à perte d`horizon
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à perte d`horizon
À PERTE D’HORIZON Premier mouvement Il faisait si beau ce matin-là. L’équipage joyeux et alerte bénissait le silence du vent doux et constant qui gonflait les voiles d’espoir comme un beau jupon de femme. Rien ne semblait pouvoir distraire de leur cap les marins grisés du désir de découvrir. Le soleil avait endormi les angoisses du départ. Chacun goûtait enfin la passion d’être en mer vers une destination inconnue. Que d’excitation dans l’air, née du désir d’être les premiers à toucher une terre vierge et neuve. Le Capitaine, un très vieux loup de mer, convoqua l’équipage pour lui adresser ses recommandations; « Marins, vous avez été des plus vaillants mais nous n’en sommes qu’au début de notre odyssée. Prenez grand soin de vos corps et surtout de vos âmes. Votre cœur est votre meilleure boussole. Suivez-le. C’est lui qui vous conduira finalement à la plus belle découverte. Pour ce faire, rappelez-vous que le plus grand danger qui vous guette est sans contredit le chant des sirènes. Soyez vigilants. » Les plus vieux approuvèrent, les plus jeunes questionnèrent; « Comment, notre capitaine, rester sourd à un chant paraît-il si doux? Comment rester froid à leur grande beauté, dites-nous ce que nous devrions faire ? » Il répondit; « Personne ne peut résister par sa propre volonté à ce chant, il saisit ton âme, rempli ton être et capture ton corps. Ne tente jamais de lui résister, il est plus puissant que la plus grande des tempêtes. Et sache que les sirènes nous connaissent bien, elles arrivent toujours lorsque nous sommes le plus vulnérable. » « Mais alors que faire?» dirent certains de plus en plus inquiets. « Ne quittez jamais le navire et gardez le cap. Souvenez-vous de cela et que Dieu vous protège. » Plusieurs rigolèrent discrètement ajoutant avec une pointe d’ironie; « Capitaine, nous ne pourrons garder le cap, la vérité c’est que nous n’avons aucune idée de l’endroit où nous allons. » Un éclat de rire général balaya le pont. « C’est faux. » dit gravement le Capitaine. « Nous savons très bien où nous allons, nous voguons droit vers la découverte. C’est la plus magnifique des destinations. Jamais vous ne pourrez vous en faire une idée préconçue. Elle se pare de mystère et vous fascinera sans cesse. Donnez-lui votre vie elle sera pleine de surprises. Soyez finalement plein de la passion de découvrir. C’est elle qui donnera un sens aux manœuvres aussi ardues ou futiles soient-elles. » « Ne peut-on pas se baigner juste un peu avec elles ? » dit le plus téméraire. « Moussaillon. Sache que si tu nages ne serait-ce que quelques instants avec l’une d’elles, peut-être trouveras-tu assez de courage pour regagner le navire, mais sois certain qu’il te faudra bien plus de temps et de foi pour retrouver ton âme. » « Tu sembles tout savoir, tu les connais trop bien » dit le plus sceptique « Je ne connais que ma vie, j’aime la mer et l’aventure plus que tout au monde. J’ai connu la longue agonie de mes passions et son seul souvenir me rend sourd même au chant de la plus belle. » « Tu veux dire que tu t’es autrefois baigné avec l’une d’elle ? » dit le plus jeune tout excité. « Je me suis jeté à l’eau quelques instants à peine. Ces instants m’ont coûté plusieurs années de joie et de liberté. Je me compte chanceux de ne pas avoir perdu mes passions et ma vie. C’est la patience d’un vieux marin qui m’a sauvé. À chaque fois qu’elles arrivaient, il m’attachait au grand mât à ma demande et pendant qu’elles chantaient, il me parlait des joies du voyage. J’ai cru devenir fou. Sans lui j’aurais sombré car mon âme était devenue vide je n’entendais plus que l’agonie de mes passions. Au fil du temps et de ses récits, le bruit de la mer a de nouveau rempli mon cœur. Je fus libéré. Elles pouvaient maintenant chanter, j’étais devenu sourd à leur chant. » « Tu veux nous faire peur, comment quelques doux instants peuvent coûter si cher? Il faut bien profiter des douceurs de la vie, nous trimons si fort en mer. » dit le plus opportuniste. « Je ne peux rien dire de plus, le reste relève de l’expérience. » dit le Capitaine. « Il te faudra choisir car le chant des sirènes sera plus fort que tout ce que je t’ai dit. » Deuxième mouvement Rapidement le beau temps dissipa le souvenir de ces propos. La mer se montra si clémente que tout effort devint inutile. C’est à ce moment qu’elles se firent entendre pour la première fois. La mélodie, d’abord discrète, vint de l’ouest et s’amplifia rapidement au fur et à mesure qu’elles approchaient du navire. Les marins aussitôt commencèrent à s’agiter, certains feignant l’ignorance en cachant mal leur curiosité grandissante. Soudain, on pu voir distinctement onduler tout près du navire leurs belles formes rondes, leurs chevelures abondantes et magnifiques, leurs seins généreux caressant subtilement la surface de l’eau et leurs hanches invitantes qui laissaient présager tous les délices. Un chant doux plein de promesses et de reconnaissance s’éleva. « Marin, tu es le plus fort Ta puissance me chavire et me grise Entre mes bras tu seras le plus grand Ton courage n’a d’égal que ma ferveur Viens, laisse-moi te prendre Tu seras mon unique souverain Je connais ta détresse et ton désir Viens, je saurai t’apaiser. Viens » Certains coururent se jeter à l’eau et disparurent aussitôt dans l’onde. D’autres, torturés et gémissants, prirent un peu plus de temps avant de céder. D’autres, silencieux, marchaient de long en large sur le pont, implorant la bonté de Dieu. Le vieux marin tenait la barre, le regard droit devant en vantant à voix haute les couleurs de l’horizon. Un des plus agités vint à lui et le supplia; « Aide-moi, dis-moi que je peux aller avec elles juste un instant, elles sont si belles. » Le Capitaine, sans broncher, continua à lui parler des beautés du paysage. Son visiteur s’agita davantage. « Comment peuxtu être insensible à ma détresse, n’entends-tu pas ma souffrance? Pourquoi ne m’aides-tu pas ? » « C’est ce que je fais mon ami. Je t’aide, mais pas plus que tu ne le permets. Je suis impuissant devant le chant des sirènes, j’aime tellement la mer, allez, regarde cet horizon chargé de mystère, sens la caresse de la brise, la douceur du roulis des vagues. Écoute. » Lorsqu’il se retourna, il vit le moussaillon enjamber la passerelle. Il fixa la barre et, calmement, se dirigea à l’arrière du navire. Se penchant sur l’eau, il tendit la main et attendit. Seulement six marins trouvèrent assez de courage pour saisir la main tendue. Les autres, enivrés, perdus, disparurent un à un attirés dans l’abîme par leurs délicieuses compagnes. Un fois le repêchage terminé, le Capitaine quitta le pont et se retira dans ses quartiers. Cinq des rescapés vinrent le rejoindre, le sommant de passer la nuit en leur compagnie. Ils parlèrent beaucoup, le remerciant de les avoir sauvés mais invoquant sans cesse, comme une tourmente, le souvenir envoûtant de la douceur de la peau des sirènes. Le vieux pleura en les écoutant. Ils crurent qu’il pleurait sur les souvenirs de volupté. Il ne leur dit pas qu’il pleurait déjà l’agonie de leurs passions. Troisième mouvement Dès l’aube, elles revinrent plus nombreuses et plus passionnées encore. Le vieux marin toujours à la barre vit venir à lui ce qui restait de son équipage. Tous avaient au fond du regard la même folie. « Capitaine, nous ne pourrons tenir, nous sommes hantés, possédés par de trop délicieux souvenirs. Retiens-nous, elles nous ont déjà capturés, nos âmes nagent avec elles, aide-nous. » « Que puis-je faire pour vous? Que me demandez-vous? »dit-il calmement. « Vite, attache-nous au grand mât aussi longtemps qu’il le faudra et parle, parle-nous bien fort de la mer et brise nos liens seulement lorsque la tentation sera morte. » « Je ne peux faire cela » leur dit-il. « Vous devez me le demander à chaque fois qu’elles reviendront. Elles reviennent toujours quand il fait beau temps. Lorsque les conditions sont au pire il n’y a aucun danger et j’aurai besoin de chacun de vous pour manœuvrer le navire. À chaque fois vous devrez choisir entre me demander de fixer vos liens ou retourner donner aux sirènes ce qu’il reste de vos âmes. C’est ainsi. » Il fixa les liens des cinq qui se tenaient près de lui. Le sixième, un peu à l’écart, les salua en criant; « J’admire votre courage, mais je préfère mourir maintenant que de vivre torturé attaché à un mât. Je n’y arriverai jamais, pardonnez-moi. » Sur ce, il plongea et nagea vers sa perte. Ils regrettèrent tous en secret de ne pouvoir le suivre. Quatrième mouvement Quand enfin le beau temps prit congé, il les détacha comme il avait été convenu. Les conditions furent au pire pendant plusieurs jours, chacun travailla beaucoup, dormit peu. C’est le corps courbaturé et l’esprit fatigué qu’ils maudirent en chœur les caprices de la voile. L’équipage réduit dû redoubler d’effort pour éviter le naufrage. Après une nuit particulièrement houleuse, le soleil se pointa enfin à l’est. C’est avec joie et soulagement que les marins accueillirent ce calme petit matin. Leur répit fut de courte durée, la chaude brise ramena les sirènes qui se montrèrent des plus aguichantes. Elles étaient magnifiques à voir, jouant de tous leurs charmes sur la crête des vagues. Les marins résignés vinrent à nouveau vers le Capitaine pour qu’il fixe leurs liens. Ce fut plus pénible que la première fois, le beau temps s’accrocha et les sirènes ne quittèrent pas le sillage du navire. Plusieurs nuits et plusieurs jours passèrent et certains moments parurent interminables. Tous à tour de rôle avaient prié le Capitaine de les détacher, rageant contre les difficultés de la vie en mer, implorant leur besoin de se reposer et rêvant douloureusement en silence du plaisir sans égal des caresses des sirènes. Plusieurs fois le Capitaine vint s’asseoir auprès d’eux pour les entretenir de son amour passionné pour la mer et les voyages. « Tais-toi vieux fou » dit l’un d’eux exaspéré. « Tu nous empoisonnes l’existence avec tes histoires. Jamais plus je ne pourrai aimer la mer. On trime sans relâche quand le temps se déchaîne et quand enfin le soleil revient nous voilà contraints à subir une autre torture. Tu nous utilises pour garder ton foutu bateau à flots, tu ne tiens pas plus à nos vies qu’à la sauvegarde de nos âmes maudites. Je te méprise. » Le vieux ne dit rien et poursuivit son récit avec un peu plus de ferveur et ce, jusqu’à la prochaine tempête. Cinquième mouvement Les hommes devinrent de plus en plus ténébreux. Deux d’entres eux se mirent à pleurer presque sans arrêt, les trois autres devinrent muets et taciturnes. Ainsi, chaque fois que le soleil se pointa ils demandèrent sans relâche qu’on les attache de nouveau. Le vieux refit patiemment le même manège durant plusieurs mois. L’été tirait à sa fin et personne n’osait plus contester la fatalité du quotidien. Un soleil magnifique s’acharnait sans fin comme pour allumer de nouveau l’impatience. Le plus vieux des cinq dit « J’ai tellement pleuré attaché à ce mât que rien ne peut plus m’en séparer. Rien ne peut plus me faire douter de mon amour pour la mer et l’aventure et même sans liens, je choisis d’être attaché à ce mât. Je m’y attache librement. » Le vieux, tout ému, s’empressa de défaire ses liens et dit; « Je reconnais ton courage. Tu as vaincu le plus dangereux des éléments, ton désir, et fait ta plus grande découverte, la force de ta vision. L’agonie de tes passions est terminée, ton âme est sauvée. Viens te joindre à moi pour sauver tes frères, parle-leur de ton amour pour la mer. » Ils furent dorénavant deux à fixer les liens et à inventer de poétiques récits à l’intention des autres. Il fallu encore deux saisons pour que trois des autres marins affirment leur liberté. Ils étaient maintenant quatre en plus du Capitaine à se partager les soins de l’unique prisonnier. Sixième mouvement L’hiver prenait fin, le soleil printanier réchauffait l’écume des vagues. Le navire venait de quitter terre en laissant derrière lui la dernière escale connue. Enfin il entrait au cœur de l’aventure. Le dernier captif plutôt récalcitrant restait muet et distant. Il avait demandé chaque fois sans mot dire qu’on lui attache ses liens, se contentant de présenter les mains. Chacun rivalisait d’ardeur et de talent pour créer des poésies de plus en plus inspirantes. Il les écoutait sans broncher, ne détachant jamais de l’horizon un regard vide de toute expression. Désirant tous profiter des poésies inspirées par le beau temps, ils avaient pris l’habitude de se rassembler autour du grand mât pour écouter ensemble le récit de chacun. Ce fut au tour du Capitaine d’entreprendre son récit, mais il choisit plutôt de s’adresser directement à celui qui, toujours attaché au mât, semblait ne jamais rien entendre. « Je sais que tu m’entends. Écoute l’ami, il est temps que tu saches que nous sommes avec toi. Notre fidélité à ton égard n’a pas d’horizon, pas de limites. Tu as vu plusieurs d’entre nous devenir libres, mais sois certain que notre liberté ne sera complète que lorsque tu auras retrouvé la tienne. Je t’en prie aide-nous, nous avons besoin de toi. » Pour la première fois depuis longtemps, il détacha son regard de l’horizon, regarda chacun d’eux avec insistance et dit; « Je ne sais pas pourquoi vous consentez toujours à m’attacher et à me remplir la tête de récits de plus en plus magnifiques. Vous voyez bien que mon cœur est vide et que mon âme est éteinte, je ne mérite pas que vous me prêtiez autant d’attention. Je crois que vous êtes tous aussi fous les uns que les autres. » « Parfaitement » dit l’un d’eux en souriant « Nous sommes complètement fous, fous de voir le courage que tu as. Depuis bien plus longtemps que nous tu as demandé jour après jour qu’on fixe tes liens et consenti à vivre aux limites de l’enfer et même sans espoir tu l’as fait. N’as-tu jamais pensé qu’à chaque récit que nous avons inventé à ton intention nous avons eu l’occasion de partager ensemble notre amour pour la mer ? À chaque fois, tu nous as permis de faire grandir en nous nos passions, d’enraciner dans nos coeurs notre vision de l’aventure. Tu me sauves chaque jour, je resterai avec toi que tu choisisses ou non d’être libre. » Dernier mouvement Il y eut alors un profond silence. Songeur, le malheureux ferma les yeux. Une chaude brise caressa le pont, le temps perdit son existence. Lorsqu’il ouvrit les yeux, il cria désespérément « Elles ont séduit tout mon être. Jamais personne ne m’avait tant désiré, j’ai cru que plus jamais personne ne toucherait mon âme avec autant de douceur, j’avais soif d’amour. Même au milieu de vous, le souvenir de cet instant est resté plus fort que votre amour pour moi. » Il se laissa finalement fondre en larmes. Tous restèrent auprès de lui, il pleura sans arrêt toute la nuit durant. À l’aube il leva sur eux un regard plein de douceur et dit « Mes frères, votre bonté et votre engagement à mon égard me déroutent et me touchent. Votre patience, votre constance et votre amour ont restauré mon âme. Je sens de nouveau la caresse du vent, ce navire est devenu mon berceau. Il n’existe pas de plus grande joie et même un instant avec les sirènes ne saurait valoir la richesse de votre présence. Je suis maintenant honoré d’être des vôtres, j’ai tant à vous dire. » Le Capitaine se leva et défit ses liens. « Tu es des nôtres depuis toujours, je meurs d’envie de t’entendre. Viens, prends ta place. » Il ajouta à l’intention de tous; « Nous avons découvert une terre nouvelle, une terre sans horizon et rien ne pourra arrêter notre soif d’être. Nous sommes ensemble plus forts que toutes les tempêtes. Nous sommes les amants de la mer, elle fait maintenant partie de nous. » Ils saluèrent de la main la dernière sirène. Elle les regarda sans voix, plongea sans plus d’insistance. On n’entendit plus que le bruit régulier des vagues sur la coque, le froissement des voiles et le rire d’une poignée d’hommes ivres de liberté. Sylvie Demers 1993