
fantasme de son envers. La fuite hors de l’omniprésence médiatique et la rupture de
communication permettent au romancier de questionner poétiquement le pouvoir
de l’information ; au héros reporter revient paradoxalement la tâche d’incarner
ce déplacement fascinant et improbable aux marges d’un monde hypermédiatisé.
L’hypothèse, que nous n’avons pas la prétention de vérifier entièrement ici, pourrait
se formuler de la manière suivante : l’ère de la communication imprimée de masse
s’est constituée sur un imaginaire hybride, tendant à la fois à la proclamation d’une
communication triomphante, se jouant de l’espace et du temps, et à la formation
de récits qui offrent une certaine résistance à cet enthousiasme45 . L’une des grandes
qualités de l’œuvre de Verne à cet égard serait donc qu’elle parviendrait à maintenir
cette hybridité en tension : chez elle s’entrelacent l’admiration pour les grandes
entreprises de presse anglo-saxonnes et la rupture du lien de communication, la
circulation instantanée de l’information et l’attente d’une nouvelle qui ne vient
jamais, ou encore la communion universelle autour des grandes nouvelles et la
solitude du héros reporter. Verne décrit ainsi, dans ses romans, une communication
médiatique qui n’est pas exempte de failles, de défaillances et de contradictions.
Michel Strogoff est une fiction qui porte essentiellement sur un problème de
communication et sur l’isolement des journalistes. Cette question semble avoir
41. Jules V ERNE, De la Terre à la Lune, ouvr. cité, p. 39.
42. Ibid., p. 164.
43. Ibid., p. 165.
44. Ibid., p. 169.
45. Ce ne serait pas le propre de la culture de l’imprimé du XIXe siècle. Cette hybridité se vérifierait
sans doute dans le monde analogique, et plus encore numérique, comme l’a montré tout récemment Milad
D OUEIHI (voir Pour un humanisme numérique, Paris, Seuil, 2011, p. 11 et suiv.).
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fasciné Jules Verne, puisqu’il s’agit de la prémisse qui sous-tend l’ensemble du
roman. Celui-ci s’ouvre alors que la nouvelle se répand au palais du Tsar que le
télégraphe a été coupé à Tomsk :
— Ainsi reprit [le tsar] après avoir conduit le général Kissof dans l’embrasure d’une
fenêtre, depuis hier nous sommes sans communication avec le grand-duc mon
frère ?
— Sans communication, Sire, et il est à craindre que les dépêches ne puissent
bientôt plus passer la frontière sibérienne46 .
Michel Strogoff sera envoyé aux confins de la Russie pour rétablir le lien, flanqué
des deux journalistes. Ceux-ci sont bien plus que les adjuvants du héros : ils incarnent
l’enjeu de cette communication défaillante sur laquelle le roman est fondé. Non
sans jubilation, l’auteur plonge alors ses héros dans un monde que l’on pourrait
qualifier de « démédiatisé », d’où parviennent des informations rumorales, déformées
par une immense bouche à oreille à travers la Russie. Une série d’expressions
caractéristiques reviennent en boucle : « le bruit se répandit47 », « le bruit courait48 »,
« nous n’en savons que ce qu’on en disait49 », on a « entendu dire50 », « on le dit51 », etc.
D’où également les références, innombrables, aux sens, conformément en cela à la
poétique du grand reportage52 , plus importants que jamais puisque la technique
fait défaut : l’ouïe et la vue exceptionnelles des reporters, la fausse cécité de Michel
Strogoff, ou encore les « cent yeux, cent oreilles53 » de l’espionne Sangarre, à la solde
du traître Ivan Ogareff. D’où enfin la beauté presque solennelle du déplacement des
héros à travers les grandes étendues, longeant la ligne du télégraphe afin de rétablir le
lien rompu : « [La] steppe ne présentait aux regards d’autre saillie que le profil des
poteaux télégraphiques disposés sur chaque côté de la route, et dont les fils vibraient
sous la brise comme des cordes de harpe54 . »
L’Île mystérieuse pousse encore plus loin cette sortie hors du monde médiatisé, car
elle confronte le reporter à la rupture complète de la communication. Quel choix
étonnant de la part de l’écrivain, lorsqu’on y songe, que d’avoir imaginé un personnage
de reporter pour ce roman du « blackout » complet ! Mais aussi, pour quelle autre
raison Jules Verne l’aurait-il fait, sinon que pour créer un puissant contraste entre
la figure du journaliste-machine et l’isolement que suppose la robinsonnade ? Verne
renouvelle ce motif universel grâce à l’opposition qu’il creuse entre le monde perdu
de la civilisation et un en dehors médiatique sans cesse rappelé : « Ah ! qu’un journal
eût été le bienvenu pour les exilés de l’île Lincoln ! Voilà onze mois que toute
46. Jules V ERNE, Michel Strogoff, ouvr. cité, p. 10-11.
47. Ibid., p. 73.
48. Ibid., p. 97.
49. Ibid., p. 139.
50. Ibid., p. 140.
51. Ibid., p. 223.
52. Voir à ce propos Marie-Ève T HÉRENTY, « Les “vagabonds du télégraphe” : représentations et
poétiques du grand reportage avant 1914 », Sociétés et représentations, n°21, 2006, p. 101-115.
53. Jules V ERNE, Michel Strogoff, ouvr. cité, p. 247.
54. Ibid., p. 156.
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communication entre eux et le reste des humains avait été rompue55 . » Façonnant
l’espace vierge de leur île pour le rendre habitable, les personnages de ce roman
semblent ne manquer de rien, sinon de cette sociabilité médiatique qui caractérise en
profondeur la nouvelle identité sociale des hommes de la modernité. Il est d’ailleurs
remarquable que le roman précise que les deux seuls objets que Gédéon Spilett a
récupérés de la chute du ballon sont « un carnet et une montre56 », ce qui permettra
au reporter de rédiger le journal des exilés et de mesurer le temps, rétablissant une
forme de salutaire périodicité au sein de la microsociété insulaire. Chez Verne, les
romans de reporters questionnent ainsi poétiquement le pouvoir de l’information,
sa capacité – ultimement confirmée – à se jouer des frontières les plus éloignées et
des mondes les plus isolés ; les lieux de l’héroïsme se situent hors de toute influence
médiatique et supposent l’arrachement du héros à ces espaces désormais trop familiers
qui sont couverts par les journaux.
D’où enfin ces effets poétiques fondés sur un décalage que l’œuvre de Verne
s’emploie à construire depuis l’origine. Au début des Anglais au Pôle Nord, publié
à partir du 20 mars 1864 dans le numéro inaugural du Magasin d’éducation et de
récréation, l’écrivain suggérait cette sortie hors du monde médiatisé en « publiant » la
nouvelle du départ des aventuriers :
« Demain, à la marée descendante, le brick le Forward, capitaine K. Z., second
Richard Shandon, partira de New Prince’s Docks pour une destination inconnue. »
Voilà ce que l’on avait pu lire dans le Liverpool Herald du 5 avril 186057 .
Le feuilleton situait les débuts de l’aventure dans le cadre d’une médiatisation
fictive mais bientôt rompue, dispositif subtil qui ne devait pas manquer de frapper ses
lecteurs, les romans de la rupture de communication étant pour la plupart prépubliés
en journal. Par effet de contraste et mise en scène de la sortie du monde médiatique,
Verne accentuait ainsi l’impression poignante d’isolement du voyage au long cours58 .
Accompagnant le développement de la culture médiatique, Verne multiplie pourtant les éclairages en direction de son extériorité, inventant des fictions de journalistes
séparés de leurs journaux, des télégraphes défectueux et même des télescopes voilés.
Certes, la défaillance n’a qu’un temps, et à la coupure de communication succède
le rétablissement de la « connexion ». Sylvain Venayre a bien exploré le « motif du
retour » chez Verne, insistant sur le fait que le romancier, chantant « un hymne à la
55. Jules V ERNE, L’Île mystérieuse, ouvr. cité, p. 384.
56. Ibid., p. 63.
57. Jules V ERNE, Aventures du capitaine Hatteras, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2005 [1864],
p. 29.
58. L’Île mystérieuse est publié dans le Magasin d’éducation et de récréation du 1er janvier 1874
au 15 décembre 1875, Michel Strogoff du 1er janvier au 15 décembre 1876. De nombreux autres romans
publiés en feuilleton mettent en scène la rupture de communication accentuée par la médiation initiale de
l’aventure : le cas exemplaire est encore une fois celui de l’épopée lunaire, publiée dans le Journal des
débats en 1865.
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communication entre les hommes59 », utilisait en abondance ces scènes de médiatisation du retour des héros où les moyens modernes de l’information sont représentés,
victorieux. La scène conclusive de la « remédiatisation » est d’autant plus saisissante
qu’elle a été précédée d’un long silence médiatique. Dans Une ville flottante, prépublié
dans le Journal des débats en 1870, alors que les passagers de l’immense transatlantique
approchent des côtes américaines, une goélette vient déposer à bord « une liasse de
journaux sur lesquels les passagers se précipitèrent avidement. C’étaient les nouvelles
de l’Europe et de l’Amérique. C’était le lien politique et civil qui se renouait entre le
Great-Eastern et les deux continents60 ». Ainsi, les romans dont il a été question dans
cet article appartiennent à un âge médiatique évolué : voyages et robinsonnades ne
sont pas la reprise innocente de motifs intemporels, mais leur réactivation à l’ère de
l’information.
(Université Laval)
59. Sylvain V ENAYRE, « Les motifs du retour dans les voyages extraordinaires », dans Jules Verne ou
les inventions romanesques, Christophe R EFFAIT et Alain S CHAFFNER (dir.), Amiens, Encrage Université,
coll. « Romanesques », 2007, p. 226.
60. Jules V ERNE, Une ville flottante, Paris, Éditions Hetzel, 1884 [1870], p. 138 ; je remercie Maxime
Prévost de m’avoir signalé ce passage. Parmi les nombreuses scènes de « remédiatisation conclusive », celle
de Cinq semaines en ballon est aussi très suggestive : « Les journaux de l’Europe entière ne tarirent pas
en éloges sur les audacieux explorateurs, et le Daily Telegraph fit un tirage de neuf cent soixante-dix-sept
mille exemplaires le jour où il publia un extrait du voyage » (p. 318).
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