Casanova - DG Diffusion :: Bienvenue

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Casanova - DG Diffusion :: Bienvenue
Daniel Tougne
Casanova
Un franc-maçon en Europe au XVIIIe siècle
Un ouvrage publié sous la direction de
Jacques Rolland
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Z.I. de Bogues, rue Gutenberg – 31750 Escalquens
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EAN : 978-2-84197-622-5
Préambule
Le soleil peinait à percer les nuages de la lagune. En cette heure
matinale, il n’y avait personne sur la place humide ; et le haut du
campanile disparaissait dans le brouillard. Sur ma gauche, je devinais la
masse sombre de la basilique.
Au loin une corne de brume semblait m’inviter à aller vers elle. Au fur
et à mesure que je m’approchais du rivage, je percevais le clapotis des
vagues meurtrières. L’ombre de quelques gondoles dansait au rythme
de la houle générée par un gros bateau de croisière, que je ne voyais
pas, mais qui devait passer au ras des bâtiments. Depuis toujours, la
cité lacustre s’enfonçait doucement, mais le phénomène s’était accéléré
ces dernières années par la vitesse des bateaux qui brassaient le fond et
provoquaient un clapot abrasif.
Le rivage m’empêcha de rejoindre l’appel lugubre et je tournais encore
à gauche vers le Pont des Soupirs. Je m’aperçus que depuis que j’avais
quitté l’hôtel, un ancien palais reconverti, je n’avais cessé de marcher à
l’inverse des aiguilles d’une montre. Cela me fit sourire doublement en
pensant que d’une part, pour cette fois, je ne respectais pas le sens de
rotation de la terre alors que je le pratiquais dans d’autres circonstances
et d’autre part en pensant à ce qui s’était passé ici. Je croisais deux
Japonais qui ne devaient pas se poser les mêmes questions. Bardés
d’appareils photos, un guide touristique à la main. La Sérénissime
s’inscrivait, avec Disneyland probablement, dans la vision rapide de
l’Europe que leur tour-opérateur avait calé sur dix jours. Ils étaient
matinaux pour être les premiers à l’ouverture d’un des innombrables
monuments que la ville offrait.
Je bifurquais dans une petite ruelle bordant un canal. Ici point
de bâtiment moderne, pas de poutrelle de métal agencé et mélangé à
de grandes verrières qu’il faut réchauffer en hiver et refroidir en été. Ici
les constructions modernes n’avaient pas remplacé le passé. Seulement
de la brique, de la pierre et du terrazzo comme autrefois.
7
Casanova – Un franc-maçon en Europe au XVIIIe siècle
La rue était parfaitement propre malgré les façades lépreuses de
ces immeubles mitoyens. Je savais qu’il n’en avait pas toujours été
ainsi ; que les palais d’antan étaient parfaitement entretenus par de
riches marchands, même si leurs pieds étaient ancrés dans la fange
des rues.
J’imaginais que Casanova avait dû connaître cette puanteur qui
faisait le charme de toutes les villes d’Europe et comment son nez
exercé pouvait s’en abstraire ! J’imagine aussi le cri des colporteurs,
des mamas s’invectivant d’un immeuble à l’autre, le linge qui sèche,
pendu dans le rare espace, les barcarols qui se croisent difficilement, les
seigneurs engoncés dans leur manteau qui rentraient de leur escapade
nocturne, pour disparaître sous un porche discret.
Même aseptisé, tout à Venise garde le souvenir de ceux qui l’ont
bâtie et ont su pérenniser leur empreinte jusqu’à nous.
Le brouillard se faisait plus dense, étouffant les bruits. À quelques
mètres, un petit pont enjambait le canal, mais je le devinais à peine. Loin
de la fébrilité du monde moderne, le temps semblait arrêté. Une ombre
sembla le traverser. L’homme semblait porter une cape et un tricorne.
Inconsciemment et par curiosité je voulus lui emboîter le pas. Mais la
silhouette avait déjà disparu.
Casanova avait vécu ici. Il avait arpenté ces rues, connu ces palais,
connu les vents tourbillonnants de la lagune. Deux cent cinquante ans
nous séparaient. Je ne pouvais pas vivre à sa manière, ni avoir le même
génie ; je pouvais seulement tenter de le côtoyer. Le personnage était
étonnant : ruiné, volontairement ou pas, il avait rebondi à chaque fois au
cours de son existence. Le personnage du siècle des Lumières illustrait
parfaitement la maxime d’André Gide qui dit ceci : « La véritable vitalité
n’est pas de durer, mais de renaître », en se « refaisant » à chaque coup
du sort. Né en 1725, mort en 1798, il avait vécu 73 ans à une époque
où la durée de vie moyenne était de 25 ans.
Aujourd’hui on met le sport en exergue pour vivre 80 ans et plus ;
je gage que l’envie de vivre Casanova l’a trouvé dans sa multitude de
déplacements, dans ses amours et dans son dynamisme. À l’instar
de gens comme d’Éon, Saint-Germain ou autres aventuriers de cette
époque. La rumeur populaire résume son parcours à ses frasques
8
Préambule
amoureuses parce que tous les hommes l’envient et en sont jaloux !
Alors, on ne retient que son côté sombre. Mais Casanova était plus
qu’un collectionneur de femmes et j’entendais bien le démontrer ; sans
prétendre le cerner, tant il était complexe !
Je jetais un rapide coup d’œil à ma montre. Elle me rappelait que je
n’étais pas là en dilettante, même si cela m’eut permis de le cerner, mais
j’avais un travail à accomplir. En ce début 2012, l’éditeur m’avait donné
six mois pour rendre le résumé de la vie de l’illustre Vénitien. Certes
je ne pouvais faire un travail précis d’historien, mais je pouvais tenter
de le comprendre et de rendre compte de sa vie à ma manière sans
dénaturer la réalité historique. Cette compréhension vivante de l’histoire,
valait mieux qu’une connaissance livresque de toutes les dates et tous
les détails.
Descriptif
De retour à l’hôtel, je plongeais dans la littérature le concernant. La
description la plus précise de Casanova est celle qu’en donne le prince
de Ligne :
« Ce serait un bien bel homme s’il n’était pas laid. Il est grand, bien
bâti en Hercule, mais un teint africain ; des yeux vifs, plein d’esprit à la
vérité, mais qui annoncent toujours la susceptibilité, l’inquiétude ou la
rancune, lui donnent un peu l’air féroce, plus facile à être mis en colère
qu’en gaîté. Il rit peu, mais il fait rire.
Il a une manière de dire les choses qui tient de l’Arlequin balourd
et du Figaro, ce qui le, rend très plaisant. Il n’y a que les choses qu’il
prétend savoir qu’il ne sait pas ; les règles de la danse, celles de la langue
française, du goût, de l’usage du monde, et du savoir-vivre ; il n’y a que
ses ouvrages philosophiques où il n’y ait point de philosophie ; tous les
autres en sont remplis ; il y a toujours du trait, du neuf, du piquant et du
profond. Il n’y a que ses comédies qui ne soient pas comiques. C’est un
puits de science ; mais il cite, si souvent Homère et Horace, que c’est de
quoi en dégoûter. La tournure de son esprit et ses saillies sont un extrait
de sel attique. Il est sensible et reconnaissant ; mais pour peu qu’on
lui déplaise, il est méchant, hargneux et détestable. Un million qu’on
lui donnerait ne rachèterait pas une plaisanterie qu’on lui aurait faite.
9
Casanova – Un franc-maçon en Europe au XVIIIe siècle
Son style ressemble celui des anciennes préfaces ; il est long, diffus
et lourd. Mais s’il a quelque chose à raconter, comme par exemple,
ses aventures, il y met une telle originalité, une naïveté, cette espèce
de genre dramatique pour mettre tout en action, qu’on ne saurait trop
l’admirer, et que, sans le savoir, il est supérieur à Gilblas ou au Diable
boiteux. Il ne croit en rien, excepté à ce qui est le moins croyable, étant
superstitieux sur tout plein d’objets. Heureusement qu’il a de l’honneur
et de la délicatesse, car avec sa phrase « je l’ai promis à Dieu » ou bien
« Dieu le veut » il n’y a pas de chose au monde qu’il ne fut capable de
faire. Il aime, il convoite tout, et après avoir eu de tout, il sait se passer
de tout. Les femmes et les petites filles sont dans sa tête ; mais elles
ne peuvent plus en sortir pour passer ailleurs. Cela le fâche, cela le met
en colère contre le beau sexe, contre lui-même, contre le ciel, contre
la nature et contre l’année 1725. Il se venge de tout cela contre tout
ce qui est mangeable et buvable ; ne pouvant plus être un dieu dans
les jardins, un satyre dans les forêts, c’est un loup à table : il ne fait
grâce de rien, commence gaiement et finit tristement, désolé de ne
pouvoir recommencer. S’il a profité quelques fois de sa supériorité sur
quelques bêtes, hommes et femmes, pour faire fortune, c’était pour
rendre heureux ce qui l’entourait. Au milieu des plus grands désordres
de la jeunesse la plus orageuse et de la carrière la plus aventureuse
et quelques fois un peu équivoque, il a montré de la délicatesse, de
l’honneur et du courage. Il est fier parce qu’il n’est rien. Rentier, financier
oui grand seigneur, il aurait été facile à vivre ; mais qu’on ne le contrarie
point, surtout qu’on ne rit point, mais qu’on le lise ou qu’on l’écoute ; car
son amour-propre est toujours sous les armes. Ne lui dites jamais que
vous savez l’histoire qu’il va vous conter : ayez l’air de l’entendre pour la
première fois. Ne manquez pas de lui faire la révérence, car un rien vous
en fera un ennemi. Sa prodigieuse imagination, la vivacité de son pays,
ses voyages, les métiers qu’il a faits, sa fermeté dans l’absence de tous
les biens moraux et physiques, en ont fait un homme rare, précieux à
rencontrer, digne même de considération et de beaucoup d’amitié de la
part du très petit nombre de personnes qui trouvent grâce devant lui. »
10
Préambule
Ce descriptif fait sur la fin de sa vie retrace assez justement l’itinéraire
d’un homme qui a été abbé, militaire, historien, antiquaire, publiciste,
poète, violoniste, chimiste, magicien, industriel et serait qualifié
d’humaniste en prenant ce qualificatif dans le sens de la variété de ses
connaissances. Mais la postérité en a, par défaut de le connaître, retenu
que le côté libertin.
Son parcours
Pourtant il incarna l’aimable génie de la France : lumineux, humain
généreux et naturellement bienveillant.
Du séminaire d’où il fut expulsé, dans son jeune âge, pour des
intrigues amoureuses, il endosse l’habit militaire de Venise. Prisonnier
des Espagnols, il s’évade et, ruiné, saisit un archer au Théâtre SaintSamuel de Venise et s’occupe de la guérison miraculeuse d’un sénateur
qui lui attribue des connaissances occultes. Poursuivi par la justice,
il s’enfuit des Plombs pour Paris. Il y apporte la loterie nationale qui
renfloue financièrement l’État, et rempli quelques missions d’espionnage
avant d’échouer comme industriel et de revenir dans les prisons
françaises. Une fois sorti, il parcourt la Hollande, l’Allemagne, la Suisse
pour rencontrer d’illustres personnages, Haller le physiologiste, Voltaire
qu’il traduira. Rendu en Angleterre, il rencontre Georges III, Frédéric II
en Prusse, Cagliostro à Aix au terme d’une vie incroyable. Il mourra au
Château de Dux en 1798 pour les uns, ou à Vienne en 1803 pour les
autres.
Jacques Casanova de Seingalt qui a allongé son nom réel en juin 1760
voulait-il s’inventer une noblesse qu’il n’avait pas de naissance ? Voulaitil s’auto-attribuer une filiation divine en lui donnant une connotation
christique ? Ce nom de Seingalt ne peut avoir été choisi au hasard.
Avec Saint Graal n’a-t-il pas la même racine christique ? C’est aussi
l’anagramme d’un érudit danois Snetlage à qui il adressait en 1797 sa
fameuse lettre sur la langue française. Le seul changement consiste à
avoir substitué un i à l’un des deux e.
Toujours est-il, qu’il s’est présenté sous ce nom plusieurs fois, car
d’abord comme il le dit lui même « un honnête homme prend un nom
11
Casanova – Un franc-maçon en Europe au XVIIIe siècle
que personne n’a le droit de lui contester, je le joignais à celui de ma
famille ». Et quand untel l’interrogeait sur son patronyme il lui répondait :
c’est mon nom, mais il n’empêche pas que ceux qui me connaissent
d’ancienne date ne puisent pas m’appeler aussi Casanova, car je suis
l’un et l’autre. Je dois dire que de porter deux noms à l’espagnole en
a interrogé plus d’un tant en France qu’ailleurs.
Cette marche discontinue à travers l’Europe, comme une quête sans
cesse repoussée, avait-elle un moteur ? Une passion dominante qui
justifiait tous ses actes ? Nous croyons que la notion qu’il avait de sa
liberté a dicté chacun de ses choix. L’homme est libre quand il croit à
sa liberté, disait-il.
Cette indépendance lui a permis de se laisser porter par le vent qui
le poussait. Non pas au gré de fluctuations aléatoires, mais avec un
esprit en permanence en éveil et à l’écoute des opportunités uniques
que le hasard mit à sa portée. Sans plan préconçu, ni projet de
carrière Casanova croyait à l’existence d’un dieu immatériel créateur
et maître de toutes les formes et par conséquent à un schéma divin
qui certes lui échappait mais qu’il devait saisir et faire fructifier à son
avantage.
Je crois en l’existence d’un dieu immatériel, auteur et maître de
toutes formes.
Pour cela l’homme doit renoncer à ses passions qui le rendent esclave
et pas assez attentif. Car en perspective de la vie il n’y a que la mort et
la perte des sens humains par lesquels on la perçoit. Sans sens pour la
ressentir, point de vie. Il faut donc les cultiver. Le sexe et la bonne chère
participent de cet apprentissage.
La mort est un monstre qui chasse du grand théâtre un spectateur
attentif avant qu’une pièce qui l’intéresse soit finie. Je ne crois pas
que des jeunes en devenir puissent tirer une quelconque leçon de
mon expérience. Je n’écrirai donc pas pour eux, mais pour ceux que
la vie a blasés car moi, de regrets, je n’en ai aucun.
L’intérêt à lire Casanova dans le texte est multiple et relève du
jeu de piste. Car Casanova était discret. On peut jouer à retrouver
les personnages dont il camoufla les noms. Comme il réduisait l’âge
12
Préambule
des femmes, on peut corser le jeu de piste, mais aussi retrouver les lieux
qu’il décrit, refaire les trajets qu’il a parcourus, retrouver les personnages
qu’il évoque car il inventait souvent des noms pour en cacher d‘autres,
vérifier la cohérence des situations. Il renseigne aussi sur le XVIIIe siècle,
les coutumes, les lois, les façons de vivre.
Il met dans la bouche de Choiseul les paroles suivantes : le beau de
la chose est dans les détails.
Ses motivations
Il faut lire ses longues mémoires pour les retrouver et percevoir la
richesse de son siècle. Ce ministre de Louis XV qui l’interrogeait sur sa
fuite de la prison des Plombs de Venise avait compris que si on prend
le temps de lire les milliers de pages de son récit, on vit avec Giacomo
dans son siècle, car il y raconte en détail la moindre anecdote. Il serait
donc inutile d’écrire sur Casanova en reprenant ce qu’il dit mieux qu’un
plagiaire, dans son Histoire de ma Vie.
Nous avons repris des mots ou des phrases qui apparaissent dans les
volumes qui la retracent ; ils sont écrits en italique quand c’est Casanova
qui parle et placés dans le contexte où il les a exprimés épurés des
détails non essentiels.
En bref, il est une source de renseignements précieux sur la vie
quotidienne du XVIIIe siècle. Pour en connaître tous les détails rien ne
vaut mieux que de lire Histoire de ma vie dans son intégralité. Par contre
ce travail d’érudition ne synthétise pas sa pensée, et la connaissance
de la chronologie des dates pourrait faire oublier que dans ce parcours
exceptionnel, seul l’homme nous intéresse. Ce qu’il fait ou donne à voir
n’est que la concrétisation de sa pensée. C’est au travers des actes qu’il
a posés qu’il montre ce qu’il était.
Cette cohérence des actes et de la pensée s’affirme par son
adhésion à la franc-maçonnerie ; il est un homme dans la cité mais il est
aussi un homme spirituel. Casanova espérait certainement que l’ordre
maçonnique contribua à l’aider à répondre aux questions existentielles
qu’il se posait, à côté de l’introduction sociale qu’elle lui fournissait.
13
Casanova – Un franc-maçon en Europe au XVIIIe siècle
Quant à son appartenance à la franc-maçonnerie, si l’homme a
aujourd’hui ses détracteurs, il en avait déjà à son époque.
Un de ces contemporains B. Manuzzi ne lui attribue en 1755 qu’un
côté intéressé. Il dit : « Je me souvins alors que ce même Casanova
m’avait, ces jours derniers, parlé de cette secte des maçons me vantant
les honneurs et les avantages que l’on retire à être du nombre des
confrères. Il me dit que Marco Donado avait désiré être admis dans
la dite secte, mas que la manière dont les membres sont introduits la
première fois dans la Loge lui semblait trop dangereuse. Il n’a pas voulu
s’y hasarder : car Casanova m’a dit qu’on doit se laisser conduire les
yeux bandés. »
Il est vrai que Casanova en parle très peu dans ses mémoires. Comme
il préserve l’anonymat de beaucoup de ses relations, il respecte à la
lettre les consignes de discrétion données par l’Ordre. Il ne parle dans
ces mémoires de son appartenance à l’Ordre, qu’à de rares reprises lors
de son initiation, de ses voyages en Hollande. Soit parce que Casanova
n’était pas un franc-maçon assidu, soit parce qu’il avait le culte absolu
du secret et de la discrétion que préconise l’Ordre. N’oublions pas que
plusieurs bulles papales nuisaient aux francs-maçons parce qu’elles
avaient condamné l’ordre. En cette époque prérévolutionnaire, la
discrétion était donc de mise. Pourtant il cite plusieurs personnages
qu’il a rencontrés et qui étaient des francs-maçons notoires ; il n’en
parle cependant pas comme tel, à de rares exceptions près. Encore
aujourd’hui, le terme de franc-maçon n’évoque-t-il pas le mystère, voire
l’animosité, sinon la curiosité ?
Aurait-il pu s’ouvrir aussi facilement toutes les Cours d’Europe s’il
n’avait appartenu à quelque « club » social regroupant les élites comme
l’était alors la franc-maçonnerie au même titre que d’autres confréries,
mais qui n’avaient pas de couverture européenne ?
La franc-maçonnerie n’était pas comme aujourd’hui une société
initiatique. Il n’y avait pas comme aujourd’hui plusieurs obédiences
qui travaillent toutes aux progrès de l’humanité chacune avec des
convictions et des moyens qui les caractérisent ; actuellement, tout
un chacun, aidé par son parrain, peut choisir selon ses convictions
l’obédience qui lui permettra d’être meilleur, pour peu qu’il en ait
14
Préambule
la volonté. Qu’il soit croyant, spiritualiste, laïque, amateur d’ésotérisme,
socialisant, politiquement orienté, manuel ou intellectuel, chaque
candidat peut trouver l’obédience qui lui conviendra le mieux.
À cette époque, il y avait une seule obédience placée sous l’égide
de la Grande-Loge d’Angleterre et l’objectif de la franc-maçonnerie
était de réunir des gens de même condition sociale et de faire
progresser les idées. Ce regroupement de gens d’une même classe
sociale correspondait à un besoin de rencontre, comme l’étaient les
compagnies de chevalier de l’arc, d’arquebusiers ou de golfeurs en
Angleterre. La maçonnerie ne s’en distinguait que par l’aspect spirituel
qui la caractérisait.
Certes, Giacomo Casanova n’était pas parfait. Déjà, il avait des
opposants parmi ses contemporains. Ils l’accusaient de monter des
cabales, de profiter de la crédulité des gens, de vivre aux crochets des
uns et des autres et de n’occuper aucun emploi. Le même Manuzzi,
cité plus haut, dit qu’il trichait au jeu, ne croyait en rien en matière de
religion, avait un libertinage total. « Il réunit vraiment en lui l’incroyance,
l’imposture, la lascivité et la volupté, d’une telle manière que cela fait
horreur », disait-il de lui. Et c’est justement ce décalage humain entre la
réalité quotidienne et ses espérances en la perfection qui nous le rend
attachant.
1-Origine de mes mémoires
Origine
L’idée d’écrire ses mémoires lui vint peut-être du marquis d’Argens
qui l’hébergeait en 1769 à Aix. Il lui tint le discours suivant :
« Je peux vous assurer que vous vous repentirez (d’écrire), car en
honnête homme vous ne pouvez écrire que la vérité, et en fidèle écrivain
vous êtes obligé non seulement à ne passer rien sous silence de tout ce
qui peut vous être arrivé, mais aussi à ne pas épargner dans toutes les
fautes que vous avez commises, et en bon philosophe à donner du relief
à toutes les bonnes actions que vous avez faites. Vous devez tour à tour
vous blâmer et vous louer. On prendra pour argent comptant toutes vos
confessions et on ne vous croira pas. »
Dans la forme littéraire, il décida aussi de l’écouter ; il masqua les
noms de nombre de ses interlocuteurs qui pourraient être compromis.
« Outre cela vous vous ferez des ennemis là où vous serez obligé
de découvrir des secrets qui ne feront pas honneur aux personnes qui
auront eu affaire à vous. Si vous ne dites pas leur nom, on le devinera,
et cela sera égal. Mon ami, croyez-moi, s’il n’est pas permis à l’homme
de parler de lui-même, il lui sera encore moins permis d’écrire. On ne
soufre cela que d’un homme que la calomnie force à faire son apologie.
Croyez-moi : ne vous mettez jamais à écrire votre vie. »
Il n’a pas suivi ce dernier conseil.
Il disposait de notes prises tout au long de ses pérégrinations, de
courriers, de documents stockés dans ses malles à côté des effets
de joailleries et de ses somptueux vêtements. Cette accumulation des
faits les plus remarquables devait aider son travail de mémoire.
Certes, il était surtout connu comme un beau parleur, mais comment
se muer en écrivain, comment se faire narrateur et transmuer un banal
épisode en morceau de bravoure ? Le récit de l’évasion des Plombs fera
ce lien et constituera son meilleur passeport.
17
Casanova – Un franc-maçon en Europe au XVIIIe siècle
Il se réjouit de toucher le grand public en écrivant en français, – qui
est répandu en Europe – et prendra plusieurs fois le lecteur à témoin.
En écrivant en français, il manifeste son appartenance à la grande scène
du Monde. Il le voudrait sans contraintes, curieux et libre ; comme il l’est
lui-même à Paris, à s’inventer une identité, à faire de sa vie une fête,
à y être un libertin riche et audacieux.
Casanova commença à écrire ses mémoires aux environs de 1790,
tous les auteurs ne sont pas d’accord à quelques mois près mais
qu’importe. Étant malade et pour ne pas sombrer dans la neurasthénie,
sur les conseils de son médecin, il commença cette écriture pour se
remémorer la Venise qu’il n’avait cessé d’aimer d’autant plus qu’elle se
refusait à lui, depuis sa fuite des Plombs.
Il voulait les arrêter vers 1774 mais il les complétera en y travaillant
jusqu’en 1798, année de sa mort. Ce souhait de ne pas dépasser « l’âge
de cinquante ans » venait-il chez cet inconditionnel amoureux de Venise
du fait qu’au fur et à mesure qu’elle se rapprochait, son plaisir d’écrire
diminuait, comme si elle devait demeurer à jamais inaccessible, comme
l’avaient été ses autres espérances amoureuses jamais pérennes ?
Pourquoi ?
Pourquoi ai-je écrit mes mémoires ? J’étais vieillissant et n’avais
d’autre possibilité que de transformer l’action en sagesse puisque mon
corps n’était plus au service de mon esprit. Par l’écriture je transmuais
les instants de ma vie en épisodes durables et compréhensibles par
autrui. Une forme d’introspection matérialisée par l’écriture.
Examinant, mon cher lecteur, le caractère de cette préface, vous
devinerez facilement mon but. Je l’ai faite parce que je veux que vous
me connaissiez avant de me lire. Ce n’est qu’aux cafés et aux tables
d’hôte que l’on converse avec des inconnus. J’ai écrit mon histoire, et
personne ne peut y trouver à redire. Mais suis-je sage en la donnant
au public que je ne connais qu’à son grand désavantage ? Non. Je
sais que je fais une folie ; mais ayant besoin de m’occuper et de rire,
pourquoi m’abstiendrai-je de la faire ? Mais il m’est incompétent car
je n’écris ni l’histoire d’un illustre, ni un roman. Digne ou indigne, ma
18
1 – Origine de mes mémoires
vie est ma matière, ma matière est ma vie. L’ayant faite sans avoir
jamais cru que l’envie de l’écrire me viendrait, elle peut avoir un
caractère intéressant qu’elle n’aurait peut-être pas, si je l’avais faite
avec intention de l’écrire dans mes vieux jours, et qui plus est, de la
publier… Pour ce qui regarde les profanes que je ne pourrai empêcher
de me lire, il me suffit de savoir que ce n’est pas pour eux que j’écris.
Le terme de profane n’est pas le contraire de sacré, mais il nomme
ainsi ceux qui ne retiendront rien de son expérience.
Il débute ses mémoires par une ode à Dieu et à la liberté. Comme si
ces deux préambules voulaient donner le ton de tout son récit. Ces deux
conceptions de l’existence humaines semblent antinomiques. L’une
asservit l’homme à des décisions qui le dépassent, l’autre revendique
la souveraineté de l’homme sur son destin. Elles se rejoignent chez lui
par l’acceptation de sa condition, de ce vent qui soufflait me poussait
et de ses sens qu’il prend dans l’état de leur nature, sans chercher à les
changer. Casanova avait été ainsi constitué par Dieu, selon lui, vouloir
s’y opposer, l’aurait empêché d’être heureux.
Casanova se dit « pituiteux » dans son enfance, sanguin dans sa
jeunesse, bilieux et enfin mélancolique ; mais ces diverses époques de
son existence n’influencent pas son style dans ses mémoires écrites.
Elles sont sur le même ton, par un homme de 65 ans. Seule la nature
des aventures permet de distinguer ses différents traits de caractère ;
pas la manière dont elles sont relatées.
Table des illustrations
1.
2.
3.
4.
5.
6.
7.
8.
9.
10.
11.
12.
Casanova jeune.................................................................. 35
Le palais de Bragadin......................................................... 47
Casanova en 1749............................................................. 66
Rituel maçonnique.............................................................. 69
Manon Baletti..................................................................... 71
Le Pont des Soupirs........................................................... 95
Albrecht Von Haller............................................................. 137
La marchande de mode..................................................... 152
Scène galante.................................................................... 166
Symboles alchimiques........................................................ 171
Château de Dux................................................................. 233
Casanova en 1788............................................................. 235
Table des matières
Préambule....................................................................7
Descriptif.........................................................................9
Son parcours...............................................................11
Ses motivations..........................................................13
1. Origine de mes mémoires............................17
Origine...........................................................................17
Pourquoi ?....................................................................18
2. Mon jeune âge....................................................21
Enfance.........................................................................21
Premières femmes....................................................22
Sermons........................................................................24
J’apprends le français..............................................29
3. Bellino.....................................................................33
Bellino............................................................................33
Constantinople...........................................................37
4. Sequere Deum....................................................39
Ma devise.....................................................................39
Ma spiritualité..............................................................40
5. Corfou.....................................................................43
Militaire à Corfou........................................................43
Retour à Venise..........................................................46
Jeune homme.............................................................47
Premières analyses...................................................51
6. Henriette................................................................57
Henriette.......................................................................57
Une virtuose.................................................................59
7. Franc-maçon.......................................................63
Lyon................................................................................63
La franc-maçonnerie,
une forme de socialisation......................................65
8. Premier voyage à Paris.................................71
Mon arrivée..................................................................71
Le français....................................................................72
9. Mes aventures vénitiennes..........................77
L’épisode vénitien......................................................77
Dresde, Vienne, Prague..........................................78
10. Sur les traces du passé..............................81
11. C. C et M. M.......................................................83
C. C................................................................................83
M. M...............................................................................87
12. M. M.......................................................................89
Apprenti.........................................................................89
C. C et M. M................................................................92
13. Les Plombs........................................................93
De Bernis......................................................................93
Comment j’ai été incarcéré....................................96
L’évasion.......................................................................99
14. Mes commentaires
sur la fuite des Plombs.....................................105
15. Madame d’Urfée,
première rencontre.............................................107
La fuite.........................................................................107
La loterie.....................................................................110
Espion..........................................................................113
Madame d’Urfé........................................................114
269
Casanova – Un franc-maçon en Europe au XVIIIe siècle
16. Le Ridotto.........................................................119
17. La fuite d’Allemagne...................................125
La Petite Pologne....................................................125
Industriel......................................................................126
La Haye.......................................................................128
La franc-maçonnerie belge..................................129
La table........................................................................132
La franc-maçonnerie allemande.........................133
La franc-maçonnerie suisse.................................134
Haller............................................................................137
18. Voltaire...............................................................139
Premiers contacts...................................................139
La brouille...................................................................141
19. Aix.........................................................................145
20. Vers le sud-est...............................................147
L’Écossaise................................................................147
Leonilda.......................................................................150
21. Dans le nord de l’Italie...............................155
Retour à Paris...........................................................155
Metz..............................................................................157
Cortecelli.....................................................................159
Une partie mémorable...........................................160
Une autre arnaque..................................................164
22. Histoire de Madame d’Urfé....................169
Une originale..............................................................169
La patience d’une escroquerie...........................173
Complices..................................................................175
23. Commentaires
sur la Marquise d’Urfé.......................................179
24. Angleterre et Russie...................................181
Angleterre...................................................................181
La franc-maçonnerie anglaise.............................184
Catherine II.................................................................186
25. La Pologne, l’Autriche...............................191
Braniski........................................................................191
Vienne..........................................................................194
26. Le charme de Venise..................................197
27. L’Espagne.........................................................199
Vers l’ouest................................................................199
La franc-maçonnerie en Espagne.....................201
La corrida....................................................................202
Ricla..............................................................................206
28. Commentaires de ses projets..............207
29. Retour en France..........................................209
Les livres.....................................................................209
Miss Betty...................................................................211
Je retrouve Leonilda...............................................214
30. Armeline............................................................217
Armeline......................................................................217
La scène.....................................................................219
31. Un visa de retour..........................................223
Les juifs.......................................................................223
Retour à Venise........................................................226
32. Tentative d’explications...........................229
33. Épilogue............................................................231
Dux................................................................................231
Autres épisodes remarquables...........................232
34. Commentaires...............................................237
35. Casanova Éternel.........................................249
Annexe.......................................................................251
Bibliographie..........................................................265
Table des illustrations.......................................267

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